Le lobby paysan et les millions fédéraux

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Le lobby paysan et les millions fédéraux
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actuel
Le lobby paysan
et les millions fédéraux
Outre les 2,8 milliards de francs de paiements directs versés chaque année par la
Confédération, l’agriculture suisse touche aussi plusieurs millions fédéraux via de
nombreux autres canaux. L’Union suisse des paysans (USP), en particulier, bénéficie
largement des deniers de l’Etat.
L’assemblée générale de la LOBAG, l’organisation bernoise
Des contradictions chez les opposants à l’Etat
des paysans, en 1988 est encore bien présente dans l’esprit de
Ces cotisations ont donc été recouvrées avec l’aide des offices
l’ancien agriculteur bernois Jörg Will. A l’époque, les associa­­­
cantonaux de l’agriculture. Par conséquent, la Confédération as­
tions agricoles devaient redéfinir leur mode de financement. Les
sume une part des charges administratives de l’USP. Fait plutôt
instances dirigeantes de la LOBAG avait alors proposé « une solu­
étonnant pour l’un des groupes d’intérêts les plus puissants de
tion pratique mais hélas étatique » pour l’encaissement des coti­
Suisse, dirigé par un conseiller national PLR et qui compte des
sations de membre. L’Office cantonal de l’agriculture devait être
personnalités anti-étatiques issues des rangs de l’UDC, ce parti
habilité, avec l’accord écrit des paysans, à déduire ces coti­
politique qui, dans son programme, prône la « responsabilité in­
sations des paiements directs alloués par la Confédération et
dividuelle plutôt que la toute-puissance de l’Etat » et dénonce le
à les verser directement à la LOBAG, explique Will.
« socialisme rampant » de même que l’interventionnisme étatique.
Interrogés sur l’existence d’une base légale pour l’encaisse­
L’Etat encaisse les cotisations de l’USP
ment par l’Etat, plusieurs services cantonaux se réfèrent aux re­
Les opposants à l’USP se seraient retrouvés le couteau sous la
commandations de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). Ce
gorge. C’est pourquoi, lors de l’as­
dernier a effectivement cautionné
semblée générale, Will avait plaidé
une telle pratique. Selon son porte-
pour « davantage de liberté d’en­
treprise » et pour « moins d’Etat »,
demandant que chacun reçoive
Une union des
paysans puissante
une facture mensuelle et verse luimême le montant dû. Sa proposi­
tion avait été acceptée. Depuis, la
LOBAG facture individuellement les
cotisations aux agriculteurs.
Mais en définitive peu de
cantons­appliquent une telle régle­
mentation. Dans la majorité des cas,
les offices cantonaux compétents
déduisent
les
cotisations
de
membre des paiements directs
avec l’accord écrit des paysans et
les envoient aux associations canto­
nales, qui en transmettent une par­
tie à la centrale de l’Union suisse
des paysans à Brugg (AG). En 2013,
cela représentait tout de même la
somme rondelette de 6,7 millions
de francs.
parole Jürg Jordi, « dans le cadre de
la haute surveillance des cantons,
l’OFAG a examiné la facturation de
contributions précises (par exemple
¬ Chiffre d’affaires annuel : 63 millions de
francs, dont 44 millions pour la compagnie
d’assurance Agrisano
¬ Employés : 135 (USP) et 180
(groupe Agrisano)
¬ 57 000 familles paysannes
¬ 25 associations cantonales et
60 organisations faîtières et spécialisées
¬ Président : Markus Ritter, conseiller
national PDC
¬ Directeur : Jacques Bourgeois, conseiller
national PLR
¬ Représentation aux Chambres fédérales :
13 agriculteurs (7 UDC, 2 PDC, 2 PLR,
1 PBD, 1 Vert) + 15 autres représentants des
paysans recommandés par l’USP issus de
partis bourgeois
les cotisations à des organisations
faîtières, les frais de contrôle ou
les déductions pour fonds) avec les
paiements directs ». Or, une telle
facturation n’est correcte que s’il
existe une base légale à ce sujet ou
un consentement écrit de l’exploi­
tant. Par conséquent, selon l’OFAG,
aucune base légale n’est requise si
les agriculteurs donnent leur accord
par écrit.
