28 mars 2014. Paranormal Activity, The Marked
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28 mars 2014. Paranormal Activity, The Marked
PARANORMAL ACTIVITY, THE MARKED ONES LA PERCEPTION EN SES LIMITES Réalisation : Christopher Landon Genre : horreur Sortie : janvier 2014 La toute fin de ce cinquième volet de la franchise nous conduit dans une maison désignée comme un couvent de sorcières et qui regorge de présences menaçantes. L’un des personnages principaux, Arturo, s’aventure caméra à la main dans ce lieu à la recherche de son ami Jesse disparu après avoir été enlevé par une mystérieuse camionnette. Il est accompagné de trois comparses qui disparaissent cependant rapidement de la scène, le laissant seul face à ces dangers à la fois permanents et pourtant fugitifs et dont les apparitions furtives ne font qu’accroître l’angoisse et l’anxiété de cette séquence. Etudions sa perception dans ce contexte si particulier. Que voit-il ? Qu’entend-il ? Que ressent-il ? Et sur quels modes ? L’avantage notable de la caméra embarquée – façon Blair Witch Project – est précisément d’effacer tout écart entre la perception du spectateur et ce que le personnage la portant voit et entend. C’est comme si, assis dans son siège, l’observateur percevait la scène en même temps que l’acteur supposé la vivre. La coïncidence n’est certes jamais parfaite (le champ de vision de la caméra étant par exemple moins étendu que celui d’un regard humain) mais l’illusion fonctionne cependant suffisamment pour donner au spectateur cette impression d’être littéralement embarqué et en train de vivre l’action. Notons d’emblée que dans cet environnement si peu commun, la caméra n’a en rien pour fonction de décupler ou d’étendre la vision que le héros pourrait par lui seul avoir : elle ne nous permet pas de voir mieux, davantage, plus finement ou plus loin1. Elle n’est donc en rien une sorte d’excroissance de la perception humaine qui donnerait la possibilité d’être une perception plus qu’humaine ainsi que le concevait un auteur comme Walter Benjamin pour qui la caméra devait être conçue comme une sorte d’organe externe prolongeant l’organe naturel humain2. Le champ de vision de l’appareil n’a ici que pour unique fonction de 1 Tout du moins dans la séquence dont il est question et où Arturo n’utilise pas l’option « vision nocturne » de sa caméra, comme c’est le cas plus en amont dans le film. 2 « Le cinématographe fait partie d’un second âge de la technique, ce que Benjamin appelle la « seconde technique », dont l’enjeu n’est plus de se substituer à l’appareil musculaire de l’homme mais à son système neuro-moteur. L’invention technique est par définition externalisation de certaines fonctions humaines et l’outil supplante la main dès le départ. Cependant la technique prend un sens nouveau dès lors qu’elle agit comme substitut externalisé de la perception, ce qui est le cas du phonographe en tant qu’oreille artificielle ou le cinématographe en tant qu’œil artificiel. En effet, dans ce cas, ce substitut introduit au sein des opérations d’enregistrement et de rendu du son et de l’image des reproduire – ou de donner à voir en permettant seulement l’enregistrement – ce que voit déjà le protagoniste principal du film et tel qu’il le voit. Ce n’est donc pas un approfondissement du percevoir mais une sorte de fusion que ce dispositif semble rendre possible : celle entre le spectateur et l’acteur, celui qui voit et celui à qui l’on doit donner à voir pour lui permettre de prendre part à l’action. Nous voici donc embarqués. La perception d’Arturo, c’est la nôtre. Nous verrons ce qu’il verra, nous entendrons ce qu’il entendra. Que dire de cette perception ? Comment la disséquer ? En quoi est-elle modifiée par ce contexte si particulier, celui d’un repaire de sorcières où chaque recoin de la maison semble potentiellement abriter une menace, un risque pour ce « centre d’action »3 qu’est notre caméraman ? Commençons d’abord par les évidences. La perception d’Arturo – et donc la nôtre par transfert – est en cet endroit extrêmement attentive. Les lieux ne se prêtent en effet guère à la flânerie ou la rêverie : un instant d’hésitation, un moment d’absence