Le lobby paysan et les millions fédéraux
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Le lobby paysan et les millions fédéraux
22 actuel Le lobby paysan et les millions fédéraux Outre les 2,8 milliards de francs de paiements directs versés chaque année par la Confédération, l’agriculture suisse touche aussi plusieurs millions fédéraux via de nombreux autres canaux. L’Union suisse des paysans (USP), en particulier, bénéficie largement des deniers de l’Etat. L’assemblée générale de la LOBAG, l’organisation bernoise Des contradictions chez les opposants à l’Etat des paysans, en 1988 est encore bien présente dans l’esprit de Ces cotisations ont donc été recouvrées avec l’aide des offices l’ancien agriculteur bernois Jörg Will. A l’époque, les associa cantonaux de l’agriculture. Par conséquent, la Confédération as tions agricoles devaient redéfinir leur mode de financement. Les sume une part des charges administratives de l’USP. Fait plutôt instances dirigeantes de la LOBAG avait alors proposé « une solu étonnant pour l’un des groupes d’intérêts les plus puissants de tion pratique mais hélas étatique » pour l’encaissement des coti Suisse, dirigé par un conseiller national PLR et qui compte des sations de membre. L’Office cantonal de l’agriculture devait être personnalités anti-étatiques issues des rangs de l’UDC, ce parti habilité, avec l’accord écrit des paysans, à déduire ces coti politique qui, dans son programme, prône la « responsabilité in sations des paiements directs alloués par la Confédération et dividuelle plutôt que la toute-puissance de l’Etat » et dénonce le à les verser directement à la LOBAG, explique Will. « socialisme rampant » de même que l’interventionnisme étatique. Interrogés sur l’existence d’une base légale pour l’encaisse L’Etat encaisse les cotisations de l’USP ment par l’Etat, plusieurs services cantonaux se réfèrent aux re Les opposants à l’USP se seraient retrouvés le couteau sous la commandations de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). Ce gorge. C’est pourquoi, lors de l’as dernier a effectivement cautionné semblée générale, Will avait plaidé une telle pratique. Selon son porte- pour « davantage de liberté d’en treprise » et pour « moins d’Etat », demandant que chacun reçoive Une union des paysans puissante une facture mensuelle et verse luimême le montant dû. Sa proposi tion avait été acceptée. Depuis, la LOBAG facture individuellement les cotisations aux agriculteurs. Mais en définitive peu de cantonsappliquent une telle régle mentation. Dans la majorité des cas, les offices cantonaux compétents déduisent les cotisations de membre des paiements directs avec l’accord écrit des paysans et les envoient aux associations canto nales, qui en transmettent une par tie à la centrale de l’Union suisse des paysans à Brugg (AG). En 2013, cela représentait tout de même la somme rondelette de 6,7 millions de francs. parole Jürg Jordi, « dans le cadre de la haute surveillance des cantons, l’OFAG a examiné la facturation de contributions précises (par exemple ¬ Chiffre d’affaires annuel : 63 millions de francs, dont 44 millions pour la compagnie d’assurance Agrisano ¬ Employés : 135 (USP) et 180 (groupe Agrisano) ¬ 57 000 familles paysannes ¬ 25 associations cantonales et 60 organisations faîtières et spécialisées ¬ Président : Markus Ritter, conseiller national PDC ¬ Directeur : Jacques Bourgeois, conseiller national PLR ¬ Représentation aux Chambres fédérales : 13 agriculteurs (7 UDC, 2 PDC, 2 PLR, 1 PBD, 1 Vert) + 15 autres représentants des paysans recommandés par l’USP issus de partis bourgeois les cotisations à des organisations faîtières, les frais de contrôle ou les déductions pour fonds) avec les paiements directs ». Or, une telle facturation n’est correcte que s’il existe une base légale à ce sujet ou un consentement écrit de l’exploi tant. Par conséquent, selon l’OFAG, aucune base légale n’est requise si les agriculteurs donnent leur accord par écrit. « Légalement problématique » Un avis que ne partage pas Markus Schefer, professeur de droit consti tutionnel et administratif à l’Univer sité de Bâle. Il estime qu’une base légale est indispensable dans tous Pro Natura Magazine 1/2015 actuel De la publicité soutenue par le gouvernement fédéral : la campagne d'image pour les agriculteurs suisses a été cofinancée avec l'argent du contribuable. les cas. « Selon moi, un accord ne suffit pas. Une autorité ne peut mentionnés dans le rapport annuel. A notre demande, l’OFAG assumer que les tâches qui lui sont attribuées par une règle de confirme que Proviande touche 6,1 millions pour la promotion