Lettres Ouvertes n° 9 Le théâtre, dissident il va sans dire

Transcription

Lettres Ouvertes n° 9 Le théâtre, dissident il va sans dire
Lettres Ouvertes n° 9
Le théâtre,
dissident
il va sans dire
SOMMAIRE
5
9
13
27
31
Avant-propos (Monique MAQUAIRE)
Éditorial (Lélia LE BRAS, Monique MAQUAIRE)
Théâtre et politique : aborder la question du genre théâtral en seconde (Daniel LECHÈRE)
Ça passe ? (Roland FICHET)
Panorama des dispositifs théâtre dans le second degré
(Serge SAINT-ÈVE)
39 Du théâtre à l’école, à l’école du théâtre (Lélia LE BRAS,
Monique MAQUAIRE)
45 Une séquence en 3e : lire, écrire, jouer un texte théâtral : Antigone de Jean Anouilh (Marie-Laure BRÉGAND, Rosanne
DONIKIAN,
Monique HENRARD)
63 L’éveil du spectateur (Sophie BOIVIN)
69 Approche de la mise en scène (Marie-Thérèse LE CANN)
81 Electre : au supermarché des éditions parascolaires (Lélia LE BRAS)
85 Se lancer dans le théâtre contemporain, pourquoi pas ?
(Madeleine RIOU)
107 Notes de lecture
115 Bibliographie
É DITORIAL
C
E NUMÉRO de Lettres ouvertes n’a certes pas la prétention de répondre à toutes ces questions – le théâtre est un objet trop
problématique ! Il offre aux lecteurs des regards d’artistes de théâtre, écrivains et comédiens, et de professeurs. Il
témoigne de la diversité des approches du théâtre comme de sa capacité à transformer et enrichir une école qui a encore du
mal à se situer par rapport à lui. « Une pièce de théâtre est un étrange kaléidoscope pour un jeu d’interrogations à l’infini, auquel
personne ne peut répondre, un jeu de réflexions et de réfractions où l’esprit se perd » écrivait L. Jouvet (1) , soulignant ainsi l’immédiate et irrémédiable étrangeté de cet art hybride et protéiforme, à la fois texte, discours, voix, geste, espace, mouvement… : tout se
passe comme si le terme de théâtre, sémantiquement surinvesti,inscrivait dans la pléthore de ses significations la fuite même de son
sens, l’impossibilité de toute tentative de définition. Tout au long de ce numéro courent en filigrane les questions de la définition du
genre et des rapports entre texte et représentation, ce qui peut en fonder une didactique et aider à définir les pratiques pédagogiques
les plus adaptées.
Ainsi Daniel Lechère, constatant que le théâtre au lycée est abordé avant tout comme forme littéraire, s’interroge sur les
repères qui pourraient aider les lycéens à une approche de la notion de genre qui ne se limite pas à la découverte de formes spécifiques mais prennent en compte les contextes socio-politiques dans lesquels elles se sont développées : un groupement de
textes diachronique, abordé en module en seconde, lui permet de faire percevoir à ses élèves l’évolution du genre et de ses
formes et de leur montrer dans les textes mêmes « l’existence d’une situation conflictuelle qu’on peut définir par ses enjeux
sociaux ou existentiels » pour « problématiser le lien qui existe au théâtre entre société et individu » et montrer « qu’il a toujours
été un outil de communication, d’endoctrinement ou de débat, entre le monde et l’homme ».
Ces réflexions de lecteur et de pédagogue viennent en écho à celles de l’auteur dramatique Roland Fichet qui définit le théâtre
comme un « art du passage » et un « exercice communautaire » ; à ses yeux, c’est parce qu’il « entend mourir les mots » dans les
discours officiels et médiatiques que l’écrivain de théâtre « tente de les sortir en douceur des écrans et des écrins, de leur donner
de l’air, et de les faire chanter à nouveau ». Pour lui, si le théâtre est « le lieu du jeu, du je et du jouir », la langue de l’auteur
demande asile et la scène lui offre cet asile.
