Subject: Actualité Marocaine

Transcription

Subject: Actualité Marocaine
Maroc
Subject: Actualité Marocaine
Topic: Les Marocains ont changé sans le savoir
Re: Les Marocains ont changé sans le savoir
Posté par: Redacteur
Posté le : : 1175589153
URL:
Le nouvel ordre moral
Il prend diverses formes, est véhiculé par différents relais et n’épargne aucun aspect de la vie
quotidienne des Marocains. Le discours moralisateur fait régner son ordre en reniant le droit à la
différence et en rejetant le débat. Pourtant, des questions s’imposent…
La scène se passe dans un grand taxi, bondé comme il se doit. Un client, installé à l’arrière du
véhicule, est plaqué contre sa voisine, qui se trouve être sa copine. Dans la promiscuité du taxi, la
demoiselle ne se sent pas très bien, notre client place alors un bras chaste et protecteur autour de
ses épaules. Le chauffeur, qui surveille la scène au rétroviseur, fronce le sourcil, puis freine
brusquement. Il exige de savoir si le couple est marié, avant de les débarquer en pleine cambrousse
en les traitant de suppôts de Satan. Il n’est pas un barbu hystérique, plutôt un bon père de famille qui
s’est improvisé héros de la morale publique.
On peut multiplier les exemples de ce genre. Il y a le passant qui s’autorise à insulter à voix haute
toutes les demoiselles qu’il juge trop peu habillées, surtout si elles refusent ses avances. Il y a
l’étudiant qui s’insurge en plein cours pour protester contre la pensée d’un philosophe qu’il juge
religieusement incorrecte. Il y a les artistes qui exécutent sur la place publique un film, Marock, en le
taxant de “sioniste”. Il y a aussi le juge qui veut savoir pourquoi le prévenu n’est pas marié, alors qu’il
est là pour répondre d’une affaire d’escroquerie. Et puis il y a, quasiment au quotidien, des
journalistes conservateurs qui donnent des leçons de morale à leurs lecteurs, et qui font de cette
attitude une ligne éditoriale.
Est-ce que c’est vraiment nouveau ?
La généralisation d’un discours moralisateur n’est pas une illusion. Jamal Khalil, sociologue : “Oui, il
y a une montée perceptible du conservatisme, en particulier auprès des classes moyennes”. Par
conservatisme, on entend ici la mise en avant systématique de valeurs qui sacralisent à outrance la
famille et la oumma et prônent une uniformité culturelle et vestimentaire. Le tout sur fond de piété
exhibée sur la place publique et d’extrême susceptibilité sur tous les sujets religieux. L’ensemble finit
par constituer un système de pensée qui a bien du mal a accepter le débat, et encore moins la
différence, sachant que le concept de différence, en lui-même, est assez flou. Et dans le doute, on
s’en remet à la tradition, présentée le plus souvent comme l’ultime recours, la seule façon de
fonctionner acceptable pour notre société.
En bout de course, il y a bien entendu la désagréable impression de voir surgir une pensée unique,
lourdement ancrée dans le socialement correct. Le sociologue Jamal Khalil poursuit : “La société
marocaine a toujours été très conservatrice ; elle est en attente, en demande d’un discours
conservateur. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que l’offre a explosé” Concrètement, cela signifie
qu’il est aujourd’hui possible de passer des journées entières à zapper sur des chaînes qui relayent
http://www.mre.ma
22/2/2017 18:22:22 / Page
un discours rétrograde. A la célèbre institution télévisuelle Iqraa, il faut ajouter les nouvelles venues
Ennass et Al Majd. Leur discours est souvent édifiant. Un téléspectateur raconte son dimanche en
famille : “Tout le monde était planté devant le poste à regarder une chaîne du Bahreïn. Au début, le
discours était correct, il y était question de respect de l’autre, de solidarité. Je suis allé faire un tour et
lorsque je suis revenu, le même expert nous expliquait que la place de la femme était à la maison et
qu’une femme trop ambitieuse était une femme mauvaise”. Le nouvel ordre moral, bien entendu, est
masculin.
