Le PCF, de la théorie du Capitalisme Monopoliste d`Etat aux

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Le PCF, de la théorie du Capitalisme Monopoliste d`Etat aux
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Le PCF, entre étatisme et autogestion. De la théorie du Capitalisme Monopoliste d’Etat aux Nouveaux critères de gestion : Une révolution culturelle avortée : le PCF entre l’étatisme et le projet autogestionnaire
Nous faisons ici l’hypothèse qu’il faut prendre au sérieux la tentative de rupture politique et culturelle du PCF à l’égard de sa matrice bolchévique et léniniste (le centralisme démocratique, le parti d’avant garde, la dictature du prolétariat) dans les années 1960­ 1978. Certes l’emprise de l’étatisme, du changement par le haut se fera sentir en même temps que sera proclamée l’adhésion à la démocratie républicaine (bourgeoise) : respect de l’Etat de droit, du pluralisme des partis, de l’alternance démocratique en fonction des résultats des élections parlementaires au suffrage universel, etc…
Mais en même temps l’insistance récurrente sur la nécessaire « intervention » des masses, puis sur l’intervention « autogestionnaire » de chaque citoyen dans sa cité, de chaque travailleur dans son entreprise, pour obtenir les changements profonds souhaités, ouvrira la voie à des débats et à des initiatives qui dépassent l’intégration, comme le PS, dans les institutions délégataires républicaines. En même temps cette évolution ne sera pas assumée en tant que telle, malgré des proclamations de Congrès (23,24,25mes Congrès : 1978­1985). Pourquoi ? Répondre à cette question implique de revenir sur les débuts de l’émancipation du PCF à l’égard du modèle soviétique : l’ébauche d’une théorie du CME en 1966.
De la théorie du CME au PCG On ne peut tout d’abord comprendre l’influence de la théorie du CME sur la stratégie du PCF et sur l’élaboration du PCG, sans rappeler le statut très particulier de la doxa, de la « doctrine » (le marxisme­léninisme ne sera abandonné qu’en 1978, lors du XXIIIme Congrès) dans la politique communiste. Les « principes » sont considérés comme intangibles, transmis par les Ecoles du Parti, et ne peuvent être remis en cause par des novations théoriques considérées systématiquement comme 2
« révisionnistes » ; ainsi la mise en cause de la théorie de la « paupérisation absolue » (voire même relative) réaffirmée par Maurice Thorez lui­même, provoquera des sanctions qui frapperont la direction de la SE en 1956 ; aussi l’idée même de « développer », comme le fait Boccara en 1966, la théorie marxiste, de parler avec le CME d’une phase nouvelle du capitalisme, prenant en compte la réalité de la croissance capitaliste des années 50, à l’opposé des thèses immuables sur la « crise générale du capitalisme » et la « paupérisation absolue de la classe ouvrière » (rien de changé depuis les années 30 !), cette approche nouvelle du marxisme apparaît à beaucoup de dirigeants et de militants communistes comme une véritable hérésie. Comme le soulignera Henri Jourdain, directeur de la SE de 1961 à 1972, dès 1963­
1964, P. Boccara qui expose ses thèses sur le CME, se heurte à la méfiance, voire à l’hostilité des membres de la SE qui redoutent de s’attirer à nouveau les foudres de la direction du PCF contre la SE accusée de « révisionnisme » :
« Quelques camarades (notamment H. Claude, J.L.) manifestent cependant violemment leur hostilité à ce « donneur de leçons » d’avoir rien moins que la prétention de développer la théorie de Marx comme si celle­ci n’était pas « achevée » dans Le Capital, et aussi celle de Lénine dans L’Impérialisme, de dépasser l’exégèse de ces classiques et du même coup franchir les limites au champ traditionnellement délimité sous la notion de marxisme­léninisme. Un tel sacrilège est taxé par certains de révisionnisme dans la SE et en dehors. 1»
Même le Comité Central d’Argenteuil (11, 12, 13 mars 1966), considéré pourtant comme une ouverture aux libres débats dans le PCF, précise que « en ce qui concerne les sciences sociales comme la philosophie et l’économie, les problèmes se posent de manière différente en raison du rapport direct de ces sciences avec la politique » … « Il va falloir attendre la fin des années 1970 pour que le parti se libère du fait que la doctrine était fondatrice de sa politique. Au Comité Central d'Argenteuil (1966), qui était au cœur de la période dont on parle, le point de vue 1 H. Jourdain, op.cit, p.129.
