chrétien : la politique, une question de pouvoir
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chrétien : la politique, une question de pouvoir
CHRÉTIEN : LA POLITIQUE, UNE QUESTION DE POUVOIR Donald J. Savoie Élu à la tête d’un gouvernement majoritaire à trois reprises, premier ministre pendant 10 ans, Jean Chrétien doit sa longévité à un instinct politique sûr et à sa connaissance approfondie des rouages gouvernementaux, écrit Donald Savoie, détenteur de la chaire Clément-Cormier à l’Université de Moncton. Mais faute d’avoir su définir une vision audacieuse et claire de l’avenir du Canada, il ne laissera aucune empreinte durable sur les dossiers les plus exigeants et les défis les plus complexes, que ce soit la réforme des institutions, l’unité nationale, la place du Canada sur la scène internationale ou ses rapports avec les États-Unis. En dépit d’une marge de manœuvre exceptionnelle, fait d’une croissance économique forte et d’une opposition officielle faible, il a délibérément évité d’aborder ces questions fondamentales. En bon administrateur, il a géré de façon pragmatique mais sans éclats des dossiers relativement simples mais exigeant parfois des décisions difficiles. Attiré par le pouvoir, plutôt qu’animé par des convictions profondes et bien enracinées, Jean Chrétien n’a guère été plus qu’un bon gestionnaire qui aura réussi à devenir le patron. CP Photo Jean Chrétien, premier ministre du Canada depuis 1993. Un gestionnaire plutôt qu’un visionnaire. Elected head of a majority government for three mandates and prime minister for 10 years, Jean Chrétien owes his longevity to a sound political instinct and an indepth understanding of governmental institutions, writes Donald Savoie, ClémentCormier Chair from l’Université de Moncton. However, for want of having defined a clear and bold vision of Canada’s future, he will not leave any lasting mark on the most demanding portfolios or complex challenges, be they institutional reform, national unity, Canada’s place on the international scene or its relations with the United States. Despite exceptional leeway due to strong economic growth and a weak Official Opposition, he deliberately avoided such fundamental issues. Dealing with relatively simple portfolios that occasionally demanded difficult decisions, he proved to be a prudent manager whose style was pragmatic, though it lacked flare. Attracted by power rather than driven by deep-rooted convictions, Jean Chrétien was hardly more than a skillful administrator who managed to make it to the top. L es aspirants politiciens canadiens qui sont doués pour la gestion et qui attachent plus d’importance au pouvoir qu’aux idéaux trouveront en Jean Chrétien, ce pragmatiste aux instincts politiques aiguisés, un excellent modèle à suivre. Monsieur Chrétien a délibérément évité les grandes visions, les initiatives audacieuses et toute tentative d’entraîner le pays dans une redéfinition de lui-même, dans l’exploration de nouvelles relations interrégionales ou dans la réforme des institutions politiques nationales. C’est surtout à ses qualités de gestionnaire, tant par le ton que par la substance, qu’on peut attribuer sa longévité. En plus d’être doué pour la politique, Chrétien a également eu la chance de n’avoir à affronter aucun véritable parti national du côté de l’opposition et de bénéficier d’une forte croissance économique en Amérique du Nord durant une bonne partie de cette période. 