La Guerre et le Poème pédagogique (Makarenko)
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La Guerre et le Poème pédagogique (Makarenko)
LA GUERRE ET LE POÈME : DIMENSION AGONISTIQUE DANS LE POÈME PÉDAGOGIQUE DE MAKARENKO JEAN RAKOVITCH1 « Je ne crois pas me tromper en disant qu’il n’y au rait pas eu de pédagogue Makarenko sans ces bespri zornye2 » confie Vitalij Semenovič, le frère d’Anton S. Makarenko. Sous le terme de « bespri zornye » – littéralement les « sans surveillance » en russe – , il désigne cette enfance abandonnée, dans l’U.R.S.S. des années 20, qui pullule dans les rues, gît dans les gares et menace l’ordre public, com mettant menus larcins et criminelles exactions. Non qu’il n’y ait eu de besprizornye auparavant, sous le régime tsariste3, mais ce phénomène, cata lysé par la succession de deux conflits mortifères – la première guerre mondiale (19141917) et la guerre civile (19181921) –, connaît une expan sion inquiétante, au moment même où Makaren ko accepte la direction de la colonie Gorki. Sans guerres, point de tous ces orphelins que l’on compte par millions4 ; partant pas de système Ma karenko. Devant l’ampleur du désastre, les struc tures de prise en charge de ces besprizornye sont saturées ; leurs résultats, pathétiques. Mais alors qu’elles jouissent d’une très mauvaise réputation pour la plupart, l’une d’entre elles connaîtra une tout autre fortune. « (...) Il s’en est multiplié de ces vanupieds, de ces garçons, si bien qu’il est devenu impossible de traverser la rue. En plus, ils se faufilent dans les appartements. On me dit : 1 Doctorant contractuel, Université Lyon 2 Lumière, laboratoire ECP. 2 Retranscription d’un entretien entre Vitalij Semenovič et les chercheurs présents au colloque organisé le 4 juillet 1971 à Marburg : « Ich glaube nicht, mich zu irren, wenn ich sage, dass es ohne die Besprizornye niemals einen Pädagogen Makarenko gegeben hätte.” Hillig G., Makarenko Materialen III, Verlags – und Vertiebsgemeinschaft, Marburg, 1973, p. 154. 3 Berelowitch W., « Les hospices des enfants trouvés en Russie (17131914) », in Enfance abandonnée et société en Europe XIV e XXe Siècle, École Française de Rome, Palais Farnese, 1991, pp. 167217. 4 Dorena Caroli (2004) estime que « cet enchaînement d’événements », cumulés à une famine de grande envergure, « a entraîné en Russie un nombre catastrophique d’enfants orphelins ou simplement abandonnés. À la fin de l’année 1921, on comptait deux millions d’enfants et d’adolescents privés d’un parent ou des deux. » Pour Alan M. Ball (1994), le nombre de ces jeunes vagabonds serait plus désastreux encore ; il s’étalerait entre 4 et 7, 5 millions, lors de la famine de 19201921. « c’est votre affaire au Narobraz5 »... Alors ? « Alors » quoi ? Et bien voilà : j’ai beau en parler, personne n’en veut. Tout le monde fait des pieds et des mains pour refuser. “Vont me tuer” qu’ils disent. »6 L’incipit du Poème pédagogique pose d’emblée l’envergure du défi. Le responsable du Narobraz de la région de Poltava, sans trop y croire, confie au narrateur la direction, en « septembre 1920 », d’une colonie destinée à endiguer cette plaie et ré éduquer ces jeunes en déshérence qui menacent directement l’ordre public. Aussi estce dans un climat social apocalyptique, sur fond de guerre ci vile7, que le Poème relate, non sans souffle roma nesque, l’aventure éducative menée entre 1920 et 1928 par son auteur, Anton S. Makarenko, au sein de deux établissements devenus mythiques : la co lonie de travail pour mineurs délinquants, qui por tera le nom de Maxime Gorki, et la commune Fe lix Dzerjinski. La guerre nourrissant, comme on l’a vu, le contexte de son écriture, il est légitime de s’inter roger sur la place qu’elle occupe dans le Poème. Rien d’étonnant, dans un premier temps, à ce que le poème réfracte les échos des combats qui ré sonnent sourdement au travers des biographies des jeunes protagonistes. Nombreux sont ceux qui, parmi eux, ont en effet connu les affres du front et ont été, malgré leur jeune âge, enrôlés contre leur gré dans un conflit qui les dépasse. Il n’en va pas de même pour Anton S. Makarenko, qui, pacifiste et antimilitariste convaincu8, n’a été mobilisé que quelques mois seulement, au sein d’un régiment d’arrièregarde, dans une caserne de Kiev, à mille lieues des affrontements.9 Son expérience de la guerre n’a donc pas été directe – il n’aurait même, selon les dires de son frère, jamais porté de fusil –, mais elle s’est toujours effectuée par le biais d’une 5 Narobraz, acronyme pour Narodnoe Obrazovanie – littéralement « Éducation populaire » – équivalent du Ministère de l’éducation. 