et il risquerait de se faire attraper par une de ces sorcières ou êtres possédés qui ne lui veulent guère de bien. Il le sait et n’y songe d’ailleurs pas une seconde. Toute son attention est au contraire prise, tendue vers l’action. Sa conscience n’est plus dans cet état de flottaison qui caractérise le distrait ou celui qui, vaquant à ses occupations, parcourt l’espace en pensant à autre chose, comme le promeneur qui possède le loisir de ressasser ses souvenirs ou méditer ses projets à plus ou moins long terme. Sa concentration est maximale et semble fournir, in situ, la parfaite confirmation de la métaphore du cône utilisée par Bergson dans Matière et Mémoire4. C’est en effet comme si la totalité de sa conscience se contractait en un point, que son passé n’existait plus que sous la forme de l’action réflexe (courir, s’enfuir, crier), que son futur se réduisait à l’immédiat (où se cacher, où fuir, quelle pièce de la maison choisir ?) et que tout son esprit résidait désormais dans un présent sensori-moteur (écouter, bondir, courir). La perception, dans ce contexte, prend une modalité très spécifique et ce n’est que par une malléabilité très grande de la langue qu’il semble désormais possible d’utiliser ce terme dans le même sens que la perception dont il est question lorsque l’on contemple, par exemple, une œuvre d’art dans une exposition. C’est en effet comme si, dans la chasse par les sorcières, le percevant se dotait d’une perception pure, c’est-à-dire une perception qui ne serait que perception, qui aurait fait fi de tout apport de la mémoire5, qui exclurait toute visée vers un futur qui ne serait pas celui de l’instant immédiat. On peut dès parler de situation limite, laquelle n’est d’ailleurs pas sans conséquences sur le rapport du sujet à son environnement. Tandis que la mémoire a pour effet notoire de reconduire le sujet vers luimême (son passé, son existence vécue, son histoire…), la perception l’amène au contraire à sortir, pour ainsi dire, de soi. Voir, écouter, épier, sursauter, c’est en effet être tendu vers un ou plusieurs objets qui remplissent, de par leur présence, la conscience d’un esprit purement réceptif et qui subit des irruptions, conscience qui est d’autant plus ouverte sur coordonnées nouvelles. C’est sous la forme d’une écriture : le « graphe », qui est un relevé de vitesses, de hauteurs sonores, d’intensité lumineuse qu’il transcrit ce qui n’est qu’exceptionnellement son et image, et le plus souvent bruit et impression visuel. Ainsi ces techniques qui se substituent à nos oreilles et à nos yeux pour autant qu’elles relèguent ceux-ci au statut d’appareils « préhistoriques » transforment considérablement l’appareil perceptif et lui confèrent de nouvelles capacités ». Catherine Perret, L’Esthétisation de la politique (cours de licence de philosophie, Paris X, 20052006) 3 « Placé entre la matière qui influe sur lui et la matière sur laquelle il influe, mon corps est un centre d'action, le lieu où les impressions reçues choisissent intelligemment leur voie pour se transformer en mouvements accomplis ; il représente donc bien l'état actuel de mon devenir, ce qui, dans ma durée, est en voie de formation ». Bergson, Matière et Mémoire, chapitre III. 4 « Si je représente par un cône SAB la totalité des souvenirs accumulés dans ma mémoire, la base AB, assise dans le passé, demeure immobile, tandis que le sommet S, qui figure à tout moment mon présent, avance sans cesse, et sans cesse aussi touche le plan mobile P de ma représentation actuelle de l'univers. En S se concentre l'image du corps ; et, faisant partie du plan P, cette image se borne à recevoir et à rendre les actions émanées de toutes les images dont le plan se compose » Bergson, Matière et Mémoire, chapitre III. 5 La mémoire-image, dans le vocabulaire bergsonien, et non pas la mémoire réflexe qui elle demeure bien qu’elle soit de toutes façons bien plus attribuable au corps qu’à l’esprit. l’extérieur qu’elle perçoit désormais selon le mode de la perception pure. Si l’attention d’Arturo semble si grande, si sa concentration, en ce moment de l’action, paraît maximale ce n’est pas tant parce qu’il se sait en danger : il