Le négatif du transfert

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Le négatif du transfert
Le négatif du transfert
Conférence au Centre de Psychanalyse de Lausanne
23 janvier 2013
dédié à la mémoire d'André Green
Mesdames et Messieurs, chères et chers Collègues,
I
Introduction
Comme il me revient l'honneur d'ouvrir ce cycle de conférences sur « les » transferts, j'aurais
pu commencer par un exposé de présentation concernant cette notion, à la fois connue et
méconnue, et comme beaucoup de notions psychanalytiques, tellement familières que nous
avons du mal à les définir. Mon titre l'indique, je n'en ferai rien. En effet, j'ai préféré vous
parler d'un thème qui me passionne et me fait passablement travailler en ce moment. Je
vous convie donc à partager une étape de cette réflexion. Il s'agit de ce que je peux intituler
le négatif du transfert : pour le dire rapidement, je peux reprendre l'argument que vous avez
lu : Lors d’une cure analytique, le transfert ne se manifeste pas toujours avec la positivité
souhaitée, agréablement tempérée, permettant une avance processuelle régulière et son
interprétation. En effet, la transposition inconsciente sur le psychanalyste est soumise, elleaussi, aux aléas du creux, du blanc, du contraire, de la destruction, en somme à toutes les
formes de la négativité. J'aimerais donc explorer les possibilités d’étendre à la question du
transfert, la notion de travail du négatif, telle que l'a proposée André Green. La configuration
la plus connue est certainement celle de transfert négatif dont nous parlerons. Il serait
toutefois un peu rapide de conclure qu’il s’agit de la seule expression de la négativité dans le
champ du transfert. Ce serait oublier que, même dans les situations cliniques « simples », il
peut y avoir du négatif, par exemple dans les diverses facettes de la résistance ou dans la
non-rencontre caractérisée par l’inaccessibilité de l’objet de transfert. Dans les cas plus
complexes, nous pouvons considérer la spécificité du transfert-limite comme appartenant au
domaine du négatif : Le clivage qui le marque s’y réfère pleinement ainsi que les forces
teintées d’hostilité à peine masquées et les tendances à la rupture des liens.
Pour aborder la complexité du thème sans trop brouiller les pistes, je vais
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situer la réflexion à partir des définitions, tant du transfert que du travail du négatif,
-
donner quelques exemples cliniques que je ne le développerai pas trop, par souci de
confidentialité,
-
me référer à une œuvre littéraire , qui fait curieusement écho avec notre sujet,
le Moderato cantabile de Marguerite Duras. Je commence par là.
Moderato Cantabile
Dans Moderato Cantabile, Anne Desbaresdes amène son petit garçon adoré à une leçon de
piano. Elle entend un cri et se précipite, dès la fin de la leçon, dans le bar en dessous. Un
crime a été commis, un homme a tué sa femme. Le lendemain, elle revient et rencontre un
autre homme, celui qui sera plus tard dénommé Chauvin (comme notre collègue). Elle est
troublée et boit du vin. Il l'écoute et un dialogue s'engage, lent, entrecoupé de silences qui
va se répéter les jours suivants, avec comme thème, d’un côté ce crime passionnel et, de
l’autre, la vie de cette femme malheureuse. De lui, nous ne saurons rien ou presque, il reste
dans l'ombre.
Mon but n'est pas de résumer le roman mais j'y verrai - et je pense être ni le premier ni le
seul à le faire - une analogie avec une séance d'analyse. L'attraction n'est plus la leçon de
piano mais le moment dans le bar où elle parle à cet homme inconnu. Marguerite Duras
n'aimait pas tellement la psychanalyse, mais ça n'empêche pas l'inconscient d'exister, et –
rajoutons - de se faire jour dans l'écriture. Dans ce texte, le traumatique émerge dans ce
dialogue aussi étrange que celui d'une consultation. D'autant plus qu'il se répète, jour après
jour, comme un moment analytique. Vous me pardonnerez, j'espère, une interprétation
assez libre et probablement facilement contestable.
Mais avant d'aller plus loin, posons quelques balises, en guise de rappel :
Balises pour le transfert
Le transfert fait partie des concepts fondamentaux de la psychanalyse. Sa découverte par
Freud a en a immédiatement révélé la nature double, que je qualifierai de « négative » en
référence à notre thème, car c’est sa dimension d’obstacle qui est apparue en premier lieu
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avant que sa fonction aidante, motrice, ne se révèle. Prenons une définition « parlante » de
Michel Neyraut1: « Le transfert n’est pas le tout de l’analyse, il en est le moteur et le frein ;
non la somme ». Voici donc une manière subtile d'illustrer la dynamique du transfert :
moteur, pour faire avancer le processus, frein de la résistance quand il gêne cette
progression. Plus classiquement, il s'agit de - je ne vous apprends rien - la transposition, du
report actualisé sur quelqu'un d'autre - habituellement le psychanalyste - de sentiments,
désirs, modalités relationnelles voire de scénarios, inconscients, jadis organisés et éprouvés
par rapport aux personnes très investies de l'histoire de celui ou celle qui est la source du
transfert. Cette transposition n'est pas toujours aisée à repérer car elle utilise des registres,
très divers justement, pas toujours verbalisés mais montrés ou agis. Le repérage de l’agieren
de transfert2 permet à l'analyste d'accéder aux scénarios inconscients qui vont
habituellement se composer avec lui pour donner lieu à la fameuse névrose de transfert.
Celle-ci organise et remplace progressivement la maladie névrotique qui avait conduit le
patient chez l'analyste. Cette formation pathologique est en relation avec la névrose
infantile qui va presque toujours se rejouer, soit dans la vie (à première vue sous la forme
d'une répétition stérile), soit dans la cure, où la transformation psychanalytique devrait
pouvoir déjouer les pièges de la duplication mortifère.