6 Makarenko A. S., Pedagogičeskaja Poema (Poème pédagogique), Izbranie proizvedenija tom 1, Pedagogičeskaja biblioteka, « Radiansoja škola », Kiev, 1983, p. 37 (notre traduction.) Dorénavant, les citations renvoyant au Poème pédagogique seront référencées sous les initiales PP suivies du numéro de page. 7 PP p. 44 : « C’était le temps de Vrangel et de la guerre de Pologne. » 8 Makarenko V. S. : Mon frère Anton Semenovič (Mémoires). En ligne. Consulté le 18.04.2014 sur http://www.makarenko.edu.ru/vitaly.htm , p. 26 (notre trad. ) : « Il faut dire que jusqu’à ce momentlà, A. était, par principe, un ennemi des militaires. Peutêtre étaitce l’effet des récits du front qu’on lui avait fait, lorsqu’il était épris de Nataša Najda, et les résultats de son expérience malheureuse à la caserne de Kiev – je l’ignore, mais les soldats étaient pour lui “de médiocres brutes”, tandis que les officiers, des “moinsquerien” et des ratés. » 9 Ibid., p. 24. Ce texte est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Vous devez citer le nom de l’auteur – Pas d’Utilisation Commerciale Pas de Modification 3.0 France. 2 médiation ; s’il n’a pas été personnellement confronté aux horreurs des combats, le pédagogue en a éprouvé les séquelles en se mesurant à la dé chéance des besprizornye. Cependant, s’il n’a pas vécu les combats dans leur intensité, il n’en a, du reste, pas ignoré la vio lence. Il semblerait, d’ailleurs, que ce soit par le prisme du récit – qu’il soit écrit ou oral – qu’Anton ait expérimenté le plus intimement cette violence. À plusieurs reprises, le pédagogue s’est rendu à l’hôpital, au chevet de son frère, blessé lors des affrontements du premier conflit mon dial.10 Là, vraisemblablement, il a écouté avec ef froi, les réalités du front que lui a dépeintes Vita lij. À cela, s’ajoutent indéniablement les récits de vie misérables de ses pupilles – destins broyés par la guerre – qui n’ont manqué de l’émouvoir.11 nistique qui soustend indéniablement la pédago gie de Makarenko. Se posera naturellement la question de savoir si cette dimension est seulement inhérente au contexte historique spécifique, si elle renvoie aux conceptions du pédagogue soviétique, ou si, au delà des contingences, elle constitue un invariant de tout discours pédagogique. Pour y répondre, nous interrogerons la pertinence de la métaphore du combat à traduire l’acte pédagogique ainsi que les fins de son emploi par Makarenko. « EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE » : D’UNE SIMPLE GIFLE À L’ÉPOPÉE Or c’est au travers du récit, justement, que la guerre s’exprime dans le Poème de façon la plus manifeste. Mais c’est une guerre sans charnier, désincarnée, puissamment idéologique et allégo rique, qui s’y engage. Les ruines fumantes des conflits mentionnés plus haut ne sont que le sub strat de cet autre combat, dont la dimension ago nistique se décèle dans le lexique, les images, la tonalité qui innervent le Poème. L’œuvre, comme le relève Ph. Meirieu, emprunte « à l’épopée ce goût de la mise en scène, cette volonté d’installer, en un combat aux proportions de l’univers entier, l’entre prise pédagogique ».12 « Lutte », « guerre », « défense », « assaut », « victoire », « attaque », « opération », ou encore « conquête »... Les occurrences du champ lexical guerrier sont légion dans le Poème. Un relevé ex haustif de ces termes, qui n’a pas – pour des rai sons de place – lieu d’être ici, convaincrait à lui seul de la prégnance agonistique dans l’œuvre du pédagogue soviétique. À cet égard, certains pas sages clefs dans la construction diégétique du Poème affichent une densité importante de ces termes et suffiraient à faire émerger une représen tation assez fidèle de la rhétorique martiale mobi lisée par Makarenko. La lutte s’entend désormais métaphorique ment et embrasse – ou embrase – l’acte éducatif. Aussi une guerre se substituetelle à une