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LES ÉPERDUS
Robert Faye
Les éperdus
Nouvelles
Éditions Persée
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements
sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence.
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© Éditions Persée, 2016
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LE CHIEN DE GUERRE
Je pars sans rien quitter. Mon pas est rapide, ma main ferme sur
le bâton. Ni ce caillou qui tord ma cheville, ni cette pluie fine ou
cette nuit d’encre n’altèreront ma détermination. Je marche, tête
haute, sans craindre ces ombres fugitives sous les hautes futaies.
Je marche, obstinément. Enfin, un chant d’oiseau, timide, répond
à la lueur naissante au ciel de l’Est. La mousse, sous mes talons,
exsude la rosée. Le chemin étroit encore se fonde dans l’obscur. Je
n’en sais pas le terme… La flèche, une fois lancée, doit-elle encore
voir la cible ? Chaque pas me renforce. Mes sandales rouges, délavées, connaissent écorce ou sable. Dans l’une des poches de mon
pantalon de toile, j’ai glissé mes papiers et le médaillon. Peutêtre, ainsi, quelqu’un le reconnaîtra-t-il ? Il était mon amant, mon
avenir, ma vie. Je suis sûre qu’il vit encore. J’avance plein Nord,
vers la ligne de démarcation. Je sais, au long des routes, l’interminable file des soldats vaillants, puis contournés, disloqués, prisonniers. Je connais, au fronton des Mairies, cette croix inversée,
l’arrogance des vainqueurs, ce drame qui recommence… Mon
père est mort pour rien dans la boue du « Chemin des Dames ». Je
devine l’horreur des camps, sans en savoir l’inimaginable excès.
Je marche vers le cœur du volcan dont j’aperçois les premières
coulées de lave : ma France inhabitée.
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Vingt-deux années de vie heureuse ne m’ont pas préparée à
ce défi, ni ma licence de biologie. À la fac, je rencontrais Henri,
sa gaîté, ses yeux de Méditerranée, le monde de ses bras. Il y a
deux ans, dans sa tenue guerrière, il sautait dans le train… Pas une
lettre, ni, non plus, l’annonce diabolique par les gendarmes, au
seuil, qui baissent leurs casquettes. Le vide taraude. Alors, Je suis
partie, chasseresse, enquêteuse, tendue. Pour mourir ou revenir
ensemble…
Bien sûr, l’indice est faible : son ami Paul, blessé, évadé, avait
aperçu Henri, il y a un an, dans une colonne de prisonniers, au
nord d’Orléans. Mon plan est de trouver d’autres témoins, français ou allemands. Ma respiration est lente, ma gourde encore
pleine. J’estime avoir parcouru cinquante kilomètres. Il me reste
cinq figues sèches. La fatigue monte, je dois passer la Loire et
remonter encore. La crainte d’entrer dans les villages m’oblige
à mille détours et le soleil d’Août se fait agressif. Je me sens fragile et épuisée. Je longe un barbelé. Au moment où se dessine le
toit bas d’une ferme, s’approche un haut chien puissant, désabusé,
sans couleur, au regard étrange. Il n’aboie pas, ni ne grogne. Ses
oreilles dressées montrent qu’il n’a pas peur. Sa queue ne remue
pas. Ni accueillant, ni hostile, il maintient une distance de deux
mètres. Il semble me conduire jusqu’au portail ouvert. Que j’entre
ne l’émeut pas beaucoup. Il continue d’avancer d’un long pas chaloupé vers l’entrée ombragée de la ferme. Je le suis. La femme
qui apparaît dans l’encadrement de la porte a une cinquantaine
d’années. Sa robe jaune pâle semble immaculée. Elle me dévisage
longuement :
« Entrez, jeune homme, vous avez l’air exténué. »
Sa confusion ne m’étonne pas : mes cheveux me collent au front
et ma vareuse est informe. Je sais ma beauté et mon charme… en
temps de paix. Avec Henri, je brillais dans le rire, la danse et la
conversation. Je mesure un mètre soixante-huit. Mes cheveux sont
courts, bruns, mes seins discrets et mes hanches peu marquées. Je
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sais avoir des pommettes hautes, des tempes légèrement creuses et
les yeux noisette. J’ai les épaules carrées de la gymnaste amatrice
que je fus pendant mes études. Mon allure est presque masculine ! Sur son invitation, je m’assois, vide un grand verre d’eau et
croque une pomme.