82 OPTIONS POLITIQUES JUIN-JUILLET 2003 David Bercuson, un historien canadien de renom, a écrit que la dernière chose dont le Canada avait besoin en 1993 était un rapide et profond changement, ajoutant que les gouvernements de Pierre Trudeau et de Brian Mulroney avaient su faire passer la paix, l’ordre et le bon gouvernement, surtout le bon gouvernement, au second plan derrière leurs visions particulières de l’ingénierie sociale et politique. S’il est vrai que la dernière chose que souhaitaient les Canadiens en 1993 était un changement de fond, leur souhait a été exaucé lorsqu’ils ont porté Jean Chrétien au pouvoir. En effet, Chrétien était fier d’affirmer qu’il ne désirait pas définir une grande vision pour le Canada. Lorsqu’on lui a demandé, par exemple, de parler des difficultés constitutionnelles du Canada, au début des années 1990, il a répondu que c’était un peu comme lorsqu’un automobiliste est embourbé dans un banc de neige : pour s’en sortir, il lui faut faire Chrétien : la politique, une question de pouvoir une série d’engagements pris durant la hésité à critiquer son prédécesseur, insisbalancer la voiture d’avant en arrière. La campagne et ainsi démontrer que tant sur le fait que ses politiques avaient même logique, disait-il, pouvait s’appliChrétien pouvait, en fait, proposer des nui aussi bien à l’unité qu’à l’économie quer aux ennuis constitutionnels du idées nouvelles. nationales, et affirmant sans ambages Canada. Et Chrétien est passé maître que ses relations avec le président des dans l’art de faire balancer d’avant en États-Unis étaient devenues trop étroites. arrière les politiques et les programmes e Livre rouge a eu plus de succès Le pays, a-t-il soutenu, faisait face à un de son gouvernement pour s’assurer avant l’élection de Chrétien écrasant déficit qui nuisait à l’économie d’être réélu. Les exemples sont nomqu’après. En effet, le livre a alors perdu et au bon fonctionnement du gouvernebreux, tels que la décision de réduire les de sa pertinence, au moins une partie. ment. Il a également soutenu qu’il n’irait prestations d’assurance-chômage et Il est bien connu que le ministre des pas à la pêche avec le président améril’impact que cela a eu sur le Canada Finances, Paul Martin, avait maintes et cain comme l’avait souvent fait Brian atlantique à la suite de l’examen des maintes fois demandé à ses fonctionMulroney avec George Bush. C’était là programmes en 1995. Chrétien avait naires de ne pas en tenir compte. Quoi sans doute une puissante image dont les alors expliqué que ces réductions qu’il en soit, le gouvernement est Canadiens pouvaient s’imprégner au étaient dans l’intérêt économique à revenu sur plusieurs engagements — moment d’aller voter, mais elle en disait long terme des provinces Maritimes et gros et petits — parmi lesquels la peu sur la manière précise dont les relaque cela leur permettrait d’être moins promesse de renégocier l’ALENA, de tions canado-américaines seraient gérées dépendantes à l’égard des paiements de mettre en place un programme de à l’avenir. transfert du gouvernement fédéral. Or, garderie, de remplacer la TPS, de renChrétien a déposé un programme en mars 2000, Chrétien déclarait que forcer le ministère de l’Environnement électoral, qu’on a appelé le Livre rouge, son gouvernement gagnerait plus de et de réduire les dépenses en consulsièges dans cette région lors des tants extérieurs de 620 millions Chrétien était fier d’affirmer qu’il ne de dollars dès 1995-1996. prochaines élections générales mais qu’il lui faudrait apparem- désirait pas définir une grande vision S’il n’était pas une visionment y régler d’abord le probnaire, Chrétien s’est toutefois pour le Canada. Lorsqu’on lui a lème de l’assurance-chômage. montré particulièrement habile demandé, par exemple, de parler Ce qu’il fit ; juste assez pour à résoudre les crises ou à gérer des difficultés constitutionnelles du les situations difficiles, comme reprendre quelques châteaux forts libéraux aux élections de Canada, au début des années 1990, un compétent cadre supérieur. l’an 2000. Tel est le discours que On se rappellera que, dans son il a répondu que c’était un peu tient un politicien de carrière à éditorial du 12 janvier 1995, le comme lorsqu’un automobiliste est Wall Street Journal, après avoir la poursuite du pouvoir plutôt embourbé dans un banc de neige : mis en doute la solvabilité du que d’une idéologie politique ou d’idées fermement soutenues. Canada, déclarait que le