Mais faire lire du théâtre n’a rien d’évident et le texte de théâtre résiste au lecteur, plus que tout autre peut-être : texte ouvert,
il est bien une de ces « machines paresseuses » dont parle U. Eco (2) et demande particulièrement sa coopération au lecteur.
D’abord, pourquoi le lit-on ? Pour le metteur en scène, les comédiens, les techniciens, la lecture est orientée par l’expérience et
le projet de spectacle : on lit pour choisir un texte à représenter ou pour construire la mise en scène du texte choisi. Une
démarche de projet qui fait vivre aux élèves un processus de création, proche de l’expérience des comédiens, trouve un cadre
particulièrement favorable dans les dispositifs – ateliers et options – que décrit Serge Saint-Ève avant de présenter les modalités
de travail en atelier de pratique artistique au collège.
Si les ateliers et options n’ont pas pour but de former des acteurs, ils reposent cependant sur l’idée que la compréhension du
théâtre passe par la mise en jeu de l’élève qui, en vivant le paradoxe du comédien, fait l’expérience sensible et intime de l’altérité : découverte de cet autre qu’est le personnage à qui il prête son corps, sa voix,toute sa personne, découverte des autres, partenaires de jeu, personnages et public, apprentissage de l’écoute : toute représentation suppose coopération entre ceux qui la
jouent et avec leur public.
Les professionnels du théâtre qui interviennent dans ces ateliers et options partagent avec leurs enseignants partenaires une
responsabilité éducative. La vocation d’un comédien ou d’un metteur en scène n’est pourtant pas, a priori, d’enseigner le théâtre,
à l’école surtout ! Et si l’on pressent bien les motivations des enseignants quand ils font appel à des comédiens, on comprend
moins bien celles des artistes, dont la vocation pédagogique est moins évidente. Dans un entretien, Annie et Monique Lucas, metteur en scène et comédiennes à la compagnie Folle Pensée, qui encadrent plusieurs ateliers et options, tracent les limites de leur
rôle au sein du système éducatif et elles manifestent combien leur choix de travailler avec des jeunes et des enseignants pour partager des choix artistiques s’avère fortement politique et pédagogique : accompagnant un projet théâtral, leur rôle, pour elles, ne
se limite pas à celui d’un conseiller technique.
Le témoignage de Marie-Laure Brégand, Rosanne Denikian et Monique Henrard s’inscrit aussi dans une démarche de projet
qui tente de faire explorer aux élèves la spécificité du théâtre. Celles-ci présentent une séquence didactique consacrée à Antigone
d’Anouilh, en troisième, et soulignent combien les élèves, en s’interrogeant sur ce qui fonde cette spécificité, ont pu affiner leur perception du genre ; s’exerçant à la lecture, à l’écriture et à diverses pratiques de jeu, ils ont amélioré leurs compétences en ces
domaines. Mais au-delà de l’exercice de ces compétences, le premier objectif de l’équipe des professeurs est l’initiation des élèves
au plaisir du théâtre dans toutes ses dimensions pour en faire des lecteurs assidus, des spectateurs accomplis et, pourquoi pas, des
acteurs par intermittence.
Des tentatives de jeu en classe peuvent pourtant paraître bien dérisoires pour faire éprouver aux élèves l’expérience singulière de la représentation et de la communication proprement étonnante qu’elle établit entre la scène et la salle : les enseignants
qui s’expriment dans ce numéro rappellent tous l’impérieuse nécessité de conduire les élèves à des représentations en salle, la
vidéo n’étant qu’un pis-aller ou un adjuvant. Ainsi Sophie Boivin s’empare-t-elle de l’expression d’A. Vitez, « faire de l’élitaire
pour tous », afin de montrer qu’en chaque élève existe un spectateur qui s’ignore. Travailler à faire surgir ce spectateur, c’est
pour elle favoriser le goût du spectacle et exercer le jugement critique : faire que les élèves s’interrogent sur eux et sur le monde
et, plus largement, s’initient au langage de la pensée symbolique, tels sont les enjeux de cet éveil du spectateur. Cette conviction
s’incarne dans des propositions très concrètes qui permettent d’articuler dans les établissements activités d’enseignement et
activités d’action culturelle.