« Merci beaucoup Madame. »
Comme attendu, ma voix me trahit.
« Oh, pardon, je vous avais prise pour un jeune homme, mais
maintenant que je vois la finesse de vos traits… Vous allez vous
reposer, il sera bien temps de m’expliquer cette escapade. Mon
mari va travailler tard dans les champs. Nous prendrons la soupe
ensemble. Je m’appelle Isabelle, et vous ?
— Martine ».
La chambre est simple, basse, propre. La table de bois sombre
fait équilibre à un haut lit métallique recouvert d’une couverture
rouge. Quelques livres m’attirent : Jules Vernes siège à côté d’une
vieille édition des Misérables. Une carabine repose sur un râtelier
mural… la chambre d’un garçon. Je m’endors très vite. Un coup
discret à ma porte :
« Mademoiselle, voulez-vous manger ? Il est dix heures du
soir. »
J’ai faim. Je me lève, sors et butte sur le chien qui demeure
presque immobile. L’homme est grand, fort. Son cou est large, sa
mâchoire carrée ; ses cheveux denses dessinent une raie centrale.
Il se tient debout près de la table et me regarde avec une curiosité
bienveillante. Il me prie de m’assoir. La soupe sent la tomate et
l’oignon.
« Alors, que vous arrive-t-il ?
— Mon mari (je mens un peu.) est parti à la guerre. Je n’ai
aucune nouvelle depuis deux ans. Je pars le chercher. »
Le maître de maison remplit haut mon verre d’un vin un peu
acide. À cet instant, son regard vers sa femme laisse passer un
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éclair de souffrance… Ils sont dans la même situation : deux garçons mobilisés, puis l’attente.
« Mais, Martine, vous ne pourrez rien ! La France occupée est
hostile. Les boches sont partout et contrôlent sans cesse. Il faut des
relais, de l’argent…
— J’ai dix-huit cents francs ! Je suis déterminée et dois passer
la Loire cette nuit. Connaissez-vous un moyen ? »
Le silence me paraît long.
« C’est de la folie. C’est trop dangereux. Vous n’êtes pas expérimentée. Vous êtes trop… fragile ! »
Les regards échangés me laissent espérer.
« Bon ! J’ai une barque cachée, à un kilomètre d’ici. Nous partirons à deux heures. Je vais vous faire un plan de l’autre berge où
grouillent les soldats. Je vous prête notre chien : autrefois la ferme
s’étendait sur la rive opposée. Il la connaît par cœur pour l’avoir
parcourue pendant cinq ans. « Spring » saura vous prévenir en cas
de danger. Il vous conduira chez Thérèse. Quand vous serez en
sécurité, alors, il rentrera. Je ne vous laisserai pas partir sans lui ;
vous savez, il m’a sauvé la vie. »
Je n’ose pas accepter cette proposition si généreuse et fais Non
de la tête. Pourtant je ne m’étonne pas de sa conclusion définitive :
« C’est dit. Essayez de dormir. Je prépare votre balluchon et
vous réveille dans trois heures. »
Je balbutie un remerciement. Je sens qu’ils voient en moi
comme un troisième enfant qui pourrait ramener les garçons. Je
n’oublierai pas leurs noms : André et Louis Courtejan.
Je retourne dans la chambre. Cette fois, Spring se couche au
pied du lit. À deux heures, il me réveille en posant sa truffe froide
sur ma main. Monsieur Courtejan a déjà fait une boisson chaude
et préparé un sac à dos.
