Regards sémiotiques sur les statistiques en cosmétique

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Regards sémiotiques sur les statistiques en cosmétique
Regards sémiotiques
sur les statistiques en cosmétique
Anthony Mathé *
Centre de recherches sémiotiques (Université de Limoges)
Cet article propose d’étudier le sens et la valeur des figures statistiques à partir de
leur usage communicationnel dans le domaine spécifique des apparences corporelles et des cosmétiques en explicitant leur efficience rhétorique, pragmatique et
narrative dans le cadre d’une évaluation de la beauté qui tend à concilier
quantité et qualité, explication et compréhension, rationnel et irrationnel.
Intrigue savoureuse, l’analyse des statistiques dans les univers du Paraître
et de la Beauté constitue une aventure passionnante tant ces petits riens
savent nous raconter des histoires édifiantes sur nos pratiques corporelles.
Par l’étude sémiotique des éléments chiffrés, pourcentages et autres
figures quantitatives 1 empruntés à la presse et à la publicité cosmétique,
nous souhaitons montrer que les statistiques, au-delà de leur prétendue
portée scientifique, ont une efficience rhétorique, pragmatique et narrative non seulement (1) symptomatique de la mécanique du Paraître, mais
également (2) révélatrice de la valeur de la Science dans le champ social.
Telle est la dynamique du sens que nous proposons de qualifier et de
caractériser sémiotiquement.
Les statistiques entre objectivité et fictionnalité
Comprendre comment beauté, science et statistiques s’articulent dans le
cadre de notre terrain est un prélude essentiel qui nous conduit (1) à
situer l’usage des statistiques dans la perspective de la Beauté et de la
quête d’efficacité qui la caractérise, (2) à expliciter la mécanique du
*
[email protected]
1
Fontanille, Jacques (dir.), 1997. La quantité et ses modulations qualitatives.
Limoges, Amsterdam & Philadelphie : PULIM & Benjamins, coll.
« Nouveaux actes sémiotiques », 258 pages.
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(« La communication nombre »), 2008
besoin de mesure et d’objectivation et (3) à saisir la dimension
fictionnelle de cette rationalisation.
L’efficacité comme interface beauté /science
Pour aborder l’univers des apparences, science et beauté constituent deux
entrées magistrales qui gagnent à être coordonnées dans la même perspective des pratiques cosmétiques 1. C’est ainsi que nous obtenons science
de la beauté – au sens désuet d’art empirique – et beauté par la science, les
sciences de la nature étant de fait aujourd’hui le moyen privilégié par les
cosmétologues pour construire leurs savoirs, étayer leurs pratiques et
développer leurs produits. « La beauté a sa méthode » 2. Révélatrices du
lien d’asymétrie qui les unit, ces deux expressions couramment employées
permettent concrètement d’articuler l’enjeu existentiel du cosmétique et
les raisons de son association contemporaine avec le scientifique, à savoir
la recherche de l’efficacité. « Il suffit de six produits pour transformer une
fille en bombe, et donc un garçon en loup-garou. » 3 Tout le paradoxe de ce
domaine de la vie sociale se tient là : l’efficacité cosmétique vise une performance sociale totale, et non proprement cutanée, puisque l’horizon de
la beauté n’est pas autre chose que la séduction, qui est elle-même tendue
vers le bonheur et le bien-être.
Construite socialement comme une médiation, la beauté vaut ainsi à
double titre : comme une fin en soi (« Être remarquablement soi » 4) –
aussi phantasmatique qu’idéelle – et comme un moyen d’agir sur autrui
ou pour soi (« La beauté est une déclaration » 5). Un tel dédoublement,
qui peut se vivre parfois comme une tragique duplicité, se répercute au
niveau des pratiques cosmétiques : l’efficacité, moteur de l’agir, y fonde
une attente si générale qu’elle devient le critère spécifique de l’évaluation
du produit et de son action. Concrètement, en articulant ainsi les enjeux
aux moyens, s’esquisse la possibilité d’une approche raisonnée des statistiques en cosmétique ainsi que de toutes les figures scientifiques : la clef
de lecture tient directement à la valeur accordée à l’efficacité cosmétique
dans l’enchâssement des programmes narratifs. L’efficacité motive et
1
Fontanille, Jacques, 2008. Pratiques sémiotiques. Paris : PUF, coll. « Formes
sémiotiques », 328 pages.
