Ménard Forclusion de la castration et nomination imaginaire

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Ménard Forclusion de la castration et nomination imaginaire
A. Menard
Strasbourg le 28 Mai 2011
LA FORCLUSION DE LA CASTRATION
et LA NOMINATION IMAGINAIRE
À partir du cas de l’Homme aux Loups
I Les fondements théoriques
La question de la nomination imaginaire se pose à partir du Séminaire « Les non-dupeserrent »1, avec la pluralisation des noms du père. Lacan nous indique la possibilité d’une
nomination imaginaire : « le nommer à… », qui exclut, au sens de la forclusion, la nomination
symbolique par le père. Pour cela la mère suffit, dit-il, mais le sujet se trouve captif de son
désir et il en résulte une rigidité spéciale : « un ordre de fer », que l’on peut aussi entendre
« de faire ». Ce sujet, en effet, aura sa vie marquée par l’obligation implacable de se
soumettre au carcan de l’injonction maternelle. En contrepartie, il s’en soutiendra, en retirera
même une force spécifique qui lui permettra les réalisations les plus remarquables et évitera,
de fait, le déclenchement psychotique. Une « trace » se retrouvera néanmoins dans son
discours, comme dans la contrainte qui imprégnera son œuvre. Cette théorisation donne un
éclairage certain sur ce qui soutenait un Romain Gary ou un Althusser.
Un deuxième point de repère nous est fourni par J.A. Miller dans son étude sur l’Homme aux
loups2. Il nous signale la distinction que fait Lacan dès « La question préliminaire… » entre la
forclusion du Nom du Père et celle de la castration3. Ceci correspond aux notations de P0 et
Φ0 sur le schéma I. La première c’est la forclusion du Nom du Père symbolique, la deuxième
celle de la castration. C’est cette dernière qui s’avère éclairante.
1
LACAN J., Séminaire Les noms du père, séance du 19 mars 1974 (inédit)
MILLER J. A., L’homme aux loups, revue de la cause freudienne 72/73
3
LACAN J., Écrits p. 558
2
1
Enfin, un troisième pas est franchi avec le Séminaire R.S.I.4. Alors, qu’en 1974, Lacan
s’appuyait sur le nœud borroméen à trois, il introduit ici le quatrième comme symptôme.
Lacan élargit la fonction de nomination aux trois registres. Son premier enseignement nous
avait enclins à réserver cette fonction au symbolique. Ici, faisant référence à la Genèse, il
précise que si le symbolique est au principe de la création : « fiat lux », il faut une deuxième
opération dans un deuxième temps pour le rendre opérationnel. Il reprendra ceci au début du
séminaire sur le Sinthome. Le Dieu de la Bible donne aux hommes la manière de s’en servir :
« nommer toutes choses ». Il y a là l’indication que c’est par le redoublement de la fonction
symbolique, par la nomination pour qu’il soit utilisable.
Dans la topologie borroméenne, les trois ronds sont séparés, ce qui rend compte de
l’impossibilité à dire ou à imaginer le réel (c’est la forclusion généralisée). Un quatrième rond
venant redoubler le symbolique, celui de la nomination, fonction paternelle par excellence
viendra nouer les trois autres de telle manière que chacun deux à deux, demeurent séparés
(c’est le non-rapport sexuel), mais tiennent ensemble. La fonction borroméenne se caractérise
par le fait que deux à deux les ronds demeurent séparés mais tiennent ensemble. Si l’un
quelconque des quatre est rompu l’ensemble se défait. La nomination a fonction de principe
organisateur, de point de capiton. Ce qu’il y a de nouveau, c’est que cette fonction de
nomination n’est pas réservée au symbolique, elle peut être le fait aussi bien de l’imaginaire
que du réel, mais avec des effets différents : inhibition pour l’imaginaire, angoisse pour le réel
alors que le symptôme est réservé au symbolique. Le sinthome, dans le séminaire sur Joyce
viendra subsumer les trois. Il n’empêche que si le redoublement de l’imaginaire ou du réel est
tel qu’il noue borroméennement l’ensemble, le résultat est le même, il a fonction de sinthome.
Dès lors, rien ne permettra de repérer que la fonction paternelle symbolique est défaillante.