autre. La lutte glisse insensiblement de terrain, quittant la sphère du réel pour la fiction, et s’infiltre dans le domaine de l’éducation : « éduquer » devient alors le synonyme de « combattre ». Avant d’en aborder l’étude, fautil encore pré ciser qu’au fil du Poème, l’emploi de cette rhéto rique évolue, déterminé par une sorte de double dynamique ascendante : si au départ, l’envergure du combat s’avère circonscrite à un conflit inter personnel, mettant en scène un nombre restreint d’acteurs – deux, voire trois –, très vite, dans l’éco nomie narrative, elle s’accroît graduellement, en rôlant un nombre toujours croissant de protago nistes, dans un conflit toujours plus idéologique. Les quelques étapes significatives du récit que nous nous bornerons à signaler ici, constituent des jalons de cette sorte de « conscription » pro gressive pour une lutte « idéale ». En croisant une approche littéraire et rhéto rique inspirée des travaux d’O. Reboul, nous exa minerons, dans le sillon de D. Hameline ou de N. Charbonnel, la récurrence des accents militaires et militants – sur le plan de la diégèse, dans le voca bulaire épique qui émaille le Poème et dans les échos du « communisme de guerre » qu’on y per çoit –, afin de mettre en valeur la dimension ago 10 Ibid., p. 24. PP p.68 « En chemin, il me raconta l’histoire habituelle, commençant par la mort de ses parents et l’indigence. On l’appelait Vassja Polesčuk. Selon ses propres mots, il était un homme « blessé », il avait participé à la prise de Perekop. » ou encore PP p.175 : « (...) Koryto, qui avait jadis combattu sous Makhno et avait même perdu un doigt sur une main... » 12 Meirieu P., La Pédagogie entre le dire et le faire, ESF éditeur, Paris, 1995, p. 87. 11 Le premier conflit – le duel fondateur – est l’épisode où, quelques jours seulement après l’arri vée des premiers délinquants à la colonie, dans un climat d’hostilité électrique et délétère, Anton Makarenko, le personnage fictionnel et narrateur du Poème, excédé par l’insolence de l’un de ses pu pilles frondeurs nommé Zadorov, le frappe à trois reprises : 3 « (...) Je pris mon élan et frappais Zadorov sur la joue. Le coup que je lui portai était rude : il ne tint pas debout et s’affaissa contre le poêle. Je le frappai une deuxième fois, le saisissant par le col, je le soulevai et lui administrai un troisième coup. » (PP p. 45) Cet acte à la fois barbare et antipédagogique – Makarenko le confesse volontiers13 – constitue un point de rupture dans le récit et, contre toute at tente, sonne le début de l’aventure éducative de la colonie Gorki. Hautement symbolique, il intime à la fois le respect à Zadorov et ses camarades, éta blissant l’autorité du directeur de la colonie ; auto rité, dont il ne se départira plus dorénavant.14 Na turellement, ce passage est serti de mots à réso nance guerrière : « Mon courroux était à tel point sauvage, incontrôlable, que je sentais que, à la moindre remarque à mon égard, j’allais me jeter sur tout le monde, déterminé au meurtre, à l’extermination de cette meute de bandits. (...) J’étais prêt à tout, j’avais décidé que je n’offrirais pas ma vie sans résistance. Dans ma poche, j’avais encore un revolver. » (Ibid.) Cette confrontation entre Makarenko et Za dorov est un point de rupture à plusieurs titres, car, ayant exacerbé l’antagonisme entre éducateurs et « éduqués » jusqu’à l’explosion, il imprime une nouvelle perspective dans leur rapport respectif.15 Désormais, à de rares exceptions près, éducateurs et pupilles ne se feront plus face, mais combat tront côte à côte. « Une affaire d’état », le cin quième chapitre du Poème, entérine cette nouvelle relation. Makarenko y mobilise ses pupilles contre le banditisme de grand chemin qui sévit aux abords de la colonie et monte un « raid » pour y mettre fin. Et les colons, au terme d’une chasse à l’homme dangereuse et haletante, de capturer l’un des malfrats. Les autorités bolcheviques leur ex priment leur reconnaissance tout officielle. C’est alors un bouleversement complet des valeurs qui s’opère dans le Poème : les délinquants se muent en justiciers, soutenus par ceux qui les pourchassaient auparavant. La « meute de bandits » du début s’est littéralement transfigurée aux yeux du narrateur : il la désignera dorénavant comme son « armée ». PP, p. 45 : « (…) je ne pus me retenir à la corde de rappel pédagogique. » ; PP, p. 47 : « Je percevais toute la maladresse pédagogique, toute l’illégalité juridique de ce fait, mais, en même temps, je voyais que la blancheur de mes mains pédagogiques était secondaire devant la tâche qui m’incombait. » 14 PP, p. 47 : « Je décidai fermement de devenir un dictateur (...) » 15 Reine Goldstein parle de « virage pédagogique » , Goldstein R., Éveilleurs d’espoirs. Makarenko, Garric, Freinet... L’entredeux guerres, période décisive, pour la place de la jeunesse dans la société, L’Harmattan, 2013, p. 46. 