« Je t’ai mis deux saucissons, une vieille boussole, des savates
et un couteau. Sais-tu ramer ? »
Je n’aurai pas un mot de plus. Déjà sorti, il me tend une veste
noire de toile épaisse, m’aide à chausser le sac, appelle le chien et
part devant.
« Suis-moi maintenant pas à pas, les rivages sablonneux sont
mouvants. »
Dix minutes plus tard, Spring saute dans une plate noire cachée
sous un saule. Courtejan la détache et la pousse dans une eau
sombre, tiède, aux reflets d’argent pailleté d’étoiles. De sa main
large, il m’aide à m’asseoir et me glisse deux lourds avirons de
bois.
« Rame plein nord, le courant te portera à l’aplomb du bois du
père Ursule. De là, Spring te conduira. »
Et il pousse la barque qu’il ne reverra plus. Le chien assis à
l’avant guette l’ombre de la rive adverse…
Si ce n’était la présence des ennemis, cette aventure aurait
presque un côté romantique ! Mais là, le poids sur mon thorax,
la sueur dans le dos, le pouls accéléré, tout trahit mon angoisse.
Je prends des précautions pour avancer dans un silence absolu en
veillant à l’inclinaison de mes avirons. Assez vite, nous heurtons
un banc de sable. Spring saute, avance nez au sol et revient me
chercher. J’abandonne la barque à son ancre, tout en sachant le
danger d’un tel indice au petit jour. Le banc est large et le discret
clair de lune me rend visible. Spring, lui, se fonde sur le beige du
sable. Je cours derrière, penchée en deux, droit devant. Un second
bras de Loire, deux cents mètres plus loin, fait barrage à l’avancée du chien. Je dois continuer et retire mon pantalon. Spring
finit par me suivre. L’eau monte à ma taille mais le courant n’est
pas violent. Le froid s’ajoute à la peur. Un poisson saute. Bientôt
le sol remonte et nous sortons. Le chien s’ébroue dans un bruit
fantastique… rien ne bouge, pas une lumière. Je devine, à deux
cents mètres, la masse sombre des arbres : le bois du père Ursule ?
Spring file en décrivant une grande courbe à droite. Je le suis. Le
sable mou résiste mal, mes pieds perdent appui. Irrésistiblement je
m’enfonce. Les hanches, la taille… Je suffoque progressivement,
envahie par cette terreur d’être engloutie ainsi, vivante, seule,
oubliée. J’ai du mal à garder mon calme mais chaque mouvement
aggrave l’ensevelissement. Alors je chuchote un cri : « Spring.
Spring. » Je ne le vois plus. Je m’immobilise. Chaque millimètre
de chute de mon corps dans ce trou de l’enfer me semble gigantesque et mon cerveau a du mal à fonctionner. Je me vois aspirée
inexorablement. Enfin la silhouette pâle du chien se découpe à
cinq mètres. Spring tourne, renifle et palpe le sable mortel. Je sors
mon sac à dos et y fixe une des jambes de mon pantalon. Je parviens à jeter le sac dans sa direction tout en tenant ferme l’autre
jambe.
« Allez, Spring, viens, le chien. Prends-le et tire, tire ! »
L’animal puissant semble comprendre, mais ses pattes postérieures, encore, refusent d’avancer tandis que ses pattes antérieures martèlent le sol humide. Il sent la mort. Pourtant, centimètre par centimètre, il progresse, maintenant presque couché. Le
sac n’est plus qu’à un mètre de lui, mais le chien s’enfonce et doit
reculer. Je hurle
« Spring, encore ! »
Il tourne, tâte, le museau au ras du sable et tente une nouvelle
approche. Il s’immobilise et semble attendre. Mon cerveau est
engourdi. Je dois jeter à nouveau mon sac dans sa direction. Je tire
doucement pour le récupérer et le lance avec l’énergie du désespoir. Spring, cette fois s’en saisit et commence à tirer. Cela a pour
effet immédiat de lui faire perdre ses appuis et l’oblige à se coucher dans le sable mouvant. Mais il tient, sans lâcher prise. Alors
commence le film au ralenti d’une jeune femme et d’un chien liés,
luttant contre la mort. Je tire doucement pour tenter d’horizontaliser mon corps tandis que Spring se statufie. Chaque millimètre est
une victoire. Il me faut d’interminables minutes pour me libérer
jusqu’aux cuisses et je me couche à plat ventre, le nez à dix centimètres de sa truffe. Ses yeux reflètent la peur.