Nous parlons donc bien du terrain où se joue la problématique de la cure, à condition d'y
ajouter le contre-transfert, ce que je ne ferai qu'incidemment pour demeurer au plus près de
mon thème. Ce seront plutôt les modifications de cette construction particulière qu’est la
névrose de transfert, qui vont nous intéresser à propos du « négatif du transfert ».
Balises pour le négatif
Comme vous le savez, la pensée du négatif est relativement complexe et demande peut-être
une certaine familiarité pour devenir véritablement utile en clinique. Ce serait d'ailleurs un
des objectifs de cette conférence. Son champ d'application est large, élargi qu’il a été par
André Green à partir de Freud et d'un concept proposé par Winnicott mais laissé en friche
par ces deux auteurs. Tout d’abord, A. Green a « appelé travail du négatif, l’ensemble des
défenses primaires qui ont en commun leur obligation de statuer par un oui ou par un non
1
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Michel Neyraut (2004) : le transfert, PUF.
Jean-Luc Donnet (2005) : la situation analysant, PUF
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sur un quelconque élément de l’activité psychique »3. Vous l'aurez reconnu, il s'agit de la
réflexion inspirée par l'article sur «la négation4 » et touchant toutes les formes de défenses
qui ont succédé au refoulement, dans la découverte psychanalytique, et qui s'appellent
dénégation, désaveu, déni etc. Ensuite, Green a admis l'extension du travail du négatif bien
au-delà de la sphère du moi, ce moi inconscient qui contient les mécanismes de défense.
C'est dans le champ de la pulsion de mort qu'il trouve sa pleine application, autour des
conceptions de fonction désobjectalisante et de narcissisme négatif5. Il s'agit alors des
éléments qui nous posent le plus de problèmes dans notre clinique, autour de la réaction
thérapeutique négative, des formes de désorganisation et des composantes, plus répandues
que nous ne le souhaiterions, de la destructivité. Pour notre propos, nous verrons que divers
éléments nous seront utiles en référence au négatif dans son acception la plus large et aussi
dans celle qui s'adresse particulièrement à la destructivité. Mais, comme le dit l'explorateur
du concept, il faut se garder d'attribuer au travail du négatif un sens exclusivement
pathologique.
II
Le négatif du transfert
Après ce rappel un peu succinct, j'entre maintenant dans le vif du sujet. Il me sera nécessaire
de travailler comme un sculpteur en tournant autour de cet « objet » qui a tendance à se
dérober, pour en éclairer les diverses facettes. Nous distinguerons quatre grands chapitres :
Le transfert de base et ses impasses ; le transfert négatif ; sortir de la « positivité » du
transfert ; le transfert limite.
1. Le transfert de base (et ses impasses)
Pour aborder plus directement notre sujet, il convient maintenant de distinguer entre les
diverses formes de transferts. Sans entrer dans une typologie trop compliquée, nous
pouvons procéder par embranchements. Tout d'abord, j’aimerais revenir sur une notion qui
est celle du transfert de base. Freud en parle déjà en 19126. Je retiendrai une conception qui
est davantage celle de Catherine Parat ou de Jean-Michel Porret (qui parle lui d'un transfert
3
André Green et al. (1995) : Le négatif, travail et pensée, Ed. L’Esprit du temps, Perspectives psychanalytiques,
p.26
4
Sigmund Freud (1925) : la négation (die Verneinung)
5
André Green (1993) : le travail du négatif, éditions de Minuit, p. 25
6
Freud S. (1912) sur la dynamique du transfert, OCF.P XI, PUF
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de fond ou de frayage), à savoir l'investissement positif de base du psychanalyste par le
patient, à différencier du transfert proprement dit dont nous devrons étudier la diversité.
Pour ce transfert de base, nous pouvons relever des sentiments discrètement positifs, de
type amical ou tendre, habituellement conscients, correspondant à des pulsions érotiques
inhibées quant au but. Ce n'est pas le grand amour, mais une orientation globalement
positive envers l'analyste. En d'autres termes, nos patients nous sont modérément attachés
pour accepter, puis apprécier - un peu - ces rencontres presque quotidiennes. Jacqueline
Godfrind, de Bruxelles, a parlé du transfert de base dans un autre sens, et je tiens à le
préciser rapidement, considérant une distinction entre transfert narcissique et transfert
névrotique. C'est le premier qu'elle appelle transfert de base, supposant - peut-être à raison
- que sous chaque transfert névrotique se cache un transfert narcissique. Avec elle, et cette
autre définition, nous sommes déjà au centre de nos préoccupations : C'est aussi une piste
que j'aimerais suivre car elle renvoie aux souffrances identitaires - narcissiques. En effet,
nous ne pouvons pas « manier » le transfert avec nos patients états limites comme nous le
faisons avec nos patients plus névrosés. Il n'en reste pas moins que, pour procéder par
étapes, je suis tout d’abord d'accord avec les deux premiers auteurs pour décrire une forme
proche de ce qu’on a pu aussi qualifier de « relation » psychanalytique, un investissement
de base modérément positif et en bonne partie conscient, à ne pas interpréter. Ceci
permettra à Catherine Parat de parler d'une « relation » transférentielle, plus accessible que
la névrose de transfert (à la fois aux patients et aux cliniciens) et à Jean-Michel Porret de le
considérer - le transfert de base - comme indispensable au processus transférentiel en tant
que tel, qu'il appelle alors transfert de résistance, celui qui sera soumis à interprétation,
dans la processualité de la cure.
