l`étrange quadrature du cercle
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l`étrange quadrature du cercle
PREV EW> DIDIER CONVARD Lorsqu’on lit Le Triangle secret, on ne peut s’empêcher de penser que la bande dessinée est devenue adulte. Les auteurs ont définitivement tué leurs pères et se permettent aujourd’hui d’aller plus loin dans leurs propos que des Jijé ou des Jacques Martin ne se le sont jamais permis. L’ÉTRANGE QUADRATURE DU CERCLE PREVIEW> LE TRIANGLE SECRET de DIDIER CONVARD Tout comme Le Décalogue de Frank Giroud, Le Triangle secret revisite les mythes de l’Histoire et aborde un genre résolument neuf, tout comme le firent en leur temps et en leur genre Les 7 vies de l’épervier ou La Quête de l’oiseau du temps. Ici, Didier Convard brise net les symboles et nous entraîne dans une impitoyable lutte entre Vatican et Francs-Maçons, autour du plus fabuleux secret : le Christ ne serait pas mort sur la croix… INTERVIEW RÉALISÉE PAR L’ÉTRANGE Vécu : Je vais me faire l’avocat du diable : alors qu’il est difficile de démêler le vrai du faux dans notre quotidien, comment peut-on se montrer aussi affirmatif lorsqu’il s’agit d’affaires aussi anciennes que la Bible ? Didier Convard : On peut faire exactement le même raisonnement en sens inverse et se demander pourquoi on peut croire à la mort du Christ sur la croix alors que beaucoup plus d’éléments tendent à prouver le contraire. Je remets donc en question cette théorie pour montrer à quel point l’Histoire est trompeuse et qu’à partir d’un mythe, quel qu’il soit, on peut bâtir une société ou un dogme. C’est ça la démonstration du Triangle secret : montrer que finalement, ni les uns ni les autres ne détiennent l’entière vérité, que ce soit le Vatican ou les Francs-Maçons. Vécu : C’est pain bénit pour un scénariste ! D. Convard : Les scénaristes sont là pour raconter des histoires et, évidemment, on ne demande surtout pas aux lecteurs de les prendre pour argent comptant ! En l’occurrence, dans Le Triangle secret seules les périodes de flashback sont basées sur des faits historiques réels. J’avoue avoir un tout petit peu modifié l’Histoire concernant Napoléon III, à ceci près qu’il a réellement lutté contre les Francs-Maçons. 84> INTERVIEW RÉALISÉE PAR BERTRAND ET CHRISTELLE PISSAVY-YVERNAULT QUADRATURE DU CERCLE Vécu : Défendre la thèse d’un complot de l’Église pour préserver la légende de la mort de Jésus fait quand même appel à une certaine bonne volonté, voire à la crédulité. Rien ne prouve que l’auteur des Manuscrits de la mer Morte n’ait pas lui-même réécrit l’Histoire. D. Convard : Beaucoup d’historiens s’accordent à dire que Jésus avait un frère ; après, effectivement, on est moins sûr des faits et des rapports entre les personnages… C’est à nous d’interpréter les Écritures et d’imaginer que la crucifixion est finalement plus symbolique que réelle ; que le plus important n’est pas de savoir comment Jésus est mort, mais de bien prendre conscience du message qui nous est transmis : un message d’amour où le Christ devait mourir pour renaître en nous. Mon histoire est essentiellement maçonnique : je l’ai construite sur le sens du symbole, dans la tradition de la fraternité et de la trahison entre les frères, thème plutôt récurrent depuis Caïn et Abel. Vécu : Cette quête de la vérité est-elle réellement un combat maçonnique ? D. Convard : Non, pas du tout, c’est juste un sujet qui me passionne. Vécu : Croyez-vous que la vérité sur la mort du Christ change quelque chose au message d’amour dont vous parliez tout à l’heure ? D. Convard : Oui, c’est même fondamental. D’un point de vue philosophique, je crois qu’un humanisme se crée au présent, sur Terre, entre les hommes, dans les sociétés et non pas après la