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de parti et la prévalence du point de vue de la direction sur le mouvement de créativité de la recherche théorique notamment en économie sont réaffirmés. »2
Mais le statut des innovations économiques marxistes ne sera pas éclairci, pour autant lorsque la théorie du CME, « réappropriée » par le PCF, deviendra le fer de lance du PCG : « la théorie du CME est devenue la théorie officielle du PCF parce qu’elle a servi de soubassement théorique à la stratégie du programme commun; en fait il s’agissait d’une conception de l’élaboration (du politique) pour laquelle il a fallu un quart de siècle pour se dégager3. » Le véritable problème réside à la fois dans les limites de la théorie du CME elle­même et dans la manière dont cette novation théorique a été appropriée politiquement…et instrumentalisée par l’appareil du Parti dans son face à face avec le parti socialiste. Certes ce n’est pas si simple : le problème ne peut pas se réduire à un simple face à face entre la (bonne) théorie et la (mauvaise) politique qui déforme et instrumentalise4. La théorie du CME elle­même impliquait, selon nous, une réduction de l’appareil d’Etat à une seule fonction économique : dévaloriser une partie du capital social pour permettre la mise en valeur du reste du capital (les monopoles). Or la formule même de « mécanisme unique »Etat­monopoles de « suraccumulation­dévalorisation », si elle se distinguait d’une simple « fusion » et laissait donc la place pour une certaine marge de manœuvre entre l’Etat et les monopoles,…restait elle­même une explication mécaniste, marquée par l’absence de prise en compte de la spécificité du moment politique par rapport à la structure économique. Comme le note Henri Jourdain :
2 F. Lazard, table ronde pour le cinquantenaire d’Eco Po, op. cit.Voir à ce sujet le chapitre 3 de l’ouvrage de F. Matonti, Intellectuels communistes, La Découverte, 2005, « L’autonomie nouvelle des intellectuels et ses limites ». Dans la résolution d’Argenteuil, note Matonti, le PCF « demeure le seul généraliste et continue à être l’ordonnateur de la production théorique ». En cas de controverses théoriques dans les sciences sociales, « les problèmes controversés doivent être examinés au sein même des organismes réguliers du Parti et c’est à eux de prendre la décision politique. »
3 F. Lazard, op.cit.
4 C’est le sens que l’on peut donner par exemple à la distinction opérée par P. Boccara (aujourd’hui ) entre la bataille menée par la direction du PCF sur le nombre d’établissements à nationaliser et la bataille de la SE pour une autre gestion, pour une nouvelle logique de croissance ( table ronde pour le cinquantenaire d’Eco Po). En 1977 cependant les dirigeants de la SE accepteront sans critique publique de reprendre à leur compte le prétexte du débat sur le seuil des nationalisations pour justifier la rupture avec le PS.
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« Dans le PCF persiste toujours l’idée d’une subordination unilatérale de l’appareil d’Etat aux monopoles, d’une utilisation de l’Etat par le capital monopoliste. Le « mécanisme unique » sur lequel la réunion des 81 (PC) » met le doigt, marque donc un progrès indéniable, encore qu’il suggère des rapports plus mécaniques que dialectiques entre Etat et monopoles. 5» Par contre la théorie du CME n’expliquait absolument pas que le même Etat du CME ait donné naissance… aux Etats fascistes, au New Deal de Roosevelt et au Front populaire français où le PCF intervenait indirectement dans la politique économique socialiste, avant d’être partie prenante dans les différents gouvernements de l’après Libération.
Très significative est l’absence d’un chapitre sur l’Etat dans le Traité sur le CME, ce dont je peux moi­même témoigner puisque le texte que j’avais élaboré avec Jeanne Bourdet (et qui sera partiellement repris dans le premier chapitre de ma thèse , Le marxisme l’Etat et la question urbaine 6 ) ne fut jamais publié dans le Traité. Il n’y a pas de réflexion élaborée – ou même non achevée mais acceptée par la direction du Parti !­ sur l’Etat, sur l’idéologie, sur les appareils hégémoniques, sur la scène politique, sur l’appropriation sociale, sur l’autogestion et le « dépérissement de l’Etat », dans le collectif qui constitue la théorie du CME. Ce que reconnaît Henri Jourdain : « Initialement prévu, un chapitre « l’Etat en tant que superstructure » se perd aussi dans les sables. Parce que nous ne parvenons pas, avec les seuls moyens de la SE, à maîtriser ce problème infiniment complexe…
nos connaissances théoriques dans ce domaine spécifiquement politique sont insuffisantes…à la limite la critique aurait pu être poussée plus loin : notre explication du CME (et nous en sommes bien conscients) aurait gagné à être mieux intégrée dans la société globale sous toutes ses dimensions (politique, culturelle, religieuse, juridique, etc…).7 » Le problème c’est que l’Etat n’est pas qu’une « superstructure » adossée à « l’infrastructure économique » qui ferait office de cause centrale. Or s’aventurer dans le domaine du politique ne demandait pas seulement 5 H . Jourdain, op. cit., p.130.
