Le portrait de Liliane Gray

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Le portrait de Liliane Gray
Le portrait de Liliane Gray
La première pourrait jouer la mère de Betty Draper dans la série Mad Men.
Un sens de l’impeccabilité qui fait la marque de fabrique du tout début des
années 60. Du moins pour ceux qui ne les ont pas vécues et fantasment sur
la moindre roulette de chaise de bureau signée Eames. Le décor que l’on
aperçoit derrière le brushing millimétré ajoute cependant une french touch
baroque qui n’a rien à voir avec les bureaux de Madison Avenue période
Kennedy. On songe alors au portrait du cardinal Mazarin : même regard
autoritaire, même étoffe carmin, même bouche légèrement pincée exprimant
une pointe de dédain. La photo est signée AFP et paraît régulièrement dans
la presse lorsque les services photos des journaux sont à court d’images
pour illustrer un énième rebondissement du feuilleton Bettencourt.
La seconde n’a visiblement plus de dents, son dernier rendez-vous chez le
coiffeur remonte à l’époque pompidolienne, ses doigts boudinés comme des
quenelles de brochet sentent la nicotine et le beaujolais dont elle entasse les
briques en carton dans un caddy piqué chez Monoprix, son bonnet vient de
l’Armée du Salut. La photo est signée François-Marie Banier, elle fait la
couverture de son livre d’art Perdre la tête1 publié en 2005 chez Gallimard et
dont Amazon.fr, pour persuader ses acheteurs de l’ajouter au panier,
propose cette description : Every day, Francois-Marie Banier leaves home
with his camera and no preconceived notions, just an interest in what the
world looks like that morning. Surveying the street from his moped, he
focuses on faces and figures bearing the marks of a life with the power to
touch his viewers emotions - a street cleaner with the demeanor of a heroic
mythological warrior, lonely figures out for a stroll, passers-by, couples - all
have lived through trials at which we can only guess.2
Vous l’avez compris, du moins ceux qui parlent anglais2, François-Marie
Banier s’inscrit dans la tradition de la photographie humaniste française
d’après-guerre représentée par Doisneau, Ronis, Cartier-Bresson et consorts.
Ceux-ci ont photographié la vie quotidienne et les gens ordinaires de la
France des années 40 et 50, développant une esthétique qui a contribué à la
redéfinition d’une francitude après les traumatismes de la 2ème guerre
mondiale, comme l’ont finement analysé Peter Hamilton et Stuart Hall dans
un ouvrage essentiel des Cultural Studies 3. Figure majeure de cette
photographie, le clochard est alors le symbole d’une marginalité romantique
célébrée avec plus ou moins de talent par notamment Prévert et Carné. Dans
les années 80 et 90, cette esthétique connaît un regain d’intérêt, on voit
soudain pulluler calendriers, posters, agendas, sacs, T-shirt, chaussettes,
reprenant jusqu’à l’écœurement Le Baiser de l’Hôtel de Ville et autres Enfants
de la Place Hébert. Les vendeurs de cartes postales font fortune avec ces
images rétro qui ravissent les touristes férus de clichés mariant la baguette
au béret basque, le vélo au gendarme ou le pavé aux p’tites femmes de
Pigalle, dans des poses insolites et un noir et blanc toujours élégant.
Les photographies de Banier sont la preuve que cette poésie des faubourgs
marche toujours. Il tient des propos assez renversants et passablement
éculés sur son statut d’artiste humaniste et sur la générosité de sa démarche
artistique. Récemment invité sur France Inter lors d’une émission intitulée en
toute simplicité Dans l’Atelier de François-Marie Banier4, le photographe
répondait avec une désinvolture un poil trop appuyée à un journaliste qui,
simultanément, tentait de camoufler sa déférence sous une couche de fausse
impertinence, montrait d’étonnants signes de fébrilité comme s’il rêvait en
secret de sucer les doigts de pied de son invité, et commentait le moindre
reniflement de celui-ci comme l’expression d’une inspiration artistique hors
du commun. Un grand moment radiophonique dont voici quelques extraits
choisis en toute partialité.