On ne pourra le savoir que si le rond qui faisait suppléance se rompt. Celui ou celle qui
4
LACAN J., Séminaire R.S.I., séance du 13 mai 1975, Ornicar ? 5
2
déclenche une mélancolie au décès de son ou de sa partenaire et en sort aussi subitement que
ce qu’il y est entré lorsqu’il a le coup de foudre pour un ou une autre, était à l’évidence tenu
par une nomination imaginaire qu’incarnait ce partenaire, (c’est ce qu’évoque Lacan dans le
Séminaire sur l’Angoisse, à propos du film « Hiroshima mon amour »). Nous remarquons ici
qu’une caractéristique de l’imaginaire relève du tout ou rien, du plein ou du vide, opposée à
celle du symbolique où le glissement de signifiants en signifiants autorise tous les
intermédiaires et s’avère d’une souplesse opposée à la rigidité précédente. Freud avait ainsi
opposé la clinique de la mélancolie (imaginaire) à celle du deuil qui se déroule dans le registre
symbolique.
Ici, la clinique psychanalytique aussi bien que la clinique psychiatrique défaille à trouver le
moindre indice de psychose, la moindre « trace », en dehors des accès. C’est la constatation
fréquente que nous faisons dans les cas de psychose maniaco-dépressive authentique. Mutatis
mutandis on doit pouvoir repérer les mêmes conséquences dans les cas de nomination réelle.
Si nous évoquons enfin l’affirmation dans Télévision que : « nouer et dénouer ne sont pas des
métaphores »5, et dans le séminaire XXIII : « apprenons à l’analysant à épisser, à faire une
épissure entre son symptôme et le réel parasite de sa jouissance », nous sommes conduits à
beaucoup plus de prudence quant à nos élucubrations borroméennes. Ajoutons à ceci que la
figuration simple à trois ou quatre ronds noués pour des raisons didactiques n’exclut pas des
nouages plus complexes à n+1 rond.
Ce qui s’explore ici est que la possibilité d’un certain nouage, même transitoire, puisse donner
(parfois d’une façon illusoire) les effets d’un nouage borroméen. Le concept de « psychose
ordinaire » proposé par J.A. Miller vient démontrer la pertinence clinique de cette recherche.
Ce sont les modalités et les circonstances du « débranchement » ou du « déclenchement » qui
éclairent rétroactivement sur ce qui faisait suppléance.
5
LACAN J., Télévision, Paris Le Seuil 1973, p. 22
3
Une dernière remarque concernant l’apport de R.S.I. à la distinction P0 / Φ0.
Dans la topologie asphérique du cross cap, qui sous-tend le texte où se trouvent le schéma R
et le schéma I, cela est difficilement compréhensible. En effet, P et Φ ne sont que l’envers et
l’endroit d’un seul et même point : le point trou. Ce même point peut seulement être abordé
soit du côté imaginaire, soit du côté symbolique.
Avec le nœud borroméen, cette distinction s’éclaire, P0 correspondrait à l’absence de
nomination symbolique et Φ0 à celle de la nomination imaginaire.
Retenons de tout cela qu’il peut exister dans une clinique continuiste toute une gamme de
formes cliniques allant de la psychose réussie au grand déclenchement délirant, en passant par
la psychose ordinaire.
II La forclusion de la castration chez l’Homme aux loups et ses suppléances
C’est le cas de l’Homme aux loups qui a permis de poser la question de la forclusion de la
castration. Il a, en outre, l’intérêt d’introduire à une clinique continuiste en raison des
multiples solutions élaborées pour y parer. La dernière clinique de Lacan éclaire les
contradictions apparentes du cas considéré par Freud comme une névrose obsessionnelle
authentique et qui a pourtant déclenché une psychose paranoïaque transitoire. On se réfèrera
ici au texte de Jacques Alain Miller6 et d’Agnès Aflalo7 et à une conférence que j’ai faite à
Lille le 20 mars 2010 à paraître.
1) La rencontre avec la castration
C’est toujours le facteur déclenchant pour ce sujet et jamais l’irruption d’« un père » comme
pour Schreber.
À l’âge de 18 ans, il consulte Freud à la suite d’une blennorragie et de l’angoisse liée à une
atteinte de son intégrité corporelle. Celui-ci découvre alors la névrose infantile dont la
causalité est identique.
6
7
MILLER J.A., L’homme aux loups, revue de la Cause freudienne 72 et 73
AFLALO A., Réévaluation du cas de l’Homme aux loups, revue de la Cause Freudienne 43
4
Enfin la paranoïa tardive qui sera traitée par Ruth Mac Brunswick en relèvera aussi.
Freud n’expose dans son texte que la névrose infantile indiquant les trois occurrences de la
rencontre avec la castration :
-
à l’âge de 3ans ¼ lors de la séduction par sa sœur qui entraîne une modification du
caractère
-
à l’âge de 4 ans où le rêve d’angoisse révèle la scène primitive et déclenche la phobie
-
enfin l’instruction religieuse par sa mère que scande l’apparition des symptômes
obsessionnels en faisant surgir l’image du Christ comme père châtré.