mort comme veut bien nous le faire croire le christianisme. Pour moi, le message du Christ est essentiellement un message de vie et qu’il soit mort sur la croix pour racheter nos péchés, la rédemption, etc, ne fait qu’alourdir notre culpabilité, culpabilité dont on devrait pouvoir se passer pour agir. La Franc-Maçonnerie n’est basée sur aucune magie ni aucun Dieu, c’est une philosophie du temps présent où les hommes n’ont pas besoin de Dieu pour vivre ensemble. C’est d’ailleurs ce principe même qui oppose l’Église aux Francs-Maçons. Vécu : La philosophie est une chose, mais apporte-t-elle autant de réconfort que la croyance en une puissance divine ? D. Convard : Pour ma part, je suis tout à fait croyant en une puissance divine. Lorsque ma réflexion me pousse loin dans mes retranchements, je ne peux qu’admettre un principe créateur. Je respecte absolument toutes les religions, je leur reproche seulement leur intransigeance et leur sectarisme. Vécu : Cet anticléricalisme n’est-il pas un peu convenu aujourd’hui ? Vous accablez le Vatican de bien des crimes... D. Convard : Mais je ne suis pas anticlérical ! Je suis effectivement hostile à la puissance et aux ordres du Vatican, mais pas à la religion. Ma position se clarifie d’ailleurs dans le septième et dernier tome. Vécu : Mais pensez-vous sincèrement que le Vatican nous manipule à ce point ? D. Convard : Non. Qu’il y ait une manipulation intellectuelle est tout à fait possible, mais je ne crois pas que cela aille très loin aujourd’hui. À un certain moment, l’Église fut un moteur pour la science et la culture, elle a fédéré des hommes ; mais on ne doit pas oublier qu’elle a également conduit au bûcher des hommes qui prétendaient que la Terre était ronde, ou accusé de sorcellerie des femmes malades. L’Église porte également la responsabilité de guerres et de croisades, et ça on ne peut pas le nier. 85> PREVIEW> Vécu : Pourtant vos personnages qui incarnent des cardinaux sont d’un machiavélisme terrible. Avez-vous forcé le trait ? D. Convard : Oui, j’ai voulu provoquer, et c’est assez drôle que vous me disiez cela car j’ai l’impression de m’être plutôt retenu ! Je me suis montré beaucoup plus violent sur le complot de l’Église dans la version roman de l’histoire !!! Elle était essentiellement centrée sur le conflit et la trahison de la fraternité qui unit deux hommes : Martin Hertz et Montespa, le premier cherchant à tout prix à préserver son secret et le second étant prêt à tout pour devenir pape. Vécu : C’est grisant de bâtir une intrigue aussi dingue sur des convictions intimes ? D. Convard : Oh oui ! Et vous avez raison de parler d’intrigue, car j’ai construit cette histoire comme un véritable thriller avec tous les ressorts du polar (enquête, assassinats, personnages mystérieux…) ; sauf que j’ai voulu ajouter une dimension plus philosophique, un second niveau de lecture en quelque sorte, afin de permettre aux lecteurs de réagir. Vécu : Justement, quelles sont les réactions ? D. Convard : Les journaux tels que Le Monde ou des revues bien pensantes sont très ouverts au message, même s’ils trouvent que j’en rajoute un peu sur les erreurs de l’Église. Curieusement, seuls les journaux d’extrême-droite ont écrit des critiques virulentes sur Le Triangle secret. Ils se sont montrés d’une cruauté qui me réjouit et me prouve que j’ai réussi mon coup ! Vécu : On a le sentiment que vous vous êtes investi davantage sur le Triangle que sur vos autres séries, qu’elle serait ce qu’on appelle communément «l’œuvre de la maturité». D. Convard : Et vous n’avez pas tort : je me suis terriblement investi. J’ai consacré dix ans à l’écriture de cette histoire, roman et scénario BD compris, à réunir toute la documentation… Vécu : ... Oui, c’est sacrément érudit en la matière ! D. Convard : J’ai dû collecter une multitude d’informations, dégraisser tout cela… Je m’y suis terriblement investi, au point de prendre modèle sur certaines personnes de mon entourage et utiliser certains éléments de ma vie pour donner corps au héros, Didier Moselle. J’ai vraiment mis beaucoup de moi-même dans Le Triangle secret. 