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« Allez Spring, maintenant ! »
Seules ses pattes arrières ont encore un appui. Il parvient à les
replier et commence à tirer. Je rampe, il s’enfonce. Mes jambes
collent encore à ce sol ni eau ni sable. Spring doucement libère
ses pattes antérieures… « Allez Spring ». Je nage sur ce sable
gluant et il me traîne littéralement, respirant fort et par saccades,
la gueule serrée sur la bride du sac. Je me retrouve échouée contre
lui. Je pleure. Alors, il se redresse, s’ébroue trop bruyamment et
reprend sa quête. Je tords et renfile mon pantalon entaillé par les
crocs de mon nouvel ami… Où commence l’humanité ?
Le bois est à portée, tout reste à faire. Nous longeons la berge
sur une centaine de mètres avant que Spring ne retrouve le chemin
familier. Il file, se retournant sans cesse pour vérifier que je le suis.
Jusque-là, par miracle, aucun signe de réaction des postes avancés.
Durant une demi-heure, nous courons, droit au Nord. À nouveau
une clairière se découpe. Spring accélère en remuant la queue et
va gratter à la porte d’une bicoque de bois. Ici encore, c’est une
femme, endormie, probablement Thérèse, qui entrebâille, aperçoit
Spring et ouvre. Je décris notre tumultueuse traversée, entrecoupée des « Vous êtes folle ! » de notre hôte nocturne. Elle comprend
que je dois repartir et quitter au plus vite la zone : nouveau plan,
nouvelle boisson chaude et nouvelle errance, cette fois-ci en terre
occupée.
Il est quatre heures du matin, il me reste deux heures pour avancer de nuit. Je me sens la force de faire encore, sauf imprévu,
une dizaine de kilomètres. Thérèse me trouve un pantalon sec. Je
laisse à Spring les saucissons et repars en évitant les routes : objectif passer à l’Est de Blois. Je me donne 48 heures, puis Orléans.
L’argent me permettra de me nourrir et dormir chez l’habitant…
s’il reste de la paille et de la nourriture ! Là, je tenterai, par tous les
moyens, d’obtenir des indices ou je ne sais quel « Sauf conduit ».
Cette fin de nuit m’épuise et la solitude me fragilise plus que
prévu. Je ne suis qu’une gamine utopique ! La marche m’est dif11
ficile dans la fraîcheur de cette deuxième aube. Il va faire jour. Je
vais devoir trouver un endroit où me reposer une ou deux heures
avant de frapper à une porte inconnue. Là, sous ce saule. Je pose
ma tête sur mon sac et sombre dans un sommeil agité. Une violente douleur sur l’épaule me réveille. Au-dessus de moi, deux
soldats Allemands à la tenue impeccable. L’un s’adresse à moi en
français :
« Veuillez-vous lever. Avez-vous vos papiers, s’il vous plaît ? ».
Il est grand, beau gosse, déterminé : Je m’exécute. Il reprend
« Martine, amusant. Vous allez où ?
— Je vais tenter de retrouver mon ami dont je n’ai plus de nouvelles depuis deux ans.
— Il était soldat ?
— Oui.
— Alors il est, au minimum prisonnier, mais vous n’aurez pas
accès au camp. Il faut rentrer chez vous. ».
