Artifacts and Archives/ Archives et artefacts de la pratique médicale

Transcription

Artifacts and Archives/ Archives et artefacts de la pratique médicale
Artifacts and Archives/ Archives et
artefacts de la pratique médicale
L'intérêt d'un médecin de province
du XVIIe siècle pour les eaux
minérales et les monstres
Résumé. Après 15 ans de pratique médicale, un médecin du Gâtinais (région
située au sud d'Orléans) décida, en 1649, de se lancer dans l'écriture; il le fera
jusqu'en 1692-il est alors âgé de 80 ans. Un de ses livres Le Médecin des Pauvres
connaîtra un grand succès. Les deux premiers (1649 et 1650) traitent de sujets
rarement abordés à l'époque. Leur analyse a permis de saisir la conception que
ce «docteur de l'université de Montpellier» avait de l'anatomie et de la physiologie traditionnelles, mais aussi son ouverture 1 des méthodes thérapeutiques nouvelles.
I
Abstract. After 15 years of medical practice, a physician working in Gâtinais
(a region situated south of Orleans) decided, in 1649, to write books, which he
did until he was 80 years old in 1692. One of these books, whose English title
was, The Poor Man's Physician and Surgeon (published in London in 1704) had a
great success. The first two (1649 and 1650) dealt with esoteric topics for the
time. Analyzing these works presents the opportunity to understand how this
"Doctor of the University of Montpellier" interpreted traditional anatomy and
physiology, as well as his receptiveness to new therapeutic methods.
En 1649 -c'en est donc cette année le 350e anniversaire-le docteur
Paul Dubé publiait à Paris son premier livre: De mineralium natura in
universurnl. Pour suivre l'usage de la plupart de ses confrères médecins,
il avait décidé de publier son étude en latin. Voici la traduction du titre
Jean-ClaudeDubé, professeur émérite, Département d'histoire, Université d'Ottawa.
C B M H / B C H M / Volume 15:1998 / p. 337-49
I
complet -passablement long, suivant l'habitude de l'époque : «De la
nature des minéraux en général, et tout spécialement de l'eau minérale
de la fontaine communément appelée des Escharlis, près de Montargis,
et dont les vertus sont excellentes pour l'usage médical». C'était le premier livre de ce médecin qui avait soutenu ses thèses à Montpellier en
1633*et pratiquait depuis ce temps dans la ville de Montargis (située au
sud de Paris, entre Orléans et Sens).
En 1650 il publia3, mais en français cette fois, un opuscule (56 pages)
ainsi intitulé: Histoire de deux enfants monstrueux nées en la paroisse de
Septfonds au Duché de S. Fargeau, le 20. juillet 1649.
Après quelques années consacrées essentiellement4 à la pratique
médicale, il reprit l'écriture. En 1669, parut la première édition d'un
livre destiné à un grand succès, Le médecin des pauvres5. Suivirent 17éditions et réimpressions (jusqu'en 1738) et des traductions en anglais, en .
italien et en espagnol. En 1671, il fit paraître Medicinae Theoreticae
Medulla seu Medicina animi et corporis, ad iatrophilum6; il voulait sans
doute, par ce livre, théorique et écrit en latin, riposter à certains confrères qui avaient critiqué sa méthode: écrire sur la médecine en
français, imiter les empiriques en vulgarisant des remèdes accessibles
au grand public.
C'est lui qui s'occupa de la mise sur pied de l'hôpital général de Montargis au début des années 1680; il publia7, en 1687 et 1688, deux écrits
qui furent édités ensemble: L'Etablissement du bureau des pauvres et de
I'hopital général de la ville de Montargis le Franc et L'Abrégé des règles de la
vie chrétienne ou l'lnstruction et la consolation des pauvres.
Il décéda en 1698, à l'âge de 86 ans -une carrière longue et bien remplie.
Nous voudrions dans cet article, tenter une brève étude des deux premiers livres de Paul Dubé-ceux qui sont parus au milieu du siècle (en
1649 et 1650); c'est-à-dire en résumer le contenu et décrire sa méthode de
travail :les expériences qu'il a réalisées, souvent comparées par lui-même
à celles d'autres médecins; les principes qui guidaient à la fois son action
et son interprétationdes faits; les auteurs sur lesquels il s'appuie.
Nous nous arrêterons d'abord sur le plus volumineux des deux livres,
celui qui traite des eaux minérales des Escharlis, lesquelles étaient situées à une quarantaine de kilomètres de sa résidence, et dont il avait
expérimenté la valeur; pour passer ensuite à celui qui porte sur les deux
monstres dont il avait pu observer et analyser les comportements -ils
naquirent en effet non loin de Montargis, à Septfonds, village situé près
de son lieu de naissance, Bléneau, agglomération avec laquelle il avait
gardé des liens très étroits.