6 PUF, 1977
7 H . Jourdain, ibidem, p.143.
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des compétences…mais aussi une ouverture du PCF à un débat libre et non corseté sur ce sujet. Ce qui n’est pas le cas en 1971. Or de véritables débats théoriques existaient déjà au sein des économistes communistes ( pensons à J.P. Delilez), mais aussi au sein de la direction du Parti sur la relation Etat­monopoles, notamment à propos de la véritable nature du Gaullisme (pensons à « l’affaire » Servin­Casanova8).
L’économisme théorique se manifeste aussi par l’absence d’articulation dialectique entre la théorie économique et les autres sciences humaines : il y a un fossé énorme et persistant dans le PCF et dans les milieux intellectuels influencés par le PCF, entre la théorie économique du CME et les travaux des philosophes (Althusser au premier plan, mais aussi Henri Lefebvre, Lucien Sève), des anthropologues (Godelier), des sociologues (Poulantzas, Bourdieu), des psychanalystes se réclamant du marxisme. Plus même, les travaux de Gramsci sur la conquête de l’hégémonie culturelle comme marche pacifique, pluraliste vers la conquête du pouvoir, auraient pu éclairer le processus d’appropriation sociale des nouveaux critères de gestion et permettre d’analyser les blocages, les tabous rencontrés par les « aventuriers » de la gestion. Il n’en a rien été. Gramsci est resté quasi ignoré en France , tandis que les philosophes marxistes ont traité par le mépris (faisant preuve en l’occurrence d’une ignorance dogmatique), à l’instar d’Althusser, la théorie du CME considérée comme une production de la doxa soviétique ou de la théorie réformiste des services publics « neutres », « au dessus » de la lutte des classes. A l’inverse, les économistes communistes auraient pu prendre en compte les remarques pertinentes d’Althusser, malgré son unilatéralisme, sur les dangers de l’étatisme, sur la « malheureuse formule de Lénine » de « l’Etat du soit disant capitalisme monopoliste d’état, antichambre de l’Etat du socialisme »9. Comme le dit justement Lénine, repris par Althusser, « il ne suffit pas de mettre des 8 Je tiens ici à remercier Bernard Frédérick qui m’a fait remarquer le lien entre cet épisode politique et les difficultés théoriques auxquelles se heurtaient les communistes pour analyser les liens entre l’Etat gaulliste et les groupes monopolistes, d’autant plus qu’ils avaient participé à un gouvernement d’union nationale dirigé par De Gaulle. Sur ce plan, la théorie du « mécanisme unique Etat­
monopoles » n’avait pas la moindre fécondité.
9 En même temps Althusser, critique de Gramsci, en restera à une conception dogmatique, instrumentale, de « l’Etat instrument de la domination de classe » et refusera de voir les possibilités offertes à la lutte des classes, dans l’arène politique, par des services publics non gouvernés par la loi du profit.
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ouvriers dans les postes occupés avant par des bourgeois, il ne suffit pas de donner des ordres révolutionnaires pour qu’ils soient exécutés. Le corps de l’Etat, tant qu’il n’est pas mis en question dans son organisation…finit par absorber tous les ordres et les transformer en paperasserie.10 »
Deux mondes se côtoient sans s’écouter : celui des « intellectuels » de la Nouvelle Critique et celui des économistes d’Economie et Politique considérés par le PCF comme des « conseillers du Prince ». A de rares exceptions (qui confirment la règle), des débats contradictoires ont lieu sur l’Etat entre Boccara et Poulantzas, mais sans fécondation réciproque, sans dépassement des deux démarches unilatérales, anti­
dialectiques (l’économisme et le politisme). Il faudrait ici réfléchir sur la différence sur ce point entre l’Ecole française de la régulation salariale (Boyer, Aglietta) qui comporte un versant socio­politique (le rapport salarial « fordiste » a une dimension sociologique explicite) et l’Ecole de la régulation boccarienne dont la dimension dite « anthroponomique », « non économique », reste du domaine de la déclaration d’intention, malgré les efforts de Paul Boccara.