13 Avec cette aventure, naît la comparaison de la co lonie avec une troupe militaire que ne cessera de filer le narrateur, tout le long du Poème pédago gique. Plus loin, dans le chapitre neuf, intitulé « Il y a encore des chevaliers en Ukraine », l’ « armée » de Makarenko se mesure à un autre fléau, la distil lation illicite. De nouveau, le pédagogue canalise l’énergie belliqueuse de ses ouailles pour la mettre au service du pouvoir bolchevik. Alors que les cas d’ivrognerie se multiplient au sein de la colonie, Makarenko décide de frapper un grand coup. Il se met en tête, comme le rappelle Y. Jeanne 16, de « supprimer le problème à la source » et « de détruire purement et simplement les alambics environnants » chez les paysans des hameaux voisins, auprès des quels s’approvisionnaient jusquelà les colons. L’une de ses collaboratrices pédagogues, la jeune et naïve Lidočka, s’offusque de cette nouvelle « opération militaire » : « Les gars disent que vous allez vous en prendre à l’alcool de contrebande ? Mais qu’estce que ça peut bien vous faire ? C’est quoi, un travail pédagogique ? Mais à quoi ça ressemble ? Exactement, c’est un travail pédagogique. [Lui rétorque Makarenko.] Venez avec nous demain. » (PP, p.78) Ainsi la lutte, qu’elle soit dirigée contre la contrebande, la déforestation illicite ou encore le banditisme de grand chemin équivaudraitelle à une action « pédagogique » pour Makarenko. C’est l’acte de lutter, en luimême, qui serait pé dagogique. Et à mesure que la diégèse progresse, Makaren ko fédère autour de lui de plus en plus de bespri zornye, qui viennent grossir les rangs de ce qu’il nomme « son armée ». Oubliés les conflits primitifs entre éducateurs et les pupilles ; les actions « coups de poing » de concert se multiplient, tandis que les « coups d’éclat » prennent de l’ampleur. Petit à pe tit, la colonie se met à ressembler à s’y méprendre à une caserne : des « détachements » se forment, des « commandants » les guident d’une main de fer. Makarenko détourne les structures de l’armée rouge et instaure une discipline martiale au sein de la colonie : drill, enseignes, fanfares, parades, sys tème de garde... Les responsables du Narobraz ukrainien opposés à cette « militarisation » d’une 16 Jeanne Y., « Anton Makarenko : un art de savoir s’y prendre. », in Reliance, 2005. En ligne, consulté le 29.04.14 sur ˂http://www.cairn.info/revuereliance20053page144.htm˃ 4 structure destinée aux enfants, tirent à boulets rouges sur ce qu’ils taxent de « pédagogie de com mandant ». Enfin, si la « troupe » de Makarenko ne dépas sait pas une dizaine de « combattants », lors de l’épisode des alambics, elle se chiffre à plusieurs centaines, lorsque les colons « prennent d’assaut » le monastère de Kuraž. La tonalité du passage qui décrit la marche en rangs serrés de la colonie Gor ki, bravant fièrement l’adversité, au roulement des tambours, et foulant avec fermeté le sol de cette « région hostile »17, relève proprement de l’épopée. On croirait Josué défiant Jéricho. L’antagonisme interpersonnel n’y est plus de mise, les enjeux du conflit le dépassent éminemment : la guerre que livre Makarenko ne rencontre plus vraiment d’ « ennemis physiques », elle verse proprement dans la « métaphysique ». Derrière les murs du monastère, Makarenko perçoit « des piles entières d’idées et de préjugés odieux »18, qu’il s’agira de ren verser : l’ « entreprise pédagogique » rejoint la lutte politique. On le comprend à la lumière de ces quelques passages emblématiques, l’emploi évolutif de la métaphore de la lutte, filée à l’usure, constitue l’une des clefs du Poème pédagogique. Mais