2
Publicité presse, Jeanne Piaubert, 2008.
3
Cosmopolitan, nº 413, avril 2008.
4
Publicité affichage, Le Bon Marché, 2008.
5
Publicité presse, Nivéa, 2008.
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justifie le scientifique qui apporte légitimité et caution à la performance
du produit et qui participe de l’économie passionnelle et symbolique du
domaine.
La mesure comme évaluation de l’action par le résultat
L’efficacité étant une force agissant au cœur même de la pulsion cosmétique 1, il importe de tirer la conséquence de cette dynamique sur le plan
de l’usage des statistiques. En théorie, le résultat obtenu par l’action d’un
produit cosmétique a un double sens : (1) celui de sanction de la performance cosmétique proprement dite (résultat probant ou non) ; et
(2) celui de promesse d’une action générale à venir (l’existence réussie du
sujet). Nous disons bien en théorie car dans les faits un problème apparaît rapidement : la perception même du résultat cosmétique s’avère difficile, voire des plus relative, lors de l’utilisation d’une crème et motive
concrètement le recours aux statistiques. Comment sans cela percevoir et
discriminer un processus de changement épidermique aussi discret ? Sur
le plan des pratiques, les statistiques trouvent donc leur pertinence en
tant que support “objectif” de l’évaluation et de la mesure du résultat,
étape argumentative utile à l’appréciation de l’efficacité cosmétique, mais
encore en tant que support “existentiel” de cette évaluation. Ainsi, audelà du rôle d’objectivation d’un résultat, les statistiques interviennent
pour accompagner la perception sensorielle à venir comme objectivation
de la subjectivité et comme catégorisation potentielle d’un advenir tant
espéré.
Les tests scientifiques mesurant l’efficacité d’une crème anti-rides en
laboratoire nécessitent généralement trente jours, voire plus, et non
quelques instants comme le suggèrent certains raccourcis publicitaires 2.
En trente jours, aucune femme ne peut évaluer “objectivement” la qualité
de sa peau sous l’effet d’une crème, ni mesurer le gain de souplesse, de
fermeté ou la diminution des ridules, à moins de recourir à la photographie et aux images microscopiques pour constater l’écart avant / après
comme le font les dermatologues. Puisque l’anamnèse s’avère impressionniste et illusoire, le ressenti est roi. Dans les faits, la performance est
évaluée “à l’usage” au regard de la sensation éprouvée, non du résultat
obtenu (si ce n’est l’effet “bonne mine”). Toute l’efficacité cosmétique se
1
« Encore plus d’hydratation, encore plus d’addiction », publicité presse,
Clinique, 2008.
2
« Une heure pour une nouvelle peau ? », publicité presse, Dior, 2006. « Une
peau parfaite en moins d’une seconde », publicité presse, Clarins, 2007.
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trouve ainsi réduite à une valeur d’efficacité sensorielle, ce qui revient à
fonder l’appréciation de la crème sur sa texture et son odeur. Réduction
problématique de la valeur des crèmes cosmétiques que ne sauraient
accepter ni les industriels (pour des raisons pécuniaires), ni même les
femmes (pour des raisons existentielles) car, chemin faisant, c’est le
scientifique et la raison qui risqueraient d’être évacués. « Ce n’est pas de la
magie, c’est de la science » 1, et il faut que cela le reste.
