bernard pivot et le quarantième anniversaire d`apostrophes

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bernard pivot et le quarantième anniversaire d`apostrophes
BERNARD PIVOT ET LE QUARANTIÈME ANNIVERSAIRE D’APOSTROPHES
Du 10 janvier 1975 au 22 juin 1990, Bernard Pivot a animé 724 numéros d’Apostrophes le vendredi à 21 h 35
sur Antenne 2. Durant 15 ans, ce magazine littéraire de référence s’est organisé autour d’un débat, ponctué de
lectures. Dans chaque numéro, Bernard Pivot a permis à quelques grands noms de la littérature, de la
philosophie, de l’Histoire ou du cinéma de s’exprimer librement, parfois au risque du direct.
A l’occasion du quarantième anniversaire de cette émission mythique, marqué par la sortie d’un deuxième
coffret de 6 DVD, son créateur, président de l’Académie Goncourt, s’est confié à Jean-Claude Raspiengeas,
directeur du service Culture du journal La Croix. Les propos recueillis ont été publiés les 18 et 19 décembre
2014.
Jean-Claude Raspiengeas.- Dans quel état d’esprit avez-vous revu les numéros d’Apostrophes ?
Bernard Pivot : Avec un double sentiment de plaisir et d’irritation. Je me remets dans l’émission telle que je la
dirige. J’y retrouve ce que j’avais oublié, des réparties bien ajustées, des regards bien captés par le réalisateur, mon
plaisir d’apprendre. Mais je retrouve les mêmes tourments qui m’empêchaient de dormir la nuit d’après. Je les regarde
avec tendresse et nostalgie. Revoir tous ces grands écrivains qui ont disparu (Yourcenar, Simenon, Albert Cohen,
Lévi-Strauss, Marguerite Duras, Soljenitsyne, et tant d’autres). Revoir Modiano très jeune, Tournier si beau.
Le premier coffret des DVD d’Apostrophes s’est vendu à 15 000 exemplaires. Comment expliquez-vous la
nostalgie tenace du public pour Apostrophes ?
Bernard Pivot : Elle me stupéfie toujours. Comme m’avait stupéfié le coup de fil de Pierre Nora qui me proposait un
long entretien, à la fin d’Apostrophes. Un grand historien interrogeant un journaliste… Nous avons écrit Le Métier de
lire, republié en Folio, aujourd’hui introuvable, et que Gallimard, à ma grande déconvenue, ne réédite pas. J’ai
découvert que le public gardait un souvenir mythique, ne retenant que les bonnes émissions, oubliant les mauvaises.
Comme si les 724 numéros d’Apostrophes avaient été extraordinaires… Je crois surtout que cette nostalgie est surtout
celle de la télévision de l’époque - Le Grand Échiquier, Droit de réponse - plus inattendue, dans un paysage moins
pléthorique.
Je voyais bien l’efficacité de l’émission, notamment dans les librairies le lendemain. Mais il me paraissait normal
qu’une émission littéraire donne envie de lire. Je connaissais aussi les stratégies des éditeurs et leur ravissement quand
je retenais un de leurs auteurs. J’avais gardé le souvenir de son rayonnement. Il existait des « clubs Apostrophes » à
l’étranger, à Stockholm, au Liban, en Italie, en Espagne, au Québec. Beaucoup, ce soir-là, ne sortaient
pas. Apostrophes avait des « abonnés » qui ne rataient aucune émission. Je n’imaginais pas un tel impact, aussi
durable, dans la population. J’entends surtout des déclarations de reconnaissance et de sympathie qui me surprennent.
J’en éprouve du plaisir et une fierté à retardement. On m’arrête toujours dans la rue : « Grâce à vous, j’ai appris à
aimer la lecture. »
Celui qui a le plus appris pendant toutes ces années, c’est moi ! J’avais le privilège de poser des questions à de grands
écrivains et de recevoir des réponses. Si vous saviez ce que j’ai accumulé comme savoir avec ces émissions. Mais la
nostalgie se nourrit de la nostalgie.
Jean-Claude Raspiengeas.- Comment avez-vous trouvé la musique du générique ?
Bernard Pivot : Par hasard… À Noël, j’avais reçu quelques 33-tours en cadeau. Un dimanche matin, j’ai découvert le
Concerto n° 1 de Rachmaninov. Dans le premier mouvement vivace, il m’a semblé intuitivement que le thème, où le
piano seul, bientôt relayé par l’orchestre, exprime de l’intelligence, de la passion et de l’humour, pourrait être le ton
des conversations d’Apostrophes.
