A propos de quatre mots des entretiens de confucius et de ses

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A propos de quatre mots des entretiens de confucius et de ses
À propos de quatre mots des Entretiens
de Confucius et de ses disciples
André Lévy 1
Aujourd'hui, traduire les Entretiens du chinois en français ne pose plus
vraiment de problèmes de chinois, mais seulement des problèmes de
français. Depuis le temps que les meilleurs esprits ont scruté ce texte, son
sens ne prête plus guère à discussion. Pour les passages qui demeurent
douteux, toutes les interprétations possibles semblent avoir été déjà
explorées, soupesées et inventoriées. Quant aux passages obscurs
(heureusement peu nombreux), ils resteront sans doute à jamais
insolubles. Quoi qu'il en soit, tant d'illustres devanciers ont déjà labouré
ce champ en tous sens, il serait naïf pour un dernier venu d'imaginer qu'il
pourrait encore y faire des découvertes ou apporter des solutions
originales.2
Et pourtant, quitte à passer pour fol ou naïf, osons mettre en question une
sentence des plus connues et, qui plus est, dont l'interprétation, semblet-il, n'a jamais prêté à discussion. La voici :
Zi yue : « Junzi bu qi »
[Lunyu 11.12]
"?E3fq"-f ^Ff§
André Lévy est Professeur à l'Université Michel de Montaigne —
Bordeaux 3, Département d'Études extrême-orientales, Section de Chinois,
domaine universitaire, 33405 Talence Cedex.
Pierre Ryckmans, « Introduction du traducteur », Les Entretiens de Confucius,
Paris, Gallimard, 1987, p. 8.
Études chinoises, vol. XIII, n° 1-2, printemps-automne 1994
André
Lévy
La brièveté de la sentence autorise le panorama complet des traductions
françaises accessibles, présentées dans l'ordre chronologique :
— G. Pauthier (1845) : « Le Philosophe dit : "L'homme supérieur n'est
pas un vain ustensile employé aux usages vulgaires." » 3
— S. Couvreur (1895) : « Le Maître dit : "L'homme sage n'est pas
comme un vase ou un instrument (qui n'a qu'un usage ; il est apte à
tout)." » 4
— H. Otto (1896) : « Conf. dit : "Le sage n'est pas borné (il est bon à
tout)." » 5
— D. Leslie (1962) : « Le Sage dit : "Un homme noble n'est ni récipient
ni outil." »6
— A. Cheng (1981) : « Le Maître dit : "L'homme de bien n'est pas un
ustensile destiné à un seul usage." » 7
— P. Ryckmans (1987) : « Le Maître dit : "Un honnête homme n'est pas
un pot." »8
On ne trouvera, à notre c o n n a i s s a n c e , aucune autre traduction
substantiellement différente en quelque autre langue que ce soit, même de
la part de l'inventif Ezra Pound 9 (1933) ou du novateur Arthur Waley 10
(1938), le premier à partir à la chasse du « vrai » Confucius.
3
4
5
6
7
8
9
10
Cf. Guillaume Pauthier, Confucius et Mencius. Les quatre livres de philosophie morale et politique de la Chine, Paris, Charpentier, 1845, p. 81.
Cf. Séraphin Couvreur, Les quatre livres. Entretiens de Confucius et de ses
disciples, Paris, Cathasia, 1895 (rééd. 1949), p. 80.
Cf. [Hubert Otto], Seu Chou ou les Quatre Livres traduit par un missionnaire
de la Congrégation du Sacré-Cœur de Marie du Nord de la Chine, Hong
Kong, 1916 (l ère éd., 1896), p. 34.
Cf. Daniel Leslie, Confucius, Paris, Seghers, 1962, p. 102.
Cf. Anne Cheng, Entretiens de Confucius, Paris, Le Seuil, 1981, p. 35.
Cf. P. Ryckmans, Les Entretiens de Confucius, p. 17.
« The proper man is not a dish », Confucian Analects, Londres, Peter Owen,
1933, p. 15.
« The Master said : A gentleman is not an implement », The Analects of
Confucius, Londres, Allen & Unwin, 1938, p. 90.
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De quatre mots des Entretiens de Confucius
Inutile d'infliger au lecteur le parcours laborieux des commentaires :
des plus anciens aux plus récents, ils sont unanimes à soutenir l'interprétation de nos traducteurs, quand bien même il y aurait des nuances sur
la portée que les uns ou les autres lui accordent : étendue du savoir, de
la science ou de la sagesse qui serait le propre de l'homme de qualité,
les savoir-faire qu'il peut ou doit néanmoins posséder. Si captivantes que
puissent être ces discussions de caractère talmudique, comme elles ne
sont pas de nature à éclairer la question que nous entendons soulever, ne
les abordons pas.