L’objectivation entre force probatoire et pouvoir fictionnel
Un point laissé délibérément de côté doit être abordé à présent : « Effet
de marketing ou réalité scientifique ? » 2 Avec les statistiques avons-nous
affaire au « reflet de vérités objectives et éternelles » 3 ou à une manipulation
marketing ? Cette question simpliste ne saurait recevoir de réponse positive ou négative, toute la beauté de « la vie des signes au sein de la vie
sociale » se tenant précisément dans ce paradoxe. « Ce n’est pas logiquement
exact, mais c’est socio-logiquement rigoureux. » 4 C’est ainsi la “sociologique” du domaine cosmétique – en l’occurrence sa sémio-logique
paradoxale – qui peut être mise à jour en étudiant ces médiateurs et ces
opérateurs que sont les statistiques 5. Ainsi constatons-nous que les
données chiffrées n’ont pas simplement une valeur expressive et argumentative liée à la Science (convaincre de l’efficacité) mais également une
valeur pragmatique et heuristique (faire comprendre l’efficacité) plus
profonde : la force probatoire est redoublée par un pouvoir fictionnel
important. Le régime “scientifique” de la preuve vise en effet une représentation, ce qui permettrait au sujet de se raconter une histoire,
l’histoire du produit, mais surtout : l’histoire de sa métamorphose et de
son embellissement.
1
Slogan publicitaire TV, L’Oréal Paris, 2008.
2
Elle, nº 3253, 5 avril 2008.
3
Watzlawick, Paul, 1978 : 7. La réalité de la réalité. Paris : Seuil, coll. « Points
Essais », 238 pages.
4
Latour, Bruno, 2006 [1993] : 23. Petites leçons de sociologie des sciences. Paris :
La Découverte, coll. « La Découverte / Poche », 252 pages.
5
Est-il besoin de préciser que les statistiques que nous analysons correspondent à un usage déformé de ce qui est considéré en sciences comme relevant
de la statistique, au sens propre ? Mais un usage dérivé et qui n’est pas sans
rapport avec la « réalité » scientifique des marques et des labos.
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Ainsi, la logique de ces mesures serait de construire un discours passant
de l’épiderme considéré en soi de façon objective à “ma” peau à moi,
cette peau que je caresse du regard ou du bout des doigts. Ce mouvement
de l’universel au particulier, du savoir au vécu, que nous estimons caractéristique de toutes les figures scientifiques en cosmétique, découle de ce
que nous appelons la fictionnalité des énoncés statistiques, c’est-à-dire de
leur capacité à susciter une identification sociale et une appropriation
subjective d’une forme symbolique. 1 Vérité soi-disant démontrée et désir
phantasmatique 2 se rencontrent ainsi, produisant un énoncé de croyance
très particulier au statut véridictoire contrasté. À l’instar du mythe, les
statistiques sont « un tertium quid, ni vrai, ni faux » 3 mais utile sur un
plan narratif et nécessaire sur un plan cognitif, pour mettre en histoire la
pulsion cosmétique et pour se forger concrètement une opinion sur le
produit utilisé.
En définitive, l’énoncé statistique agit au lieu même où pratique sociale,
usage effectif et représentations se rencontrent, c’est-à-dire dans
l’expérience même du sujet. C’est ainsi qu’un immatériel peut devenir
tangible, qu’un invisible devient lisible, qu’un désir devient action et un
rêve réalité.
Les statistiques et les modalités
de l’évaluation cosmétique
Ayant posé un cadre général d’ordre paradigmatique, confrontons-nous à
présent plus en détails à quelques exemples : un énoncé publicitaire, un
nom de produit, un article de presse et un message de forum.
La quantité humainement observable : « Moins une taille »
En passant à présent à l’aspect syntagmatique qui consiste à saisir toute
l’importance de la portée subjective des énoncés statistiques, nous cons-
1
Mathé, Anthony. « Récits et croyances cosmétiques. L’opérativité de
l’analyse sémiotique en communication », in Boutaud, Jean-Jacques,
Davallon, Jean et Mucchielli, Alex (dir.), 2008, à paraître. Pratiques
sémiotiques. Paris : Armand Colin.
2
« Je m’offre le luxe de ne pas faire mon âge ! », publicité presse Liérac, 2007.
3
Veyne, Paul, 1983 : 40. Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris : Seuil, coll.
« Points Essais », 169 pages.
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tatons que l’objectivation de la subjectivité semble viser en réalité une
subjectivation de l’objectivité. Immersion troublante dans l’action et dans
le cœur du résultat, les statistiques permettent d’objectiver non seulement (1) des faits scientifiques observés in vitro, mais également (2) des
proportions du changement attestées in vivo. C’est pourquoi beaucoup
d’énoncés statistiques portent sur des contenus de perception qui manifestent la présence plus ou moins virtuelle d’un observateur qui incarne
un point de vue. « Résultats triomphants : une efficacité jeunesse plébiscitée
par 88 % des femmes. » 1 En passant de la science à la cosmétique, les
statistiques perdent leur caractéristique représentative et hypothétique pour
devenir des énoncés de vérité vraie, prouvée et démontrée non plus “en
soi” mais “pour moi”. En d’autres termes, le point de vue réel et subjectif
est ce qui fait sens.