Nous pouvons ainsi considérer une première forme de négativité du transfert qui s'applique
à l'absence, plus ou moins complète, de transfert de base. Pour le comprendre, nous
pourrions nous référer à une autre condition de ce transfert, celle qui résulte de
l'introjection du psychanalyste à l'intérieur du moi du patient. Ferenczi avait justement
introduit cette notion d’introjection à propos du transfert7. Pour schématiser, on pourrait
dire que, pour commencer tout travail analytique fructueux, le patient a besoin de deux
analystes : l'un à l'extérieur et l'autre à l'intérieur de lui. Pour ce faire, il va installer dans son
7
Ferenczi S. (1909) transferts et introjection, Ed. Payot.
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moi une représentation de l'analyste, sorte d'imago provisoire dont le destin peut être par
moments aussi divergent du véritable analyste que les imagos le sont des parents réels. Dans
notre perspective, l'analyste interne au patient est une figure négative de celui qui est là en
séance, bien présent, même s’il est caché derrière le divan. Signalons au passage que l'une
des difficultés du face-à-face est bien celle de donner une relative autonomie à cet analyste
ainsi introjecté. Mais le principal obstacle se trouve chez le patient limite dont le moi est
clivé. Dans ces conditions, l'introjection précoce de l'analyste est compromise et, comme
nous l’observons, il arrive que la projection l'emporte nettement sur l'introjection.
L’importance de la projection est d’ailleurs une caractéristique des cas difficiles. En d'autres
termes, la confiance de base dans l'analyste, dans le traitement analytique n'est pas acquise.
Une des formes de ce refus se marque dans l'impossibilité d'introjecter l'analyste. Nous
commençons donc à entrevoir que, là aussi, le travail du négatif peut-être à l'œuvre en ce
qui concerne le transfert.
Dans Moderato Cantabile, la relation entre les deux protagonistes, Anne et Chauvin, n'est
pas stable. Il existe bien une sorte de passion latente et le besoin de se retrouver, jour après
jour, à la table du fond du bar, curieuse version du divan - fauteuil, mais, malgré la nécessité
de découvrir l'énigme du meurtre passionnel, tout peut s'interrompre d'une fois à l'autre.
C'est d'ailleurs ce qui va finir par se passer après une sorte d'orage transférentiel, acting out
lors d'une réception dans sa maison où Anne s'enivre devant tout le monde. L'alcool
représente souvent chez Marguerite Duras les sentiments qui ne peuvent se dire, la « soif
pulsionnelle ». L'impression que nous laisse Anne Desbaresde dans son contact avec
l'homme du bar est assez étrange et flottante, elle s'y accroche comme à une bouée alors
qu'elle semble fascinée par une sorte de désir de mourir d'amour, comme la femme
assassinée. La « bouée » psychanalytique pourrait aussi bien amener la vie que la mort. Pour
l'exprimer dans notre langage à nous, le transfert de base est absent, négativé et remplacé
par un lien chaotique sur fond traumatique (en effet le crime du bar n'est-il pas en même
temps une résurgence du passé d’Anne, puisqu'il fonctionne comme un attracteur). C'est
une figure que nous retrouvons dans ce que j'appelle le transfert limite, à savoir l'instabilité
du lien transférentiel chez les états limites. Nous y reviendrons.
2. Le transfert négatif
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Venons-en maintenant à la figure la plus connue, et repérée depuis longtemps, du négatif
dans ce domaine, à savoir le transfert négatif. Ceci nous oblige à faire un petit détour par la
figure classique du transfert. En général, le transfert se manifeste par une résistance à
l'expression des motions refoulées. Alors que, d'un côté, le dispositif analytique se prête par
la règle des associations libres à l'activation d'éléments préconscients voire inconscients, le
passage dans la conscience ne se fait pas simplement. La résistance signe la conflictualité
présente à la croisée des chemins du préconscient. Selon le Freud (19128) de « la Dynamique
du transfert », le discours de l'analysant s'interrompt ; on observe un tarissement des
associations, indice de blocage d’une idée incidente concernant l'analyste. C'est la résistance
au transfert. Si nous interprétons à ce stade, la résistance tombe, le transfert peut alors se
déployer et s'actualiser, au point parfois de se transformer dans sa figure complémentaire,
bien connue elle aussi, celle de la résistance de transfert, par le transfert qui en devient
encombrant quand les associations se rassemblent en une sorte de déclaration d'amour
persistante. Comme le précise Jean-Michel Porret, il s'agit, pour le clinicien, de naviguer
entre quatre formes de résistance, celle de refoulement, la force d'attraction de
l'inconscient, la résistance au transfert et la résistance de transfert. En somme, le transfert
de résistance est l'outil de travail ordinaire du psychanalyste. Dire donc qu’un patient résiste
est une formule qui ne devrait pas susciter la plainte du clinicien, mais au contraire lui faire
sentir la qualité du pilotage de cet étrange véhicule à deux dans lequel il est pris entre le
frein et le moteur, pour suivre l'image de Michel Neyraut. Voyons de plus près ce qui peine à
être mis en mots. Le plus souvent, il s'agit de désirs érotiques infantiles, une expression donc
plutôt libidinale, qui dépassent naturellement l'amabilité tempérée du transfert de base.
Vous aurez reconnu le transfert positif que nous interprétons en fonction de l'amour envers
une imago parentale inconsciente, l’attraction œdipienne bien connue : situation encore
assez confortable pour autant que l'érotisation ne devienne pas excessive, donnant ce qu'il
est convenu d'appeler un transfert passionnel, qui appartient de plein droit à la forme
opposée, celle du transfert négatif. Nous y voilà donc. De quoi s'agit-il ?