François-Marie est en train de peindre sur ses photos, écrivain, photographe,
peintre, je suis un artiste complet, il hésite à mettre çà et là une touche de
gouache orange, on l’entend nettoyer son pinceau dans son merveilleux
atelier de Saint-Sulpice, il travaille d’arrache-pied car il a une œuvre à donner,
il rudoie soudain son interlocuteur, le traite de con qui ne comprend rien
(c’est sa marque de fabrique, la méchanceté est une preuve d’honnêteté
paraît-il), on quitte l’atelier pour le suivre dans les rues de Paris, il discute
avec des clochards et des sans-papiers, des gens de couleur qui viennent
d’ailleurs, il aurait tellement aimé être noir, il devise sur sa mission, montrer
l’âme des gens simples, mettre en valeur leur beauté, son seul souci c’est
d’aider les gens par son art, il ne revendique aucune influence dans son
travail, tout sort de moi je ne sais pas comment, c’est un rebelle depuis
toujours, autrefois il a été un enfant très solitaire, révolté de venir au monde,
il écrit il écrit il écrit il écrit il écrit depuis qu’il a 3 ans, pas de problème
d’inspiration, ça sort tout seul, je chie ENORME vous comprenez, pourtant il
n’aime pas vendre car il est comme les petits enfants qui veulent retenir,
c’est anal, vous voyez, trop d’émotions qui le submergent, trop d’affect, il
croise des SDF, je recherche les êtres les plus dévoyés, il leur demande leur
âge en les prenant en photos, la beauté pour moi ce sont des millions de
rides qui sont le miroir d’une vie qu’ils ont traversée et recèlent les mille
secrets que j’essaie de traduire par mes romans et mes photos…
Le fou-rire n’est pas loin mais on se retient. S’émouvoir de la beauté des
sillons de l’âge quand on a reçu une île dans les Seychelles grâce à la vente
de milliards de pots de Nutrition intense Repulpeur-Collagène-Derma-GenèseAge-Re-Perfect-Pro-Calcium-Double-soin-défroissant-Nutrissime-RevitaLift by
L’Oreal, c’est tout de même assez cocasse. Cocasse et effrayant. Effrayant,
non à cause du paradoxe de la situation (quoi de plus humain que de
s’empêtrer dans des contradictions), mais par la manière dont Banier
enveloppe le tout de couches dégoulinantes de compassion. C’est là qu’on
pense avec regret à Truman Capote qui, lui, savait être langue de pute
jusqu’au bout et avec un talent époustouflant. Dans l’art de profiter des
puissants en sachant les maltraiter avec efficacité et surtout sans avoir
besoin de se justifier, l’auteur de Breakfast at Tiffany’s faisait preuve d’un
panache inégalé à ce jour.
A ce moment-là de l’interview, tandis que Banier continue de cabotiner
devant un journaliste en liquéfaction accélérée, je songe soudain au Portrait
de Dorian Gray d’Oscar Wilde, autre dandy au destin nettement plus difficile
(pour ceux qui ne connaîtraient pas ce livre fameux, vous trouverez un
résumé en 4 cases dans un autre livre fameux intitulé 90 livres cultes à
l’usage des personnes pressées d’Henrik Lange que je vous conseille
vivement). Deux jours plus tard, mon intuition se confirme lorsque je tombe
par hasard sur une photo de presse montrant Liliane Bettencourt penchée
vers les tirages argentiques sur papier baryté des clochards de Banier lors du
vernissage d’une de ses expositions. Sous un casque de cheveux
soigneusement laqués, son visage poudré semble particulièrement bien
conservé pour son âge - sans doute grâce à de régulières cures de
thalassothérapie en Bretagne en alternance avec quelques coups de bistouri
des meilleurs chirurgiens du pays - contrairement à ceux très abîmés des SDF
qui lui font face dans leurs cadres en bois noir sous un passe-partout
coquille d’œuf. Tout s’éclaircit. God damn it ! Il s’agit bien de l’adaptation
contemporaine du Portrait de Dorian Gray ! Naviguant dans des mondes de
plus en plus éloignés de la réalité, les riches se payent le portrait des pauvres
qui vieillissent pour eux… Dans cette perspective, François-Marie Banier
cumule les rôles de Basil Hallward et Lord Henry5, tandis que la galerie d’art
remplace aisément le grenier : rien de tel que l’hypervisibilité pour planquer
un secret, c’est le principe même de La Lettre volée7.
Ce soir-là avant d’aller me coucher, j’ai regardé avec désarroi mon pot de
crème Plénitude-Contour des yeux qui trônait sur la tablette de la salle de
bain.
Notes :
1
Titre exprimant une prédiction assez comique, toute l’affaire Bettencourt reposant sur la possible réduction des
facultés mentales de la principale intéressée
2
Pour les autres, voici la traduction du logiciel Reverso.net qui révèle quelques accidents involontairement
poétiques : En examinant la rue de son vélomoteur, il se concentre sur des visages et des figures(chiffres) portant
les marques d'une vie avec le pouvoir(la puissance) de toucher ses émotions de visionneurs(téléspectateurs) - un
nettoyeur de la rue avec le comportement d'un guerrier mythologique héroïque, solitaire comprend pour une
promenade, des passants, des couples - tous ont vécu par des procès(essais) auxquels nous pouvons seulement
deviner.
3
Representation : cultural représentations and signifying practices, edited by Stuart Hall,1991.
4
http://sites.radiofrance.fr/franceinter/em/atelier-de/index.php?id=94378
5
Respectivement le peintre du tableau et l’ami pervers de Dorian
7
La Lettre volée. Edgar Allan Poe, 1844. Nouvelle dans laquelle un détective cherche une lettre qui a été volée
dans le boudoir royal. Après avoir épuisé toutes les solutions, le détective comprend que le criminel n’a pas
caché la lettre, mais l’a simplement posée sur son bureau. Le principe est aussi simple qu’efficace : mettre en
évidence un objet que tous croient dissimulé dans un endroit secret.