qu’exprimetelle exactement et à quoi sertelle? Estelle purement rhétorique ? Avant d’apporter quelques éléments de réponse, examinons en quoi la métaphore de la guerre est légitime pour rendre compte de l’acte éducatif. Qu’estce donc qui lie l’éducation et la guerre ? N’y atil pas a priori un paradoxe à rapprocher un acte si évidemment mortifère et destructeur de ce qui devrait être, se lon John Locke, « la vie même de l’enfant » ? MÉTAPHORE DU COMBAT ET ÉDUCATION En guise de remarque liminaire, il est néces saire de rappeler que le rapprochement entre l’éducation et la guerre n’est ni propre au début du XXe siècle, ni l’apanage du pédagogue soviétique, mais s’inscrit dans une longue tradition qui re monte à l’Antiquité grecque. Dans son article in titulé « La guerre et l’éducation »19, A. Guillain, retrace brièvement les étapes historiques de cette 17 PP, p.414 Ibid., p.414 19 Guillain A., « La guerre et l’éducation », in Enfance, 1968, vol. 21, no. 215, pp. 353365. En ligne consulté le 22.04.14 sur˂http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/enfa n_00137545_1968_num_21_5_2465 ˃ 18 union ambiguë. Il voit dans la notion d’ἀρετή20, l’origine et le ciment de ce mariage antinomique qui structure « la pensée pédagogique de l’Occident ». L’une des fonctions de l’éducation serait de pré parer à la guerre, chez les contemporains d’Homère : à l’aune de cette accointance primi tive, l’on devine aisément l’évolution ultérieure du rapprochement lexical entre les deux domaines. Avec les sophistes, guerre et éducation se confondent presque naturellement, l’art du dis cours s’apparentant à une lutte ; le rhéteur, au bretteur. Il conviendrait certainement de rappeler le rôle hégémonique du christianisme dans l’édu cation occidentale21 et l’importance que ce dernier, suite à l’exhortation paulienne dans l’Épître aux Éphésiens à revêtir « l’armure de Dieu », confère au « combat spirituel ». Dès lors, la métaphore guer rière s’insinue dans les discours pédagogiques ; on la retrouve, bien des siècles plus tard, aussi bien chez Montaigne, que Rousseau, Makarenko, Fer rer ou encore Alain22. Au point qu’elle en devient presque un topos de ce type de discours, au même titre que la métaphore horticole. Mais, redon dante, en estelle pour autant galvaudée ? Il sem blerait que non, car l’image martiale dans les dis cours pédagogiques témoigne d’une étonnante vi talité au cours des siècles : loin de s’enkyster dans le langage, elle continue de constituer, selon l’expression consacrée par Paul Ricœur, une « mé taphore vive ». En quoi cela tientil ? Audelà des apparences, d’une ressemblance profonde entre l’acte d’édu quer et celui de guerroyer, assurément. Cepen dant, de quel type de « ressemblance » peutil être question, dans ce cas de figure ? Dans « Méta phore et philosophie moderne »23, N. Charbonnel distingue deux notions : la comparatio et la simili tudo. Si la première désigne le rapport de ressem blance entre deux réalités homogènes, « apparte nant à un même genre ontologique », la seconde s’applique au rapprochement entre deux « entités hétérogènes ». Et c’est justement, pour l’auteure de La Tâche aveugle, le propre de la métaphorisa tion, que de rapprocher deux réalités hétérogènes. 20 André Guillain s’appuie sur la brillante réflexion qu’a menée H.I. Marrou sur l’éducation dans la Grèce antique, à la suite de W. Jaeger. 21 Cf. Durkheim E., L’évolution pédagogique en France, PUF, Paris, 1938, chap. II, III, IV. 22 Cf textes recueillis par Novoa A. et Vilanou C., « Fransisco Ferrer » in Quinze pédagogues, (Houssaye J., dir.), éditions Fabert, 2013, p. 257 258. 23 Charbonnel N., «Métaphore et la philosophie moderne » in La Métaphore entre philosophie et rhétorique, (Kleiber G., dir.), PUF, 1999, p. 33. 