Jean-Claude Raspiengeas.- Comment est venue l’idée d’Apostrophes ?
Bernard Pivot : Je dois beaucoup à la chance. On était venu me chercher au Figaro littéraire pour faire de la
télévision. Ouvrez les guillemets sur la première chaîne me laissait insatisfait. J’allais d’un écrivain à l’autre sans
rapport entre eux. J’ai pensé que construire une émission autour d’un thème pouvait donner de la rondeur et du
piquant, qu’elle ne fuirait pas comme un tonneau mal cerclé. Quand Marcel Jullian et Jacques Chancel, à la création
d’Antenne 2, m’ont demandé de les rejoindre, mon projet était prêt.
Personne ne voulait du vendredi soir. La première chaîne diffusait Au Théâtre ce soir et FR3 un film de cinéma. On
m’a offert ce qui restait. Au Théâtre ce soir a commencé à décliner. Suite aux protestations des professionnels du
cinéma, le film de FR3 a disparu de l’antenne. Je me suis retrouvé avec une concurrence moins sévère. Depuis, tout le
monde estime que cette programmation était exemplaire. Or, elle était le fruit du hasard. D’ailleurs, il n’existe aucune
photo de la première d’Apostrophes et il n’existe aucun enregistrement des neuf premiers numéros…
Jean-Claude Raspiengeas.- Quand et pourquoi avez-vous décidé d’arrêter Apostrophes ?
Bernard Pivot : Je menais une vie monacale depuis quinze ans. Je passais mes journées et mes soirées à lire chez
moi, sans vraiment m’occuper de ma famille. Sans aller au cinéma et au théâtre. Le seul loisir que je m’accordais,
c’était un match de foot de temps en temps. Je ne pouvais plus continuer à ce rythme. Je finissais par être saturé de lire
des romans. J’ai demandé une année sabbatique. Et, au bout de six mois, j’ai repiqué avec Bouillon de Culture, ouvert
aux autres arts. Mais le public râlait et réclamait que je ne fasse venir que des écrivains, que je ne parle que des
livres… J’ai fini par y revenir.
C’était le prix à payer pour réussir mes émissions. Si j’avais bâclé mes lectures, si j’avais consacré moins de temps,
ma préparation en aurait pâti. Les écrivains et le public l’auraient senti et Apostrophes aurait vite décliné.
Je suis quelqu’un de tenace, d’opiniâtre. Je le dois à la pratique du sport d’équipe, du football, pendant ma jeunesse.
La volonté d’aller jusqu’au bout, de tenir, de ne rien lâcher, le désir de gagner.
Jean-Claude Raspiengeas.- Aviez-vous connu des moments de découragement ?
Bernard Pivot : Oui, en 1981, au bout de six ans, j’ai connu, comme on dit au foot, « un petit coup de moins bien ».
J’avais demandé à arrêter. Là-dessus est arrivée la polémique avec Régis Debray qui m’accusait d’exercer
une« dictature » dans le monde des lettres. Le président de la République, dont il était l’un des conseillers, a pris
publiquement ma défense. Les protestations générales m’ont regonflé et je suis reparti au front. Depuis, Régis Debray
est venu à Apostrophes, a rejoint l’académie Goncourt et nous sommes les meilleurs amis du monde.
Et puis, vous savez, quand on vous dit qu’un nouveau livre de Marguerite Duras va bientôt paraître, qu’Arthur Miller
va venir à Paris dans trois mois, vous vous sentez excité à l’idée de cette perspective. C’était le genre de « carotte »
qui me faisait avancer. L’idée, par exemple, d’organiser une émission sur le thème de l’amour avec Roland Barthes,
Françoise Sagan et Anne Golon m’excitait comme un fou.
Jean-Claude Raspiengeas.- En retrouvant vos émissions, vous voyez-vous évoluer ?
Bernard Pivot : Je me vois surtout avec des cheveux très, très bruns. Je constate que j’ai toujours fait plus jeune que
mon âge, que je portais souvent des cravates très moches. J’ai sans doute dû progresser mais je ne m’en aperçois pas.
Il ne faut jamais oublier que c’était du direct. C’était un risque que j’aimais parce qu’il réclamait de la prudence tout
en me stimulant.
Jean-Claude Raspiengeas.- Aviez-vous le trac ?
Bernard Pivot : Non. Mais j’avais toujours un doute : suis-je bien à ma place ? Ai-je fait tout ce qu’il fallait pour
mériter d’être là ? Jusqu’à la fin, je suis arrivé à chaque émission dans cet état d’esprit. C’était aussi très stimulant.