Avant tout, il ne faut pas oublier que certains passages par le transfert négatif doivent avoir
lieu pour que la cure évolue bien. « Le transfert d'affects positifs ou négatifs ne doit pas être
confondu avec les effets positifs ou négatifs que le transfert, tant positifs que négatifs, est
8
Freud S. (1912) opus cité
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susceptible d'avoir sur le travail analytique et sur l'évolution de la cure»9. Par définition, il
s'agit donc des sentiments négatifs, variations plus ou moins amples autour de la haine. À
l'opposé de l'amour de transfert dont nous venons de parler. Il convient peut-être de
préciser que l'hostilité n'est pas toujours caractérisée ou violente. Le plus souvent, il s'agit de
sentiments de malaises, de déplaisirs, de colère rentrée, de critiques, d'agacements…
Sentiments répétitifs ou durables, qui sont plus ou moins tus ou s'expriment de façons
diverses, « agieren » de transfert a minima, reconnus comme expressions de l’ambivalence.
Il convient d'ailleurs de signaler qu'il faut parfois être à l'affût de ces manifestations
négatives tant elles peuvent se dissimuler ; bien évidemment, les perceptions contretransférentielles de l'analyste sont un outil irremplaçable pour les déceler : un sentiment
pénible, difficilement explicable par les propos entendus. Nous sommes parfois loin du
véritable déchaînement d’agressivité. Rappelons-nous qu'en principe, même dans ces
conditions, le transfert de base reste modérément positif de façon à assurer la permanence
du lien. Nous allons parler plus loin des mouvements de destructivité dans le transfert limite
qui, eux, menacent le lien. Nous pouvons toutefois relever qu'il s'agit bien d'une forme du
négatif du transfert, connue celle-ci depuis Freud, avec déjà la description qu'il en donnait
dans les Etudes sur l'hystérie10 « dans les cas où les relations entre médecins et malades
venaient à être troublées… ». Quand ce mouvement perturbé se structure, il en devient une
variante de la névrose de transfert qui se décline alors sous deux formes : la névrose de
transfert à valence positive et la névrose de transfert à valence négative. Nous retiendrons
donc, pour l'instant, que la haine de transfert négative l'amour de transfert plus décrit, plus
connu et qu'elle peut aussi prendre différentes formes.
Dans Moderato Cantabile, la nature du lien entre Anne et l'homme qui l'écoute n'est pas
claire. On repère une attraction sensuelle, et bien sûr, la première image qui vient à l'esprit
est celle d'un amour naissant, d'une rencontre amoureuse. Mais est-ce une vraie rencontre ?
L'incertitude règne : On ne sait jamais comment va évoluer ce couple qui peine à se former,
qui se retrouve à heures fixes et pour une durée déterminée. Un sentiment demeure tout au
long de la lecture, l'attente qu'il se passe quelque chose. Que va-t-il se passer ? Cette
attente est éprouvante, déplaisante, irritante ; la relation a besoin d'un trop d'alcool pour
9
Porret Jean-Michel, opus cité
Sigmund Freud (1895) : Etudes sur l'hystérie
10
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fonctionner. De plus, les images négatives affleurent en permanence par le chevauchement
très habile de deux séquences. En effet, il existe un double du couple représenté par les
protagonistes, c’est celui de l'assassin qui a tué sa femme à l'endroit même où ils se
rencontrent désormais. Ce passé dramatique infiltre tout le présent du récit. Le lecteur ne
peut s'empêcher de se demander si le dénouement va être une relation sexuelle ou un
meurtre, l'amour est explicitement uni à la mort. Au fond, la représentation que Marguerite
Duras nous donne à voir concerne, même en demi-teinte, les affects érotiques agressifs,
dont la jalousie et la haine sont des exemples. Nous pouvons assez facilement retenir cette
mise en scène comme une figuration du transfert négatif dont la face cachée, pulsionnelle
refoulée, serait illustrée par le meurtre « ancien », fond traumatique qui vient se manifester
dans la relation actuelle, médiatisée par l'alcool, et qui s’avère profondément insatisfaisante.
Nous apprendrons aussi, indirectement et par petites touches - c'est l'art de l'écrivain qu’Anne est insatisfaite de sa vie, qu'elle n'aime pas son mari, qu’elle essaye de s’en
défendre par la relation fusionnelle avec son enfant, celui qui devrait jouer sa sonatine
moderato cantabile pour que la vie soit moins ennuyeuse ou moins tragique. Certaines de
nos séances paraissent se dérouler dans une ambiance moderato cantabile, alors qu'au fond
se déroule une histoire aussi tragique qu’un meurtre passionnel, peut-être répété sotto voce
dans le transfert…
3. Sortir de la « positivité » du transfert
Nous pourrions détailler bien davantage la question du transfert négatif qui mérite sûrement
à lui seul un ou plusieurs exposés. Mais mon idée était davantage d'étudier, d'éclaircir et de
préciser ce « creux » du transfert, sous ses différentes manifestations. Et vous voyez, il est
justement difficile de ne pas parler en pointe plutôt qu'en creux, en « manifestations »
visibles, positives, plutôt que dans ce qui n'apparaît pas, ce qui manque. Il s’agit
probablement de la même difficulté qu'avec la dualité entre pulsion de vie et pulsion de
mort. En effet, comment considérer une opposition qui ne soit pas symétrique, en fait, pas
une symétrie : que tout ce qui apparaît en, mettons, blanc d'un côté, ne soit simplement
traduit en noir, de l'autre : la pulsion de vie construit, la pulsion de mort détruit ; les bons
objets d'un côté, les mauvais de l'autre etc. Nous venons de le voir avec le transfert négatif
qui serait l'opposé du transfert positif avec la haine qui remplace l'amour etc. La catégorie,
négative, de l'absence, est beaucoup plus difficile à caractériser, un peu à l'instar des
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premières formulations freudiennes concernant le «latent» par opposition au manifeste.