5 Elle rejoint en cela la pensée de P. Ricœur exposée dans la Métaphore Vive : « “Bien métaphoriser, disait Aristote, c’est apercevoir le semblable.” Ainsi la res semblance doit être ellemême comprise comme une tension entre l’identité et la différence dans l’opéra tion prédicative mise en mouvement par l’innovation sémantique »24. « L’innovation sémantique », qu’est la métaphore de la guerre, n’existe dans le discours pédagogique avec autant d’intensité, d’efficacité et de pérennité, que parce qu’elle fait se rejoindre deux réalités parfaitement hétérogènes, notam ment sur le plan téléologique – l’une visant à l’édi fication de l’homme, l’autre à sa destruction – ; sa puissance résulte de leur écart si flagrant25. Aussi la notion de similitudo, permetelle de surmonter l’aporie à laquelle se heurterait quiconque voudrait comparer ces deux réalités au sens propre et invite à sonder plus en détail les points communs entre leurs propriétés. La différence fondamentale entre la guerre et l’éducation étant patente, il convient de s’interro ger sur leur similitude. A. Guillain suppose que c’est « parce que l’acte pédagogique est saisi dans une situation conflictuelle qu’il est théorisé en termes guer riers ». Reprenant à son compte la définition clau sewitzienne « la guerre n’est rien d’autre qu’un duel à une plus vaste échelle », A. Guillain désigne, comme point commun à l’essence de la guerre et à celle de l’éducation, la notion de duel, dans son acception étymologiquement erronée de « combat entre deux adversaires ». Pour lui, « la pédagogie qui “classique ment” envisage la relation d’enseignement comme étant une relation duelle, unissant personne à per sonne » peut « trouver dans ce type d’affrontement son illustration adéquate. » Mais il s’agit là d’une conception « classique » de l’enseignement pour reprendre le terme d’A. Guillain, qui ne correspond manifestement pas à celle que désire promouvoir Makarenko dans le Poème. L’acte éducatif n’y est pas un duel, au sens où il oppose l’éducateur à celui qu’il éduque. On s’en souvient, depuis le dénouement violent du conflit mettant aux prises Makarenko et Zadorov, enseignant et enseigné ne se font plus face, mais, soudés en « une armée », ils agissent de conserve. Reste que, même s’il n’est plus question d’antago nisme de personne à personne, la dimension guer rière persiste toujours chez le pédagogue sovié tique ; simplement, ne visant plus le même objet, elle s’est transformée. C’est peutêtre en cela que réside l’une des trouvailles les plus ingénieuses, de Makarenko, dans ce déplacement du choc frontal entre « éducateur » et « éduqué ». Conservant la mobilisation inhérente au conflit, ce que Platon dans La République nomme « irascibilité »26, Ma karenko substitue à la figure de l’éducateur un nouvel adversaire commun : l’ennemi politique, qu’il soit réel ou désincarné. La conception de Makarenko ravive l’étymologie originelle du terme « duel » – duellum, forme issue de bellum, qui signifie « guerre » ; pour lui, l’éducation est in déniablement une lutte. Seulement, les deux camps de belligérants – autrefois adverses, désor mais unis, fondus en une seule phalange –, mobi lisent leurs forces, non plus pour s’affronter, mais pour atteindre des objectifs politiques communs. En témoignent l’épisode des alambics ou celui des brigands de grand chemin, la pédagogie de Maka renko, comme la guerre de Clausewitz, se propose un but (Ziel) – l’objectif pédagogique immédiat – subordonné à une fin (Zweck) politique : cette dernière, Makarenko la nomme « perspective ». En vérité, la parenté de l’éducation avec la guerre est si grande, leur identité, quasi parfaite dans le Poème, que l’on serait en droit de s’interro ger si, lorsqu’il dépeint le processus éducatif sous la forme d’une lutte, le pédagogue utilise réelle ment une métaphore27. Il est vrai que l’usage du thème de la lutte, faisant à la fois écho à la rhéto rique marxiste et à la propagande distillée par le « communisme de guerre », est si prégnant dans l’U.R.S.S. postrévolutionnaire qu’il en devient presque trivial. Néanmoins, chez Makarenko, l’emploi de la métaphore martiale ne sonne jamais de façon artificielle et ceci, peutêtre, parce qu’elle entre en résonance profonde avec les préoccupa tions qui le taraudent lorsqu’il écrit le Poème Péda gogique. LA GUERRE SINGULIÈRE DE MAKARENKO Si le Poème réverbère le climat guerrier qui préside à la construction de la colonie Gorki, il té moigne également de l’état d’esprit combatif de son auteur, au moment de sa composition. En ef fet, lorsqu’il s’attelle entre 1925 et 1935 à l’écriture 24 Ricœur P., La Métaphore vive, Éditions du Seuil, 1975, p. 10 Hameline D., Op. cit., p. 41 : « Et, selon RICŒUR l’impertinence s’accroît quand s’accentue ou se dramatise la “tension” entre le thème (l’élément que l’on compare) et le phore (l’élément à quoi l’on compare) (...), la tension est accrue par le caractère inattendu du rapprochement. » 25 26 Ou encore « agressivité » dans la traduction de Jacques Cazeaux, Platon, La République, Premier tableau scène 1, Le livre de Poche, Paris, 1995, p. 80. 