86> JE FAIS PARTIE DE CETTE GÉNÉRATION QUI A ENVIE DE BRISER LE MYSTÈRE AUTOUR DE LA FRANCMAÇONNERIE. JE TROUVE QUE CELA NUIT BEAUCOUP PLUS À SON IMAGE QUE CELA NE LA SERT. Vécu : N’avez-vous pas trahi le mystère qui entoure la Franc-Maçonnerie en en faisant le thème principal de l’histoire ? D. Convard : Je fais partie de cette génération qui a envie de briser le mystère autour de la Franc-Maçonnerie. Je trouve que cela nuit beaucoup plus à son image que cela ne la sert. On la considère à tort comme une secte, or nous n’avons rien à cacher et être membre de cet ordre n’a rien de déshonorant. Bien au contraire, car nous y réalisons un travail d’humaniste. En fait, j’ai surtout souhaité montrer ce que nous sommes : une bande de vieux scouts qui, rituellement, se retrouve le soir après le boulot pour fumer le cigare et refaire le monde ! Mais je n’ai rien dévoilé de ce qui ne devait pas l’être. Vécu : Depuis la sortie du Triangle secret ou du Décalogue, la bande dessinée historique telle qu’on la connaît dans la collection Vécu n’a-t-elle pas pris un sacré coup de vieux ? D. Convard : Oui, bien sûr, mais c’est sans doute grâce à cette collection que nous avons pu en arriver là. Vécu a ouvert une porte sur une vision plus romanesque de l’Histoire, la sortie des 7 vies de l’Épervier fut un tournant considérable chez Glénat. Depuis, une génération est passée et, sans doute parce que la fin du précédent millénaire s’y prêtait particulièrement, nous avons voulu aborder enfin l’aspect ésotérique de l’Histoire. Vécu : On peut même dire que vous réécrivez totalement l’Histoire en ajoutant cette dimension symbolique et quasi apocryphe ! D. Convard : Lorsque Giroud et moi avons sorti nos séries, nous avions une trouille monstre de ne pas trouver notre lectorat. Or c’est précisément le contraire qui s’est produit : nous avons exactement répondu à l’attente des lecteurs et, du coup, nous avons multiplié les ventes par dix. Nous en sommes les premiers étonnés, étonnés et ravis. Mais si on réfléchit bien, cette évolution du genre correspond à la symbolique de la tradition maçonnique qui nous dit d’aller de l’avant, «tuer le père», tout en acceptant qu’il ait été un maillon indispensable de la chaîne. Et si l’on veut rester dans une évolution constante, nous ne devons pas nous contenter de répéter ce qu’ont fait nos aînés : mais l’analyser, le comprendre, puis progresser. Vécu : Ne craignez-vous pas que, forts de votre succès, les éditeurs ne s’engouffrent à tout prix dans le créneau comme cela s’est produit avec la BD historique et l’HéroïcFantasy, deux domaines où l’on a rapidement pu lire le meilleur et souvent le pire du genre ? D. Convard : Hélas, c’est ce qui risque d’arriver dans les deux ans à venir. L’erreur des éditeurs serait de ne pas comprendre qu’il ne s’agit pas de «coups» médiatiques, mais bien d’œuvres d’auteur que nous portions en nous depuis des années. Vécu : Quelle est la position de Glénat à ce sujet ? D. Convard : Jacques Glénat, qui a toujours su se remettre en cause et chercher de nouvelles pistes éditoriales, a tout à fait conscience qu’il ne faut pas galvauder le genre. De mon côté, je m’impose de ne pas multiplier les séries dans la collection Loge Noire que je dirige, afin de préserver la qualité et ne pas répéter à l’infini ce qui serait finalement des déclinaisons d’une même histoire. 87>