La fontaine des Escharlis est située dans la commune de Villefranche
(entre Montargis et Auxerre). Une abbaye cistercienne, fondée au début
L'intérêt dJun,médecinde province du XVlle siècle
I
339
du XIIe siècle avait été bâtie à proximité. Or cette abbaye (et le territoire
qui en dépendait) relevait, au XVIIe siècle, d'une famille de grande noblesses, avec laquelle Paul Dubé était en relation depuis un certain
temps, semble-t-il. Quand il fit imprimer ses thèses de doctorat à
Montpellier en 1633, il les fit précéder d'une dédicace au seigneur de
Bléneau : «Illustrissime principi Gaspardo de Courtenay*. Or le livre de
1649 est dédié, lui, au «Très illustre prince Louis de Courtenay». Le docteur Dubé était peut-être devenu le médecin de la famille; c'est lui en
tout cas qui soigna, et avec succès, la femme de Louis de Courtenay, et
précisément au moyen d'une cure aux Escharlis.
Ces bons résultats lui donnèrent l'idée de faire connaître à ses collègues les qualités de ces eaux; elles devraient servir au bien public«bonum publicum», comme il dit. Et il ajoute que ces fontaines, jadis très
célèbres, ont été dévastées par les «bella civiliam, les guerres de religion, et
qu'il est grand temps de les remettre en opération9.
Le livre qu'il rédigea contient 126 pages, auxquelles s'en ajoutent 14,
en avant-propos, d'hommages divers soit à lui (par de ses amis), soit à
Louis de Courtenay. Il est divisé en quatre chapitres -il parle de traités
(«tractatus»).Le premier décrit la nature des minéraux en général. Dans
le deuxième, il s'intéresse aux propriétés de ceux qu'on trouve dans les
eaux minérales, et spécialement dans celles des Escharlis. Dans le
troisième, il passe en revue les dix maladies sur lesquelles ces eaux des
Escharlis peuvent avoir un effet bénéfique. Dans le dernier, il précise
quel est le régime qu'il faut adopter avant, pendant et après la cure,
pour assurer à celle-ci la plus grande efficacité.
Même souci d'ordre et de logique à l'intérieur de chacun des chapitres; ceux-ci sont divisés en paragraphes dont les titres apparaissent
dans la marge; n'en retenons qu'un exemple :dans le troisième «traité»,
il recense donc les maladies auxquelles ces eaux apportent soulagement; les voici dans l'ordre : malaise cardiaque (wentriculi intemperies.), l'obstruction du mésentère, malaises dans le foie, obstruction du
foie, engorgement de la rate, obstruction des reins, anémie (whlorosis»),suppression des menstrues ou leur flux désordonné, maux de tête
(cmorbi capitis sympathici*).
Dans la petite introduction qu'il a mise à ce chapitre, il commence en
nous parlant, non sans une pointe d'humour (wuriosa indaginew),de la
recherche que font les médecins, depuis toujours, d'une panacée universelle (~remediumuniversale [ . ..] panaceam securissimam»). Or
c'est plus ou moins cela qu'on retrouve, selon lui, dans les eaux
minérales. On peut dire en gros, premièrement, qu'elles nettoient les ordures qui peuvent s'accumuler dans le corps, et, deuxièmement,
qu'elles diminuent l'ardeur de certaines maladies, ou même les font
parfois disparaître complètement.
I
Mais notre auteur ne manque pas de signaler que les eaux ne peuvent
pas s'appliquer à des maux très avancés, et il donne comme exemples
ceux qui affectent la poitrine et les poumons -elles pourraient alors aggraver la situation.
Pour montrer la valeur thérapeutique de ces eaux, il fait mention de
plusieurs cas concrets de guérison dont il a été témoin : un au moins,
parfois plusieurs pour chacune des dix maladies repérées. Dans le
sixième paragraphe, celui qui concerne les affections rénales, les noms
de quatre messieurs (trois «nobilissimi», un anobilis») sont retenus; il
ajoute que des religieuses de Montargis ont aussi trouvé là une amélioration de leur santé-à noter qu'il fut le médecin attitré des ursulines
de cette ville de 1639 à 1698, année de son décès.
Il n'oublie pas de faire connaître au lecteur que, dans certaines occasions, les eaux des Escharlis ont réussi là où celles d'autres lieux -Bourbon-l'Archambault, par exemple -, avaient eu peu de résultatlO.