faudrait tout autant y voir la conséquence d’une modalité de sa perception à l’œuvre à ce moment précis de son existence ; étant perception pure elle témoigne d’une tournure de l’esprit qui n’est plus rien sinon une ouverture et une réceptivité maximale à l’environnement qui semble complètement se réfléchir dans la pensée de ce personnage. Non pas qu’il voie ou qu’il entende simplement. Il est tout entier voir et entendre. Sa conscience est au-dehors. Elle habite cette maison. Si bien que par un retournement inattendu on pourrait dire que ce ne sont pas tant les êtres possédés qui hantent ces lieux que l’adolescent traqué et chassé, qui, de par sa position de victime et de gibier, en vient à transformer sa perception courante et habituelle pour la diffuser dans le couvent. L’Esprit, c’est lui. Qu’est-ce qu’en effet un fantôme, que les Allemands appellent, de manière encore plus caractéristique, un Geist6 ? Un esprit sans corps physique. Une volonté diffuse qui a perdu toute matérialité, tout support tangible. Arturo, coursé par les sorcières, est désormais doté d’une perception pure qui le sépare de sa chair. Non par la vertu d’une sorte de pouvoir surnaturel mais par l’effet le plus ordinaire des mécanismes de l’esprit. Le cône de mémoire n’est désormais plus qu’un point. Immergé dans son présent – celui de l’action – l’adolescent est contraint de réduire le rôle de sa conscience à une fonction sensorimotrice. Il court, crie et s’enfuit mais dans une tension – une intention – complètement tournée vers ces objets menaçants : sorcières, individus possédés. Arturo a quitté son corps. Cherchant à s’enfuir il a déjà pourtant dû se fuir lui-même. Il est diffus à travers cet espace qui l’inquiète. Il cherche l’issue afin de sortir (de la maison) et enfin re-rentrer (en lui-même). Retrouver un corps. Reformer le cône de mémoire. Epaissir à nouveau sa conscience. Durer. Dans cette traque où il fait figure de gibier, l’esprit, ou encore l’intériorité de l’adolescent, est donc dans un rapport très particulier avec cet environnement (celui de la maison). Mais qu’en est-il de cet espace lui-même ? Peut-on le concevoir comme ce milieu homogène, cette res extensa uniforme qui ne possède comme seul attribut que de s’ouvrir et de pouvoir se parcourir ? Certes pas. Il est d’emblée hétérogène et comme cartographié : les endroits ou l’on peut se cacher (placards), ceux qui ouvrent au contraire la possibilité d’une fuite (porte, pièce vides contigües à d’autres), ceux au contraire qui représentent une menace en ce qu’Arturo y découvre des présences dangereuses. Des espaces qui attirent, d’autres qui repoussent. Certains que l’on quitte, d’autres vers lesquels on fuit. Une demeure faite de ruptures, donc, et dont les différences, les démarcations sont souvent représentées par des portes ou des fenêtres. Ces ouvertures sont des passages à niveau : elles séparent des types de lieux les uns des autres. Non pas simplement dans leur disposition ou leur géographie (la cuisine n’est certes pas dans le salon) mais dans leur qualité même : endroits à fuir ou vers lesquels s’enfuir. Pièces saines, pièces affectées. Ces différences qualitatives se traduisent dès lors par toute une économie des affects : l’adolescent est tantôt relativement soulagé lorsqu’il ne trouve personne dans un endroit, tantôt paniqué lorsqu’il s’aperçoit qu’une pièce s’avère menaçante. Sa charge affective est la conséquence directe des ruptures qualitatives qui caractérisent l’espace de cette maison. Ce dernier n’est plus ce vide qui est simplement là-devant. Il surgit vers et dans sa conscience, rappelant cette scène remarquable, en amont du film, où son ami Jesse déjà possédé fait irruption vers lui en traversant la pièce, flottant dans les airs à très grande vitesse vers sa caméra. Une précision. Si nous parlons d’espace et non pas d’objets ce n’est en rien sous la pression d’un glissement fortuit ou incontrôlé. Certes c’est bien la présence d’êtres maléfiques dans 6 Geist veut aussi dire « esprit » dans cette langue. une pièce qui explique la qualité que cette dernière prend in fine (son caractère effrayant) mais cette affection déborde pourtant la chose