Dès lors, une typologie des formes statistiques rencontrées dans les données de l’expérience se doit non seulement d’articuler quantité et qualité,
mais surtout de prendre comme critère de distinction la présence ou non
d’un observateur dans l’évaluation et dans le procès d’intensification. Se
manifestent quatre gradients distincts d’une même tension structurante
dans le discours publicitaire et omniprésente dans la presse spécialisée :
 « + 90 % d’hydratation » : le résultat objectivé ;
 « 89 % de satisfaction » : le résultat subjectif ;
 « 10 ans de recherche, 3 brevets » : la compétence attestée ;
 « nº 1 en Europe » : la compétence reconnue.
Cette construction de la croyance par les certifications quantitatives et
toutes formes de preuve va dans le sens d’un appel à la confiance et à
l’appréciation. Au-delà de la certification, l’enjeu est de créer par la subjectivation une adhésion et une projection qui servira de pivot à la
croyance et à la passion. C’est ainsi que nous interprétons « Moins une
taille » 2 comme étant un énoncé statistique plus signifiant que « moins
3 cm de hanche » ou « moins 3 kilos » : scientifiquement, cette mesure n’est
(a priori) ni plus vraie, ni plus crédible ; en revanche, humainement, elle
est plus réelle car en résonance avec l’expérience du sujet, elle fonctionne
comme un intertexte, comme un « souvenir circulaire » 3 qui émerge et se
signifie sans avoir besoin d’être dit. La quantité de métamorphose est
1
Publicité presse, Dior, 2008.
2
Publicité presse, ROC, 2007.
3
Barthes, Roland, 1973 : 58. Le plaisir du texte. Paris : Seuil, coll. « Tel
Quel », 105 pages.
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non seulement humainement observable et appropriable, mais elle dit
quelque chose de pertinent au sujet concerné sur un plan existentiel.
La qualité narrative de la quantité : « R60/80 XP »
Dans ce face-à-face résultat promis / argumentation de l’efficacité, il ne
suffit pas d’attester un résultat par des données, encore faut-il le concrétiser et le faire éprouver au regard de sa finalité. La fonction des statistiques serait ainsi de conter l’histoire de l’action cosmétique par le récit
de sa propre métamorphose, comme un passeur entre deux univers de
sens qui conduirait de l’intelligible au sensible. Suivant cette piste interprétative, un exemple a retenu notre attention : « Capture R 60 / 80 XP »,
nom de produit qui joue monstrueusement sur la composante narrative,
fictionnelle et passionnelle de la mesure statistique. Sursignifiant la performance, un tel énoncé permet de condenser les étapes clefs d’une narration : la Réduction de Rides de 60 % immédiatement et de 80 % à
terme, chaque signe participant d’une petite phrase où XP sursignifie
l’expertise sous-jacente.
Avec cet exemple, nous voyons le médiateur statistique passer du statut
de pivot local d’une argumentation générale à celui d’objet de valeur en
soi. Le quantifié devient ainsi une passion, mais une passion déconnectée
de sa visée, une fin en soi qui ne raconte plus que le produit et sa performance, en évacuant toute dimension subjective. Or, tout miser sur la
preuve d’efficacité, c’est évacuer et le plaisir et l’idée même de beauté.
L’argument statistique ne vaut pas en soi, sa portée narrative étant
fonction d’une résonance avec la réalité féminine.
Effet collatéral de cette surenchère probatoire et de ce type de démonstration grandiloquente : le doute. Tout se passe ici comme si prouver
était un acte visant à légitimer un dire, mais qui, par le besoin même de
se créditer et de se justifier, présupposait un doute et une incertitude.