Je ne bouge pas. Je sens, intuitivement, le regard visqueux du
deuxième homme. Il s’avance et me pousse, ce qui me fait trébucher. Me voici à genoux et je n’ose tancer ce larron planté devant
moi, les jambes écartées. Il me soumet et j’ai envie de lui cracher
mon mépris. Le premier soldat, probablement moins gradé, s’est
écarté et demeure silencieux. J’attends je ne sais quoi. Le silence
pèse. Je suis à merci et ma langue colle au palais. Va-t-il me frapper ou partir ? Il finit par se pencher et m’arrache ma chemise,
en riant de façon tonitruante. Ce rire, cette violence, cette toute
puissance, le basculement vers la barbarie. Je tente de couvrir ma
nudité, mais son regard demeure libidineux. Ignorant son estafette,
il retire sa veste et défait son ceinturon avant de se jeter sur moi. Il
est lourd et je sens mes forces, ma volonté, ma conscience vaciller.
Je ne peux plus réagir, je suis paralysée et deviens comme étrangère à ce viol. Nue, écartelée, je n’entends presque pas les râles
de l’homme qui s’agite et me pénètre comme on déchire. Soudain,
étouffé, un cri allemand horrible, étranglé, ultime, me sort de ma
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léthargie morbide. Le premier soldat tombe dans une mare de
sang, s’agitant comme un pantin désarticulé, avant de s’immobiliser, mort. Le chien en furie, venu de nulle part, contourne alors
l’homme sur moi qui hurle et veut se relever pour saisir son arme.
Je le serre entre mes jambes, bascule avec lui. C’est lui maintenant
que le sexe torture et emprisonne. Spring le mord à la fesse et
se met en position d’attaque, attendant que le cou se présente. Je
prends fermement les cheveux de l’homme affolé et de toutes mes
forces rejette sa tête en arrière, offrant les carotides aux crocs du
chien qui ne lâchera plus.
Le sang coule, tiède, collant et me macule. Je me détache de
ce corps étranger et rampe à l’écart, encore abasourdie. Le chien
vient contre moi. Une seconde fois, je lui dois ma survie. Pourquoi
ce chien s’est-il attaché au point de risquer la mort, sans rien
attendre en retour ? L’odeur fade demeure et avec elle un sentiment de terreur. Spring ne bouge pas. Sa présence m’est réconfort.
Je parviens à me calmer et récupérer ma chemise en lambeaux. Je
perçois combien de sacrifices, de blessures, de déceptions il va me
falloir encore affronter. Pourtant, je vais continuer, Henri ne peut
être mort, je le sais. Il m’attend.
Je dois trouver de l’eau, me laver de la souillure et du sang.
Marcher encore pendant le jour jusqu’à la fontaine ou le cours
d’eau. Je revêts la veste noire, mon pauvre pantalon et mes sandales maculées. Mon sexe est douloureux. Spring pose sur moi
son regard étrange et emboîte le pas. Cette fois, il ne se cache plus.
Nous avançons lentement, lourdement, dans les prés jaunes. Une
perdrix s’envole et plane à vive allure sur la crête des blés. Deux
soldats, exsanguinés par un chien de guerre, vont être retrouvés.
Qui comprendra la scène ? Cela nous laisse un peu de temps. Un
bouquet d’arbres attire mon regard. Un mince filet d’eau y survit.
Tous deux accroupis, nous buvons. Jamais encore je n’ai caressé
le chien. J’avance mes mains chargées d’eau pour le laver des caillots qui tapissent son poitrail. Il recule un temps puis se soumet.
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Le sang sur ma chemise résiste, scellant l’outrage, tant pis. Nous
abordons un petit village à moitié déserté. Un maigre vieillard,
assis au seuil d’une petite maison blanche, lève le menton en guise
de bonjour. Nous l’approchons et je souris pour l’amadouer.
« Bonjour… Nous sommes de passage… Pourrais-je me reposer ici ? J’ai de l’argent.
— Bien sûr, on peut. Ils sont tous partis. Mais y a des chambres
et de la soupe si tu veux mon gars. Pourquoi t’es pas parti, toi ?
