Poissons et mercure: de nouveaux risques?
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Poissons et mercure: de nouveaux risques?
Fragen an den Spezialisten Vol. 17 No. 1 2006 Poissons et mercure: de nouveaux risques? Question: P. Scalfaro, Lausanne Réponse: Jacques Diézi, Lausanne Question Alors que l’effet protecteur des huiles de poissons riches en oméga 3 pour les coronaropathies et les accidents cérébro-vasculaires est bien documenté, des données récentes montrent que les poissons sont également une source de méthyl-mercure, qui pourrait entraver le développement cognitif et diminuer le QI. Que penser de ces données? Faut-il recommander la consommation de poissons ou au contraire la déconseiller? Réponse Plusieurs études ont été publiées récemment dans l’American Journal of Preventive Health (cf Cohen JT et al, dans liste de références) au sujet de la consommation de poissons et du risque de toxicité du méthyl-mercure (me-Hg), qui contamine certaines espèces. Rappelons brièvement quelques faits. La neurotoxicité du me-Hg a été amplement démontrée dans les cas d’intoxications observés au Japon et en Irak dans les années 1950–1970, les fœtus et nourrissons étant des cibles particulièrement sensibles. Ces cas sont les seuls, au niveau épidémiologique, qui aient été associés à une atteinte clinique manifeste due au toxique. Cependant, des études ultérieures sur des populations consommatrices de poissons contaminés par du me-Hg, à des niveaux bien inférieurs à ceux observés dans les cas japonais, ont mis en évidence des atteintes neuropsychologiques subcliniques chez des enfants exposés in utero. Sur la base de ces données, des autorités de sécurité alimentaire américaines (EPA, FDA) ont établi, au début des années 2000, de nouvelles recommandations destinées aux femmes enceintes ou en âge de procréer, visant à réduire ou supprimer la consommation de certaines espèces de poissons particulièrement contaminées, et uniquement celles-là. Or, ces mesures ont eu pour effet de réduire globalement la consommation de poisson par la population ciblée, une conséquence non désirable, la chair de poissons étant une source importante de certains acides gras essentiels. Il a été bien établi cliniquement et épidémiologiquement que les acides gras polyinstaturés (PUFA) à longue chaîne de la série n-6 [ou ω-6] (ac. linoléique) et n-3 (ac. linolénique, eicosapenténoïque [EPA], docosahexénoïque [DHA]) exercent des effets favorables dans la prévention de maladies cardiovasculaires chez l’adulte (en particulier maladie coronarienne), et vraisemblablement améliore la développement des fonctions visuelle et neuro-cognitive des fœtus et nourrissons. Ces acides gras n-3 et n-6 ne peuvent être synthétisés par l’organisme humain, ils doivent donc être apportés par la nourriture, notamment par la chair de poissons gras. Il apparaît donc qu’une réduction de cette consommation, que ce soit dans la population en général ou plus particulièrement chez les femmes enceintes, est indésirable du point de vue sanitaire. Ces différents éléments mènent à une situation de contradiction, où les risques toxiques du me-Hg sont contrebalancés par les effets bénéfiques des PUFA. Les études des auteurs déjà cités de l’Am J Prev Health visent donc à élaborer les arguments scientifiques d’une solution de «compromis» («trade-off»), où les risques de toxicité ou de carence, respectivement, soient estimés quantitativement et mis en perspective, et puissent éventuellement fonder des recommandations de consommation appropriées. Les six articles publiés émanent principalement du Centre pour l’analyse du risque de l’Université Harvard. Quatre d’entre eux analysent quantitativement, sur la base d’études publiées antérieurement (toutes les études retenues étaient contrôlées et randomisées), les éléments suivants associés à la consommation de poisson: identification des effets les plus importants sur la santé, évaluation de la relation dose- 45 réponse entre la consommation de poisson (ou un constituant) et chaque effet sanitaire retenu, et synthèse de ces relations dose-réponse dans le cadre d’un modèle général des effets sur la santé. Pour des besoins de normalisation et de comparaison quantitative, les effets sur la santé ont été convertis en une unité standard, le QALY (quality-adjusted life years), qui exprime l’espérance de vie modulée par des facteurs qualitatifs. Les quatre effets sur la santé retenus pour cette analyse de la littérature, incluant une estimation de la relation dose-réponse, étaient les suivants: 1. Consommation de poisson et lésions («attaques») vasculaires cérébrales 2. Consommation de poisson et maladie coronarienne 3. Consommation maternelle de PUFA et développement cognitif de l’enfant 4. Exposition maternelle au me-Hg et développement cognitif de l’enfant. En résumé, les conclusions de ces 4 analyses étaient les suivantes: 1. Lésions cérébrovasculaires: sur la base de 6 études publiées, il est conclu qu’une consommation de poisson (100 g/sem.) entraîne une réduction de 12% du risque d’attaque cérébrale (principalement d’origine ischémique) par comparaison avec une «non consommation» de poisson, mais une consommation supplémentaire n’ajoute que peu à cette réduction de risque. 2. Mortalité/morbidité coronarienne: sur la base de 8 études publiées, il est conclu qu’une consommation de poisson de 100 g/sem. entraîne une réduction de 17% de la mortalité coronarienne (chez des individus sans coronaropathie pré existante), et chaque ration de 100 g/ sem. supplémentaire ajoute env. 4% de réduction de risque. La consommation de poissons réduit également le risque de morbidité coronarienne (infarctus non–fatal) d’env. 25%. 