Quoi de plus anxiogène que cette génération du doute dans un domaine
où la ride vaut comme signe morbide ? Le problème des statistiques touche directement à l’étayage de la croyance sur la confiance, comme s’il
existait une réciprocité et une réversibilité entre le Savoir et le Croire. Et
les statistiques participent de cette confusion tout autant qu’ils la mettent
à jour.
C’est en l’occurrence dans un contexte général de crise de la fiducie cosmétique que l’usage des statistiques évolue : c’est parce que l’attente de
performance augmente de façon proportionnelle à la perte de confiance
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en l’industrie cosmétique que les statistiques ne suffisent plus et qu’ils
sont des appels au doute. Le discours cosmétique passe progressivement
d’une logique de la preuve à un régime de la découverte 1, c’est-à-dire que
l’on va encore plus loin dans “l’explication” scientifique et dans le besoin
de légitimation du produit. Mais c’est là une stratégie de discours qui
n’échappe pas aux mêmes contraintes de résonance et de fictionnalité.
La quantité transcendée : « Testé pour vous »
Reconduisant les analyses d’Olivier Laügt 2, nous constatons combien les
statistiques ne se réduisent pas à la construction d’un raisonnement
scientifique et participent à un discours, en l’occurrence, celui des
marques et celui des femmes. Leur qualité narrative trouve une manifestation des plus intéressantes avec les icônes statistiques que sont le
schéma et le tableau.
Raconter la performance d’un produit peut conduire à “expliquer” son
fonctionnement et c’est précisément ce que visent certains schémas qui
rapportent le résultat à une théorie (causalité) et l’étayent par un graphique 3 (processus). Ainsi, c’est la marque japonaise Sensai qui est le
parangon de cette pratique. Sa « théorie » du soin « sur la mémoire des
cellules » se présente sous forme d’un diamant aux six pôles 4 liés par une
même approche « multidimensionnelle ». Ce schéma s’accompagne d’un
graphique qui permet de visualiser les « performances cellulaires optimales »
sur la durée. Si l’explication scientifique devient impressive et visuelle,
c’est pour permettre une compréhension plus en résonance avec l’exigence
de résultat : par la mise en scène des corrélations, c’est la maîtrise qui se
signifie et c’est la signification d’un résultat sous-tendu par un savoir qui
gagne en profondeur (et en valeur).
1
La promotion de Capture R60/80 XP s’ancre dans cette mode de la
légitimation par la découverte fondamentale. Ce produit est présenté comme
« issu de la recherche sur les cellules souches » et participe du nouveau standard
du discours cosmétique : un imaginaire de la puissance caractérisé par les
isotopies de la vie, de la profondeur et de la maîtrise.
2
Laügt, Olivier, 2000 : 21-55. « Science et décision démocratique ». Discours
d’expert et démocratie. Paris : L’Harmattan, 205 pages
3
Bertin, Jacques, 2005 [1967]. Sémiologie graphique. Paris : ÉHÉSS, coll. « Les
rééditions », 452 pages. — Badir, Sémir, 2005. « À quoi servent les
graphiques ? » La diversité sensible, Visible, 1. Limoges : PULIM, 216 pages.
4
« Régulation de l’acide hyaluronique », « hydratation », « anti-ride », « transparence », « raffermissement » et « réserve d’énergie ».
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Dernier cas de figure intéressant : le “banc d’essai”. Cette forme journalistique courante permet de comparer plusieurs produits relevant d’une
même catégorie. Ainsi, dans un numéro « Spécial Rajeunir » 1, un test des
crèmes anti-rides passe par le témoignage de « 24 obsédées de la ride. » Si
chaque commentaire repose sur des critères homogènes, le constat
s’impose très vite que cette prétendue évaluation, pourtant articulée à la
sphère expérientielle par la forme testimoniale, est dénuée de toute portée
critique. Or, par la spatialisation qui articule les données en colonnes et
qui permet des corrélations inaccessibles autrement 2, le tableau permet
d’aller plus loin dans la critique et c’est ce que nous voyons avec un
article plus exigeant 3. « Pendant vingt-huit jours, 264 femmes, de 30 à
70 ans, ont testé les douze produits de notre sélection. » On retrouve ainsi la
volonté de mesurer une efficacité à l’usage à partir d’un échantillon de
population représentatif, en testant la possible « atténuation des rides ».