De quoi s'agit-il ? Rappelons, par exemple, la fameuse discussion de
Zhuangzi et Huizi sur la passerelle de la rivière Hao au sujet de la joie
des poissons11. Qu'ils se disent i « Tu n'es pas un poisson », ou : « Tu
n'es pas moi », ce n'est jamais au moyen de l'adverbe bu, mais toujours
en usant de fei. Pourquoi ? Yu et wo sont des nominaux. Même en
admettant que ces mots puissent passer théoriquement à la catégorie
verbale, ce ne serait vraisemblablement pjas avec l'acception « être
poisson », « être moi ». De la même façon, et tout aussi étrangement, qi
signifierait-il « être un pot (ou tout ce que vous voulez d'autre du même
genre) » ? Ou bien faut-il supposer que Confucius parlait un étrange
chinois, archaïque ou dialectal, où bu n'aurait pas été un adverbe mais
aurait fonctionné comme le verbe négatif de la copule ? Cela, sans
qu'aucun grammairien ne l'eût remarqué ? Incroyable ! D'autant que ce
serait la seule occurrence du genre parmi les centaines que l'on relève
dans le Lunyu (on y dénombre plus de six cents bu !). M'objecteriez-vous
l'expression courante bu ri (incessamment) qui, sortie du poème n° 242
du Shijing, s'est maintenue dans la langue moderne ? En fait, cette
expression peut s'expliquer par une ellipse (par exemple, à partir de bu
guo yi ri), mais une telle solution s'appliquerait difficilement à notre
« Junzi bu qi ».
11 Cf. Zhuangzi XVII, in fine ; voir Philosophes taoïstes, Paris, Gallimard,
1980, p. 212-213.
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Force est donc de considérer, me semble-t-il, que qi, étant passé à la
catégorie verbale, n'a pas le sens qu'on lui prête avec une si convaincante
unanimité. Si ce n'est ni un pot, ni un outil, ni quelque autre ustensile,
que peut bien signifier ce mot ? La démarche la plus simple et la plus
logique n'est-elle pas d'enquêter auprès des autres occurrences du mot
dans le Lunyu lui-même, d'autant que la tâche est facile, puisque nous
disposons de l'excellente concordance de la série d'index sinologiques de
l'Institut Harvard-Yenching ? On constate que le mot apparaît en tout et
pour tout six fois, mais une seule autre fois dans un sens verbal. Il
convient donc de privilégier cette occurrence, d'autant plus que le mot y
fonctionne incontestablement en verbe transitif :
« L'homme de qualité est
facile à servir, mais difficile à
contenter, car lui plaire par
des moyens amoraux le
mécontenterait. Et il emploie
les gens selon leurs compétences. Il est difficile de servir
l'homme de peu, mais facile
de le contenter : lui plaire,
même de façon contraire à la
juste voie, le satisfait. Mais,
des gens qu'il emploie, il
exige tout », dit le Maître.
[Lunyu XIII.25]
:
?mm:?wmim-&
gftiè.^.IUlï^t&'fe
^xmmw^m-&
tStë.B^Hk^k&
2&.;R'@LMJl>£$iS?
Le passage en gras est ainsi traduit par Daniel Leslie : « De ceux qui le
servent, il n'exige que ce qu'ils peuvent faire » ; par Anne Cheng : « Mais
il sait assigner à chacun la tâche dont il est capable » ; par Pierre Ryckmans : « Mais il n'exige que ce que vous pouvez donner. »
La cause est entendue : il semble clair que le mot qi (récipient d'une
certaine capacité) prend au sens verbal celui de « tenir compte de/évaluer
la capacité ». On peut en trouver la confirmation dans une occurrence
nominale du même mot :
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De quatre mots des Entretiens de Confucius
« Guan Zhong était homme de
bien médiocre calibre ! », dit
le Maître.
[Lunyu III.22]12
?B£W£S/.Ma
« Guan Zhong était d'un calibre bien médiocre ! », traduit Pierre
Ryckmans.
« Guan Zhong était un homme de bien peu d'envergure ! », traduit
Anne Cheng.
Bref, il est irréfutable que qi puisse signifier « évaluer la capacité », ce
qui nous éloigne considérablement de l'interprétation par le mot à consonance péjorative de « pot ». L'ennui est qu'au livre II \ejunzi ne qi pas,
alors qu'au livre XIII il s'oppose à l'homme de peu en faisant le contraire.