Les dérapages de ce genre sont légion. Un extrait de la chaîne Iqraa a même fait le bonheur des
internautes : on y voyait un certain Cheikh Jassim démontrer que la femme “parle systématiquement
avant de réfléchir”, appuyant sans complexe son discours par des schémas pseudo-scientifiques qui,
s’il n’étaient dramatiques, prêteraient au sourire. Car c’est bien là la spécificité des nouveaux
prêcheurs. Ils portent en eux les apparences de la modernité, tout en combattant au quotidien ses
valeurs. Les nouveaux prêcheurs sont élégants, ils prennent soin d’eux, leur discours est policé. Ils
commencent par parler de valeurs universelles - le respect de l’autre - avant d’enchaîner sur
l’asservissement de la femme au terme d’un glissement subtil… à la multiplicité des sources, il faut
ajouter la multiplicité des canaux de diffusion. L’affaire Nichane en est un excellent exemple. Les
protestations contre les “blagues sataniques” publiées par l’hebdomadaire ont commencé sur
Internet, avant d’être reprises dans les mosquées, puis les universités, et ont fini par déborder dans
la presse écrite et la télévision.
Pourquoi ce discours marche
Parce qu’il est très difficile à contrer en public. Quelqu’un qui prend la parole et commence son
intervention en se réclamant de l’islam et de la tradition arabe est quasiment sûr de faire un tabac,
ou au moins de désamorcer par ces seules références toute contradiction. Moulim Laâroussi,
professeur de philosophie à Ben M’sick : “L’école et le système éducatif ont échoué. Ils n’ont pas
formé des esprits libres…”. L’humoriste Hassan El Fad, de son côté, parle carrément de “guerre à
l’intelligence”. Tous les professeurs d’université le disent : leurs étudiants ne lisent quasiment pas.
L’esprit critique est à l’agonie. Pire encore, ceux-là mêmes qui pratiquent au quotidien la liberté
individuelle sont en grande difficulté lorsqu’il s’agit de conceptualiser leur démarche. C’est ainsi
qu’on arrive à des résultats étonnants, comme cette rencontre avec un ivrogne qui, dans un bar,
appelle au meurtre des journalistes de Nichane, ou ce rappeur qui explique que “les filles courtement
vêtues doivent être emprisonnées”, sans se rendre compte que si l’on s’amuse à suivre et appliquer
sa logique, il sera bien entendu le prochain sur la liste. Les choix individuels sont vécus comme des
erreurs de jeunesse, par ceux-là mêmes qui les pratiquent. Exemple de ce terrible passage, pêché
dans un forum Internet et consacré au port du voile : “Je suis une jeune fille et il m’arrive de me
moquer des mouhtajibate… mais au fond de moi, je sais que c’est parce que je les envie”. Le
discours moral, donc, comme manière simplissime de se dédouaner ? Mmmm...
C’est que nous sommes devant une situation très trouble. En quelques années à peine, nous
sommes passés d’une époque où la parole publique était contrôlée à une configuration où elle est
complètement incontrôlable. Rappelez-vous, il fut un temps pas si lointain où la simple publication de
la photo d’un mendiant marocain était considérée comme une insulte à tout un peuple. Ne parlons
même pas des prostituées, censées ne pas exister. Le témoignage de ce chauffeur de taxi est
éloquent : “Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, mais qu’ils se cachent au moins… nous aussi, on a été
jeunes, on peut comprendre…”
La fameuse “setra” - ce voile social - a été arrachée. Les blogs publient des photos intimes, les
http://www.mre.ma
22/2/2017 18:22:22 / Page
journaux à sensation aussi. Sur Internet, on débat de la prostitution, de la pédophilie et des soirées
de Marrakech dans un même forum fourre-tout et on en tire l’impression, à tort ou à raison, que nous
vivons dans une époque de débauche totale. Du coup, on cherche nos valeurs, on a du mal à
construire notre Maroc autour de principes communs. C’est le cheval de bataille de Jamal Khalil : “La
vraie question, c’est bien entendu de savoir ce qu’est un Marocain. Quels sont ses principes, ses
valeurs, etc. Il n’y a pas de véritable débat. Je suis très surpris de voir qu’en France, tout le monde
parle de modèle républicain, aux Etats-Unis il y a le culte du travail. Et chez nous, alors ?”