Jean-Claude Raspiengeas.- Au fil du temps, avez-vous noté des changements ?
Bernard Pivot : Quand les polémiques devenaient trop ardentes, elles desservaient les protagonistes. Les éditeurs
recommandaient à leurs auteurs de ne pas verser dans ce travers. Les éditeurs les faisaient répéter avant de venir… Je
découvrais mes invités dans la salle de maquillage, vers la fin, beaucoup prétendaient ne pas avoir eu le temps de lire
les ouvrages des autres invités. Cette prudence était néfaste au déroulement de l’émission.
Jean-Claude Raspiengeas.- Quelle est la recette d’un bon entretien ?
Bernard Pivot : Je ne peux parler que de la mienne. Beaucoup de travail. De la passion, de la curiosité, de l’humour.
Et rester soi-même. Je ne sais pas expliquer ma manière. Quand j’étais à la télévision, j’oubliais que j’y étais.
Si je fais le bilan, je suis heureux d’avoir accompagné deux grands écrivains, deux prix Nobel, sur une longue durée :
Soljenitsyne, de son expulsion d’Union Soviétique à son retour en Russie. Et Patrick Modiano, de sa première
interview quand il avait 23 ans, à la remise de son prix Nobel à Stockholm où l’Académie royale suédoise m’a invité.
En plus de ses passages à « Apostrophes », j’ai fait un film sur lui pour la collection « Empreintes ». À ma grande
surprise, quand je suis arrivé chez lui, il a sorti la première lettre que je lui avais envoyée après avoir lu sur épreuves
son premier roman Place de l’Étoile. Sortie de son enveloppe de l’époque, avec le cachet de la poste. Du pur
Modiano. Il est le seul à avoir obtenu le Goncourt et le Nobel…
À Stockholm, j’ai vu un homme heureux. Il m’a étonné en rompant avec la tradition du Nobel où, généralement, les
lauréats lancent un message humaniste, politique, écologique. Modiano a livré un discours purement littéraire, donnant
des clefs pour comprendre sa vie et son œuvre, qui résonne comme une postface à son livre
autobiographique Pedigree.
Jean-Claude Raspiengeas.- Dans ce nouveau coffret, vous avez choisi une émission avec François
Mitterrand, entouré de Michel Tournier, Patrick Modiano, Emmanuel Leroy-Ladurie et Paul Guimard. N’y
voit-on pas la fin d’une certaine culture littéraire chez nos hommes d’État ?
Bernard Pivot : Si, hélas. Très longtemps, chez les hautes personnalités politiques de la France, la littérature était un
élément important de leur culture, de leurs références, de leur vie. Pensez à Poincaré, Blum, de Gaulle, Pompidou,
Mitterrand et même Giscard. Ensuite, c’est fini. Les énarques ont pris le pas sur les normaliens. Les écrivains
étrangers, notamment américains, me disaient souvent que nous avions de la chance d’avoir des hommes politiques
cultivés et lettrés. La France était admirée pour cette particularité. Ils n’en revenaient pas de participer à une émission
littéraire de grande audience, sans se retrouver avec des strip-teaseuses ou des sportifs, sans être interrompu par la
publicité et des rires enregistrés. Leur surprise redoublait quand il constatait les jours suivants qu’on les reconnaissait
dans la rue.
Jean-Claude Raspiengeas.- Y a-t-il une vie après Apostrophes ?
Bernard Pivot : Après la télévision, plutôt. J’ai changé de vie. Je suis devenu critique littéraire au Journal du
Dimanche. Je suis entré à l’Académie Goncourt. J’ai enfin écrit des livres. Ma nouvelle vie est plutôt agréable. J’ai
cessé de faire de la télévision en 2005. On me disait : « Mais pourquoi arrêtez-vous ? » Je répondais : « J’ai 70 ans ! Il
est temps, non ? »
Jean-Claude Raspiengeas.- Avez-vous regretté d’avoir arrêté Apostrophes ?
Bernard Pivot : Non. Jamais. C’était une décision réfléchie.
Pour connaître le contenu des deux coffrets :
http://www.editionsmontparnasse.fr/p1593/Apostrophes-Coffret-DVD
http://www.editionsmontparnasse.fr/p1650/Apostrophes-Volume-2-Coffret-DVD
A l'occasion du 33ème Salon Du Livre, l'INA - Institut National de l’Audiovisuel - a proposé de revoir 21
séquences de l’émission :
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