— Euh, je suis une femme, Martine, et je remonte pour chercher Henri. Voici mon chien, Spring.
— Ah, le chien, c’est pas pareil. La soupe, ici, on se la garde. »
Il se lève et va ouvrir la porte de la maison mitoyenne.
« Fais comme chez toi. Y a un drap sur le lit. Je t’ouvre l’eau.
La soupe vers midi… les femmes seront rentrées. »
Et, haussant les épaules :
« On verra pour ton colosse ! ».
Spring se couche sous la table. Je me lave à nouveau, la honte
s’accroche à ma peau. Trois heures plus tard, le vieil homme me
réveille et me conduit à la table commune : huit femmes sont là,
en tenue des champs, visiblement harassées mais gaies. Chacune
veut savoir « cet Henri ? » Alors je raconte encore, oubliant le
drame obscène.
De marches en cachettes, de rencontres amicales en confidences
émouvantes, Spring et moi avançons, obstinément, guettant l’indice. Personne ne veut de mon argent. Chacun désire mon succès et cette solidarité de tout un peuple sous le joug me renforce.
Un soir, enfin, j’apprends qu’un soldat français a été recueilli et
caché, quelque part au nord d’Orléans. Personne ne sait le décrire.
Moi, je sais que c’est lui : évidence du tréfonds de mon être. Nous
accélérons notre rythme déjà soutenu. Spring ne me quitte plus
du regard, il est mon ange gardien silencieux, bizarre. Je ne peux
oublier sa férocité inopinée quand il jaillit de nulle part, devenu
loup, pour égorger mes assaillants, ni non plus sa tendresse quand
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il s’allonge contre moi. Que se passe-t-il dans cette tête bestiale,
sensible, presqu’humaine ? N’ai-je pas, moi aussi, intensément
souhaité la mort de ces soldats ?
Dix jours plus tard, un autre indice me fait bondir de joie : il
paraît qu’au bourg de Saint Marceloux, le Maire a parlé de « devoir
de résistance ». Je dois le voir. Nous avançons à couvert, surtout
de nuit. Mangeons du rutabaga, parfois du pain. Spring maigrit.
Saint Marceloux regroupe une trentaine de maisons de pierres
aux toits d’ardoises. Elles se lovent autour d’une église du douzième siècle, au clocher partiellement effondré. Il est sept heures
du matin. Comme partout, les femmes sont présentes et les rares
hommes tous âgés. Monsieur le Maire est un homme petit, rond,
moustachu, usé mais fier. Il comprend vite ma requête. Posant son
index sur ses lèvres, il m’invite à le suivre dans l’église : il y a bien
un soldat caché depuis une dizaine de mois dans une baraque avoisinante. Il est grand, mince. Il s’est évadé lors d’un transfert entre
deux trains à bestiaux en direction de l’Allemagne. Échappant
aux tirs et aux chiens, il avait réussi à se terrer. Un mois de vie
comme une bête avant d’oser frapper à la porte de Germaine qui
avait poussé un hurlement devant cet homme hirsute, en sales guenilles malodorantes. Monsieur le Maire, informé, avait organisé
immédiatement gîte et couvert pour ce rescapé de l’enfer, symbole
d’une France agonisante, mais pas encore à genoux. Je lui montre
le médaillon.
« Peut-être bien. Mais ne vous emballez pas : je ne suis pas sûr
que ce soit votre homme ! Si vous voulez le voir, vous devriez
attendre et y aller ce soir, avec Germaine. Sinon… Je vous fais un
plan. Prenez garde de n’être pas suivie, les boches sont souvent
suspicieux et brutaux. S’ils vous arrêtent, avalez ce papier, sinon
les représailles seraient terribles. Bonne chance Mademoiselle. »
Mes tempes cognent et mes mains tremblent : c’est lui, c’est
sûr ! Je prends le plan, remercie et sors lentement de l’église. Au
coin de la rue, je pars en courant, Spring sur les talons. C’est à
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