Chez nous, l’idéologie dominante, c’est qu’il ne faut pas faire d’idéologie ! Pas de valeurs, juste
construire, dans l’urgence, des ponts, des hôpitaux, des ports, etc. Bref, des infrastructures en guise
de projet de société. Mais qui a envie de voter pour une autoroute ? C’est bien entendu dans cet
immense vide que vient s’engouffrer un système de pensée rétrograde et puritain, qui vient fournir un
prêt-à-penser très confortable pour tous ceux qui se sentent ébranlés. Le problème, c’est que nous
nous sentons menacés par bien peu de choses.
Rappelons-nous, il y a encore trois ans, une poignée de musiciens étaient censés avoir ébranlé la foi
des musulmans. Si la justice a fini par faire machine arrière, il n’en demeure pas moins qu’on a
estimé un instant que notre religion a été mise en danger par quelques chansons de hard rock.
Même chose pour notre identité : elle semble fragile. Lorsque le film Marock est sorti, on a pu lire de
la part des opposants des arguments comme : “Il (le film) ne représente pas les Marocains”. Mais
d’où vient donc l’idée qu’un film de fiction devrait représenter les Marocains ?
C’est sur la méconnaissance profonde de ce qui fait l’essence de la création culturelle que vient se
greffer le discours de censure morale. Il est ainsi intéressant de constater que le concept même de
culture marocaine est le sujet de prises de position particulièrement contestables. Lorsque le
chanteur Abdelwahab Doukkali, dans les années 1960, se présente devant son public en costume
occidental, intégrant dans son orchestre des violons égyptiens ou une guitare électrique, il est
toujours considéré comme un chanteur marocain. Un chanteur marocain moderne, ouvert aux
influences de son époque. Un demi-siècle plus tard, ceux qui portent une casquette de rappeur ou
utilisent des sampleurs sont considérés comme des menaces pour notre fameuse “identité culturelle”
!
Dans cette grande confusion, où le silence des élites est particulièrement assourdissant, on
s’accroche à ce qui nous semble stable : le passé, bien souvent idéalisé. C’est à peu près tout ce qui
nous semble acceptable. Quant au reste...
Aujourd’hui, il est clair que nous sommes dans une logique bipolaire d’affrontement culturel. La
guerre en Irak et le drame palestinien ont fini par laisser courir l’idée qu’il fallait choisir son camp, que
la nuance était tout bonnement prohibée. Le repli sur soi, dans ces conditions, apparaît comme une
réaction logique face à ce que l’on perçoit comme une attaque américaine contre le peuple arabe. Le
véritable drame, c’est que l’on ait placé dans la case “valeurs étrangères à rejeter” des choses
comme la liberté et la démocratie. C’est ainsi que l’on se retrouve devant Fatima, une brave mère de
famille sans problèmes, qui assure avec toute la bonne foi du monde que “toute cette corruption,
cette prostitution, c’est à cause de la démocratie, des droits de l’homme. Il y a trop de liberté. Les
Marocains ne sont pas mûrs pour cela : regardez le résultat !”.
Pourquoi c’est grave
Au final, donc, on se retrouve avec une génération conformiste, qui souffre pour produire des idées
http://www.mre.ma
22/2/2017 18:22:22 / Page
nouvelles. Le sociologue Abdellatif Felk, qui a beaucoup travaillé avec l’AMDH (Association
marocaine des droits humains) dans le milieu scolaire, est arrivé aux conclusions suivantes : “Les
jeunes cultivent une intolérance latente. Vu le manque d’occasions offertes à la plupart de rencontrer
l’autre, et l’attitude de certains enseignants qui les encouragent à se recroqueviller sur eux-mêmes,
ils deviennent souvent méfiants”.