Le résultat de cette situation politico­théorique complexe et confuse, c’est le primat accordé à une interprétation mécaniste de la transition vers le socialisme, au PCF comme au PS. La reprise sans critique en 1966, lors du Colloque de Choisy le Roi sur le CME, de la formule Léniniste (elle même empruntée au théoricien social­
démocrate Hilferding) « le CME antichambre du socialisme » n’a fait qu’alimenter une interprétation étatiste et « gradualiste » où l’on utilisait la « proximité » potentielle entre le CME et le socialisme (par le biais de la « socialisation » des forces productives) pour élaborer une stratégie de transition au socialisme « par le haut », c’est à dire par un accord gouvernemental de sommet. Ce qu’illustre ainsi F. Lazard, alors membre du bureau politique et membre de la Section économique :
« La stratégie du programme commun semblait en phase avec les théorisations sur le CME.
J'ai le souvenir des cours dans les écoles centrales du PCF où l'on mettait en évidence le
rôle de l’Etat dans le mécanisme de « suraccumulation/dévalorisation » et celui du
programme commun, rompant avec ce mécanisme par ses nationalisations et sa
10 Louis Althusser, Marx dans ses limites, in Ecrits philosophiques et politiques, tome 1, Livre de Poche, Stock, 1994 ,p.488­489.
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planification, permettant des avancées démocratiques, en « antichambre »du socialisme.
La cohérence du projet, la dynamique de l’union amenait à la Section économique une
multitude de collaborations nouvelles. L’étatisme de la démarche a certainement favorisé son
instrumentalisation politique : on se souvient des péripéties du « chiffrage », de la
comptabilisation du nombre précis de filiales à nationaliser pour franchir un « seuil » de
changement… »11
Or c’est cette vulgarisation « étatiste » qui va prédominer, y compris dans sa diffusion (Economie et Politique atteindra un tirage de 10.000 exemplaires) dans de larges couches d’intellectuels et de militants, jusqu’aux militants socialistes. Le politologue Hughes Portelli ira jusqu’à parler d’une « véritable « hégémonie » de la théorie du CME sur le PS dans les années 60­70.
La théorie du CME contre l’autogestion ?
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Du côté du PCF, il faut bien voir la révolution culturelle que représente déjà la référence à l’autogestion à partir de la fin des années 1970. Rappelons qu’en 1968, l’autogestion est pour Waldeck Rochet « un néant, un cri en l’air, un vain bavardage » (Comité central de décembre 1968), pour G. Séguy, « un concept creux ». L’antagonisme entre la conception « autogestionnaire » défendue par le PS et la CFDT et « l’autonomie de gestion », la « gestion démocratique » défendue par le PCF apparaît explicitement dans les articles publiés notamment par Philippe Herzog dans Economie et Politique en 1971­1972. En janvier 1972, dans un article intitulé : « Expliquer et approfondir le programme pour un gouvernement démocratique d’union populaire », P. Herzog insiste sur le fait que les nationalisations sont pour lui inséparables de l’action politique du gouvernement qui « rend à la nation » (formule du Front populaire et du CNR) la propriété des grands moyens de production. Si « nationaliser ce n’est pas étatiser », puisque l’Etat ne gère pas les entreprises nationales, l’action et le contrôle de l’Etat lui paraissent cependant primordiales; aussi « les idées toujours renaissantes du « contrôle » ouvrier, méritent d’être combattues. Elles s’opposent aux nationalisations, ou en 11 Table ronde pour les 50 ans d’Economie et Politique, Economie et Politique, septembre -- octobre 2004.