elle-même. Elle n’est pas aussi localisée qu’une personne ou un corps dans la mesure où c’est l’ensemble du lieu, dès lors qu’il n’est plus délimité par une porte ou une autre séparation quelconque, qui prend cette coloration. La sorcière, elle aussi, se diffuse. Elle contamine les lieux. L’espace, dans ces conditions, n’est plus étendu. Il n’existe plus à l’horizontal, dans cette extension que nous lui prêtons couramment et qui permet de s’y déplacer, de s’y mouvoir. Dans cette situation limite – celle de la séquence dont nous parlons – l’espace se redresse pour venir se manifester à la verticale, dans une apparition qui le fait se transporter de son lieu vers la conscience du personnage centre d’action. Ce coin de pièce, tel lieu confiné, n’est plus à distance. Là-devant. Dans une extériorité qui le tiendrait en joue. Tout au contraire, il revient. Il remonte vers la conscience d’Arturo qui s’en trouve pénétré. C’est cela la terreur de celui qui avance avec l’angoisse de se sentir menacé. La disposition des pièces, leur ordre, les objets qui s’y trouvent ne demeurent plus dans l’arrangement initial où toute chose avait sa place, partes extra partes. La peur organise le chaos, elle aspire tout dans une sorte de retour à la conscience du sujet. Comprenons : ce ne sont certes pas les objets, les endroits d’une pièce ou les créatures elles-mêmes qui se déplacent pour plonger tout à coup dans la conscience de l’adolescent. Seulement leurs images. Le mécanisme de terreur a besoin de cette déhiscence, de ce partage où l’image quitte son objet, à la manière des simulacres lucréciens, pour se manifester directement dans la conscience. Ainsi s’expliquerait cette façon si particulière et si étonnante, lorsqu’on y réfléchit un moment, qu’ont les monstres de se diriger, dans bons nombres de films d’horreur, vers leurs victimes. Pourquoi cette lenteur, cette absence d’empressement à prendre leurs proies ? N’ont-ils pas faim ? Le zombie, bras tendus, approchant si graduellement qu’on en vient à douter de ses pouvoirs surnaturels. Le vampire étreignant sa promise nonchalamment et presque en douceur. Comment expliquer ces ralentis ? Simples effets de cinéma pour permettre au spectateur de mieux voir l’action ? Non. Il faut y voir, au contraire, le temps nécessaire à ce dédoublement, celui par lequel l’image se détache de son objet pour assurer, dans cette distance, la structure nécessaire à la frayeur. Attrapé par une sorcière, le personnage n’aurait plus peur. Il serait déjà mort ou torturé physiquement. L’affect n’aurait pas sa structure à disposition. Dans l’intervalle qui sépare le moment où il aperçoit sa présence menaçante et celle où le contact va être réel et concret, se joue au contraire ce détachement où l’image quitte l’objet et rejoint directement l’intériorité du sujet. Elle flotte dans les airs, témoignant de la vérité, d’essence phénoménologique cette fois, selon laquelle le spectre, c’est elle. Etrange paradoxe, par rapport à ce que nous indiquions précédemment. C’est comme si un croisement s’opérait. Que le dedans sortait tandis que l’extérieur se faisait intérieur. Arturo, nous l’avons vu, se diffuse. Il habile l’espace de la maison tout entier, dans un caractère fantomatique qui le rapprocherait curieusement de ses traqueurs. Mais l’inverse est aussi vrai : c’est l’espace et tous ses objets qui, parcourant le chemin inverse, rejoignent une intériorité qui a pourtant quitté les lieux depuis bien longtemps. Le dedans est dehors et réciproquement. Situation déroutante dans laquelle Arturo cherche précisément à fuir ce qu’il ramène pourtant toujours déjà vers lui. Dans ces conditions, il faut réinterpréter cette traque. Le problème d’Arturo n’est pas tant d’être enfermé dans un couvent de sorcières que d’emprisonner, au contraire, la maison qu’il fait pourtant tout pour quitter, c’est-à-dire d’emprisonner, de par sa peur, sa propre prison. D’enclore le cloitre. De couver ce couvant. Sa mort finale, et comme annoncée dès le départ, ne sera peut-être à ce titre que la seule issue possible de cette contradiction initiale, sorte de renversement, ou d’inversion, des phénomènes depuis leur espace propre d’apparition.