Le tableau articule des données de nature variée : des descriptions
(marques modèles, présentation), des informations pragmatiques (prix
indicatif et prix indicatif pour 100ml, lieu d’achat indicatif) et une série
d’évaluations permettant une appréciation globale, notée sur 20, qui se
décompose ainsi : « Pouvoir antirides » (50 % de la note), « Acceptabilité
cosmétique et commodité d’emploi » (25 %), « Action sur l’éclat, la fermeté
et l’hydratation » (10 %), « Tolérance » (10 %) et « Étiquetage » (5 %). À
chaque femme de privilégier tel ou tel aspect dans sa lecture du tableau,
d’entrer par un critère discriminant ou de se fier à l’appréciation générale.
C’est ainsi que la forme même du tableau associant données qualitatives
et quantitatives est une aide au raisonnement qui permet de se forger une
opinion personnelle. En définitive, lorsque quantité et qualité s’articulent
et se modulent réciproquement, c’est l’explication scientifique et la
compréhension humaine qui s’associent pour devenir, au sens fort de Paul
Ricœur 4, une interprétation qui porte sur le niveau le plus pragmatique
1
Elle, nº 3188, 5 février 2007.
2
Auroux, Sylvain, 1996 : 58-71. La philosophie du langage. Paris : PUF, coll.
« Premier Cycle », 442 pages.
3
« Le boom des soins anti-âge », 60 millions de consommateurs, nº 408, 2006.
Suite au succès rencontré, la revue a très vite proposé un dossier équivalent
sur les « Crèmes amincissantes », 60 millions de consommateurs, nº 416, mai
2007.
4
Ricœur, Paul, 2001 [1965] : 37-46. De l’interprétation. Essai sur Freud.
Paris : Seuil, coll. « Points Essais », 575 pages. Ricœur, Paul : 265-270.
« Expliquer, comprendre », in Darrault-Harris, Ivan et Klein, Jean-Pierre,
2007. Pour une psychiatrie de l’ellipse. Limoges : PULIM, 286 pages.
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(et fondamental) des pratiques cosmétiques : l’usage, la sensation sur soi,
le corps propre 1. Car, plus que tout, c’est bien cela l’horizon des
statistiques en cosmétique.
Vers une sémio-critique raisonnée des statistiques
Pour clore notre investigation, nous modulerons notre appréhension des
statistiques en passant d’une approche analytique à une perspective
critique 2.
Des mesures à la discrétisation :
corps mesuré et corps fragmenté
Permettant à la fois de créer un horizon d’attente et de donner une
échelle de mesure d’un processus d’action, les statistiques cosmétiques
jouent un rôle de médiation qui justifie des usages effectifs courants et
variés. Pourtant, un aspect préoccupant doit nous intéresser si l’on ouvre
la perspective d’analyse et qui touche à la discrétisation du corps. Sans
déroger à la nature conditionnelle et raisonnée du propos sémiotique, il
importe en effet d’interpréter de tels effets pragmatiques directs et indirects dans la perspective d’une « sémiurgie du quotidien » 3, c’est-à-dire de
l’enchantement par les signes caractéristique de notre modernité. Quoi
de plus enchantant a priori qu’une promesse d’action quantifiée et mesurée ? Mais comment ne pas déchanter lorsque cette mesure s’avère
inapplicable au corps ?
Tout le problème des statistiques tient à leur inapplicabilité au corps
réel 4, au global comme en termes individuels. Et tout leur drame tient à
un paradoxe : au moment même où ils rendent manifeste un processus
de changement discret, les statistiques participent de la déréalisation et de
1
Fontanille, Jacques, 2004. Soma et séma. Figures du corps. Paris :
Maisonneuve & Larose, coll. « Dynamiques du sens », 272 pages.
2
Barthes, Roland, 1957. Mythologies. Paris : Seuil, coll. « Pierres vives »,
268 pages.
3
Boutaud, Jean-Jacques : 145. « Parfums et images des corps extrêmes », in
Lardellier, Pascal (dir.), 2003. À fleur de peau. Corps, odeurs et parfums, Paris,
Belin, coll. « Nouveaux Mondes », 203 pages.