Les études scientifiques menées sur les jeunes Marocains sont inquiétantes. A l’occasion du
cinquantenaire de l’indépendance, une enquête nationale sur les valeurs faisait ainsi ressortir que
pour les jeunes hommes, il fallait avant tout choisir une épouse “maâqoula” (critère avancé par 74%
des sondés) et “hadga” (45%). Même chose pour les jeunes filles, dont l’ambition principale semble
consister à devenir de “bonnes épouses”. Où est l’ambition personnelle ? Qu’en est-il de la
réalisation de soi ?
Nous sommes là en plein cœur du nouvel ordre moral. Il n’est pas seulement un simple discours
fédérateur et, au final, plutôt bon enfant : il bloque l’avancée vers la modernité. Il limite les débats,
puisque tout individu se réclamant de la liberté est présenté comme dangereux par ses
contradicteurs. C’est ainsi que la peur se généralise, qu’on finit par cacher ses pensées par crainte
de choquer.
Dans le domaine artistique, les créateurs sont nombreux à expliquer qu’ils s’inscrivent dans “la
tradition”, de peur de voir leur œuvre rejetée non pas par le public, mais par ses prescripteurs.
Encore une fois, il faut préciser que nos conservateurs ont l’indignation facile. Lorsque les nouvelles
radios ont ouvert leurs ondes aux auditeurs, évidemment en darija, certains ont parlé de vulgarité,
sur la seule base de la langue employée.
Dans le domaine politique, le monopole du discours moral est encore plus perceptible : seul le PJD
propose un projet de société clair. Les autres partis sont profondément incapables de nous proposer
une quelquonque forme modernité. En quoi cela consiste-t-il ? Mystère. Plus généralement, en
dehors du champ politique, où sont les contradicteurs du discours moralisateur et rétrograde ? C’est
peu dire qu’ils sont rares. Les élites culturelles, pour reprendre l’expression d’un journaliste inspiré,
“se sentent ici en transit”. Elles se contentent d’observer la dérive, se sentent menacées sans pour
autant monter au créneau. Hicham Abkari, spécialiste du monde associatif, résume leur attitude :
“Les élites se cachent derrière les associations ou les partis politiques pour faire reculer la montée
de cette espèce de vague réactionnaire. Il y a une énorme lâcheté dans ce milieu…”.
La dure réalité, c’est que la montée des valeurs réactionnaires semble inévitable. Il s’agit là d’un
véritable problème dans la mesure où ces valeurs s’appuient sur les pulsions les moins nobles de
l’homme : peur de l’autre, machisme, repli sur soi. En désignant l’ennemi à abattre (l’étranger, le juif,
l’ivrogne, le libertin, la femme…), les tenants du nouvel ordre moral jouent avec le feu. Certes, ils se
forgent une popularité immédiate, en fournissant clé en main une explication à tous les travers - et ils
sont nombreux - de notre société. Mais ils contribuent à laisser penser que l’intrusion dans la vie de
l’autre et la limitation de la liberté individuelle sont des attitudes légitimes.