« Légalement problématique »
Un avis que ne partage pas Markus
Schefer, professeur de droit consti­
tutionnel et administratif à l’Univer­
sité de Bâle. Il estime qu’une base
légale est indispensable dans tous
Pro Natura Magazine 1/2015
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De la publicité soutenue par le gouvernement fédéral : la campagne d'image pour les agriculteurs suisses
a été cofinancée avec l'argent du contribuable.
les cas. « Selon moi, un accord ne suffit pas. Une autorité ne peut
mentionnés dans le rapport annuel. A notre demande, l’OFAG
assumer que les tâches qui lui sont attribuées par une règle de
confirme que Proviande touche 6,1 millions pour la promotion
droit. » Une prestation en faveur d’une association privée, dont
des ventes et 6,3 millions supplémentaires pour l’exécution
la mission est la défense d’intérêts liés aux activités dudit office,
de l’ordonnance sur le bétail de boucherie, soit 12,4 millions
est problématique sans base légale.
de deniers fédéraux. S’y ajoutent 120 000 francs pour le projet
pilote de promotion des exportations et 215 000 francs pour la
Les millions arrivent …
société « AQ – Viande Suisse », un autre instrument de l’Union
Aux cotisations de membre versées directement à l’USP depuis
suisse des paysans.
les caisses de l’Etat s’ajoutent 2,2 millions de francs de subven­
tions fédérales au titre de promotion des ventes et communi­
Des millions de subventions pour la publicité
cation de base, comme le précise Jürg Jordi à notre demande.
La campagne publicitaire de Proviande, « Viande suisse : tout
Le porte-parole de l’OFAG n’a malheureusement « pas pu tirer
le reste n’est que garniture » est omniprésente dans nos rues,
ces chiffres d’un simple tableau », mais a d’abord dû effectuer
dans la presse papier et à la télévision. Les suventions versées
quelques recherches. Car ce montant ne figure ni dans le Rap­
à Proviande profitent par exemple à deux émissions de la télévi­
port agricole 2013 de la Confédération ni dans le rapport annuel
sion suisse alémanique, aux courses de la Coupe du monde de
de l’USP. Sinon, Agristat, le service statistique interne de l’USP,
ski d’Adelboden et de Wengen, aux fédérations sportives Swiss
est plutôt exact. Bien entendu, il est également alimenté par la
Ski et Swiss Tennis et, par l’intermédiaire d’annonces publici­
Confédération – à raison de 100 000 francs –, mais cette somme
taires coûteuses, aux 23 magazines suisses à grand tirage, de la
n’apparaît nulle part dans le rapport annuel de l’USP.
Schweizer Illustrierte à L’Hebdo.
Les nombreuses organisations auxquelles est associée l’USP
Cette publicité subventionnée réjouit surtout les grands dis­
touchent aussi des subventions fédérales. A l’instar de la co­
tributeurs de produits carnés – le groupe Bell (Coop), Micarna
opérative Proviande, la plate-forme publicitaire de l’économie
(Migros) et Sutter (Fenaco) –, dont les patrons siègent tous au
carnée diffusant la célèbre marque « Viande Suisse ». Presque
conseil d’administration de Proviande. Les trois entreprises gé­
deux tiers des quelque 20 millions de francs de recettes an­
nèrent chaque année des milliards de chiffre d’affaires et des
nuelles proviennent des caisses fédérales sans qu’ils soient
millions de bénéfices. Le groupe Bell, par exemple, a réalisé
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Montage Pro Natura
Cette année, Proviande était
omniprésente avec sa cam­
pagne de publicité pour la
viande suisse. Deux tiers des
20 millions de francs de revenu
annuel de Proviande provien­
nent des caisses fédérales.
Montage Pro Natura
en 2013 un chiffre d’affaires de 2,6 milliards et un bénéfice de
Des contributions obligatoires en cas de besoin
76 millions. Et son patron Lorenz Wyss a empoché un salaire
La diversité des deniers fédéraux est complétée par un disposi­
annuel de 713 000 francs.
tif qui rapporte encore d’autres millions à l’USP et aux diverses
Autre exemple : le « Landwirtschaftlichen Informationsdienst
organisations de la branche. En effet, les non-membres peuvent
(LID) ». Présidé par Kurt Nüesch, directeur de l’association Pro­
être astreints à verser des contributions en tant que « mesures
ducteurs suisses de lait (PSL), ce service d’information agricole
d’entraide » pour promouvoir la qualité des produits et si le
compte 80 organisations membres. Il s’agit également d’un outil
Conseil fédéral l’autorise.
de marketing du lobby paysan subventionné par la Confédéra­
tion au titre de promotion des ventes et communication de base
ture. La Confédération a par exemple autorisé l’USP à encaisser
à raison de 420 000 francs, soit un cinquième du budget annuel
jusqu’à fin 2015 des contributions obligatoires auprès des non-
Cette procédure est régie à l’article 8 de la Loi sur l’agricul­
du LID. Or, comme on pourrait s’en douter, le rapport annuel ne
membres pour le marketing et la communication. La PSL béné­
fournit aucune information à ce sujet.
ficie du même traitement pour « étude de marché, publicité de
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base, promotion des ventes, relations publiques et mesures de
Pour Locher, la PSL a déjà
marketing ».