Somme toute un livre assez original, bien construit, rédigé de fason
convenable -dans le langage médical de l'époque, bien sûr, -mais
aussi dans un style vivant et imagé :«quaeso»(je me demande), dit-il souvent, ou «dicon (dis-je),ou wdixerimw (j'aurais dit) ou même «diceres»(tu
dirais). Quand il décrit pour la première fois ladite fontaine, il laisse
courir son sens poétique -il voit, tout autour, des feuilles de tilleul, des
fleurettes fôlatrerl1 («lasciviunt») dans l'air et l'emplir d'odeurs
agréables. Tout cela est, ajoute-t-il, une prémonition de quelque chose
d'admirable, qui fait la richesse du lieu.
Il ne manque pas d'humour non plus; voici la dernière phrase de son
livre : «Qui sic navigant securissimam sanitatis portum facile consequuntud2.A la fin de sa courte introduction («Salutau bienveillant lecteur»), il joue sur les mots («megratum ingrat0 esse cupeo»13,par exemple) pendant quelques lignes, avant de terminer par un anagramme :
«Ore ferire fero, more ferire fero»14-si on lit en sens inverse, on répète
le premier et le deuxième vers.
Il convient d'ajouter quelques mots sur les grandes orientations de sa
pensée et de sa pratique médicale qui émergent de son ouvrage.
Les deux éléments les plus importants semblent bien être pour lui
l'observation et l'expérience. Il a vérifié lui-même les effets que les eaux
des Escharlis pouvaient avoir sur ses patients- on a en déjà signalé
quelques exemples -, il a même observé directement l'action de ces
eaux par trois procédés :l'ébulition, la distillation, la teinture15.Près de
Sens, il a vu, dit-il, des végétaux pétrifies par les eaux d'une rivière16. Sous
l'impulsion de son professeur de philosophie (au collège de Boncourt, à
Paris). Il est allé visiter les grottes d'Arcy-sur-Cure (près d'Auxerre) qu'il
décrit comme un «miracle de la nature» (la préhistoire n'existait pas
L'intérêt d'un médecin de province du XVIIe siècle
'
34 1
encore de son temps), tellement il voyait là de choses extraordinaires,
dépendantes, selon lui, simplement de l'action de la nature.
Il ne se lance pas vraiment dans des explications globales et poussées,
même s'il parle souvent de la «nature» et se réfère spontanément, en
suivant le vocabulaire et les schémas de l'époque, aux quatre éléments,
l'eau, le feu, l'air, la terre. Retenons quand même une idée originale :les
coïncidences qu'il reconnaît entre le «microcosme» qu'est le corps humain et le «mégalocosme»que constitue l'univers17 (la terre et le monde
céleste); des comparaisons entre ces deux «univers» lui paraissent
éclairantes.
Il est donc ouvert à beaucoup d'hypothèses et recourt à plusieurs disciplines -la philosophie, entre autres -; mais la plus importante pour
lui semble bien la chimie. En fait une chaire de chimie (la première en
France) avait été créée à la faculté de médecine de Montpellier en 1622
et les médecins qui y avaient étudié recouraient à cette «science»-ce
qui suscita des conflits avec la faculté de Paris : à témoin les ennuis que
connut Théophraste Renaudot et la fameuse «querellede l'antimoine».
Ne rappelons que quelques éléments de ses considérations; ils sont
très révélateurs du discours qui était en vogue à l'époque. Dans le premier paragraphe où il cause de chimie, il affirme que le souffre est
comme le père et l'âme des minéraux, tandis que le mercure en serait
plutôt comme la mère et l'esprit-et de se référer à Albert le Grand
(1193-1280) et à Clavaeus (dont le premier écrit parut en 1592).Il va plus
loin, et, citant Aristote, il conclut que le souffle du soleil est le centre de
tout : la vapeur qui en provient est humide et d'elle sont sortis les êtres
vivants; ses exhalaisons apportent l'élément sec-ce qui a produit les
métaux, même ceux qui sont sous terre (les «fossilia»).
Les métaux dont il parle le plus-ceux sur lesquels il a fait le plus
d'expériences -sont le fer et le vitriol. Sur le premier, les opinions divergent :pour Galien et Avicenne, dit-il, le fer a une vertu astringente, il
resserre les tissus vivants; pour d'autres, dont Oribase (ca. 325-403), il a
une vertu d'ouverture, ou, autrement dit, purgative. Or, affirme-t-il, on
peut concilier ces divergences, car, dépendant des circonstances, le fer
peut avoir chacune de ces deux vertus. Quant au vitriol, c'est un peu
plus complexe; sa nature n'est pas connue, mais trois éléments importants s'y retrouvent: le souffre, le sel, l'alun; sa qualité est de faire se
resserrer une substance. Il fait appel ici à plusieurs auteurs, dont je retiens, parmi les Anciens, Pline et Galien, et, parmi les «modernes»,
Mathiole (1500-1557)et Agricola (1494-1555).