Une des formes du négatif pourrait être l' « absence » apparente de transfert. Que se passet-il quand le transfert n'est pas perceptible ? Les catégories de résistance au transfert
suffisent-elles ?
Nous sommes peut-être plus accoutumés à l'idée d'un creux, d'une absence de l'autre côté,
du côté de l'analyste. Il faut quand même souligner que ce dernier se rend plus ou moins
inaccessible par sa neutralité « technique » ou, terme plus évocateur, son « refusement ».
L'investissement que le patient fait de son psychanalyste suit une trajectoire dont
l'extrémité, l'objet-but, se révèle au minimum frustrante, voire inaccessible. En d'autres
termes, dans le transfert, il y a une non-rencontre caractérisée par l’inaccessibilité de l'objet
de transfert. Cette forme du négatif prend des colorations diverses autour de cette barrière
invisible qui sépare le patient de son analyste : aucun des deux protagonistes ne peut
satisfaire ses propres désirs en utilisant l'autre. Ce sont le cadre et la règle qui organisent
cette absence, dans le but, avoué, de canaliser les pulsions vers les représentations investies
d'affects, pour « dénouer » la névrose. C'est Fédida qui a particulièrement investigué cette
fonction de l'absence qui vectorise le contenu transféré sur l'objet, qui promeut l'absence
comme figure du retour, retour sous-entendu du refoulé : « La tentation est forte, il est vrai,
d'assigner aussitôt à l'absence le contenu primordial - invoqués comme primitifs ou
originaires - de la séparation de l'objet maternel… Cette question se réfléchit sur l'existence
de l'analyste, sur ce qu'il en est de son acte de présence à garantir un temps de l'absence
11
». D'une certaine façon, l'absence de l'analyste donne ainsi contenu à l'objet du transfert.
Absence de l'analyste, négativité de sa présence, référence probable aux premiers « défauts
de présence » de la mère et à son hallucination négative. Ceci va probablement
correspondre à la tolérance du patient aux séparations traumatiques.
Mais j'aimerais revenir du côté du patient et sur l'apparente absence de son transfert.
Souvent, pendant de longues périodes, le transfert n'apparaît pas, si ce n'est sous forme de
configurations brèves, fugaces, qu'il est difficile de saisir comme levier d'interprétation et qui
ne semble pas constituer de véritable névrose de transfert. Comme analyste ou thérapeute,
et quoi qu'en disent certains, nous ne passons pas tout notre temps à interpréter le
11
Fédida Pierre (1978) : L'absence, Gallimard, p. 11
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transfert. Souvent, nous travaillons - comment dire - hors transfert, à côté du transfert, sans
le transfert, ou du moins dans un matériau où le transfert ne nous est pas perceptible. Le
« nous » est important car ce n'est pas parce que nous ne le voyons pas, qu'il n'existe pas,
mais parfois, c'est tout comme : Il ne semble pas que le patient dépose sur nous une imago
ressemblante ou un scénario repérable. Le plus souvent, c'est l'image complémentaire, à
forte connotation thérapeutique, qui apparaît : Pour telle patiente qui a été étouffée par sa
mère, nous serions - que ce soit verbalisé ou non - la bonne mère qui ne réagit surtout pas
de façon aussi désastreuse que la vraie semblait le faire. Alors, bon père ou bonne mère
dans le transfert ? Une figure dont la négativité se marque par la valence opposée, souvent
idéalisée, presque irréelle. Le besoin du patient d'attendre un miracle de notre part vient-il
se substituer à l'agir de transfert ? Comme le dit André Green, « les forces qui gouvernent
l'élaboration du scénario de projection ont un pouvoir de dramatisation inestimable ». En
mettant en scène sa dramaturgie personnelle, le patient révèle un système complexe où se
mêlent les investissements avec leurs variantes négatives, contre-investissements et
désinvestissements. Nous aurions alors à faire à une dimension plus centrée sur le sujet luimême que sur l'analyste, plus subjectale qu’objectale, signant ainsi les caractéristiques d'une
formation de type faux-self qui nous ramène, en fait, au transfert limite dont nous allons
parler tout à l'heure.
Moderato cantabile nous prive largement d’un aller et retour avec le passé. Prenons donc un
cas clinique. Situation de thérapie en face-à-face. Le transfert d’Elodie : Pourquoi Elodie
continue-t-elle à venir après la « guérison » de son burnout ? Cette femme dans la
quarantaine a gravi beaucoup d'échelons professionnels avec intelligence et compétence ;
ce qui ne l’empêche pas d’avoir mari et enfants. Quand je l'ai reçue, elle était cassée, par son
travail ! Rapidement dit, poussée à bout par un nouveau chef incompétent mais très
autoritaire, elle avait passé par différents stades de révolte et d'abattement avant d'entrer
dans ce que nous pouvons appeler une véritable dépression avec arrêt de travail. Sur le
moment, il a fallu parer au plus pressé et s'occuper de la crise. Quand Élodie a commencé à
aller mieux, elle a voulu une véritable thérapie. Le passé est revenu à la surface. Dans son
enfance, elle avait été aux prises avec un couple parental assez particulier : la mère venait
d'un pays nordique et manquait sérieusement d'empathie ; le père était assez gravement
handicapé et comme sa femme le délaissait, Élodie s'était progressivement mise à la
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remplacer et donc à s'occuper de lui, presque comme une infirmière. Ce qu'elle avait dû
porter sur ses frêles épaules de fillettes me semblait totalement disproportionné et
pourtant, elle n'avait obtenu aucune reconnaissance de la part de ces deux adultes,
probablement inadéquats. Ce qui avait rendu la situation intenable pour elle (sans qu’elle
s’en rende compte), était que le chef tyrannique venait du même pays que sa mère, qu’il
s'exprimait de la même manière décisive, froide et distante, qu'elle se voyait renvoyée aux
sentiments d'impuissance de son enfance quand elle devait s'occuper du père handicapé
sous les ordres légèrement méprisants de la mère. Nous avions reconstruit aussi qu'elle avait
fui sa famille dès que possible pour se réfugier dans cette entreprise, accueillante comme
une famille de remplacement. Il suffisait qu’un chef un tant soit peu sympathique, normal
dans ses relations avec ses employés, lui adresse un compliment pour qu'elle soit submergée
de reconnaissance ; ce compliment qu'elle n'avait jamais eu dans son enfance : personne ne
l'avait félicitée pour le service qu'elle rendait à sa famille et qui la laisse encore et toujours
hésitante quant à ses véritables mérites.