opéré
« A la merci des associations »
niers temps, abandonnant
Les généreux subsides fédéraux et les contributions obligatoires
la confrontation au pro­
un
« changement
stratégique » fatal ces der­
imposées par la loi affermissent la puissance du lobby paysan
fit d’un « dialogue cordial »
florissant tandis que les agriculteurs souffrent de la surproduc­
avec les transformateurs de
tion et de la baisse des prix. « Les organisations agricoles repré­
lait. Dans l’intérêt de ceux-
sentent-elles encore les producteurs ? », s’interrogeait Jörg Will
ci, la PSL favorise donc les
dans une lettre de lecteur parue dans Schweizer Bauer en oc­
surplus au lieu de limiter la
tobre dernier. Il reprochait aux organisations et commerçants
production et de stabiliser
agricoles de défendre leurs propres intérêts plutôt que ceux des
les prix, ce qui défavorise la
paysans.
plupart des producteurs. Le
Will dit avoir reçu de nombreuses réactions positives des
comité du PSL a « carrément
milieux paysans. Certains lui ont déclaré que la situation était
capitulé » devant l’industrie
L’agriculture
suisse en chiffres
¬ Part au produit intérieur brut :
0,7 % (2012) (2,3 % en 1990)
¬ Paiements directs : 2,8 milliards
de francs (2013)
(2,3 milliards en 2000)
¬ Personnel : 159 000 (2013)
(225 000 en 1996)
¬ Nombre d’exploitations :
56 575 (2012) (70 537 en 2000)
bien plus grave encore. Mais ces révélations ne sortent pas au
laitière. Les négociations se
grand jour : « Celui qui ouvre la bouche doit s’attendre à des re­
déroulent « en coulisses » et il est malheureusement « difficile
présailles économiques. » Les paysans sont totalement à la mer­
de mobiliser les paysans, pourtant mécontents ». Et quand l’un
ci de l’industrie agro-alimentaire et des associations.
d’eux ose émettre une critique lors de l’assemblée de la PSL, il
Un exemple : l’association Producteurs suisses de lait (PSL).
se fait « ridiculiser en public par les agronomes savants du co­
Douze associations régionales de producteurs de lait y sont re­
mité ». Résultat : beaucoup de producteurs « font le poing dans
groupées, dont la LOBAG, la plus grande antenne cantonale de
la poche et se taisent ».
l’USP. Le comité de la PSL ne compte pas seulement des pro­
ducteurs – comme le laisserait pourtant présumer son nom –
Une double charge paradoxale
mais également des représentants du secteur de la transforma­
En octobre dernier, l’agricultrice lucernoise Wendy Peter a dé­
tion du lait, notamment les deux agriculteurs Thomas Oehen,
montré de façon remarquable dans la revue Kultur und Poli-
vice-président, et Christian Arnold, membre du conseil d’admi­
tik le paradoxe de l’économie laitière. Elle expliquait que les
nistration d’Emmi. Au grand dam de beaucoup de paysans, car
décomptes étaient souvent « peu compréhensibles pour une
les intérêts de l’industrie laitière ne coïncident pas avec ceux de
pensée logique ». Comme leurs vaches donnent un lait plutôt
nombreux producteurs, qui militent d’ailleurs au sein de l’as­
maigre, les Peter sont pénalisés financièrement, bien que les
sociation BIG-M (Bäuerliche Interessengruppe für Marktkampf)
consommateurs achètent de plus en plus du lait maigre ou par­
pour enrayer la baisse constante du prix du lait.
tiellement écrémé.
Pour Werner Locher, secrétaire de BIG-M et producteur de
La famille Peter est une exception, car à l’ère du fourrage
lait dans le canton de Zurich, il est évident que les représen­
concentré en masse, les paysans suisses produisent plutôt du
tants de l’industrie laitière n’ont pas leur place dans le comi­
lait riche en graisse. Autant de grandes quantités de beurre qu’il
té de la PSL. Car selon lui, ils veulent la plus grande quantité
faut ensuite écouler sur les marchés mondiaux car la demande
possible de lait excédentaire bon marché pour exploiter leurs
intérieure ne suit plus. Le prix du lait baisse encore, ce qui pé­
surcapacités.
nalise à nouveau les Peter. En d’autres mots : la famille Peter
« La capitulation face à l’industrie laitière »
tion de la graisse excédentaire sous forme de beurre. Cette po­
Paradoxalement, les producteurs, qui souffrent déjà de la baisse
litique profite aux transformateurs de lait et au lobby paysan.
doit payer à la fois pour leur lait trop maigre et pour l’exporta­
des prix, doivent en plus financer les exportations de lait avec
des « mesures d’entraide ». Selon BIG-M, la PSL a décidé de ra­
cheter le lait excédentaire et de l’écouler sur le marché mon­
dial par l’intermédiaire de l’entreprise LactoFama SA, fon­
dée au printemps dernier et présidée par Hanspeter Kern, luimême à la tête de la PSL. Pour cela, il faut au moins douze mil­
lions de francs en 2015, que la PSL entend acquérir au moyen
d’une contribution obligatoire prélevée auprès des producteurs
justement.
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KURT MARTI est journaliste indépendant à Brigue.