Y a-t-il une vie dans ces minéraux? Certains l'ont prétendu : Cardan
(1501-1576) et Théophraste (372-287 avant J. C.); ce sont des panthéistes1*;
il rejette cette théorie et s'en moque même (airridemus»,qu'il dit).
I
On aura remarqué que notre médecin fait constamment appel à d'autres personnes qui ont écrit sur les sujets qu'il aborde, et spécialement
sur celui de la chimie, qui demande tant de précautions. Il s'agit de
médecins, bien sûr, mais aussi de naturalistes, et même de philosophes
et de théologiens.
J'ai recensé 36 noms de savants auxquels il a eu recours; parfois même
il donne le titre de l'oeuvre consultée. Dix-sept de ces auteurs sont mentionnés plus d'une fois; les voici dans l'ordre d'importance. Il y a
d'abord Galien, cité sept fois. Cardan et Albert le Grand le sont cinq fois;
quatre fois :Hippocrate et Avicenne; trois fois :Pline, Aristote et Aetius;
dans la dernière catégorie-deux fois -, on retrouve Agricola, Frey,
Hermès Trismégiste, saint Augustin, Mayolle, Fracastorius, Platon,
Celse et Dioscoride. Ajoutons encore que de ces 17 personnages, 10 apL
partiennent à l'Antiquité; deux, au Moyen-Age; quatre sont du XVIe .
siècle, et un du XVIIe.
On ne peut terminer ce court exposé sur le livre de Paul Dubé sans
rappeler quelques-unes des suggestions originales qu'il fait concernant
les cures thermales.
Dans le paragraphe quatre du chapitre quatre, qu'il intitule, de faqon
un peu bizarre, «Usus rerum non naturalium», il a des recommandations qui ont une consonnance très moderne. Ainsi dans les heures qui
suivent le déjeuner, faut-il s'adonner à l'exercice physique, mais avec
modération (eleviori motu», qu'il dit). En tout temps, il faut éviter, autant que possible, les rayons solaires, qui peuvent être nocifs. Mais il y a
surtout les deux autres suggestions qui nous paraissent fort intéressantes : à l'heure du midi, se rendre au salon, où les conversations amicales feront reculer l'ire et la tristesse, dont les effets sur l'organisme
peuvent affecter les humeurs; et un dernier conseil: écouter de la
musique; il se réfère alors au poète grec Pindare, qui avait écrit qu'Esculape (l'Asclépios des Grecs) adoucissait par son chant mélodieux («mellit0 et suavi cantu*) l'aigreur de plusieurs maladies.
Le premier livre de notre médecin n'est donc pas dépourvu d'intérêt;
il n'a certes pas connu le même succès que le Médecin des pauvres, qui
s'adressait à un autre public, mais il reste typique d'une certaine école,
celle de Montpellier, ouverte aux innovations certes, mais puisant une
part importante de ses connaissances non seulement de l'Antiquité,
mais aussi du ~ o ~ e n - Â
(chrétien
~e
ou musulman) et des contemporains.
L'étude de son deuxième livre va nous donner une nouvelle preuve
de cette ouverture d'esprit et de l'importance qu'il attache à l'expérimentation et à l'observation directe et minutieuse.
C'est aussi après une expérience personnelle qu'il écrivit celui-ci. Il le
fit sans tarder, si le phénomène qu'il raconte se déroula à la fin de juillet
L'intérêt d'un médecin de province du XVlle siècle
,
343
et au début d'août 1649 et que la permission d'imprimer fut donnée en
décembre de la même année19.Comme pour le premier volume, l'édition se fit à Paris, «chez François Piot, près la Fontaine S. Benoist; et en sa
Boutique au grand Couvent des RR.PP. Cordeliers».
C'est un livre court et il ne comporte pas de dédicace; par contre,
avant la page de titre figure une belle gravure représentant les deux
«monstres»,au-dessous de laquelle on peut lire la description suivante :
«Ces deux Enfans ont deux testes, quatre bras, quatre jambes; ils sont
ioints par le ventre depuis le stemon au droit des marnmelles iusques au
dessous du nombril, n'ont qu'un nombril & qu'un ventre. Ce sont
femelles».
La présentation du cas se fait en trois «discours»,dont voici les titres :
«De la composition extérieure des deux Enfans Monstrueux»; «De la
composition interieure des deux Enfans Monstrueux»; «Des causes et
presages de ces deux Enfans Monstrueux».
Il eut l'occasion de voir ces enfants à deux reprises; il voulait, comme
il dit, «observer soigneusement tout ce qui y seroit remarquable», et en
rendre compte, pour que cela profite aux gens de sa «profession»et à la
«postérité».