Paradoxalement, la mise en scène, les codes esthétiques dans lesquelles elle s’inscrit et les partis pris qu’elle met en œuvre
peuvent être aussi abordés à partir de documents écrits et iconiques. Marie-Thérèse Le Cann montre, à partir de l’analyse d’un
sujet de baccalauréat proposé aux élèves de l’option obligatoire en terminale L, que l’on peut apprendre à lire une mise en scène
à partir de documents photographiques, comme on peut demander aux élèves de construire une scénographie en réinvestissant
leurs connaissances, même modestes, des codes de représentation et des formes esthétiques, pour élaborer une proposition.
Cette démarche, adoptée avec des élèves « spécialisés », peut se voir utilisée dans les cours de français afin d’y enrichir l’approche du théâtre.
L’attention à la mise en scène et à la représentation, toutefois, n’exclut pas l’approche des textes : toute mise en scène est une
lecture, tout texte est porteur de mises en scène. Constatant le poids de l’édition parascolaire sur la réception des œuvres par les
élèves, Lélia Le Bras stigmatise les effets pervers de publications qui réïfient les titres au programme dans une lecture préconstruite
et privent les professeurs et les élèves de l’aventure du sens, les enfermant dans un discours convenu. Son analyse des publications
consacrées à Electre de Giraudoux la conduit à « s’interroger sur les possibilités de créer une connivence culturelle entre l’œuvre et
l’adolescent qui la reçoit ». pour envisager de problématiser l’approche de l’œuvre par une question qui peut paraître quelque peu
paradoxale : « Dans quelle mesure Electre est-elle un personnage qui se soumet ? »
C’est aussi à l’aventure du texte que nous convie Madeleine Riou en proposant des « entrées » et des exercices pour aborder
un groupement qui réunit des incipits de S. Beckett, J. Genet, M. Duras, B.-M. Koltès et M. Vinaver : le théâtre contemporain, à
ses yeux, favoriserait la réconciliation des élèves et du théâtre, en donnant des enjeux à la lecture sans étouffer la quête du sens
dans la multiplicité des gloses et des savoirs critiques du professeur. Récusant l’opposition texte / représentation, elle montre
comment la théâtralité, loin de s’adjoindre en supplétif à un texte qui serait autosuffisant, est inscrite en son cœur même, se
déployant dans le texte-à-ne pas-dire comme dans le texte-à-dire : se référant aux travaux d’A. Ubersfeld et de M. Vinaver, elle
cherche comment l’opacité, ou l’inanité, apparente du texte peut être éclairée pour peu qu’on l’interroge, d’abord sur ce qui fait
sa théâtralité, en cherchant avec les élèves comment y sont traitées les grandes catégories dramaturgiques – l’espace, le temps,
le personnage – par le jeu d’instances énonciatives plurielles.
Témoignant de la diversité des pratiques théâtrales au collège et au lycée, ce numéro – et c’est heureux – apporte moins de
réponses qu’il ne pose de questions. Le théâtre pose des questions fondamentales sur l’être humain, sa façon de vivre dans le
monde, de s’y soumettre ou de le transformer : le meilleur théâtre est sans doute non pas celui qui impose des réponses mais
celui qui éveille des questions en suscitant l’étonnement. Apprendre à se poser des questions et à construire collectivement des
réponses, c’est bien la mission assignée à l’école dans une société qui se veut démocratique. Cela nous impose de prendre le
théâtre au sérieux : c’est au prix de ce sérieux que des pratiques théâtrales peuvent être jubilatoires.