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minimisent l’importance et en tout cas déchargent le gouvernement d’une responsabilité politique majeure. » Il faut de même « lutter aussi contre l’idée d’autogestion, même quand ceux qui l’émettent n’excluent pas l’expropriation du capital monopoliste…parce que cette idée ne tient compte ni du degré de socialisation des forces productives, ni du rôle actuel de l’Etat dans l’économie.12 » A l’autogestion le PCF oppose « l’autonomie de gestion » et la « gestion démocratique »; il s’agit essentiellement de la « participation des syndicats à la gestion », notamment par le biais des Comités d’entreprise et des administrateurs salariés élus dans les conseils d’administration des entreprises nationalisées; de même la coopération des entreprises est subordonnée au « Plan national », garant de la cohérence des nationalisations comme politique d’ensemble anti­monopoliste… « Il n’est donc pas dit : on va organiser les débats et la conciliation des activités particulières et des objectifs collectifs se fera toute seule. Il est dit : il y a une politique nouvelle, dont le contenu est précisé, qui doit être mise en œuvre par le gouvernement et par les travailleurs….Cette politique elle­même a comme tâche majeure, mais pas unique, les nationalisations. »
Dans le « Traité marxiste d’économie politique. Le capitalisme monopoliste d’état », la Section économique du PCF (SE), définira très précisément ce qui oppose les deux concepts :
« L’autogestion, en constituant le droit pour chaque unité de production, chaque entreprise (voire chaque atelier) de décider souverainement de ses objectifs et de ses méthodes, en n’admettant tout au plus que des organismes de coordination, dont les membres seraient révocables à tout instant, est abusivement considérée comme créatrice de la « liberté » des producteurs. Une telle solution fractionnerait à nouveau la propriété des moyens de production et empêcherait l’accumulation du surproduit du travail à l’échelle sociale exigée par la nature sociale du processus de production. .. On ne peut donc concevoir d’autogestion indépendante pour chaque entreprise…Démocratiser par les nationalisations, c’est se donner les moyens de 12 P. Herzog, « Expliquer et approfondir le programme pour un gouvernement démocratique d’union populaire », Economie et Politique, n°210, Janvier 1972, p.21.
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coordonner conformément aux besoins sociaux les divers secteurs de la production, tout en garantissant aux entreprises l’autonomie de leur gestion. Dans cette perspective l’Etat pourrait devenir un instrument de démocratisation.13» Dans ce cadre, le Conseil d’administration composé essentiellement de représentants du personnel et le Plan national auront un rôle central pour assurer la cohérence de la politique nationale et des politiques menées par chaque entreprise ; le personnel jouera un rôle « décisif » par l’intermédiaire de ses élus dans les nouveaux « comités de gestion » ; la démocratie directe sera réduite à « l’information » et la « consultation » de chaque membre du personnel (Le CME, , tome 2, p.411).Telle est ainsi comprise en 1971 la « participation réelle de chaque travailleur à la gestion de l’entreprise. » Le modèle de cette démocratisation économique reste donc les nationalisations de 1945, voire même les « gestions ouvrières » des usines mises sous sequestre en 1944­1947. Henri Jourdain, responsable de la fédération de la métallurgie CGT, promoteur des comités d’entreprise en 1945, directeur de la Section économique de 1961 à 1972 (il participera aux travaux de la délégation du PCF pour la rédaction du PCG), a bien marqué les différences entre ces formes de « participation » ouvrière. Pour lui, ni les comités consultatifs des usines aéronautiques nationalisées en 1936, ni les comités mixtes des industries d’armement, ni même les comités de gestion des usines mises sous sequestre à la Libération, ne relèvent de l’autogestion, telle du moins qu’elle est définie en 1982.
Jourdain distingue explicitement ces formes de démocratie « représentative » et les « conseils d’atelier et de service » de 1982 qui relèveraient eux de l’autogestion14. Et pourtant cette « autonomie de gestion » revendiquée par la SE et la direction du PCF est déjà une véritable révolution culturelle dans le PCF. Elle est en rupture avec toute sa conception antérieure des nationalisations, centralisatrice et étatiste, et ne comporterait pas un clivage infranchissable, pour Jourdain, avec la 13 Traité marxiste d’économie politique. Le capitalisme monopoliste d’état , Ed. sociales, 1971, tome 2, p.405­
406.
14 H. Jourdain, Comprendre pour accomplir, Ed. sociales,1982, p.70
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conception « autogestionnaire » de la CFDT et des socialistes, marquée par « l’empreinte de mai 68 » . Ce que nous contestons pour notre part.
Ce qui, par contre, paraît décisif pour Henri Jourdain, depuis l’institution des comités d’entreprise jusqu’aux conseils d’atelier, c’est « l’intervention » des travailleurs dans la gestion, terme qu’il préfère à celui de « participation » : « L’expérience historique démontre que d’une manière indirecte, disons « de l’extérieur », par le truchement de leurs actions revendicatives, les travailleurs sont toujours intervenus dans la direction et la gestion des entreprises. Les conditions de l’heure posent la question de leur intervention consciente et directe, sans médiations, sur la direction et la gestion des entreprises. En intervenant, ils participent d’une certaine manière, mais ils conservent mieux leur liberté de manœuvre, leur indépendance.15» Intervention DIRECTE et SANS MEDIATION, le mot est dit, il n’a jamais été repris comme tel par la direction du PCF. Henri Jourdain pose bien ici les LIMITES de l’autogestion telle qu’elle fut pensée par la direction du PCF, et la majorité des militants…et des travailleurs.