Le 20 juillet 1649, au bourg de Septfonds, du duché de Saint-Fargeau,
étaient donc nées deux soeurs qu'on appellerait aujourd'hui «siamoises». Le 30 juillet Paul Dubé était à leur chevet. Or les parents
voulurent amener cette «merveillede la nature» à Paris, parce que, dans
leur village, le «peuple [ . . .] à toute heure les visitoib. Pour des raisons
médicales2$ «il leur déconseilla d'entreprendre ce voyage» : «L'ulcere
profond, écrit-il, qui leurs [sic] estoit survenu au nombril, le peu de laict
qu'ils tiroient de leur mere qui estoit tres seche de sa nature, m'avaient
obligé de divertir le voyage». Ils partirent quand même; mal leur en prit,
les deux filles moururent le 9 août, au moment de leur arrivée dans la
capitale.
La description qu'il a laissée du phénomène est basée sur deux enquêtes: la sienne propre, celle d'un chirurgien. En quatre pages, au
début de son livre, il expose ce qu'il a observé à Septfonds: la disposition des membres, leurs mouvements, et spécialement celui du «poux
et de la respiration». Or la similitude qu'il a retrouvée là s'explique par
«l'anatomie qui en a esté faicte», une fois la mort arrivée. «Le corps fust
porté>>
en effet «au College de Medecine» [de Paris] et il fut confié, pour
la dissection, à un «nommé Godeau Chirurgien à Saint-Fargeau qui les
[les parents et les deux enfants, il semble] avoit conduit». C'est ainsi
qu'il a pu donner la description interne des deux corps. La plupart des
organes étaient doubles-deux coeurs, deux poumons, par exemple -, mais, et c'est sur cela qu'il insiste dans sa réflexion, il n'y avait
qu'un foie.
i
Or en vue de comprendre «Cette production [ ...] merveilleuse»,il a
recours à deux démarches : comparer avec d'autres monstres dont il a
entendu parler; tenter une explicationrationnelle.
Il fait mention de quatre cas du XVIIe siècle et de six du XVIe. Ne retenons que le premier auquel il se réfère. Il s'agit d'un «merveilleux
[mot qui revient souvent sous sa plume] Enfant [ ...] du bourg de Vauprofonde, distant environ de dix lieuës de celuy de Sept Fonds.. Cet enfant, qui était âgé de dix ans en 1612, vécut, à partir de cette date et pendant quatre ans et onze mois, une rare [pour ne pas dire invraisemblable] expérience : il ne but ni ne mangea, sans perdre de poids, «sans
rendre aucun excremenb, et se comportant en toutes ses actions, selon
les apparences, de façon normale. «Tous les medecins de ce sieclen en
ont été étonnés. «Plusieurs ont esté contraints de recognoistre une cause
surnaturelle d'un si rare effectw; il abonde lui-même dans ce sens en
constatant que Dieu «rompt quand il luy plaist le cours de la Nature»; .
mais il fait une longue digressionz1(presque trois pages) pour suivre en
détail le raisonnement de «ceux qui ont plus particulierement recherché
[dans ce phénomène] les secrets de la Nature».
On voit déjà qu'il n'élude a priori aucune explication. Quand il
amorce le troisième «Discours»,celui qui parle des causes de ces «aberrations de la nature», il affirme au point de départ: «Les philosophes,
les médecins, les théologiens et les astrologues peuvent beaucoup sur le
sujet des monstres pour en trouver les causes». L'on peut dire qu'il est
ouvert à tous ces points de vue, mais de façon judicieuse.
Parlant d'une femme dévote dans la poitrine de laquelle on trouva, à
son décès, deux coeurs, il affirme ceci :«mais les théologiens eurent l'advantage sur les naturalistes en ce rencontre, et disoient que Dieu luy
avoit donné ce coeur nouveau comme un simbol de grace et d'amour»
et de citer Ezechiel (chapitre 36, verset 26) : «Jevous donneray un coeur
nouveaum. Il en conclut que les ((théologiensrecognoissent avec grande
raison que les monstres naissent pour la gloire de Dieu».
Il rappelle aussi que pour les astrologues «certains degrez et conionction de la lune» peuvent provoquer l'engendrement de monstres. «Mais
j'estime, réplique-t-il, cette cause trop éloignée pour m'y arresterm. Il n'exclut donc pas cette hypothèse, maisn'en peut reconnaître la pertinence.