4
Latour, Bruno, 1997 [1991]. Nous n’avons jamais été modernes. Paris : La
Découverte, coll. « La Découverte / Poche », 206 pages.
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la fragmentation du corps. Le corps entier n’existe plus, seule compte la
surface mesurée, voire la mesure considérée en soi. En objectivant les
états de métamorphose ou l’état à un moment t, les statistiques focalisent
l’attention sur tel endroit ou tel aspect local, ce qui revient à fragmenter
le corps. Toute la modernité trouve ainsi son sens dans la fragmentation
et le morcellement d’un corps qui devient mesurable, manipulable,
modifiable 1. Un corps rationalisable. Autrement dit, un corps devenu
simple surface d’action, schéma de surface. Et il ne faut pas oublier ici
combien la scientificité des statistiques amplifie leur efficace. Fragmenté,
morcelé, le corps discrétisé se modifie d’autant mieux qu’il est rationalisé.
Des mensurations à l’IMC : corps idéal et corps normé
À l’opposé d’une idéalisation poétique ou esthétique, le corps connaît
donc au quotidien un sort bien triste. À défaut d’être décrit et qualifié
comme un tout, il est segmenté en parties et perd toute réalité pour
devenir au mieux une peau à tirer, des tissus adipeux à raffermir ou des
muscles à booster, au pire une image monstrueuse à automutiler et scarifier, ou à changer chirurgicalement du tout au tout. Concrètement, le
corps se laisse ainsi abstraire par le chiffre, en se laissant quantifier, peser
et discrétiser en statistiques, normes, rapports proportionnés, autrement
dit, en un cahier des charges que l’on ne peut que suivre, si l’on est une
personne “morale”. Du côté de la sociologie 2, de l’anthropologie 3 ou de
la psychiatrie, nous n’en finissons pas de pointer les “standards de
beauté” d’une société en quête de son identité et de sa normalité. Les
adolescents, qui ne s’y trompent pas, s’interrogent : « 1 m 68 et 53 kg,
est-ce normal ? » Sur un forum 4, une adolescente ne sachant comment
catégoriser son corps ni à quel saint se vouer questionne ainsi ses camarades : « Selon vous, une fille est plus séduisante et plaît plus aux mecs si : –
elle correspond aux critères de beauté d’aujourd’hui, c’est-à-dire rentrant
dans du 36, faisant du 85b et étant filiforme (que j’appelle syndrome Gwen
Stefani) ; – ou si elle a des rondeurs, elle est bien formée c’est-à-dire qu’elle
1
Le Breton, David, 2005 [1990]. Anthropologie du corps et modernité. Paris :
PUF , coll. « Quadrige », 280 pages.
2
Amadieu, Jean-François, 2000 : 14-41. Le poids des apparences. Beauté,
amour et gloire. Paris : Odile Jacob, 215 pages.
3
Nahoum-Grappe, Véronique (dir.), 1995. « Beauté, laideur ». Communications, nº 60. Paris : Seuil, 204 pages.
4
Les exemples ont été recueillis sur le site Web de Fil Santé Jeunes, service de
l’École des parents et des éducateurs d’Île-de-France (ÉPÉ-IDF).
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met du 38/40 et fait du 90c avec des hanches (syndrome Beyoncé) ? » Dans
les années 1990, on parlait beaucoup des mensurations et il faut se rappeler combien la référence au 90-60-90 des mannequins vedettes de
l’époque faisait rêver hommes et femmes. À présent, cette interrogation
passe par la médiation statistique.