Il ne s’agit pas de dramatiser, mais on ne peut s’abstenir de constater que lorsqu’une jeune fille se
fait agresser parce qu’elle a la tête dénudée, il se trouve aujourd’hui, largement plus qu’hier, des
gens pour considérer “qu’elle l’avait bien cherché”. Et il ne s’agit pas d’extrémistes illuminés, juste de
braves gens convaincus que tout va mal et qu’il faut réagir parce que la patrie est en péril. Des gens
à qui on a rabâché pendant des années que le Maroc se dirige vers la modernité (ce qui implique
une évolution du système de valeurs), alors qu’il se contente de se moderniser (construction
http://www.mre.ma
22/2/2017 18:22:22 / Page
d’infrastructures, mise à niveau technologique...), ce qui est très différent. Les vrais concepts de
modernité, eux, n’ont jamais été réellement mis en avant. L’exemple de la nouvelle Moudawana est
typique : lorsqu’on a voulu communiquer autour des textes, on a surtout mis en avant l’aspect
“islamiquement correct” de la réforme, au lieu d’expliquer son fondement, à savoir l’égalité entre les
sexes. Mais on a jugé que la population était incapable d’accepter ce concept, qu’il valait mieux faire
“passer en douceur”. C’est bien entendu dangereux, puisqu’à force de refuser le débat, on
abandonne le terrain, jour après jour, à ceux qui veulent couler le Maroc dans un immense moule
qu’ils auront conçu eux-mêmes. Et qui peu à peu, prend la forme de ténailles.
Médias : Les plumes moralisatrices
En attendant la libéralisation (réelle) des ondes, c’est sur les pages des journaux que s’expriment
clairement les positions des défenseurs du nouvel ordre moral. Editorialistes, politiciens, acteurs
associatifs... tous fustigent de leur plus belle plume la perte de valeurs chez les jeunes Marocains, le
mode vestimentaire des jeunes lycéennes (trop dénudées à leur goût), appellent à l’extermination
des prostituées et des homosexuels et à l’interdiction pure et simple des débits de boissons. L’image
est à peine caricaturale mais, au final, peut-on dire que ces gens ne font qu’exprimer une opinion,
aussi liberticide soit-elle ? Pas tout à fait, analyse un sociologue. “Il y a dans le discours
conservateur de certains titres des choses qui relèvent de l’intolérance, des raccourcis dangereux et
une idée qui consiste à dire que tout ce qui ne me ressemble pas ne doit pas exister. Poussé à
l’extrême, cela peut mener à des situations dramatiques”. Rappelez-vous de la polémique née autour
d’Attajdid après les attentats du 16 mai 2003. Malgré sa faible diffusion, la responsabilité morale du
journal islamiste a été évoquée, y compris par des responsables gouvernementaux.
“Aujourd’hui, affirme ce sociologue, certains titres de presse produisent du prêt-à-penser, destiné à
des gens qui, maintenant que la parole est libérée, se rendent comptent qu’ils ne sont pas assez
outillés pour se faire une idée de ce qui se passe autour d’eux. La question est de savoir si les
responsables de ces titres et leurs éditorialistes sont conscients de l’influence qu’ils peuvent avoir
sur les gens”. La question reste posée mais, déjà, des indices permettent d’avoir quelques bouts de
réponse. Sur certains titres, le discours moralisateur n’est plus l’apanage des éditorialistes. De plus
en plus de lecteurs expriment leurs opinions et certains courriers de lecteurs publiés ici et là sont
édifiants. “Cela prouve que nous sommes sur la même longueur d’onde que nos lecteurs et que
nous ne sommes que le reflet d’une partie de la société qui est attachée à un certain nombre de
valeurs”, explique un chroniqueur qui se présente lui-même comme “un journaliste conservateur”. “A
moins, nuance notre sociologue, que cette partie de la société ne soit, en grande partie, influencée
par les valeurs portées par des éditorialistes influents et qui ne manquent souvent pas de talent
littéraire”.
Arts et culture : Voilez le cinéma !