27 Reine Goldstein parle de « pédagogie de la lutte » in Goldstein R., Op. cit., p. 54. 6 du Poème pédagogique, « dans d’horribles conditions, (...) sous une forte pression dans la commune, au cours de l’excursion estivale des communards – dans le wa gon, dans la rue –, lors de pauses, entre les cérémonies officielles, enfin »28, Makarenko traverse une phase ardue, durant laquelle les conceptions pédago giques qu’il prône sont violemment décriées. La « militarisation » de la colonie n’est pas étrangère à la condamnation, péremptoire et sans appel, de sa pédagogie par le Narobraz d’Ukraine, qui taxe cette dernière de « nonsoviétique ». C’est surtout autour de sa conception de la discipline que se noue le conflit avec les autorités éducatives sovié tiques. À rebours de la doxa, professée par les pé dologues qui ont le vent en poupe dans les années 20, prétendant que « la punition éduque l’esclave », Makarenko clame haut et fort l’importance de cette dernière. Arguant que l’ « éducation au de voir », seule éducation soviétique recevable, s’oppose régulièrement aux intérêts immédiats des enfants, il plébiscite ouvertement l’usage de la coercition29. C’en est bien trop pour les pédo logues, qui provoquent un véritable tollé, récla mant la fermeture, séance tenante, de la colonie Gorki. Le scandale remonte jusqu’aux oreilles du commissaire du peuple à l’Instruction publique, Anatoli Lunačarskij et de son intransigeant bras droit, Nadežda Krupskaja. « Vous avez lu dans la Komsomolskaja Pravda du 17 mai, comment Krupskaja m’a défait (…) » se plaint Makarenko, dans une lettre datée du 20 mai 1928 et adressée à sa future épouse Galina Sal’ko30. Il y fait référence aux violentes diatribes lancées à son égard, lors du Congrès du Komso mol du 8 mai 1928, par la compagne de Lénine en personne : « Dans le premier livre du journal “l’enseignant du peuple” de cette année, sont décrites les pratiques éducatives, qui sont utilisées dans un établissement portant le nom de Gorki en Ukraine. Tout un système entier de sanctions y est appliqué, (…) Il y a des manquements, pour lesquels on préconise la violence physique (…) La situation est telle qu’elle ne peut pas ne pas bouleverser au plus profond de l’âme, non seulement un communiste, mais tout citoyen de l’Union soviétique. (…) Une petite scène y est racontée, dans laquelle le responsable de l’établissement envoie le coupable dans la 28 Makarenko A., « Lettre à M. Gorki » datée du 18 septembre 1934, in Œuvres complètes en 8 tomes, « Pedagogika », Moscou, 1983, t. 1, p. 264. 29 C’est l’un des points d’achoppement avec la pédagogie de J. Dewey. 30 Makarenko A., Lettre à G. Sal’ko, datée du 20 mai 1928, 9 h. du soir, in Makarenko, škola žyzni i truda, Novgorod, 2007, p. 276. forêt, afin qu’il rapporte les baguettes qui serviront au prétendu “éducateur” pour le fouetter. »31 On imagine la portée que peut avoir une telle condamnation proférée par celle qui, aux yeux de tous, incarne le véritable levier décisionnel en ma tière d’éducation soviétique. Cet opprobre public fait même craindre une arrestation imminente à Makarenko. Aussi n’estil pas étonnant que le Poème relaie à sa manière l’antagonisme auquel est confronté son auteur et les angoisses qu’il traverse. Une fois de plus, le Poème transpose, sur un mode fictif, le combat du pédagogue contre ses détrac teurs. Dans le récit, trois personnages fictifs en parti culier – deux féminins, un masculin – incarnent, à la manière d’allégories, les adversaires de Maka renko : un certain Šarin, « beau brun coquet aux magnifiques cheveux bouclés », « qui a assimilé quelques centaines de mots à la mode », assuré de ce « qu’ils recèlent des trésors pédagogiques et révolution naires », et le duo infernal, Marija Viktorovna Bregel’ et Zoja Teljagenk, deux inspectrices qui ne mâchent pas leur inimitié à l’égard du directeur de la colonie. Les trois personnages, par