Revenant ensuite à ce qu'il appelle la philosophie, il s'arrête à une
opinion qui connaissait alors une certaine vogue, et avait même été
adoptée par les Arabes; c'est à savoir «que l'ame par l'imagination [a] le
pouvoir d'agir sur le corps qu'elle anime». Il a lui-même interrogé la
mère des deux enfants sur ce sujet, parce que la rumeur voulait qu'elle
eût vu «dans la boutique d'un chirurgien un monstre en peinture», ce
qui aurait affecté le foetus dans son ventre. Elle lui avoua qu'il n'en était
L'intérêt d'un médecin de province du XVIle siècle
l
345
rien. Le père déclara toutefois avoir dit à sa femme, la veille de l'accouchement, «qu'il avoit eu en songe qu'elle auroit deux Enfans qui
seroient joints.. Un médecin sérieux ne peut admettre cela, dit Paul
Dubé; ce qui reviendrait à affirmer que l'âme est capable d'envoyer des
rayons qui affecteraient le corps, chose impensable.
Le dernier recours est donc la science médicale. Il commence par
réfuter Hippocrate qui prétendait qu'une matrice trop étroite est la
cause la plus fréquente de la déformation des rejetons -un peu comme
un arbre «sortant de terre par un espace peu libre et un lieu trop étroit»
devient tout difforme. Or il dissert assez longuement sur ce sujet et finit
par conclure que, au fond, ce qu'il faut surtout retenir comme cause déterminante, c'est la quantité de (<matière,,qui se trouve là : la déficience
viendrait de ce qu'il appelle l'excès ou le défaut de matière. Or, dans le
cas qu'il présente, la réponse lui paraît simple : s'il n'y a qu'un seul foie, .
c'est que la nature a voulu un seul corps; il y a évidemment excès de la
matière, et donc un monstre. Pour appuyer sa démonstration, il renvoie
le lecteur au philosophe grec Empédocle (490-435 avant J. C.) et au
médecin grec Galien (131-201). L'autre hypothèse -le défaut de la matière-n'est pas à écarter: la nature, entreprenant de fabriquer deux
corps, n'a pu en former toutes les parties,à cause du manque de matériel; mais celle-ci est moins vraisemblable,selon lui.
Or, après ces considérations très sérieuses, il passe, dans son troisième «discours», à des choses qui nous le paraissent moins aujourd'hui, mais qui faisaient partie des préoccupations de l'époque: les
«présages,,-et pas seulement dans la culture populaire-; donc en
s'adressant à l'élite, il ne pouvait éviter d'en parler.
Il commence d'ailleurs par citer deux pères de l'Église, saint Augustin
et saint Jérôme, qui avaient vu dans la naissance de certainsmonstres l'annonce de la fin de l'empire romain. Des événementsplus récents sont également rappelés; par exemple, un monstre né à Venise en 1487, qui augurait des tumultes qui allaient secouer l'Italie pendant plus d'un siècle.
Pourtant il ne laisse pas accaparer son esprit par cette vue pessimiste;
un monstre peut être vu comme un «prodige» de la nature, il peut annoncer des événements heureux, comme, par exemple, la victoire d'une
armée et la paix qui s'ensuit; il en donne quelques exemples22.
Or précisément, dans le cas qui i'intéresse, il opte pour cette vue optimiste. 11 a vu les deux enfants les bras entrelacés, ce qui symbolise
l'union et l'amour. Le foie, suivant Platon, est le trône de l'amour; c'est,
on l'a vu, ce qui unit les deux enfants. Pour Paul Dubé, jaillit de là
«l'idée d'une parfaite monarchie*. Il finit même son raisonnement en
déclarant : «Admirez comme ces deux Ambassadeurs s'acquittent de la
commission qu'ils ont de faire la paix». Leur décès, aussitôt après l'arrivée à Paris, «en fait une victime de la paix». Huit jours après leur mort,
I
c'est-à-dire le 18 août, le roi rentre en effet de l'exil qu'il avait dû s'imposer depuis janvier, à cause de la Fronde -ce qui laissait entrevoir un
règlement de la crise qui secouait le royaume depuis plus d'un an.
On doit reconnaître l'équilibre et la logique de son exposé, mais
également son ouverture d'esprit; par honnêteté, il présente quelques
points de vue avec lesquels il n'est pas bien d'accord, et il n'hésite pas à
admettre la complexitéde certains problèmes.
Une comparaison, qu'on ne peut qu'esquisser ici, pourrait être fort
éclairante pour pousser l'étude de ce deuxième livre rédigé par le docteur Paul Dubé. Le fameux chirurgien Ambroise Paré avait fait paraître
en 1573 son étude intitulée «Des monstres et des prodigesmZ3.Il y a des
coïncidences à signaler :quelques détails d'abord; un élément plus fondamental ensuite.