Il interprète la première comme liée au stade anal, la deuxième à l’oral, la troisième à une
amorce du génital dans une anticipation que jamais ne bouclera une rétroaction.
La découverte de la castration lors de la scène primitive est le facteur traumatique réactivé
ensuite à plusieurs occasions. Freud nous dit que ce qui en résulte c’est : « toute une série de
courants, un véritable éclatement de la libido ».8 Il insiste sur la coexistence (clinique
continuiste) de ces courants qui correspondraient selon lui à trois attitudes envers le père :
« Homosexualité dans l’inconscient au niveau cannibalique dans la névrose, l’attitude
masochiste restant prévalente. Coexistent aussi amour et haine, activité et passivité, mais
surtout refoulement et forclusion. Contrairement au Lacan de la « Question préliminaire », les
deux termes ne s’excluent pas.
2) Les symptômes
Ils sont de plusieurs séries :
- l’hystérie, dont la première manifestation en est l’anorexie à l’âge de 1an ½. En relèvent
aussi en partie l’angoisse et des phénomènes de conversion tels que les troubles intestinaux
que Freud rattache à un trait d’identification à la mère.
8
FREUD S. in Gardiner Muriel, l’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même,
Gallimard, Paris 1981, p. 207
5
- la phobie, à partir du rêve aux loups qui se situe à l’âge de 4 ans. Il faut noter que ce n’est
pas un animal dans le champ symbolique de la réalité perceptive, mais une image substituée
au père. Freud compare ce cas non pas à celui du Petit Hans mais bien à celui de Schreber.
- la névrose obsessionnelle : à l’âge de 4 ans ½ elle se développe à partir de l’initiation à
l’histoire sainte. Freud note que ce remplacement est « instantané ». Les symptômes
phobiques disparaissent au profit des obsessionnels. Il s’agit de pensées qui s’imposent, de
blasphèmes compulsifs, toujours liés eux aussi à une image. Le père a ici un statut de père
imaginaire.
- la perversion, plus que son comportement envers les chenilles dans l’enfance, ce serait
l’élection d’une partie du corps féminin comme fétiche qui en relèverait.
- la paranoïa, elle correspond pour Freud à la persistance du courant forclusif dont la première
émergence a été l’hallucination du doigt coupé à l’âge de 5 ans. C’est un trou dans le nez qui
la déclenche. Il y a aussi un épisode projectif et interprétatif franchement délirant, survenu
dans l’épisode du tableau qu’il est allé peindre en territoire occupé par les Russes.
Il faut remarquer que c’est une paranoïa curable, résolutive.
3) La structure empruntée
Selon les périodes elle varie, aucune ne lui apporte un appui suffisant. Il se soutient même de
cette liberté relative liée au maintien de plusieurs courants qui lui permettent selon les hasards
les contingences des rencontres du réel, de recourir à l’une ou l’autre. Malgré ce, la névrose
obsessionnelle domine.
Cela correspond parfaitement à la psychose ordinaire à laquelle J.A. Miller la rattache.9 Elle
résulte de l’échec des structures empruntées au discours de l’Autre, et du recours à des
bricolages divers pour lesquels un sinthome, même s’il a été un temps prévalent, échoue à
faire point de capiton. On retrouve les critères d’externalité sociale, corporelle et subjective.
9
MILLER J.A., Retour à la psychose ordinaire, Quarto 94/95, p. 50
6
4) L’appareillage
C’est l’image et sa consistance qui est chaque fois utilisée pour ce qui pourrait fonctionner
comme un sinthome. C’est toujours un redoublement du rond de l’imaginaire ou un clip
imaginaire, qui, pour un temps, noue les trois ronds mais chaque fois d’une façon différente.
L’instantanéité du passage d’une solution à une autre atteste la prévalence de l’imaginaire,
domaine du tout ou rien. La recherche indéfinie d’un sens à ses symptômes tout le long de son
existence avec ses divers psychanalystes et jusqu’avec la journaliste Karine Obholzer à la fin
de sa vie en est une nouvelle preuve.
C’est bien une nomination imaginaire qui a fonctionné mais pas sur le mode d’un « nommer
à » avec sa rigidité, qui lui aurait imposé une structure stable, comme nous le verrons avec le
cas suivant.