droit. » Une prestation en faveur d’une association privée, dont des ventes et 6,3 millions supplémentaires pour l’exécution la mission est la défense d’intérêts liés aux activités dudit office, de l’ordonnance sur le bétail de boucherie, soit 12,4 millions est problématique sans base légale. de deniers fédéraux. S’y ajoutent 120 000 francs pour le projet pilote de promotion des exportations et 215 000 francs pour la Les millions arrivent … société « AQ – Viande Suisse », un autre instrument de l’Union Aux cotisations de membre versées directement à l’USP depuis suisse des paysans. les caisses de l’Etat s’ajoutent 2,2 millions de francs de subven tions fédérales au titre de promotion des ventes et communi Des millions de subventions pour la publicité cation de base, comme le précise Jürg Jordi à notre demande. La campagne publicitaire de Proviande, « Viande suisse : tout Le porte-parole de l’OFAG n’a malheureusement « pas pu tirer le reste n’est que garniture » est omniprésente dans nos rues, ces chiffres d’un simple tableau », mais a d’abord dû effectuer dans la presse papier et à la télévision. Les suventions versées quelques recherches. Car ce montant ne figure ni dans le Rap à Proviande profitent par exemple à deux émissions de la télévi port agricole 2013 de la Confédération ni dans le rapport annuel sion suisse alémanique, aux courses de la Coupe du monde de de l’USP. Sinon, Agristat, le service statistique interne de l’USP, ski d’Adelboden et de Wengen, aux fédérations sportives Swiss est plutôt exact. Bien entendu, il est également alimenté par la Ski et Swiss Tennis et, par l’intermédiaire d’annonces publici Confédération – à raison de 100 000 francs –, mais cette somme taires coûteuses, aux 23 magazines suisses à grand tirage, de la n’apparaît nulle part dans le rapport annuel de l’USP. Schweizer Illustrierte à L’Hebdo. Les nombreuses organisations auxquelles est associée l’USP Cette publicité subventionnée réjouit surtout les grands dis touchent aussi des subventions fédérales. A l’instar de la co tributeurs de produits carnés – le groupe Bell (Coop), Micarna opérative Proviande, la plate-forme publicitaire de l’économie (Migros) et Sutter (Fenaco) –, dont les patrons siègent tous au carnée diffusant la célèbre marque « Viande Suisse ». Presque conseil d’administration de Proviande. Les trois entreprises gé deux tiers des quelque 20 millions de francs de recettes an nèrent chaque année des milliards de chiffre d’affaires et des nuelles proviennent des caisses fédérales sans qu’ils soient millions de bénéfices. Le groupe Bell, par exemple, a réalisé Pro Natura Magazine 1/2015 23 Montage Pro Natura Cette année, Proviande était omniprésente avec sa cam pagne de publicité pour la viande suisse. Deux tiers des 20 millions de francs de revenu annuel de Proviande provien nent des caisses fédérales. Montage Pro Natura en 2013 un chiffre d’affaires de 2,6 milliards et un bénéfice de Des contributions obligatoires en cas de besoin 76 millions. Et son patron Lorenz Wyss a empoché un salaire La diversité des deniers fédéraux est complétée par un disposi annuel de 713 000 francs. tif qui rapporte encore d’autres millions à l’USP et aux diverses Autre exemple : le « Landwirtschaftlichen Informationsdienst organisations de la branche. En effet, les non-membres peuvent (LID) ». Présidé par Kurt Nüesch, directeur de l’association Pro être astreints à verser des contributions en tant que « mesures ducteurs suisses de lait (PSL), ce service d’information agricole d’entraide » pour promouvoir la qualité des produits et si le compte 80 organisations membres. Il s’agit également d’un outil Conseil fédéral l’autorise. de marketing du lobby paysan subventionné par la Confédéra tion au titre de promotion des ventes et communication de base ture. La Confédération a par exemple autorisé l’USP à encaisser à raison de 420 000 francs, soit un cinquième du budget annuel jusqu’à fin 2015 des contributions obligatoires auprès des non- Cette procédure est régie à l’article 8 de la Loi sur l’agricul du LID. Or, comme on pourrait s’en douter, le rapport annuel ne membres pour le marketing et la communication. La PSL béné fournit aucune information à ce sujet. ficie du même traitement pour « étude de marché, publicité de Pro Natura Magazine 1/2015 actuel base, promotion des ventes, relations publiques et mesures de Pour Locher, la PSL a déjà marketing ». opéré « A la merci des associations » niers temps, abandonnant Les généreux subsides fédéraux et les contributions obligatoires la confrontation au pro un « changement stratégique » fatal ces der imposées par