3. Développement neuro-cognitif: le rôle des n-3 PUFA, administrés avant ou après la naissance, sur le développement cognitif (QI) d’enfants a été estimé à partir de 8 études comparatives. Pour 7 d’entre elles, des n-3 PUFA avaient été ajoutés au régime alimentaire des nourrissons du groupe expérimental. Une seule publication a étudié l’effet sur les enfants des n-3 PUFA administrés à Questions au spécialiste leur mère durant la grossesse. Sur la base de ces 8 études publiées, et grâce au recours à nombre d’extrapolations et d’hypothèses, il est conclu qu’une augmentation de consommation de 1 g/jour de DHA (n-3 PUFA) par la femme enceinte augmente le QI de l’enfant de 0.8–1.8 unités. Comme la consommation de DHA via celle de poisson est bien inférieure à 1 g/j, le gain de QI sera donc une fraction d’unité, une différence qui n’est pas détectable au niveau individuel, mais peut être importante au niveau de la population entière (analogie avec la toxicité du plomb!). 4. Neurotoxicité du me-Hg: sur la base de 3 grandes études prospectives de cohortes de populations exposées au me-Hg (îles Feroe, Seychelles et Nouvelle-Zélande), des estimations quantitatives des effets d’une exposition au me-Hg durant la grossesse sur les performances cognitives des enfants exposés in utero, jusqu’à14 ans après la naissance, ont été regroupées. Il en est conclu qu’une diminution de 0.7 unité de QI de l’enfant est associée, en moyenne, à un contenu de 1 μg de meHg par g de cheveu maternel. Là encore, l’effet individuel est indétectable, mais peut être important au niveau de la population entière. Les deux articles restants de la série effectuent la synthèse de ces analyses, et évaluent les conséquences de différents scénarios de changements dans la consommation de poisson. Sur cette base, des recommandations appropriées pourraient être faites par les autorités sanitaires, pour l’ensemble de la population, et les femmes en âge de procréer en particulier. On peut les résumer ainsi: A. Mesures visant à modifier la con sommation de poisson, par les femmes en âge de procréer notamment: ● Scénario 1: hypothèse optimiste, caractérisée par une modification du type de poissons consommés par les femmes en âge de procréer, éliminant les espèces à concentration moyenne ou élevée en me-Hg, et leur substituant quantitativement des espèces à concentration basse de toxique (≤ 0.13 μg/g). La consommation totale de poisson (et donc de 3-PUFA) reste semblable. Il en Vol. 17 No. 1 2006 résulte une amélioration du développement cognitif des enfants (réduction de l’impact toxique du me-Hg). ● Scénario 2: hypothèse moins optimiste, caractérisée par une diminution de la consommation de poisson (17%, selon les observations réelles aux USA), par les femmes en âge de procréer uniquement. L’effet sur le développement cognitif de l’enfant reste positif, mais plus faiblement. La mortalité coronarienne et les lésions cérébrovasculaires augmentent, mais leur valeur absolue reste faible (le groupe concerné est à faible risque de base). ● Scénario 3: le plus pessimiste, marqué par une diminution de la consommation de poisson de 17% dans l’ensemble de la population. Il en résulte un accroissement notable du risque de mortalité coronarienne, surtout chez les hommes âgés. B. Mesures visant à augmenter la con sommation de poisson: Scénario 4: hypothèse d’augmentation de la consommation de poisson dans l’ensemble de la population, exceptant les femmes en âge de procréer. La mortalité coronarienne et l’incidence des attaques cérébrales diminuent, en particulier chez les hommes âgés. ● Scénario 5: même que 4., mais incluant les femmes en âge de procréer. Puisque l’augmentation concerne tous les poissons, incluant ceux avec des contaminations élevées en me-Hg, il en résulte un impact négatif sur le développement cognitif des enfants. ● Ces auteurs confirment donc, et fournissent des éléments quantitatifs à leur argumentation, que le meilleur scénario, dans la situation d’effets simultanément favorables et défavorables de la consommation de poisson, est celui qui vise à diminuer ou supprimer la consommation des poissons les plus contaminés, mais à maintenir, voire à augmenter la consommation globale en substituant d’autres espèces de poissons. Les auteurs se basent sur un contexte de prescriptions et recommandations caractéristiques des USA. Pour ce qui concerne la Suisse, on peut signaler qu’un groupe de travail ad hoc de la Commission fédérale de l’alimentation vient de terminer un rapport, qui devrait être rendu public cette année, 46 abordant ce sujet également. Les recommandations sont semblables: les femmes enceintes, ou envisageant une grossesse, ou allaitant ne devraient pas consommer de requin, d’espadon, de thazard, de tile, de macaire, mais continuer à consommer d’autres poissons gras. Références – Cohen JT, Bellinger DC, Connor WE, et al.: A quantitative risk-benefit analysis of changes in population fish consumption. Am J Prev Med 2005; 29: 325– 334. (Plusieurs autres articles de la même série, mentionnés plus haut, se trouvent dans le même numéro du périodique) – Clarkson TW, Magos L, Myers GJ: The toxicology of mercury – Current exposures and clinical manifestations. New Engl J Med 2003; 349: 1731–1737. – Heird WC, Lapillonne, A: The role of essential fatty acids in development. Ann Rev Nutr 2005; 25: 549–571. – Wijendran K, Hayes KC: Dietary n-6 and n-3 fatty acid balance and cardiovascular health. Ann Rev Nutr 2004; 24: 597–615. – Sites Food and Drug Administration USA concernant le sujet discuté: www.fda.gov/bbs/topics/news/2004/NEW01038. html; www.efsan.fda.gov/~dms/admehg3.html Correspondance: Prof. Jacques Diézi Dépt. de pharmacologie et toxicologie Bugnon 27 1005 Lausanne [email protected]