III Le « nommer à… » de Romain Gary
Dans « Promesse de l’aube »10, Romain Gary, de son vrai nom Roman Kacew évoque sa
mère, Mina, venue lui dire adieu à l’école de l’air de Salon-de-Provence après sa
mobilisation, proférant devant ses camarades : « tu seras un héros… tu seras Guynemer… tu
seras général…, Gabriele d’Annunzio, ambassadeur de France – tous ces voyous ne savent
pas qui tu es ! »
« Je crois que jamais un fils n’a haï sa mère autant que moi à ce moment là » ajoute-t-il.
De fait, il aura été un héros de la France libre, compagnon de la Libération, commandeur de la
Légion d’Honneur, Diplomate sinon ambassadeur, romancier reconnu ayant obtenu deux fois
le prix Goncourt (l’un sous le nom de Gary, l’autre d’Emile Ajar).
Sa mère, adorée avec le même excès que ce qu’elle est haïe n’a vécu que pour lui. Son fils
avait le sentiment de ne vivre que par procuration. Il incarnait dans une nécessité absolue le
10
GARY R., Promesse de l’aube, Gallimard, Paris 1960 p. 15 et 16
7
désir maternel ses souhaits amoureux et artistiques inassouvis, parfois même, il lui arrivait de
se demander s’il existait : « la vérité est peut-être que je n’existe pas »11.
Très vite celui-ci découvre que ce désir s’adresse à un autre, (c’est un point commun entre
Mina et la mère d’Althusser) : « elle me demande de lever les yeux. Elle demeure longtemps
penchée sur moi avec un sourire de triomphe, de victoire, de possession, mais c’était un autre
qu’elle avait tant aimé et qui l’avait abandonnée qu’elle cherchait »12. Le père de Romain
Gary avait peu compté pour elle (ses parents s’étaient séparés lorsqu’il avait 12 ans).
Dès lors, faute d’identification, il va emprunter de multiples identités : « quand on est môme,
pour être quelqu’un il faut être plusieurs »13.
Aucune de ces images, « images de soi dont l’autre me revêt » selon l’expression que Lacan
emploie à propos de Lol V. Stein ne le satisfait, pas plus que son uniforme d’aviateur de la
France Libre auquel il tenait particulièrement, pas plus non plus que ce « parapluie habillé »
nommé Arthur, véritable double de lui-même dans « La vie devant soi ».
Myriam Anissimov dans sa remarquable biographie le qualifie de caméléon en référence à ce
qu’il raconte dans « La nuit sera calme » : « Il y avait une fois un caméléon, on l’a mis sur du
vert et il est devenu vert, on l’a mis sur du bleu et il est devenu bleu, on l’a mis sur du
chocolat et il est devenu chocolat, et puis on l’a mis sur un plaid écossais et le caméléon a
éclaté ».
Le « nommer à » se manifeste dans la satisfaction qu’il éprouve lorsqu’un éditeur accepte son
premier livre : « une éducation européenne ». Il dit : « j’étais né »14, mais ce plaisir ne dure
guère et il lui faut d’autres succès littéraires. Même le succès du premier Goncourt sera terni
par les critiques qui le blessent plus que les louanges ne le satisfont.
11
ANISSIMOV M., Romain Gary le caméléon, Denoël, Paris 2004, p. 11
Promesse de l’aube, loc. cit. p. 72
13
AJAR E., La vie devant soi, Mercure de France, Paris 1975, p. 108
14
GARY R., Promesse de l’Aube, loc. cit. p. 374
12
8
Avec Emile Ajar, il aura un temps l’illusion d’un « auto engendrement ». Il sera jugé sans
l’écran de sa personne, pour lui-même, loin des préjugés dont il a souffert, qui s’attachent à
ses origines de fils d’immigrés (il est né à Vilnius alors sous la domination russe), et à sa
judéité. Comme dans le mythe du Golem, sa création s’émancipe et il ne peut plus la
maîtriser. Son cousin, Paul Pavlowitch, qui a accepté de jouer le jeu, cherche à voler de ses
propres ailes. L’énigme tourne au piège qui se referme sur lui.
La vie sexuelle et sentimentale a beaucoup d’importance pour lui. Il a une quantité de femmes
à ses pieds, comme le lui a prédit sa mère. Il en a aimé certaines, et cela est manifeste au
moins pour les deux femmes qu’il a épousé, Lesley Blanch et Jean Seberg. À la question de
son psychanalyste (Serge Lebovicci), combien avez-vous eu de femmes ? il s’étonne d’abord
qu’un spécialiste d’une telle envergure lui pose une telle question, puis répond : « aucune ».