pour s’en sortir, il lui faut faire Avant même de s’asseoir balancer la voiture d’avant en arrière. Mexique n’était pas le seul dans le fauteuil du premier minvoisin des États-Unis à flirter istre, Chrétien connaissait intimement avec un gouffre financier, pour conclure au cours de la campagne de 1993. Celuil’appareil gouvernemental et savait parque, à moins de mesures énergiques lors ci avait pour but de riposter aux critiques faitement comment fonctionne le goudu prochain budget canadien, il n’était émises à l’endroit de Chrétien, dont on vernement fédéral. D’ailleurs, il aimait pas inconcevable que le Canada croule disait qu’il était incapable d’articuler une rappeller à ses sous-ministres et autres sous le poids de ses dettes et doive faire vision nationale ou de présenter de noufonctionnaires de carrière qu’il siégeait appel au Fonds monétaire international velles idées, et de dissiper l’affirmation déjà au Cabinet alors qu’ils étaient afin de stabiliser sa monnaie. Cet éditosouvent entendue au début des années encore sur les bancs d’école. Connaître rial a produit un vif effet à Ottawa. Mais 1990 selon laquelle il appartenait à une les rouages administratifs n’est pas un encore fallait-il quelqu’un capable de époque révolue. Avant la débâcle de Kim mince avantage pour un premier minisprendre des décisions difficiles et de Campbell, au milieu de la campagne, les tre qui souhaite saisir rapidement les tenir bon. Bref, il fallait un gestionnaire sondages d’opinion publique indileviers du pouvoir et donner des direccoriace, et Chrétien a su être celui-là. quaient que Chrétien souffrait de tives en matière de gestion à son Chrétien a aussi simplifié le lacunes importantes sur plusieurs fronts, Cabinet et à la fonction publique. processus décisionnel gouvernemental et il était dépeint dans les médias comme et a chargé un comité du Cabinet d’enétant dépourvu d’idées. Comme le signatreprendre un examen des prolent Edward Greenspon et Anthony hrétien a pris le pouvoir en 1993 grammes autour de cinq questions : Wilson-Smith dans leur livre Double un peu comme un nouveau prési1) Le programme continue-t-il à être Vision, on espérait que le Livre rouge dent-directeur général prend en main dans l’intérêt public ? attirerait l’attention des Canadiens sur une grande société privée. Il n’a pas L C POLICY OPTIONS JUNE-JULY 2003 83 Donald J. Savoie The Gazette, Montreal Jean Chrétien avec John Turner lors de la campagne au leadership du PLC, en 1984. 2) Le gouvernement a-t-il un rôle légitime à jouer dans ce programme ? 3) Le rôle actuel du gouvernement fédéral est-il approprié ou le programme devrait-il être réaligné avec les provinces ? 4) Quelles activités devrait-on ou pourrait-on transférer au secteur privé ou bénévole ? 5) Si le programme est maintenu, comment pouvait-on en améliorer l’effi84 OPTIONS POLITIQUES JUIN-JUILLET 2003 cacité ? De plus, le comité devait se prononcer sur les programmes et les activités dans leur ensemble, pour s’assurer qu’ils soient encore abordables compte tenu des compressions budgétaires imposées, et déterminer quels programmes ou quelles activités devraient être abandonnés. Ces questions, selon Chrétien, étaient pertinentes sur le plan des affaires et continueraient à l’être dans l’ère postdéficitaire pour guider le gouvernement dans ses politiques et ses décisions. Chrétien s’octroya le premier rôle dans ce processus de révision, annonçant qu’il approuverait ou rejetterait personnellement « toutes » les décisions prises dans le cadre de cet examen avant qu’elles ne soient mises en œuvre. C’est lui, et non le Cabinet ou le ministre des Finances, qui avait le dernier mot en matière de coupures, et ses ministres ont vite compris qu’il entendait bel et bien réduire les dépenses. Résultat : 50 000 postes ont été abolis au sein du gouvernement fédéral ; plus de 30 milliards de dollars ont été retranchés des programmes ; et, dès 1997, la part des dépenses liée aux