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ÉDITORIAL
par FLORENCE GRANDSENNE
Retour sur une guerre fondatrice
P
OURQUOI REVISITER LA GUERRE DU VIÊT NAM AUJOURD’HUI ? Le
temps écoulé, plusieurs décennies, nous permet-il de proposer une analyse
nouvelle de ce moment essentiel de l’histoire internationale ?
Essentiel puisque la guerre du Viêt Nam a été un temps fort de la guerre froide.
Une large partie de l’opinion internationale dénonça violemment l’action
américaine dans ce pays. Certes, au moment de la guerre de Corée, les partis
communistes avaient fait une critique féroce de l’action des États-Unis, mais la
majorité des populations des pays occidentaux, lesquels avaient d’ailleurs apporté
leur contribution à l’effort de guerre, jugeaient cette action militaire justifiée.
Mais si, pour les gouvernements des États-Unis, la guerre du Viêt Nam était
inscrite dans la même lutte antitotalitaire que la guerre de Corée, elle a été
ressentie, contrairement à celle-ci, comme un « pêché impardonnable » par une
part importante des populations en Occident, notamment par la jeunesse – bien
évidemment surtout la jeunesse américaine à qui il était demandé d’y participer.
Comment expliquer cette différence de perception ? Les États-Unis agissaient-ils
de façon immorale en entreprenant cette guerre ? La conduisaient-ils mal ?
Cette question se pose en effet : la guerre du Viêt Nam a été perdue par les
Américains, qui n’ont pu empêcher l’annexion du Sud par le Nord. Pourquoi cet
échec militaire ? Faut-il l’attribuer à la stratégie adoptée ? Les militaires américains
auraient-ils été convaincus, dès le départ, du succès de l’entreprise et leur
« arrogance » serait-elle à l’origine de l’échec ?
Toutes ces questions sont examinées dans ce numéro par deux experts
américains, Mark Moyar et Sol W. Sanders, dans des entretiens menés par notre
ami, Roger Kaplan, journaliste au Weekly Standard et à The American Spectator.
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ÉDITORIAL
L’échec des Américains au Viêt Nam a été lourd de conséquences. Tout d’abord
parce que les États-Unis sont entrés dans une phase de doute qui a modifié leur
politique internationale, jusqu’à l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir – America
is back ! –. Ensuite, parce que cet échec a permis l’extension du communisme en
Asie et favorisé l’hégémonie de la Chine dans cette partie du monde. L’installation
du terrible régime des Khmers rouges est une conséquence indirecte de cette période
de troubles.
La guerre du Viêt Nam, c’est aussi l’événement fondateur d’une génération.
Génération occidentale car, comme se le rappelle Ilios Yannakakis, la jeunesse des
pays de l’Est, pour qui le communisme n’était en rien un doux rêve mais plutôt
une dure réalité, n’a jamais adhéré à cet enthousiasme en faveur des Vietnamiens,
« combattants de l’impérialisme américain ».
Et dans le Tiers-monde ? La guerre du Viêt Nam y eut-elle l’impact espéré par
Hanoï ? Les pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique étaient-ils prêts à se dresser
« tous ensemble » contre « l’impérialisme américain » ? Eduardo Mackenzie montre
que ce ne fut pas le cas en Amérique latine : l’appel de Che Guevara à constituer
« deux, trois Viêt Nam » n’a pas motivé les populations.
En Europe de l’Ouest et aux États-Unis en revanche, la « génération Viêt Nam »,
comme le montre Pierre Rigoulot, a vu le conflit à travers une grille faite d’antiaméricanisme, de refus du communisme soviétique, d’un attrait pour les luttes du
Tiers-monde, attrait dans lequel jouèrent un rôle majeur la culpabilité occidentale
vis-à-vis des pays pauvres et les aspirations à un « autre monde » – que le PC
vietnamien flatta habilement.
La jeunesse occidentale était fascinée par une image fantasmée, celle de la
résistance d’un petit peuple courageux face à la technologie de la plus grande
puissance militaire du monde – « la guerre du peuple est invincible » affirmaient
alors les gauchistes français. La jeunesse fit du « maquisard vietcong en pyjama
noir[1]» son nouveau héros.