Il y a donc une contradiction absolue, au niveau des principes constituants, entre les dispositifs délégataires (du comité d’entreprise notamment), où les salariés se contentent de « participer » à une gestion élaborée par la hiérarchie ou par les élus syndicaux, et « l’intervention directe » de chaque individu dans les processus de décision qui concernent son milieu de travail. Peut­on dire alors que la stratégie politique autogestionnaire issue de « l’empreinte » de Mai 68 est « réappropriée » par le PCF dans les années 1978­1985 ?
Pour le PCF, la rupture de l’union de la gauche en 1977, mais surtout le départ des ministres communistes en 1984 et le déclin électoral au profit du PS, vont entraîner une « conversion » étonnante, dix ans après mai 68, à une « stratégie autogestionnaire » dont il faut se demander si, en réalité, au niveau des pratiques, elle a été autre chose qu’une tentative, vaine, de pression « par en bas » sur la scène 15 H. Jourdain, op.cit.,p.174.
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politique partisane, à travers des luttes sociales dures, mais défensives, minoritaires, spectaculaires, vouées à l’échec16. <<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<
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Hégémonie, mais échec final pour une raison majeure : l’économisme et l’étatisme de la théorie du CME impliquaient une conception élitiste et délégataire du changement politique qui ne pouvait que se traduire par le retrait fataliste du peuple de gauche qui n’avait pas été convié à intervenir dans les entreprises et dans les cités. Si en effet le CME est « déjà » l’antichambre du socialisme, s’il amorce une « socialisation » qui s’oppose « objectivement » aux rapports de production capitalistes, et annonce le dépassement du capitalisme, suffit­il alors de décréter « en haut » les nationalisations des secteurs clé pour engager une nouvelle politique économique anti­capitaliste ? Suffit­il même de démocratiser les conseils d’administration des entreprises nationalisées, d’étendre le pouvoir de contrôle économique des C.E., pour s’engager sur la voie du socialisme ?
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Les nouveaux critères de gestion proposés par Paul Boccara et la Section économique du PCF en 1985 ont été perçus par la plupart des militants politiques et syndicaux non comme le point de départ d’une conquête par les travailleurs de l’hégémonie culturelle dans la sphère de l’entreprise, mais bien plutôt comme une conséquence, un résultat rendu possible seulement par la victoire électorale et l’union au sommet de l’Etat. Sitôt les ministres communistes partis, ces militants cesseront toute intervention dans la gestion, (re)devenue de la collaboration de classe, un moyen de « se faire avoir » par la direction. On se doit ici de constater le fossé culturel et politique qui oppose les tenants – très minoritaires ­ d’une véritable 16 Cf. G. Groux et R. Mouriaux, la CFDT, op. cit., p.191. Lors du 40me Congrès de la CGT, G. Seguy en appellera au pluralisme interne, critiquera la tendance à l’unanimisme, le repli sur soi, mais il sera mis en minorité.
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démarche autogestionnaire et les tenants de l’ancienne culture communiste du parti guide et de la dictature du prolétariat.
C’est ce que souligneront, à leur façon, certains experts auprès des CE, promoteurs des nouveaux critères de gestion, à propos des blocages actuels qu’ils ont ressentis : une certaine tendance à la « simplification pédagogique » des NCG serait à mettre en relation avec « la conception de la théorie comme guide pour l’action qui est encore trop peu critiquée dans la tradition marxiste. Cette théorie jouant le rôle d’une révélation des causes dernières et des solutions ultimes, masque une conception religieuse inconsciente, inavouée et non critiquée. Ces conceptions non élucidées freinent la capacité des militants à animer la transformation sociale par la mise en mouvements des acteurs. »17 L’expert est en fait toujours perçu comme « l’intellectuel organique » venu d’en haut ( du Centre), pourvu de la « science » indiscuté du marxisme léninisme et il n’y a pas à discuter, mais à « appliquer » la théorie guide pour l’action. Ou alors l’expert est perçu comme un intellectuel étranger au monde ouvrier, un « donneur de leçons », un gourou quasi religieux, et il est rejeté ou adulé.