Le livre fut publié en français, ce qui attira les foudres de la faculté de
Paris peu après sa parution. Paré se réfère sensiblement aux mêmes auteurs que Paul Dubé, mais il recourt plus souvent à l'Ecriture Sainte et à
des écrivains contemporains. Plusieurs gravures sont incluses, puisqu'il
fait appel à beaucoup plus de cas que le médecin. Mais, comme celui-ci,
iî fait constamment référence à l'observation et à l'expérimentation.
Reste à examiner attentivement son premier chapitre, qui, en 11
lignes24, donne l'essentiel du livre, et dans lequel on peut déceler les
principes directeurs de sa pensée.
Ce chapitre s'intitule «Des causes des monstres-; elles sont «plusieurs», dit-il. «La première est la Gloire de Dieu. (c'est le chapitre 2).
«La seconde, son ire» (chap. 3). «La troisiesme, la trop grande quantité
de semence» (chap. 4 à 7). «La quatriesme, la trop petite quantité»
(chap. 8). «La cinquiesme, l'imagination» (chap. 9). «La sixiesme, l'angustie ou petitesse de la matrice» (chap. 10). «La septiesme, l'assiette indecente de la mere, comme estant grosse, s'est tenue trop longuement
assise les cuisses croisees ou serrees contre le ventre» (chap. 11). «La
huictiesme, par cheute, ou coups donnez contre le ventre de la mere estant grosse d'enfant» (chap. 12). «La neufiesme, par maladies hereditaires ou accidentales» (chap. 13 à 17).«La dixiesme, par pourriture ou
corruption de la semence» (chap. 18). d'onziesme, par mixtion ou
meslange de semence» (chap. 19). «La douziesme, par l'artifice des
meschans belistres de l'o~tiexen~~
(chap. 20 à 24). «La treiziesme, par les
Demons ou Diables* (chap. 25 à 33). Pour terminer sa démonstration,
ses derniers chapitres s'intéressent à quatre autres sortes de monstres :
«marins» (chap. 34), «volatiles» (chap. 35), «terrestres» (chap. 36),
«celestes»(chap. 37).
L'ampleur de la recherche du chirurgien du XVIe siècle dépassait bien
sûr l'étude d'un cas précis faite par le médecin du XVIIe, mais ses inter-
,
L'intérêt d'un médecin de province du XVIIe siècle
347
rogations recoupent d'une certaine faqon les siennes et permettent de
mieux comprendre la tournure d'esprit de celui-ci.
«Médecin de province>>,disions-nous dans le titre; et-ses deux premiers ouvrages nous l'ont montré- bien ancré dans sa région, même
après avoir étudié à Paris et à Montpellier; il ne se gêne pas pour le rappeler : en parlant de ses deux monstres26,il écrit : «Mais ce n'est pas la
seule [production merveilleuse] que ce climat [sa région] nous a donné,
puis qu'il nous en a plus laissé depuis 70 ans que le reste de la France en
divers siècles».
Mais, faut-il encore ajouter, c'est un médecin praticien; il n'a jamais
enseigné, que nous sachions, dans une université. Il n'est cependant pas
à l'écart du monde des savants. En 1675, le 31 juillet, Denis Dodart, un
des membres de l'Académie des Sciences, fit part à ses collègues d'une
lettre qu'il avait reçue du docteur D ~ b éUn
~ ~peu
. plus tard le même
académicien parle de <<M.Dubé Medecin fameux à Montargis» et il
mentionne que celui-ci lui a envoyé des spécimens de grains et épis
qu'il avait cueillis pour lui. Il s'agissait d'une recherche sur l'ergotz8 :
«maladie qui attaque le seigle et qui en rend le pain tres- dangereux»29.
Peut-on qualifier le docteur Dubé de galéniste? Sans doute, mais voyons d'abord ce qu'un historien de la médecine en a écrit en 195130 :0,
discréditerait injustement les agalénistes- du XVIIe siècle, en attachant
quelque importance à «la compilation latine [le livre de 1649 sur les
eaux minérales] de Paul Dubé, escortée de 20 épigrammes désuets».
Amusantes remarques sur la «compilation»,dont il n'a pas noté la présentation systématique, ou sur les avant-propos, qui étaient courants à
l'époque. Comme nous l'avons signalé déjà, la formation médicale
recue à Montpellier avait bien familiarisé Paul Dubé avec le galénisme.
Ne retenons ici que quelques éléments de ce courant pour constater
comment il a marqué sa science médicale : le recours à la philosophie et
à l'histoire naturelle; le dogme, si l'on peut dire, des quatre humeurs;
l'intérêt pour les remèdes composites (le livre sur la «médecine des
pauvres» en est plein); sa familiarité avec les oeuvres des grands
galénistes que furent Oribase et Aelius. Une réticence toutefois, l'importance que Galien attache aux songes, aux prodiges, à l'influence de la
lune est rejetée par notre médecin, lequel sait donc garder ses distances.