En quoi cette image était-elle fantasmée ? Tout d’abord en ce que le rôle du Viêt
Nam du Nord dans ce combat était tout à fait minoré. Autant les États-Unis, en
tant que démocratie, tenaient jour par jour sa population au courant du
1. Jean-François SIRINELLI, Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron, Fayard, 1995, p. 351.
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déroulement des combats, au point qu’on a pu parler de guerre en direct, autant
l’action du Viêt Nam du Nord était discrète, et toutes ses violences cachées, des
attentats du début à la fin des années 1950 à ses liquidations physiques massives,
comme lors de l’offensive du Têt en 1968.
Les prises de position de la jeunesse étaient aussi fondées sur un malentendu.
Persuadés que la lutte des Vietnamiens était une lutte de libération nationale contre
l’occupant américain, les jeunes n’avaient pas réellement pris conscience que le
mouvement nationaliste cachait des ambitions communistes, et que c’était bien
l’installation de ce régime au Sud qui était l’enjeu de la guerre. L’ignorance du rôle
joué par le Nord et de la nature répressive de son régime était réelle. Mais davantage
de connaissances eussent-elles suffi à freiner le «mouvement de soutien pour la victoire
du peuple vietnamien»? Rien n’est moins sûr, comme le souligne Benoît Villiers.
La guerre du Viêt Nam est un événement fondateur en ce sens aussi que l’échec
de Washington a provoqué un tournant dans l’idéologie occidentale. La prise de
Saïgon et la répression qui a suivi contre la population du Sud ont dessillé les yeux
d’une partie des « gauchistes » occidentaux.
Tout d’abord parce qu’il est devenu évident que c’était bien le communisme que
le FNL voulait, dès la naissance du mouvement, imposer au pays. Ensuite parce
que le sort des « boat people » contribua à cristalliser un nouveau regard sur l’action
politique. En France, comme l’explique Claire Brière-Blanchet, l’action menée par
certains médecins de MSF, qui affrétèrent un bateau-hôpital, l’Île de Lumière,
pour sauver des boat people perdus en mer de Chine, eut un très fort impact sur la
« génération gauchiste » – y compris d’ailleurs sur la génération précédente
puisqu’elle fut l’occasion de la réconciliation de Jean-Paul Sartre et Raymond Aron.
La stupéfaction de voir certains de ceux qui avaient défendu la « lutte du peuple
vietnamien », pris de compassion, voler au secours de ces soi-disant anciens
privilégiés vietnamiens – comme on feignait de le croire alors du côté de
l’Humanité –, fut un élément moteur dans l’abandon par une partie de la jeunesse
du manichéisme gauche / droite très puissant jusqu’alors.
La découverte des « nouveaux philosophes », de Soljenitsyne, puis celle de l’action
des Khmers rouges firent le reste. L’extinction des rêves entraîna une lente
désagrégation de la fascination pour le communisme, y compris sous sa version
tiers-mondiste, et la redécouverte de valeurs longtemps décriées, celles de la
démocratie et des droits de l’homme.
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DOSSIER
RETOUR SUR UNE GUERRE FONDATRICE
ÉDITORIAL
Qu’est devenu le Viêt Nam aujourd’hui ? Sous régime communiste depuis
1975, lequel ne fut pas déstabilisé par la vague de 1989-1991, il ne s’est pourtant
pas rigidifié comme la Corée du Nord. Comme l’explique Paul André, il a
développé, inspiré par les transformations de la Chine et son enrichissement, un
modèle de croissance extravertie qui le sort petit à petit de la pauvreté.
La guerre du Viêt Nam ? Une lourde tragédie humaine (4 millions de morts,
peut-être). Une initiation à la vie politique pour une génération d’Occidentaux.
Une magistrale leçon de manipulation donnée par les communistes vietnamiens.
S’y rencontrèrent quatre rêves : l’un, attaché au communisme, le second à l’unité
nationale, le troisième à l’« Occident » et le dernier à un monde réconcilié et
fraternel. Du premier, les hommes se sont réveillés. Le second reste encore puissant,
et par définition multiple, le troisième est encore en crise – mais c’est peut-être sa
manière d’être. « L’autre monde », enfin, a perdu de son souffle, mais renaît ailleurs
sous des formes peu pacifiques.
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