Dans notre thérapie donc, elle parle, réfléchit, revisite les difficultés de cette enfance, avec
des parents négligents dont elle s’est occupée, inversant les rôles. Elle comprend vite et
s'appuie sur moi, accueillant mes commentaires comme l'éclairage qui lui permet de repérer
les analogies entre le passé et le présent. Mais, curieusement, elle ne manifeste à peu près
aucun désaccord avec moi ; pas d'agressivité, pas de haine, peu d'actings. Pour elle, je
semble toujours être le bon objet, surtout maternel: « ici, c'est le seul endroit où je n'ai pas
besoin de me justifier et où on ne me fait pas de reproches ». Il semble qu’elle ait très besoin
d’un parent qui serait l’inverse des siens, serait donc attentionné et susceptible de l’aider
voire de l'aimer, de reconnaître sa présence et ses mérites ou de seulement l'écouter, ce que
je fais pendant des heures et des heures - comme vous avec vos patients. A moins qu’elle ne
vienne pour m’aider moi, répétant ainsi le schéma connu, ce que semble pour l’instant
contredire le fait qu'elle ne satisfait pas tous mes désirs, qu’elle ne veut pas augmenter le
nombre de séances, prendre place sur le divan et entamer la psychanalyse que je lui
propose. Plus probablement, nous aurions à faire avec la version « narcissique » du
transfert, qui s'accompagne de l’idéalisation du psychanalyste, où la cure fonctionne comme
une enveloppe narcissisante. Nous retrouverions alors le transfert de base, version
Jacqueline Godfrind, fondé sur la réparation narcissique.
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Dans la typologie du négatif, nous pourrions reprendre la question de la projection (en
pointe) articulée avec l'absence (en creux). Si nous postulons que, dans le transfert, vient,
assez souvent, s’actualiser la projection non pas simplement d'une imago ou mais bien de
l'imago défaillante, que ce soit celle du besoin ou celle du désir, nous aurions peut-être
précisé une des formes, fréquente mais qui passe inaperçue, du négatif du transfert. Elle se
confond avec des éléments que nous répugnons à considérer comme transférentiels ; on les
a qualifiés jusqu'à maintenant plutôt d’ « objet réparateur » ou de « Moi auxiliaire ». Ces
formulations commodes mais plutôt descriptives dans leur approximation analogique,
mériteraient d'être davantage étudiée sur le plan métapsychologique.
Autre cas de figure. Un patient, dont j'ai déjà parlé ailleurs, Olaf, m'a longtemps fait croire
qu’il venait me voir pour trouver enfin un père plus compréhensif que le sien. Comme
enfant, il avait été traité très rudement et supportait mal d'avoir été « brutalement » séparé
de sa mère, sorti littéralement de ses jupes, à l'âge de cinq ans quand son père, rival, avait
déclaré que ça suffisait. Ce scénario, très œdipien, cachait mal une souffrance narcissique.
J'ai longtemps pensé qu'il m'avait attribué le rôle du « bon père » qui ne me convenait qu'à
moitié et dont je ne voyais pas l'avenir (psychanalytique !). L'hypothèse de la réparation
narcissique n'est pas exclue mais j'ai découvert plus tard qu'il me prenait, en vérité, et
malgré ses compliments, pour un double de ce mauvais père, d'une façon infiniment subtile.
En effet, j'ai dû m'apercevoir après coup que sa confiance en moi était limitée : il me faisait
totalement confiance mais… Il pouvait tout me dire, mais… Vous l’aviez deviné, derrière son
empressement à venir me trouver, il me redoutait presque à l’égal de ce tyran domestique
qu'il avait abondamment dénoncé. En fait, derrière le transfert idéalisant (narcissique) se
cachait un transfert négatif doublé d'un accrochage masochique.
En somme, dans ma conception, l'absence ne révèle pas toujours l'objet, ne lui trouve pas
toujours une nouvelle présence imagoïque projetée sur le psychanalyste ; elle peut au
contraire signifier le négatif du transfert et pointer l'objet manquant, celui qui fait défaut
plus qu'il n'est tolérable. Le patient projette alors sur son analyste le père ou la mère qu’il
n’a pas eu. Les deux registres principaux tendraient alors soit à dénier l'absence de soutien
et de proximité (le manque du Nebenmensch), soit à en signer l’éjection par un clivage pure
et simple (évidemment défensif) qui laissera un vide dans la psyché. Dans ce cas, la variante
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de la désobjectalisation s’accentue et débouche sur notre dernière figure, celle du transfert
limite.
4. le transfert limite
Pour penser cette question du « vide », nous avons encore besoin de reconnaître cette autre
forme du négatif du transfert, la plus destructrice, le transfert limite. Avec nos patients
borderline, la négativité du transfert prend des allures plus inquiétantes. J'ai déjà évoqué
tout à l'heure la question de l’instabilité du transfert de base, instabilité ou défaut presque
complet suivant la gravité de la situation clinique. Il convient de souligner la nécessité de
nous référer à la dernière théorie des pulsions de Freud. En effet, la place de la destructivité
devient fondamentale quand la pulsionnalité libidinale n'est plus maîtresse de la situation.