Faut-il tenir Confucius pour un précurseur de la logique floue ou, plus
raisonnablement, admettre que le Maître envisage la conduite de l'homme
de qualité en des circonstances différentes, explicites dans le second cas,
mais non dans le premier ? En un mot, l'homme de qualité évalue les
compétences de ceux qu'il dirige, mais non de ceux qu'il fréquente.
Il ne s'en suit nullement que qi n'ait pas ailleurs son sens plus courant
de « récipient », d'« outil », dans les Entretiens même, comme le démontrent les autres occurrences :
12 L'ensemble du paragraphe peut se traduire ainsi :
« Guan Zhong était homme de bien médiocre calibre ! dit le Maître.
— N'était-il pas simple et frugal ? objecta quelqu'un.
— Le sieur Guan disposait de trois groupes d'épouses dans ses palais où nul
ne remplissait plusieurs fonctions : de la frugalité, cela ?
— Mais n'était-il point féru de courtoisie ?
— Le souverain du pays plante un écran devant sa porte : Guan Zhong fit
de même, bien que simple ministre. Le seigneur du pays dispose d'un
tertre à coupes lors des réceptions d'amitié entre souverains : le sieur
Guan en avait un aussi. Féru de courtoisie, Guan Zhong ? À cette aune,
qui ne le serait point ! »
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André Lévy
À Zigong qui l'interrogeait
sur la pratique de la bonté, le
Maître répondit : « Un artisan
qui veut faire du bel ouvrage
commence par aiguiser ses
outils. Là où tu demeures,
sers les plus sages des grands
officiers, fréquente les
meilleurs des gentilshommes. »
[Lunyu XV. 10]
Le mot qi est répété dans la dernière occurrence à signaler :
Comme Zigong lui demandait : « Comment me trouvezvous ? », le Maître lui répondit :
« Toi ? Comme un genre de
pot.
— Quel genre de pot ?
— Un vase précieux. »
[Lunyu V.4]
La négation de ru qi $£:§§ (littéralement : « toi pot ») n'aurait pu être
que rufei qi fêcW-%& (« tu n'es pas un pot »), à moins de restituer
ru $fl (« être comme ») : ru bu ru qi féc^&Hiil (« tu n'es pas comme
un pot »).
Il ressort de ces considérations que la comparaison de Zigong avec
un « pot » (Pierre Ryckmans) ou un « vase » (Anne Cheng), mais un vase
précieux serti de pierres rares, n'est évidemment pas malicieuse, l'excluant de la moindre prétention à s'approcher de l'homme de qualité.
Affirmer que le propre de l'homme de qualité est la culture générale,
la formation qui convient le mieux au dirigeant de haut niveau, cela sous
la forme d'un adage quadrisyllabique bien frappé, semble néanmoins
avoir été une interprétation d'un attrait irrésistible aux yeux de tous les
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De quatre mots des Entretiens de Confucius
lettrés du monde, non pas seulement aux yeux des Chinois qui avaient
vocation d'administrateurs. Il suffirait de supposer une élision, volontaire
ou malencontreuse, pour continuer à la défendre. Mais il est aussi possible
de la maintenir tout en la modifiant assez radicalement ; la pensée de
Confucius se rapporterait à une moralité agissante plutôt que défensive :
« L'homme de qualité ne traite personne en ustensile. »
L'injonction ne serait-elle pas en parfait accord avec la primauté du
ren ? Ne gagnerions-nous pas une maxime d'une plus haute élévation, en
perdant celle qui peut se prévaloir d'une opinion si unanimement ancrée ?
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André Lévy
Caractères chinois
Lunyu fêînn
bu guo yi ri ^M—
bu ri ^ 0
fei#
Guan Zhong H ^
Hao^
Huizi 1 ^
junzi ^ ^
qi§§
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B
Shijing |\T7oi
wo f£
yu^
Zhuangzi E ?
292
De quatre mots des Entretiens de Confucius
Résumé
André LÉVY : À propos de quatre mots des Entretiens de Confucius et de ses
disciples
Mise en question de la traduction et de l'interprétation traditionnelles, universellement admises, de l'une des plus célèbres sentences des Entretiens de Confucius
(11.12), à partir de critères syntaxiques et sémantiques.
Abstract
André LÉVY: On Four Words from the Analects by Confucius and his Disciples
The usual translation of one of the most famous sentences of Confucius Analects,
as traditionally understood, is challenged in the light of grammatical rules and
word meanings elsewhere in the same work.
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