Laïla Marrakchi n’est toujours pas revenue de la polémique qui a accompagné le lancement de son
tout premier long métrage, Marock. Au lendemain de sa projection au Festival du film national à
Tanger, des voix se sont élevées pour condamner “un film superficiel qui touche aux fondements de
notre identité”. Articles de presse, communiqués croisés… des “artistes” constituent même un “front”
pour appeler à l’interdiction du film ! Certains membres du jury vont aussi jusqu’à menacer de
déballer le contenu des discussions en interne si un prix est accordé à ce “film maudit”. “C’est une
menace qui, à l’époque, nous a fait peur. Dire publiquement que telle ou telle personne a insisté pour
que Marock ait un prix ressemblait à du lynchage vu la tempête qu’a soulevée le film”, se rappelle un
membre du jury. Marock est ainsi devenu un sujet de débat national, alors que personne (à part les
http://www.mre.ma
22/2/2017 18:22:22 / Page
festivaliers de Tanger) ne l’avait encore vu. Forcément donc, chacun se fait, à peu près, son idée à
travers des articles de presse ou des échos qui parviennent d’ici ou de là. Pêle-mêle, on pouvait
alors entendre que “le film est étranger à nos traditions, qu’il ne reflète aucune réalité sociale, que
son objectif est de saper les fondements de l’identité islamique des Marocains et qu’il est
soutenu/financé par des sionistes qui veulent pervertir les valeurs de la jeunesse arabe”.
Mais quand Marock sort (enfin) dans les salles, il passe (étrangement) comme une lettre à la poste.
Le film fait de bons scores et plaît particulièrement aux jeunes et aux adolescents. Finalement,
qu’est-ce qui a tant dérangé nos garants de l’ordre moral cinématographique ? “Ce film s’est attaqué
à plusieurs tabous à la fois,l’argent, le sexe et la religion, sur un ton assez provocateur, explique un
critique de cinéma. Les gens qui ont critiqué Marock (réalisateurs, oulémas ou journalistes) ont usé
de leur pouvoir sur l’opinion publique pour décider que le film n’était pas bon à voir. Heureusement
que tous ne leur ont pas donné raison”. Pour ce professeur de philosophie à Casablanca, “tout
l’intérêt de Marock est d’avoir lancé un débat autour de la liberté de création.
Toute fiction doit-elle nécessairement refléter une réalité sociale ? Et ce n’est pas valable
uniquement pour le cinéma. Lors d’un de mes cours sur l’esthétique, un étudiant s’est levé pour
affirmer qu’il n’y a de beauté que la beauté divine, citant un penseur arabe qu’il ne connaissait même
pas”. Il n’est pas inutile de signaler, par ailleurs, que même au niveau des organes officiels de l’Etat,
une commission de censure et de contrôle continue à veiller au respect des “valeurs de la société”
dans les œuvres audiovisuelles. “Tout cela reste très subjectif et personne ne sait exactement quand
ces valeurs de société sont écornées. Au lieu d’interdire un film, il serait par exemple plus intelligent
de procéder par catégorisation des films par tranches d’âge. C’est plus respectueux de l’intelligence
du spectateur”, explique ce critique de cinéma.
Université : La loi du plus poilu
Ce n’est un secret pour personne : l’université est définitivement passée dans le giron des islamistes.
Les campus des principales universités marocaines sont aujourd’hui contrôlés par des groupuscules
proches des principales formations islamistes du pays (Al Adl Wal Ihssane et PJD).
Que ce soit à Casablanca, El Jadida, Mohammedia ou Kénitra, leur objectif est le même : contrôler
les activités para-universitaires sur le campus, à défaut d’influer sur le contenu des manuels et des
cours dispensés. “A chaque fois que nous tentons d’inviter un conférencier plus ou moins hostile aux
thèses islamistes, ils nous en empêchent quand ils n’interviennent pas physiquement pour
interrompre la conférence. Idem pour les projections de films trop osés à leur goût. Il leur arrive
même de menacer les étudiants qui y assistent ou les professeurs qui encadrent ce genre
d’activités”. Le témoignage de ce jeune étudiant en troisième année de droit à Rabat n’est pas un
cas isolé. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. En 1998, la projection du film Femmes et femmes de
Saâd Chraïbi à la faculté de Ben M’sick a été empêchée par des dizaines de barbus en colère. Cela
aurait probablement dégénéré, n’eût été l’intervention des forces de l’ordre. Quelques années plus
tard, le réalisateur Ahmed Boulane a passé un mauvais quart d’heure en essayant de dissuader les
quelques étudiants barbus qui voulaient empêcher la projection de son Ali, Rabia et les autres à
Mohammedia.