J'en profite pour préciser ma façon d'accoler le qualificatif de libidinal à celui de pulsionnalité
pour sortir de l'implicite qui voudrait que pulsionnel signifie libidinal alors que nous devons
garder ouverte la dialectique freudienne, en particulier au regard du couple pulsion de
vie/de mort. Dans ce domaine, je suis très proche des théories d’André Green qui estime
qu’il n’est pas possible de bien comprendre les pathologies non-névrotiques hors de cette
dualité. Vous connaissez certainement ses thèses sur l'importance de la désintrication qui
conduit à l'évacuation des motions pulsionnelles vers les limites du psychisme que sont le
soma d'un côté et l'acte, dans le sens du passage à l'acte, de l'autre. Si nous faisions une
comparaison terme à terme du fonctionnement limite avec le fonctionnement névrotique,
nous trouverions une série impressionnante d'éléments manquants ou inversés qui
appartiennent, à n'en pas douter, à la négativité. D'ailleurs, nous pouvons reconstruire
l'intérêt de Green pour le travail du négatif à partir de son désir d'étendre le champ
psychanalytique aux fonctionnements limites. Une fois de plus, nous voyons la théorie
façonnée à partir de la clinique avec les patients, comme chez Freud, Winnicott et d’autres.
Les figures du négatif qui caractérisent l'expression interne de la destructivité concernent à
la fois le sujet et l’objet, d'où les termes, très éclairants que sont la désubjectalisation et la
désobjectalisation. Ces processus, négatifs, sont évidemment à l'œuvre en séance. Ils
marquent le transfert limite, empêchant globalement l'auto-reconnaissance du patient
(désubjectalisation) et attaquant le lien à l'analyste (désobjectalisation). Je ne m'attarderai
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pas aujourd'hui sur les mécanismes de défense, pourtant indispensables que sont le clivage
et l'identification projective. Ils sont évidemment en cause dans les difficultés de la cure des
patients limites et contribuent à la nécessité du changement de paradigme. En effet, ce n'est
plus vraiment l'imago refoulée ou les scénarios présents dans l'inconscient qui vont se
manifester dans le transfert. Il s'agit bien plutôt d'imagos clivées d'une part, et
communiquées de façon à court-circuiter le langage, d'autres part, comme c'est le cas dans
l'identification projective. Tout à l'heure, je n'avais pas insisté sur les deux temps du
transfert (toujours Green), le premier temps, intrapsychique, transfert sur la parole, et le
second, objectalisant, qu'est le transfert sur l'objet, à savoir sur le psychanalyste. Dans le cas
limite, le champ de la parole et de la représentation de mots est aussi en difficulté. Nous
voyons donc s'articuler toute une série de différences avec la situation classique du patient
suffisamment névrosé. Ceci a déjà été dit : la parole peut être « évacuatrice », correspondre
à une décharge et n'être donc pas immédiatement utilisable dans l'association libre ; la
symbolisation est en défaut et la pensée en grande difficulté. Comme le disait Bion, pas de
«pensoir» pour les pensées. Alors, il faut bien le dire, ce transfert ne ressemble plus
vraiment à la description classique. Certains pourraient aller jusqu'à dire qu'il s'agit d'un non
– transfert. Heureusement, notre expérience clinique nous prouve le contraire et malgré les
embûches et les nombreuses caractéristiques appartenant à la négativité, nous encourage à
essayer de définir ce que j'appelle, positivement, un transfert limite (Borderline Transfert
pour Jacques André12).
Iris est une jeune femme à la vie difficile. Depuis son adolescence, elle souffre de fortes
angoisses qui la paralysent dans ses relations. Pour les maîtriser, elle a développé une
combinaison de mesures de sauvegarde narcissique, de phobies, de mesures obsessionnelles
grâce auxquelles elle se rend la vie infernale, à elle-même et aux autres. C'est à la suite d'une
tentative de suicide qu'elle arrive chez moi : elle interrompt ainsi sa troisième
psychothérapie, peu efficace comme les précédentes. Après une année de rencontres en
face-à-face où elle détaille ses angoisses, je lui propose une psychanalyse sur le divan.
Pendant six mois, elle se tait quasiment complètement, une sorte de choc du divan, vous
savez, cette sidération contre-productive qui survient quand l'accrochage sensoriel
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André Jacques (2002) : Borderline transfert in transfert et états limites, PUF
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nécessaire fait défaut. Comme psychanalyste, je n'en mène pas très large. Puis elle se met à
parler mais au lieu d'associer, elle m’inflige, de façon pseudo-associative les raisons pour
lesquelles elle ne peut pas associer ! Précisons qu'il s'agit d'une grande intellectuelle,
cultivée mais usant de ses facultés d'une manière subtilement agressive et, disons-le, assez
destructrice pour l'autre. Mon intention n'est pas ici de détailler le contre-transfert qui
pourtant, me sert de boussole dans cette analyse. Pour le dire rapidement, Iris est plutôt
dévalorisante dans les séances ; de plus, elle «clive» beaucoup, défendant des points de vue
souvent parfaitement opposés entre eux. Elle critique de manière géniarde la psychanalyse
et ma façon de la pratiquer! Paradoxalement, je regrette presque la phase de silence et j'en
viens à redouter les séances. J'ai quand même appris progressivement qu'elle avait vécu,
enfant unique, entre une mère très exigeante et, intrusive, et un père laxiste qui se perdait
dans la construction d'une maison familiale idéale. Elle essaye de se raccrocher à lui, mais ça
rate : soit elle l'idéalise à distance, soit elle le dénigre comme incapable de voir ce qui lui
convient à elle. L’instabilité de l'appui sur ce père idéalisé peut contribuer au chaos du
transfert de base. Dès qu'un moment agressif survient dans l'analyse, les angoisses
augmentent, elle parle alors d'une culpabilité (dont je conteste le statut - sans le lui dire) et
elle se sent mal, au point de retourner consulter le confrère qui lui donne des médicaments .