leur carac tère rêche, leurs comportements ridicules et l’aveuglement avec lequel ils s’obstinent à freiner la dynamique de la colonie, ne laissent de rappeler les fonctionnaires incompétents du Narobraz qu’a connus et affrontés le Makarenko en chair et en os. Celle que le narrateur surnomme malicieuse ment « Tovarišč Zoja », en raison de ses manières cavalières et masculines, l’apostrophe d’ailleurs en ces termes, qui résument à merveille le ressenti ment du Narobraz ukrainien à son égard : « Makarenko, vous êtes un soldat, et non un pédagogue. On dit à votre sujet que vous êtes un ancien général et ça en a tout l’air. Du reste, je ne comprends pas pourquoi on s’embarrasse avec vous ici. Je ne vous aurais pas laissé approcher des enfants.»32 Savamment distillées au sein du Poème, les ap paritions de ces personnages qui cristallisent la rancœur du pédagogue, s’apparentent à une entre prise de sape, fomentée par Makarenko, des auto rités hautplacées en matière d’éducation. Ceux qui l’ont « défait » dans la vraie vie – le contrai gnant à démissionner de son poste de directeur de la colonie – il les vainc sur le terrain fictionnel, se 31 Krupskaja N., Œuvres pédagogiques en 10 tomes, t. 5, Moscou, 1959. p. 270 (notre trad.). 32 PP, p. 335. 7 plaisant à ridiculiser leur peu de science – Šarin ignore, par exemple, ce qu’est un baromètre –, leur mesquinerie ou leurs idées « rétrogrades », par le biais de ces personnages épouvantails. « Je craignais la pédologie et la détestait. (...) Il me semblait que sous une forme littéraire, il serait plus commode, non pas de la discréditer entièrement, mais du moins de commencer à l’attaquer. »33 CONCLUSION Un deuxième niveau de lutte se superpose donc à celui décrit précédemment : certes, dans le Poème, « éduquer » c’est « lutter », mais c’est aussi « lutter » pour « éduquer ». Au combat collectif de l’éducation des besprizornye se joint le combat per sonnel de Makarenko contre les pédologues afin d’imposer sa conception de la « véritable éduca tion soviétique ». Le Poème, comptetenu de ces circonstances – et comme en témoigne la pré gnance de la dimension agonistique –, ne peut par conséquent pas être pris pour un simple récit ro manesque. Il est bien davantage, sorte d’ « acte performatif », il est un combat luimême, sacri fiant, comme la propagande, à l’épidictique pour promouvoir les méthodes éducatives de son au teur, dans un climat hostile à ce dernier. Et ce que vise Makarenko, c’est la persuasion du grand nombre, comme le fait la propagande. Si elle n’est pas soutenue par les « intellectuels » qui gravitent dans les hautes sphères, au moins sa méthode – exposée sans l’aridité, la rigueur, ni même la pré tention, inhérentes au traité scientifique, mais em portée par le souffle vivace de l’épopée – séduira telle les gens modestes, les travailleurs, les véri tables « rejetons » de la révolution. Car c’est bien à ceuxlà, que s’adressent son Poème tout comme sa méthode : ce que recherche âprement Makarenko, c’est l’approbation du peuple soviétique. Enfin à travers cette geste éducative, Makaren ko, milite aussi pour le geste éducatif et restaure sa grandeur ; avec ses accents épiques, le Poème n’exalte pas la bravoure des champs de bataille, mais réhabilite l’héroïsme du quotidien... Récit d’une lutte éducative, combat rhétorique et idéo logique, le Poème pédagogique engagetil, de sur croît, une guerre esthétique ? 33 Makarenko A., « Une discussion avec des écrivains néophytes » in Œuvres pédagogiques en 8 tomes, « Pedagogika », Moscou, 1983, T. 7, p. 178 (notre trad.). BIBLIOGRAPHIE Ball A.N., And Now My Soul is Hardened : Abandoned Children in Soviet Russia, 19181930, University of California Press, 1994. Caroli D., L’Enfance abandonnée et délinquante dans la Russie soviétique (19171937), L’Harmattan, 2004. Charbonnel N., «Métaphore et la philosophie moderne » in La Métaphore entre philosophie et rhétorique, (Kleiber G., dir.), PUF, 1999. Guillain A., « La guerre et l’éducation », in Enfance, 1968, vol. 21, no 215, pp. 353365. Hillig G., Makarenko Materialen III, Verlags – und Vertiebsgemeinschaft, Marburg, 1973. Krupskaja N., Œuvres pédagogiques en 10 tomes, t. 5, Moscou, 1959. Makarenko A. 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