Il serait cependant erroné de croire qu’aucune tentative dans ce sens n’a pas été faite. Même si le PCF n’a jamais avalisé officiellement sa conversion politique à un « gradualisme révolutionnaire» que n’aurait pas renié Jaurès, l’évolution des années 60 vers un « socialisme aux couleurs de la France », la référence au passage pluraliste, pacifique à une « étape intermédiaire » de « démocratie avancée » (le PCG) pouvant déboucher sur le socialisme, la conception POSITIVE d’une « économie mixte » évolutive, conflictuelle, où le secteur public pouvait devenir dominant grâce aux nationalisations et à l’intervention des salariés dans la gestion, la notion même de « nouveaux critères de gestion » en partie marchands, pour partir de la réalité concrète (afin de la transformer), cette nouvelle stratégie n’a pas été simplement, comme l’ont dit certains commentateurs, de la poudre aux yeux pour cacher le « repli sectaire » après la rupture de l’union de la gauche, lors de l’actualisation du PCG en 1977.
17 M. Lepetit, in J.C. Louchart,coordinateur,Nouvelles approches des gestions d’entreprise, L’Harmattan, 1995.
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Une politique d’ouverture a marqué les années 60 et le début des années 70 aussi bien envers les intellectuels qu’envers les couches moyennes salariées, des expérimentations gestionnaires sur de nouveaux critères d’efficacité ont eu lieu à la RATP (aux ateliers Championnet) pendant la présidence du communiste Claude Quin ; aux usines Renault­Billancourt, des outilleurs se lancent dans de nouveaux calculs du taux horaire fondés sur l’économie du capital matériel (calcul des stocks, des encours, des pannes machines, etc…) ; une nouvelle voiture populaire la « Neutral » est conçue avec les militants de la CGT Renault, etc…Mais cette stratégie d’ouverture, d’alliance et d’intervention dans la gestion sera brutalement stoppée en 1984 par le PCF lorsque son déclin électoral, au profit du PS, lui apparaîtra inéluctablement lié à sa stratégie d’alliance « au sommet » avec le PS. Le PCF ne mènera pas jusqu’au bout la ligne jauressienne, gramscienne, de « l’évolution révolutionnaire ». La reprise d’une alliance conjoncturelle avec le PS pendant les années Jospin (la « gauche plurielle » de 1997 à 2002) sera, elle, marquée par une tentative de « mutation » partie du sommet , alors même que le corps militant du PCF qui était à son apogée durant les années du PCG (500.000 militants, 10.000 cellules d’entreprise en 1979), était, 20 ans plus tard, profondément affaibli et, semble­t­il profondément allergique18 à une mutation politique qui heurtait une culture communiste restée en profondeur ouvriériste, dirigiste, et majoritairement hostile à l’intervention dans la gestion ( dans l’entreprise comme au gouvernement).
La conquête hégémonique supposait l’intervention autogestionnaire, par le bas et par le haut, dans l’entreprise, dans la cité, dans les institutions intermédiaires anciennes (collectivités territoriales) et nouvelles (institutions multi­niveaux de coordination des collectifs de base) et dans l’espace public national républicain. L’élection des représentants des Partis au Parlement ne devant qu’être le point d’aboutissement de ces conquêtes de l’hégémonie à tous les niveaux du local au national (et aujourd’hui de l’espace européen).
18 L’enquête du CEVIPOF sur les adhérents du PCF en 1979 et en 1997 note que seuls 20% des militants dans les années 90 sont favorables ( ou « ont compris ») à la « mutation » prônée par Robert Hue.
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Tant du côté de la CGT que du PCF, des pratiques contradictoires révèlent durant ces années 1970­1980 une véritable crise identitaire. Ainsi du côté du PCF, les principaux dirigeants qui avaient symbolisé l’ouverture sont mis sur la touche, ou exclus : la Nouvelle Critique est dissoute en 1978­80, le secrétaire de la fédération de Paris, H. Fizbin et son équipe sont exclus, et en 1984 les ministres communistes sont contraints de démissionner. Paradoxalement le XXVme Congrès (1985) qui entérine ce changement de stratégie, prône en même temps une « nouvelle façon de faire de la politique », « par en bas », en privilégiant l’intervention directe des salariés dans la gestion des entreprises et de la Cité, et se réfère à une « démocratie autogestionnaire » rompant avec son ancienne structure pyramidale, en complète rupture avec le PCF de 1968. Le livre publié par Paul Boccara en 1985, « Intervenir dans la gestion avec de nouveaux critères » « rencontre un réel écho au sein de la CGT et du secteur économique19 », mais dans le même temps une profonde crise de confiance frappe les militants communistes dans les entreprises, désemparés par la perte d’influence catastrophique du PCF lors des élections européennes de 1984 (11,4%), alors que la désindustrialisation bat son plein et frappe au cœur la base ouvrière du PCF (de 1974 à 1986, l’industrie manufacturière perdra un million d’emplois). Sur ce plan le témoignage de Daniel Lacroix, secrétaire de la section de Renault Billancourt depuis 1981, est particulièrement significatif : « Nous restons aux yeux des gens extraordinairement compliqués dans nos explications, nos écrits. Nous cherchons toujours à faire comprendre une « stratégie » globale, alors que les gens vivent la politique au jour le jour, en fonction de leurs aspirations.