programmes ne comptait plus que pour 13 p. 100 du PIB, le plus bas niveau depuis 1951. L’examen des programmes constitue un des principaux legs de Chrétien, ce qui, on en convient, n’est pas rien. Chrétien s’est également personnellement chargé de nombreux autres dossiers difficiles, préférant les régler au cas par cas, à leur mérite, plutôt que d’une manière globale. C’est pourquoi, il est devenu bien meilleur tacticien que stratège. Par exemple, pendant qu’il était dans l’opposition, il a adopté une position sur la TPS et le projet d’accord du lac Meech qui a, par la suite, rendu la vie difficile à son gouvernement. L’histoire nous révèle un excellent administrateur capable de gérer des dossiers relativement simples, mais nécessitant des décisions difficiles. Bref, dans le monde politique de Chrétien, gouverner consistait à prendre des décisions : que celles-ci forment une stratégie ou soient cohérentes entre elles comptait peu pour lui. Quant aux dossiers exigeant prévoyance et créativité, Chrétien avait beaucoup moins de succès. Son gouvernement, par exemple, n’avait aucune stratégie pour le conduire jusqu’au référendum du Québec, en 1995. En revanche, sa réponse postréférendaire, notamment la Loi sur la clarté référendaire, constituait essentiellement un jeu défensif tactique pour parer tout nouveau référendum. Chrétien : la politique, une question de pouvoir En matière de relations internationales et d’affaires étrangères, Chrétien a eu très peu d’influence sur la position du Canada dans le monde. En gros, sa stratégie en ce domaine était de n’en avoir aucune. Pour lui, la guerre en Irak n’était qu’un autre plus sous Chrétien que sous Mulroney. Il suffit de jeter un coup d’œil rapide aux nominations qu’a faites Chrétien au Sénat, aux tribunaux, aux conseils d’administration et même à la présidence des sociétés d’État pour s’apercevoir que la loyauté au Parti d’importantes nouvelles dépenses dans le domaine de la santé ainsi que la création de plusieurs fondations, dont la Fondation canadienne des bourses d’étude du millénaire (2,5 milliards de dollars en 1998) et la Fondation canadienne pour l’innovation (3,15 milliards de dollars en 2002). En matière de relations internationales et d’affaires étrangères, Chrétien a eu très peu d’influence sur la position du Canada dans le monde. En gros, sa stratégie en matière d’affaires étrangères était de n’en avoir aucune. B ien qu’elles aient été intéressantes et peut-être même valables, ces mesures ne constituaient pas une stratégie d’ensemble pour le Canada. Elles définissent plutôt le caractère de Chrétien et son legs : elles témoignent de son aptitude à gérer les opérations gouvernementales et des dossiers particuliers, mais elles ne représentent pas une vision propre à faire rêver les Canadiens et à les faire oser. Elles négligent également les enjeux politiques les plus difficiles. En fait, elles ne respectent même pas les cinq critères que Chrétien avait lui-même mis de l’avant dans le cadre de l’examen des programmes de 1995 en ce qui concerne toutes les dépenses existantes et futures du gouvernement, notamment la question no 3 : « Le rôle actuel du gouvernement fédéral est-il approprié ou le programme devrait-il être réaligné avec les provinces ? » Cette question, semble-t-il, était pertinente lorsqu’il s’agissait de réduire le déficit mais, dès que celui-ci fut résorbé, elle perdit de son intérêt. Comme nous l’avons déjà dit, les bons gestionnaires s’enorgueillissent de libéral ou à ses deux campagnes à la dossier difficile à gérer sur le plan polidirection était importante. La controtique et, à son habitude, il s’en est verse suscitée par l’affaire de Grandremis à son instinct plutôt qu’à des Mère, dans laquelle Chrétien a été convictions profondément ancrées. impliqué directement, a tourbillonné Pour s’en convaincre, il suffit de comautour de la colline parlementaire et a parer sa façon de faire à celle de Tony dominé la couverture