Autre exemple : c’est bien à l’université de Kénitra qu’a eu lieu la seule marche de protestation
contre la publication par l’hebdomadaire Nichane, de blagues jugées blasphématoires. “Les jeunes
barbus prétextent la sacralité du campus universitaire (al haram al jamiî) pour interdire toute
manifestation qui pourrait souiller cette sacralité, explique un professeur universitaire à Kénitra. Mais
http://www.mre.ma
22/2/2017 18:22:22 / Page
au fond, l’université est devenue pour les islamistes un incroyable vivier de formation. Un bachelier
est complètement perdu lorsqu’il est lâché dans l’université. C’est là que sa conscience politique
s’aiguise. S’il n’est exposé qu’à une pensée unique et dominante, il y a de fortes chances qu’il y
adhère. C’est tout le pari des groupes d’étudiants islamistes”. Et l’administration universitaire alors ?
Complètement absente, scandent les étudiants. “Même quand on se plaint des agissements de ces
gens, l’administration nous demande de calmer le jeu pour éviter toute confrontation”, se lamente un
membre du club culturel de l’université de Mohammedia.
Juges, flics : Les pères de la nation
Quand Sanae Elaji, journaliste à Nichane, se présente devant le juge, ce dernier passe plus d’une
demi-heure à lui poser des questions du genre : “Quelle est votre position par rapport à la religion ?
Comment vous sentiriez-vous si on racontait des blagues sur votre père ? Pourriez-vous raconter
des blagues comme ça à vos parents ? A partir de quel moment vous sentez-vous offensée dans
vos convictions religieuses ?”. La jeune journaliste répond comme elle peut avant que son avocat
n’essaye de mettre fin à la mascarade. Loin de lâcher prise, le juge se contente de répondre que, en
sa qualité de président de séance, il peut poser toutes les questions qu’il veut. Faux, proteste
énergiquement cet avocat au barreau de Casablanca. “Un juge a le droit de poser toutes les
questions en rapport direct avec l’affaire, mais il ne peut en aucun cas poser des questions sur les
convictions religieuses ou politiques des accusés”. C’est que, depuis un certain moment, des
questions comme celles-là sont posées même à des accusés de droit commun. Aujourd’hui, on peut
facilement entendre un juge demander à l’accusé : “Vous n’avez pas honte de faire [ceci ou cela] ?
Prononcez la chahada si vous êtes un musulman”, etc.
Chez les flics, le tableau n’est pas plus réjouissant. Un policier peut encore vous demander qui est la
demoiselle à côté de vous dans la voiture, et si celle à qui vous tenez la main est votre épouse. Cela
peut même mener au poste si la scène se passe le soir. Mais le plus souvent, on en reste là si le
gradé juge suffisant de vous administrer une petite leçon de morale avant de vous laisser filer. “Cette
situation est assez complexe parce que les textes régissant les mœurs sont vagues et dépendent de
l’appréciation, forcément subjective, du policier”, analyse un avocat. “Dans une société patriarcale,
c’est le père qui est le responsable de l’ordre et de la morale. En dehors de la cellule familiale, c’est
l’agent de police qui hérite de ce rôle”, confirme un sociologue. Par quel miracle ? “Celui de la
fragilité d’un État de droit (qui se veut libéral) et de la toute puissance du système traditionnel
(patriarcal et religieux)”. À côté des notions de légal et d’illégal, il y a le halal et le haram, le
h’chouma, le âar, le âib, etc. Et pour le citoyen lambda, un flic est là pour faire respecter toutes ces
notions à la fois. Cela changera-t-il un jour ?