Je crois qu’il y a à l’heure actuelle une tendance à la déconnexion de notre discours par rapport à ce que vivent et comprennent les gens. Par exemple : dès le lendemain de 81, nous avons fait de gros efforts (justifiés) pour avancer surtout des propositions économiques et industrielles. Or pour les travailleurs et maintenant la 19 R. Mouriaux et J.M. Pernot, « Le tabou des relations syndicats­partis en France », in M. Vakaloulis, Travail salarié et conflit social, PUF, coll. Actuel Marx Confrontation, PUF, Paris, 1999, p. 160.
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grande masse des communistes, nous n’avons pas fait passer grand­chose. Ce qui domine c’est des milliers d’emplois que l’on supprime et le pouvoir d’achat qui régresse. Dans le même temps il y a modification du rapport de forces en faveur de la droite et l’inflexibilité du gouvernement sur sa politique….De ce fait nos propositions apparaissent de plus en plus utopiques, car inopérantes sur la réalité concrète parce que les conditions politiques n’existent plus…20. » Daniel Lacroix cite le propos d’un travailleur : « vous faites des propositions sur tout, mais vous n’êtes pas capables de préserver ce qui existe. »
Mais il faut aussi prendre en compte le fossé culturel énorme qui sépare les militants ouvriers et les dirigeants de la Section économique, « experts » universitaires (Herzog et Boccara) perçus par la base ouvrière comme des « donneurs de leçons », des « Y a qu’à », sans respect pour la culture politique des communistes « de base ».
On ne peut tenter un bilan objectif sur les raisons de l’échec de la nouvelle politique économique élaborée par la Section Economique du PCF, sans tenir compte du fait …qu’aucune tentative similaire n’eut lieu dans le monde, ni à l’initiative d’un Parti communiste, ni à l’initiative d’une autre force politique progressiste. Une stratégie politique originale fut bien esquissée par la SE dans les années 70­80 : utiliser les « armes » des nationalisations pour introduire une nouvelle logique économique dans une économie capitaliste mixte mais évolutive, ouverte à de possibles renversements du mode de régulation économique d’une société capitaliste en transition, utiliser la nouvelle révolution technologique pour économiser massivement le capital matériel et financier, grâce à de nouveaux critères de gestion.
Mais elle se heurta à un double obstacle : en premier lieu, l’appareil du Parti resta majoritairement hostile à une stratégie dont la mise en œuvre supposait une rupture complète avec sa matrice léniniste, centralisée, pyramidale, délégataire ; en second lieu l’idée d’une « démocratie poussée jusqu’au bout » impliquait une prise de conscience politique dans le salariat qu’il était réellement possible d’intervenir 20 Lettre de Daniel Lacroix au BP le 8 juillet 1984, (Archives personnelles déposées à Bobigny), citée par Bernard Pudal,( Un monde défait, p.146­147, Ed. du Croquant, Paris, 2009), d’après le DEA de Danielle Papiau, Le métier de permanent dans une institution en crise, EHESS, 2008.
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concrètement dans la gestion des entreprises et de la cité, pour contrer la logique libérale dominante. Or ni la masse des militants du PC, ni celle de la CGT n’avait acquis cette nouvelle culture politique. Mais les références « théoriques » du PC Italien à Gramsci ne reposaient pas plus sur cette nouvelle culture auto­gestionnaire alors en gestation, face à la culture politique délégataire de la démocratie parlementaire. Le PC Italien ne sut pas ou ne put pas lier son audience électorale à la conquête de l’hégémonie économique dans les entreprises, et resta extérieur au mouvement autogestionnaire des conseils d’usine. Le PS d’Epinay ne réussit pas plus à « changer la vie »,il abandonna en 1981 son exigence de « rupture », le projet de faire des nationalisations le fer de lance d’une politique industrielle volontariste. De nouvelles expériences politiques se cherchent, se tentent aujourd’hui dans le monde, de l’Amérique latine au Moyen Orient, d’énormes mobilisations antilibérales voient le jour en Europe. L’expérience française du PCG et de ses potentialités inexploitées reste une leçon à méditer pour tous.