des médias Blair ou de Jacques Chirac. Chrétien nationaux pendant plusieurs mois. On attachait beaucoup d’importance à la se rappellera également que Chrétien flexibilité dans ses relations avec les avait promis dans son Livre rouge de chefs d’État étrangers et cherchait 1993 de nommer un conseiller en surtout à promouvoir une position suséthique indépendant, mais qu’il est ceptible de favoriser le commerce ou la revenu sur sa parole une fois au pouconscience sociale. Il n’est pas allé à la voir. Chrétien, tout comme Mulroney, pêche avec Bush, mais il a souvent a perdu plusieurs de ses ministres à la joué au golf avec Bill Clinton. Chrétien suite de scandales politiques. Bref, sa pouvait rationaliser bien des choses ; performance en matière d’éthique et c’est sans doute pourquoi, d’une cerde valeurs n’était guère meilleure que taine manière, il ne voyait aucune concelle de Mulroney. tradiction entre le fait d’avoir déjà Chrétien était bien conscient critiqué les excursions de pêche de qu’on lui reprochait de ne pas avoir de Mulroney avec le président Bush et ses vision nationale claire et d’être incapropres joutes avec Clinton. Il a accusé pable de produire et de définir de nouMulroney d’avoir perverti la politique velles idées. Comme nous l’avons vu, et les politiciens par son favoritisme, cela explique sa décision de déposer ses relations avec les lobbyistes et ses des livres rouges au cours des camopérations commerciales louches. Aussi a-t-il a juré que lui et son gouvernement rétabliraient Chrétien était bien conscient qu’on lui reprochait de ne pas l’honneur des politiciens et le avoir de vision nationale claire et d’être incapable de respect envers la politique. Et produire et de définir de nouvelles idées. Comme nous pourtant, les lobbyistes ont l’avons vu, cela explique sa décision de déposer des livres continué à prospérer tout au long de son règne, notamment rouges au cours des campagnes électorales. Cela explique ceux qui avaient des liens également la tendance de son gouvernement à dévoiler, de étroits avec le Parti libéral ou temps à autre, d’importants engagements financiers. ses campagnes à la direction, pagnes électorales. Cela explique tandis que bon nombre de ceux qui pouvoir résoudre rapidement les proégalement la tendance de son gouavaient des liens avec le parti progresblèmes qui surgissent, en prenant les vernement à dévoiler, de temps à siste-conservateur ont tout simpledécisions difficiles qui s’imposent. Il ne autre, d’importants engagements fiment dû plier bagage. Les nominations fait pas de doute que Chrétien corresnanciers. On se rappellera que le goupar décret n’étaient pas moins partipond à cette description. De plus, vernement Chrétien a annoncé sanes, peut-être l’étaient-elles même comme David Bercuson l’a signalé, il POLICY OPTIONS JUNE-JULY 2003 85 Donald J. Savoie était très avantageux pour le Canada en 1993 de se donner un premier ministre ayant de bonnes aptitudes à la gestion plutôt qu’une vision sociopolitique. Grâce à son instinct politique, Chrétien savait intuitivement que le pouvoir est plus certain si l’on gère les dossiers de façon pragmatique, un à un, au lieu d’essayer de changer les choses de fond en comble. Il a été un bon élève et a bien retenu les leçons apprises par Trudeau et Mulroney au cours de leurs derniers mois au pouvoir. En ce sens, donc, on peut dire que lorsque vient le moment, vient l’homme. Cela dit, Chrétien a raté une occasion en or de s’attaquer à un certain nombre de dossiers, compliqués il est vrai, mais importants, et qui demandaient un travail de longue haleine. Or, de tous les premiers ministres canadiens, Jean Chrétien est sans doute celui qui disposait de la plus large marge de manœuvre, puisqu’aucun des partis d’opposition à la Chambre des communes n’était susceptible de constituer une menace sérieuse au cours d’une campagne électorale nationale. Bref, il n’y avait aucun gouvernement en attente, un luxe auquel