Scène vécue : Prédicateur par effraction
La scène se passe dans un salon marocain typique. L’occasion n’est pas joyeuse puisque le
propriétaire des lieux vient de perdre sa mère. Amis et famille viennent donc lui présenter leurs
condoléances. Parmi les présents, un homme d’affaires élégamment habillé et maniant de grosses
clés de voiture. La quarantaine à peine entamée, le monsieur n’arrête pas de gesticuler. Il parle de
religion, d’amour du prochain puis enchaîne rapidement sur les dérives d’une certaine presse “qui ne
rate aucune occasion de s’attaquer à la religion” et ces événements culturels dont le seul but est “de
légitimer la prostitution et la débauche”.
L’assistance écoute avec attention, et très peu osent contredire l’orateur improvisé. En tout, son
monologue dure plus de 45 minutes, ses mots sont bien choisis, et notre homme cite à plusieurs
http://www.mre.ma
22/2/2017 18:22:22 / Page
reprises des écrivains, de grands théologiens ou des psychologues pour appuyer ses
démonstrations. Quand le monsieur décide enfin de partir, le reste des personnes présentes dans le
salon respirent (enfin !). Le discours du monsieur gênait visiblement tout le monde mais personne n’a
osé le lui faire savoir. “Il parle beaucoup et à haute voix mais il n’a fait que nous rappeler les
préceptes de notre religion allah yjazih bikhair”, commente le frère de la défunte. A voir notre orateur
à l’œuvre, on ne peut s’empêcher de penser à tous ces nouveaux prédicateurs, propres sur
eux-mêmes et visiblement cultivés, qui squattent les prime time de plusieurs chaînes satellitaires
islamiques. L’homme a certainement dû s’en inspirer pour monter son show. Et si demain chacun
s’amusait à faire comme lui ?
Plus loin : Une période préfasciste ?
La tentation est grande, lorsqu’on a l’impression que tout va mal, de s’en remettre à une idéologie
simpliste, qui explique tout, et qui dresse une liste de choses simples à faire pour que tout aille
mieux. C’est pratique, ça évite de trop réfléchir, et surtout ça rassure. Les conservateurs marocains
ne font pas autre chose lorsqu’ils expliquent à qui veut les entendre que la solution à tous les maux,
c’est le refus de l’étranger et de ses dangers, le retour à la tradition parce que “c’était mieux avant”,
le repli sur soi et surtout la limitation des libertés, jugées génératrices de désordre. En désignant
ainsi l’ennemi à combattre, ils simplifient grandement la vie d’un peuple qui cherche encore son
identité.
En 1933, Wilhelm Reich expliquait, dans “la psychologie de masse du fascisme”, qu’un régime
fasciste n’était pas le produit de la folie d’un homme isolé, ni même le résultat de données
socio-économiques. C’est au contraire une pure émanation du peuple, qui a soif d’autorité en
période trouble, qui est avide de certitudes lorsque le doute règne. C’est évidemment là le paradoxe :
les peuples mettent ainsi eux-mêmes en place un système politique qui s’empresse de les asservir.
En imposant un mode de pensée unique, le fascisme donne l’illusion de la force, et nous avons
cruellement besoin de nous sentir forts aujourd’hui. Bref, le fascisme manipule les foules en les
flattant dans leurs instincts, en les dédouanant de toute remise en cause, en réfléchissant pour eux.
Pour que cela marche, il faut des citoyens manipulables. C’est exactement ce que notre système a
créé par pur confort politique. On a juste oublié qu’ils devenaient ainsi manipulables par tout le
monde.
Nous ne sommes plus en 1933, bien sûr, et certains vont nous taxer de catastrophisme. Mais qui
aurait pu penser, il y a quelques années, qu’un Marocain pouvait lapider à mort sa mère parce qu’il
la soupçonnait d’adultère, comme cela s’est produit cette semaine à Agadir ?
TelQuel - Réda Allali
http://www.mre.ma
22/2/2017 18:22:22 / Page