C'est une analyse difficile. Travaillant à clarifier les diverses propositions qui émergent de
phases considérables de silence, je découvre, enfin, qu'elle a été « interprétée »
précocement et systématiquement par sa mère. Celle-ci n'accueillait pas, ne satisfaisait pas
ses demandes mais lui expliquait pourquoi elle les faisait, depuis toute petite ! (Non, cette
mère n'est pas psy !) Une forme assez particulière de traumatisme cumulatif.
À partir de la, il devient possible d'exister dans ce transfert- limite même si les objets sont
clivés et ne s'articulent pas entre eux. Il me faut endosser le rôle de la mère intrusive qui
devient naturellement un objet à détruire comme l'ont été les trois précédents thérapeutes.
Ma façon de lui parler change, car désormais j'entends ma propre position de figure
intrusive et un espace psychique devient accessible, entre son refus et ma façon de
l’entendre.
Retour à la théorie : c'est ici qu'il convient de mentionner la fameuse réaction thérapeutique
négative comme figure intermédiaire et distincte, entre transfert négatif et transfert limite.
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Elle appartient à la même catégorie négative dans le sens où il s'agit d'une modalité
transférentielle qui risque d'aboutir à l'interruption du travail psychanalytique : aggravation
paradoxale des symptômes à la suite d'un travail censé les améliorer, elle s'inscrit bien dans
la gamme des problèmes que les définitions « positives » du transfert ne parviennent pas à
élucider, ni - plus important - à empêcher. En tant que phénomène de résistance à la
guérison, nous pourrions la considérer comme un cas particulier du clivage puisque le
patient réagit de façon paradoxale à sa propre amélioration. Au lieu d'aller mieux, il empire
comme s'il s'accrochait à la maladie. Les éléments que Freud a mis en avant, faits de
sentiment inconscient de culpabilité et de masochisme mortifère renvoient, en dernière
analyse, à la pulsion de mort.
Dans Moderato Cantabile, nous pouvons nous intéresser à la scène qui va signifier la rupture
entre les deux protagonistes (équivalent de réaction thérapeutique négative) et qui
constitue un bel exemple d'acting-out de transfert. Au sortir du bar, donc d'une séance,
Anne arrivera en retard à une réception organisée dans sa maison durant laquelle elle
s'enivrera au point de se déconsidérer aux yeux des convives et de finir la soirée en
vomissant dans la chambre de son fils adoré. Elle s'est ainsi complètement sabotée à
l'extérieur et devra dès le lendemain rompre la relation (pour nous psychanalytique) avec
Chauvin. Voici les dernières répliques : « leurs lèvres restèrent l'une sur l'autre, posées, afin
que ce fut fait et suivant le même rite mortuaire que leurs mains, un instant avant, froides et
tremblantes... Je voudrais que vous soyez morte, dit Chauvin. C'est fait, dit Anne
Desbaresde».
III
Conclusion
Nous savions - déjà un peu - qu'il fallait distinguer le transfert négatif de la réaction
thérapeutique négative mais le transfert limite, plus récent dans nos découvertes, fait à
nouveau éclater cette distinction qui n’existait pas du temps de Freud et que les travaux
d'André Green ont contribuée à éclaircir.
Finalement, l’ombre portée du thème concerne « différentes figures négatives du transfert »
mais il semble nécessaire d’affronter la source commune, celle qui empêche la réduction aux
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apparences « négatives » ou, à l’inverse, positives du transfert. À partir d'une opposition un
peu trop évidente entre deux formes connues, transfert positif d'un côté, transfert négatif
de l'autre, nous avons été amenés à considérer la convergence d’une série complexe de
formes intermédiaires, constituant alors une véritable « tête de Méduse » (dissimulée
comme dans le mythe, au fond d’une grotte) qui cache mal son résultat : destructivité, mise
en échec de l’analyse, sous une apparence parfois bénigne : c’est le négatif du transfert.
Au-delà des exemples que je viens de fournir, une première conséquence thérapeutique
semble se profiler. Alors que, pour nos patients les plus névrosés, le transfert de base
constitue une condition - presque une donnée - pour interpréter le transfert de résistance,
source de progression dans la cure, nous voyons que, chez les états limite, la construction du
transfert de base pourrait s'avérer être un des objectifs du traitement plutôt qu'une de ses
conditions préalables. Il s'agirait donc là d'une différence fondamentale, comme si le point
de départ de l’une devenait le point d'arrivée de l'autre. Ces différences demandent
certainement à être encore mieux étudiées.
D'une façon générale, nous avons probablement tendance à négliger, à écarter les éléments
négatifs du transfert, en particulier ceux qui relèvent du creux, du vide, de l'absence, en
d'autres termes à ignorer ou « positiver » ce qui prend une allure ou une fonction négative.
Toutefois, ce qui peut contribuer à maintenir notre attention en état de vigilance à ce sujet
est la plus grande facilité que nous avons à les repérer dans la clinique de nos collègues. Il
n'est pas exclu que nous puissions le faire aussi avec notre propre clinique dans l'après-coup
des séances ou d'une réflexion autocritique. C'est exactement ce que je souhaitais vous
proposer en lien avec mon propre travail et la lecture de Moderato cantabile.
Je vous remercie de votre attention.
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