L’irruption brutale d’une attirance pour une femme sur le mode du coup de foudre, la
nécessité impérieuse d’une relation amoureuse immédiate porte la marque du registre
imaginaire du tout ou rien, comme nous l’avons vu chez l’Homme aux loups, mais surtout,
« l’ordre de fer » s’impose ici et lui interdit d’autres modalités de jouissance.
Malgré une sexualité précoce et vigoureuse, il vit dans l’angoisse et la hantise de la perte de
sa virilité. Ses préoccupations hypochondriaques tournent en particulier, autour de ça. La
diminution de sa puissance et la perspective de la vieillesse seront une des causes non avouée
de son suicide. C’est en tout cas ce qu’il met en scène dans son roman : « Au-delà de cette
limite, votre billet n’est plus valable ».
L’angoisse fut sa compagne toute sa vie. Il fit de nombreux épisodes dépressifs suivis de
périodes d’hypomanie. Ces dernières étaient peut-être iatrogènes liées aux IMAO, prescrits
par le Docteur Bertagna. L’idée du suicide l’a souvent visité. Cyclothyme, plus que maniacodépressif, il n’a, semble-t-il jamais eu d’épisode mélancolique franc, sauf, peut-être celui qui
a entraîné sa mort. Une femme est pour lui un double imaginaire dont il est manifeste que
9
c’est ce qui le fait tenir. « L’amour est toujours narcissique » nous affirme Lacan, même s’il
n’est pas que ça, mais aucune femme ne le satisfait vraiment et il en faut toujours une autre.
Dans « Clair de femme », le couple formé par Yannick et Michel rompu par la mort de
Yannick va tenter de se reconstruire entre Lydia et Michel que redouble le couple Alain Lydia. C’est le couple amour - mort illustré par celui du Senior Galba et de son chien Matto
grosso. Le chien anxieux ne veut pas voir mourir son maître. Il meurt le premier, mais Galba
ne lui survit pas. Pas l’un sans l’autre… Le couple du chimpanzé et du caniche rose redouble
ironiquement ce couple dans un jeu de miroir et continue à danser sur un air de paso-doble.
Jean Seberg se suicide avant Romain Gary. Il écrit quelques années après avant de se
suicider : « je ne me suicide pas à cause de la mort de Jean ». Les causes de son suicide nous
l’avons dit, la peur de la vieillesse, la diminution de sa virilité sont en fait liées à la
dégradation de l’image qu’il a de lui, forgée par sa mère. Elle se manifeste d’une manière
critique dans l’impossibilité de révéler la véritable identité d’Emile Ajar, qui est lui, plus que
lui-même. La révélation de l’imposture serait la mort d’Emile Ajar, donc la sienne. Il préfère
mourir avant son moi idéal. Dorian Gray (Gary est l’anagramme de Gray) en tuant son image
dans le portrait se tue lui-même, Romain, lui, se tue faute de pouvoir tuer l’image. Emile Ajar
aurait-il été son sinthome ?
La nomination imaginaire lui a insufflé dans la vie un courage, une énergie, une ténacité
certaine à l’origine de son œuvre. Elle l’a soutenu dans sa vie sentimentale et amoureuse sans
pourtant combler vraiment cet abîme ouvert dans l’imaginaire où se manifeste l’angoisse et
où la mort triomphe.
Rigide d’un côté, précaire de l’autre, cette nomination n’a pu introduire la souplesse d’un
nouage borroméen qui n’est pas à exclure dans d’autres cas, peut-être même chez lui à
certains moments de son existence.
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Il a vécu sous le regard et l’emprise de la voix de sa mère. Ainsi, dans « Promesse de l’Aube »
il affirme qu’elle lui avait fait parvenir par le détour de la Suisse, et pendant toute la guerre,
des lettres d’encouragement qu’elle avait écrites avant sa mort. Même si cela n’est qu’une
fiction, elle manifeste sa vérité : sa vie a été dominée par cette mère qui ne transigeait pas
avec la perfection. Il est certain pour lui que ce ne fut jamais la confrontation d’avec un Père,
qui provoqua son angoisse, mais bien l’altération corporelle et la castration imaginaire qui lui
est liée. Au demeurant, peu importe qu’il soit psychotique ou non. La question se déplace de
ce qui fait défaut à ce qui assure son « savoir y faire avec la jouissance ». Celui-ci se repère
dans les moments où il s’avère défaillant. Ces deux cas, bien qu’ils soient très différents dans
leur expression, s’éclairent dans leur relation d’avec la forclusion de la castration, soit avec
cette carence de l’imaginaire sur laquelle Jacques Alain Miller a fait porter l’accent lors du
Parlement de Montpellier.
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