Aujourd’hui, ces mensurations ont en effet laissé place à une autre normalisation corporelle : l’IMC, indice de masse corporelle, rapport statistique entre la taille et le poids, qui indique la “normalité” du sujet (ou
son obésité). Si la norme statistique peut, dans certains cas, aider à évacuer le sentiment d’anormalité et de monstruosité en aidant le sujet à se
catégoriser et donc à se penser, elle produit en retour une normativité et
une moralisation problématiques. Le pouvoir véridictoire du chiffre agit
ici encore : si c’est statistiquement vrai, il serait mal de ne pas agir. Le
bien, le bon et le vrai – et à présent le beau ! – ne sont jamais bien loin
quand on s’intéresse aux statistiques. Dans cette construction de normes
aux effets pernicieux (car moralisés), l’IMC est d’ailleurs une figure statistique symptomatique du caractère « indéfini » 1 de la beauté à notre époque : le sujet est responsable de ce qu’il montre de sa personne, et tant pis
s’il n’a pas choisi son corps, libre à lui de le “parfaire”. Avec l’IMC, la
corporalité se révèle être régie par la santé ; la norme par l’obligation ; la
morale par la vérité. Autrement dit, la contingence corporelle par une
transcendance. Mais où est donc le corps dans tout cela ?
Du morcelé au construit : corps ennemi et corps image
Il n’est sans doute pas besoin de préciser que, pour ce qui est de la
Beauté, la mesure vise la connaissance et que la connaissance vise la programmation d’un changement : que l’on parle de révélation, de sublimation, il est toujours question de métamorphose. Et le célèbre nombre d’or
d’Euclide, “divine proportion”, ne cesse de ressurgir comme un fantasme
d’une Raison totalement irrationnelle et comme un argument absolu
pour inviter à se parfaire et à changer de peau : un chirurgien esthétique
américain, héritier idéaliste d’Euclide, propose ainsi de magnifier ses
clientes à partir d’une modélisation statistique du visage… Tout le paradigme du Paraître dans notre société trouve ainsi son compte dans cette
logique de performance et d’efficacité pour être “à l’image de soi”. Mais
lorsque la métamorphose est un objet de valeur à part entière, le trouble
1
Le terme est de Vigarello et s’appliquait initialement à la santé mais qualifie
tout aussi bien la beauté, et pour cause… Vigarello, Georges, 1999 : 298.
Histoire des pratiques de santé. Paris : Seuil, coll. « Points Histoire »,
390 pages.
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Regards sémiotiques sur les statistiques en cosmétique
Anthony Mathé
pathologique d’une société malade de son image et de son corps apparaît
pleinement. Et c’est bien le changement qui compte, et non le fait
d’avoir changé (être mince ou jeune important moins désormais que
mincir ou rajeunir).
Confondant l’être et l’avoir, réduisant sa personne à une image, le sujet
contemporain tend à se réfugier dans une éthique de l’agir, seule issue
pour palier l’insignifiance de sa trop humaine condition, seule voie pour
se construire une existence montrable. La post-modernité nous apporte la
désillusion, introduit le doute dans l’envie de croire ; alors, une solution
s’esquisse : une forme de responsabilité individuelle, une sorte de
constructivisme idéaliste, mais qui conduit à essentialiser la Beauté et à
réifier le corps. L’existence devient un calcul, le Paraître est une arme et
les statistiques, un outil factuel pour rationaliser vainement toute cette
déraison. Mais, comme nous l’avons vu, un outil porteur de sa propre
significativité et de sa propre effectivité pragmatique, et qui révèle
magistralement notre phantasme de décorporalisation. Un outil paradoxal
aux conséquences pour le moins éloignées de l’horizon initial de la
beauté, du bien-être et du bonheur.
Conclusion
Loin de n’être qu’une forme triviale et dérivée du scientifique, les statistiques en cosmétique manifestent une dynamique signifiante d’une étonnante cruauté, ces figures permettant en effet de saisir le procès intenté
au corps par la modernité. Nous mesurons ainsi combien les investissements propres au cosmétique – l’hygiène, la santé, la beauté et la séduction – sont symptomatiques d’une société où corporalité, individualisme
et immatériel semblent au cœur de tous les paradoxes, et où la science,
figure d’autorité par excellence, prend part à cette « pensée sauvage » qui
conduit à une fuite hors du corps. C’est en somme notre condition
sociale de sujets de vie soumis aux croyances, aux imaginaires et au
mythique qui se manifeste. Pour le sémioticien, les statistiques ont ainsi
d’autant plus de valeur et d’intérêt qu’ils constituent un moyen détourné
– un chemin de traverse pourrait-on dire – pour questionner des données
de l’expérience trop hétérogènes pour être considérées toutes au même
plan, mais néanmoins liées par une même intelligibilité.
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