Somme toute, un phénomène intéressant que ce médecin de Montargis31, qui est resté fidèle à sa province et l'a servie avec dévouement,
mais qui voulut également faire part de ses expériences à d'autres «savants», ou, en vue du «bienpublic», à ceux qui savaient lire.
NOTES
I
1 Paul Dubé, De mineralium natura in universum (Paris:F . Piot, 1649). In go, pièces liminaires et 126p., armoiries [du prince Louis de Courtenay, à qui l'ouvrage est dédié].
2 Bibliothèquenationale (Paris),8 Th. Montpellier, 1864.
3 Paul Dubé, Histoire de deux enfants monstreux nées en la paroisse des Septfonds au Duché
de S. Fargeau, le 20.juillet 1649 (Paris:F. Piot, 1650).
4 Il n'est pas impossiblequ'un ouvragepublié sous le nom de l'abbé Boussar, et qui connut diverses éditions (la première est de 1657), soit de lui: «Maximes et affections
chrétiennes très utiles à tous les chrétiens qui veulent vivre saintement» (éd.,
E. Couterot).
5 En voici le titre complet : «Le Médecin des pauvres, qui enseigne le moyen de guérir
les maladies par des remèdes faciles à trouver dans le païs [ .. .] par un docteur en
médecinen; il est ordinairement publié avec «Le chirurgiendes pauvres.. .m.
6 Paul Dubé, Medicinae theoretica medulla seu medicina animi et corporis, ad iatrophilum
(Paris:E. Couterot, 1671).
7 Publié à A. Montargis, chez Michel Prévost.
8 Voir Dictionnaire de biographiefrançaise, plusieursarticlessur eux.
9 Dubé, De mineralium, p. 68 S.
10 Dubé, De mineralium, p. 93.
11 Dubé, De mineralium, p. 61.
12 «Ceux qui naviguent de cette façon accèdent facilement au «port» le plus sûr de la
santém.
13 il faudrait plutôt lire «cupio»;on devrait traduire ainsi, je crois :«Jesouhaite être bienveillant [même]envers un déplaisant>>.
14 Il faut sans doute traduire ainsi : ~J'accepte de choquer par ma bouche (mesparoles?);
j'accepte de choquer par mes moeurs (mon genre de vie?)».
15 Il emploie le mot «Tinctura»; or P. Richelet, dans son Dictionnaire François (Genève:
1700),donne comme une des définitions du mot «Teinture»:«Termede chimie.Opération qui se fait pour communiquer à quelque liqueur, la vertu ou la principale substance d'un médicament. Cette opération est appelée teinture parce qu'elle colore la liqueur,.
16 Dubé, De mineralium, p. 37.
17 Dubé, De mineralium, p. 2.
18 Dubé, De mineralium, p. 7s.
19 ~Extraictdu Privilege du Roy», qui figure aprh la page de titre, en date du 4 décembre
1649.
20 Dubé,Histoire de deux enfants, p. 19.
21 Dub6,Histoire de deux enfants, p. llss.
22 Dubé, Histoire de deux enfants, p. 52s; il cite un auteur, JulesObséquant («au100.Chap.
des prodiges Romains»), qui voyait dans l'apparition d'un monstre un présage de la
victoire des Romains contreJugurtha.
23 Ambroise Paré, Des monstres et des prodiges, éd. critique et commentée par Jean Céard
(Genève:Droz, 1971).
24 Paré, Des monstres et des prodiges, p. 4.
25 Suivant Jean Céard, abelistre de l'ostièren signifie très probablement «mendiant de
porte en porte» (Paré,Des monstres et des prodiges), p. 230.
26 Dubé,Histoire de deux enfants, p. 9.
27 Archives de l'Académie des Sciences (Paris),Procès-verbaux (n.d.),t. 8, p. 60.
28 Archives de l'Académie des Sciences (Paris),Procès-verbaux, t. 8, p. 60, Mémoires de
l'Académie royale des Sciences depuis 1664jusqu'à 1699, t. 10,Paris, 1730, p. 562.
29 Dictionnaire de I'Académiefrançaise (Paris, 1765).
30 E. H. Guitard, Le prestigieux passé des eaux minérales, Histoire du thermalisme et de I'hydrologie des origines à 1950 (Paris:Sociétéde l'histoire de la pharmacie, 1951),p. 101.
L'intérêt d'un médecin de province du XVIle siècle
349
31 Voir aussi, pour fin de comparaison, l'article écrit par Katharina Park et Lorraine
J. Daston, ~UmaturalConceptions: The Study of Monsters in Sixteenth- and Seventeenth-century France and England»,Pastand Present, 92 (1981):20-52.

Documents pareils