ne pouvaient que rêver Wilfrid Laurier, Pierre Trudeau et Brian Mulroney. Durant le règne de Chrétien, l’opposition était constituée de partis régionaux dont l’un n’avait de députés que dans une seule province. Le chef du Bloc québécois est ainsi devenu chef de l’Opposition officielle en sachant fort bien qu’il ne deviendrait jamais premier ministre. Avant même de déclencher les élections, Chrétien savait qu’il allait gagner en 1997 et en 2000. Il aurait pu en profiter pour inciter les Canadiens à s’attaquer aux problèmes fondamentaux de leur pays, que ce soit les rapports entre les régions du Canada, entre les Canadiens et leurs institutions politiques et administratives nationales ou encore entre les régions et collectivités du Canada et leurs puissants voisins du Sud à l’heure du libreéchange. Il n’en a rien fait. À l’instar de Trudeau et de Mulroney, Chrétien a été un premier ministre pour 86 OPTIONS POLITIQUES JUIN-JUILLET 2003 The Gazette, Montreal Chrétien avec le Premier Ministre Trudeau lors de la campagne référendaire québécoise, en mai 1980. Chrétien : la politique, une question de pouvoir l’Ontario et le Québec, sans jamais vraiment prendre en considération les préoccupations et les aspirations de l’Ouest et du Canada atlantique. Il n’a jamais perçu la nécessité de changer les choses, de réformer les institutions politiques et administratives nationales notamment. Le Sénat, le processus de nomination des juges, le mode de fonctionnement de la fonction publique fédérale, la nonpertinence croissante de la Chambre des communes, l’incapacité apparente des régions moins peuplées d’avoir un mot à dire dans les décisions nationales et d’autres questions fondamentales — toutes ces questions ont été laissées en suspend. Jean Chrétien est un politicien de carrière ; il n’a pas connu d’autre profes- sion. Les politiciens de carrière nourrissent des ambitions politiques et savent tirer toutes les ficelles du pouvoir ; ils ne cherchent bien souvent qu’à obtenir le pouvoir et à le garder. Chrétien était issu de ce moule. Il savait comment gérer les dossiers politiques et gouvernementaux aussi bien, sinon mieux, que quiconque dans toute l’histoire politique canadienne. Il voyait peu de mérite à s’attaquer à des questions plus fondamentales en partie parce qu’elles comportaient des risques politiques considérables. Il savait pertinemment que la réforme des institutions politiques nationales ne pouvait qu’entraîner une perte de pouvoir pour le premier ministre. Or, pour un politicien de carrière tel que lui — après avoir travaillé dur à la Chambre des com- munes depuis 1993 et au Cabinet pendant presque vingt ans, après avoir décroché le poste le plus élevé et être devenu « le patron » comme il aimait à le dire — reconnaître la nécessité de réformer les institutions aurait exigé une abnégation impensable. Mais le Canada et les Canadiens, les régions et les institutions politiques nationales avaient toutes les raisons, eux, d’espérer mieux. Donald J. Savoie est titulaire de la chaire Clément-Cormier en développement économique à l’Université de Moncton et chercheur invité de l’Institut de recherche en politiques publiques. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment Governing from the Centre: The Concentration of Power in Canadian Politics. ✂ FORMULAIRE D’ABONNEMENT OPTIONS POLITIQUES ABONNEZ-VOUS EN LIGNE ■ Nouveau ■ Réabonnement ( S.V.P. inclure n° d’abonné ____________________________________ ) ■ ■ 1 an individuel 2 ans individuel 39.95 $ 69.95 $ + + 2.80 $ TPS* 4.90 $ TPS* “ “ 42.75 74.85 $** $** ■ ■ 1 an institutionnel 2 ans institutionnel 50.00 $ 85.00 $ + + 3.50 $ TPS* 5.95 $ TPS* “ “ 53.50 90.95 $** $** * ** TPS pour les commandes au Canada. Résidents du Québec, ajoutez 7,5 % à ce montant. États-Unis, ajoutez 15,00 $ CDN de port par an; autres pays, ajoutez 20,00$ CDN par an. *** Paiements en argent canadien seulement. 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