la loi affermissent la puissance du lobby paysan fit d’un « dialogue cordial » florissant tandis que les agriculteurs souffrent de la surproduc avec les transformateurs de tion et de la baisse des prix. « Les organisations agricoles repré lait. Dans l’intérêt de ceux- sentent-elles encore les producteurs ? », s’interrogeait Jörg Will ci, la PSL favorise donc les dans une lettre de lecteur parue dans Schweizer Bauer en oc surplus au lieu de limiter la tobre dernier. Il reprochait aux organisations et commerçants production et de stabiliser agricoles de défendre leurs propres intérêts plutôt que ceux des les prix, ce qui défavorise la paysans. plupart des producteurs. Le Will dit avoir reçu de nombreuses réactions positives des comité du PSL a « carrément milieux paysans. Certains lui ont déclaré que la situation était capitulé » devant l’industrie L’agriculture suisse en chiffres ¬ Part au produit intérieur brut : 0,7 % (2012) (2,3 % en 1990) ¬ Paiements directs : 2,8 milliards de francs (2013) (2,3 milliards en 2000) ¬ Personnel : 159 000 (2013) (225 000 en 1996) ¬ Nombre d’exploitations : 56 575 (2012) (70 537 en 2000) bien plus grave encore. Mais ces révélations ne sortent pas au laitière. Les négociations se grand jour : « Celui qui ouvre la bouche doit s’attendre à des re déroulent « en coulisses » et il est malheureusement « difficile présailles économiques. » Les paysans sont totalement à la mer de mobiliser les paysans, pourtant mécontents ». Et quand l’un ci de l’industrie agro-alimentaire et des associations. d’eux ose émettre une critique lors de l’assemblée de la PSL, il Un exemple : l’association Producteurs suisses de lait (PSL). se fait « ridiculiser en public par les agronomes savants du co Douze associations régionales de producteurs de lait y sont re mité ». Résultat : beaucoup de producteurs « font le poing dans groupées, dont la LOBAG, la plus grande antenne cantonale de la poche et se taisent ». l’USP. Le comité de la PSL ne compte pas seulement des pro ducteurs – comme le laisserait pourtant présumer son nom – Une double charge paradoxale mais également des représentants du secteur de la transforma En octobre dernier, l’agricultrice lucernoise Wendy Peter a dé tion du lait, notamment les deux agriculteurs Thomas Oehen, montré de façon remarquable dans la revue Kultur und Poli- vice-président, et Christian Arnold, membre du conseil d’admi tik le paradoxe de l’économie laitière. Elle expliquait que les nistration d’Emmi. Au grand dam de beaucoup de paysans, car décomptes étaient souvent « peu compréhensibles pour une les intérêts de l’industrie laitière ne coïncident pas avec ceux de pensée logique ». Comme leurs vaches donnent un lait plutôt nombreux producteurs, qui militent d’ailleurs au sein de l’as maigre, les Peter sont pénalisés financièrement, bien que les sociation BIG-M (Bäuerliche Interessengruppe für Marktkampf) consommateurs achètent de plus en plus du lait maigre ou par pour enrayer la baisse constante du prix du lait. tiellement écrémé. Pour Werner Locher, secrétaire de BIG-M et producteur de La famille Peter est une exception, car à l’ère du fourrage lait dans le canton de Zurich, il est évident que les représen concentré en masse, les paysans suisses produisent plutôt du tants de l’industrie laitière n’ont pas leur place dans le comi lait riche en graisse. Autant de grandes quantités de beurre qu’il té de la PSL. Car selon lui, ils veulent la plus grande quantité faut ensuite écouler sur les marchés mondiaux car la demande possible de lait excédentaire bon marché pour exploiter leurs intérieure ne suit plus. Le prix du lait baisse encore, ce qui pé surcapacités. nalise à nouveau les Peter. En d’autres mots : la famille Peter « La capitulation face à l’industrie laitière » tion de la graisse excédentaire sous forme de beurre. Cette po Paradoxalement, les producteurs, qui souffrent déjà de la baisse litique profite aux transformateurs de lait et au lobby paysan. doit payer à la fois pour leur lait trop maigre et pour l’exporta des prix, doivent en plus financer les exportations de lait avec des « mesures d’entraide ». Selon BIG-M, la PSL a décidé de ra cheter le lait excédentaire et de l’écouler sur le marché mon dial par l’intermédiaire de l’entreprise LactoFama SA, fon dée au printemps dernier et présidée par Hanspeter Kern, luimême à la tête de la PSL. Pour cela, il faut au moins douze mil lions de francs en 2015, que la PSL entend acquérir au moyen d’une contribution obligatoire prélevée auprès des producteurs justement. Pro Natura Magazine 1/2015 25 KURT MARTI est journaliste indépendant à Brigue.