Annick Girard et Nanette Norris Témoignages de femmes officiers

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Annick Girard et Nanette Norris Témoignages de femmes officiers
Annick Girard et Nanette Norris
Professeures et chercheures, Collège militaire royal de Saint-Jean
Témoignages de femmes officiers dans les Forces canadiennes.
Identité et réflexivité, témoin et récits fragmentés*
Prologue
L’armée canadienne est une des plus avancées au monde en ce qui concerne
l’intégration des femmes. Même si celles-ci ne constituent que 20 % des forces actives,
elles ont accès pratiquement à toutes les spécialités et à tous les grades (la principale
exception se résume au service à bord de sous-marins). Compte tenu de sa dimension
stratégique, l’armée canadienne présente la particularité de pouvoir intervenir sur la
scène internationale aussi bien qu’à l’intérieur du pays, qu’il s’agisse de mouvements de
troupes, de déploiements d’urgence, d’affectation de ressources, d’engagements à haut
risque, d’aide humanitaire ou de maintien de la paix. Les militaires canadiennes sont en
position d’occuper des rôles de premier plan dans tous les aspects de la vie militaire et la
poursuite de leur progression pourrait bien dépendre de notre capacité à comprendre les
défis auxquels elles sont confrontées à chaque étape de leur carrière. Car non seulement
ces carrières se déroulent dans un cadre qui constituait traditionnellement un bastion
masculin, mais elles supposent des épreuves particulièrement bouleversantes.
Il existe cependant pour les femmes des « plafonds de verre », difficiles à repérer
de façon précise — les promotions étant accordées par le gérant de carrière, un supérieur
en l’occurrence —. ainsi que de nombreux problèmes relatifs à l’image qu’elles se font
d’elles-mêmes. Nos entrevues permettent à ce titre de révéler que certains problèmes
d’image, qui affectent les membres de l’armée américaine ou d’autres armées dans le
monde, touchent aussi les femmes des Forces canadiennes. Parmi ceux-ci, pensons à
l’idée entretenue par les femmes de ne pouvoir atteindre le même niveau de performance
que leurs collègues masculins, ou à celle qui veut que leur présence sur le terrain
pourrait avoir des effets négatifs. Selon leur grade, les femmes interrogées pensent par
ailleurs qu’elles peuvent être vulnérables sur les plans physique et sexuel.
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Notre projet consiste à interroger des femmes des Forces canadiennes et à servir
d’intermédiaire à la diffusion de leur témoignage : nous avons été confrontées au prisme
de la mémoire et de la réflexion, à la complexité identitaire des femmes, ainsi qu’aux
exigences spécifiques du temps, de l’espace, du texte et de l’image. La méthodologie que
nous avons choisie est l’outil le plus ouvert parmi ceux dont on dispose aujourd’hui pour
les entretiens, à savoir la méthode « biographico-narrativo-interprétative » récemment
développée par Tom Wengraf (2000) 1. Nous écoutons. Et ce faisant, nous entendons non
seulement ce que les femmes veulent que nous entendions — le détail de leurs activités
quotidiennes — mais aussi les pauses et les trous de mémoire ainsi que les soupirs,
indicatifs de ce qui les accablent. Voilà déjà une porte d’entrée vers une réalité propre
aux femmes. Une voix féminine se fait entendre, se raconte, relatant un parcours peu
probable pour plusieurs, étonnant et difficile. Cette voix hésite, renchérit, affirme,
s’exprime plus librement. De quoi témoigne-t-elle? De quelle réalité? À qui appartientelle?
Femmes officiers et témoignage
Nous voilà devant une population tout à fait singulière, qui pratique un métier
non traditionnel, dont nous ne savons que peu de chose, population que nous avons
rarement l’occasion d’entendre. Joindre les rangs équivaut rarement à prendre la parole
ou à se raconter : les membres du rang doivent obéir aux ordres et les jeunes officiers ne
donnent pas de séances de formation basées sur le récit de leur parcours professionnel.
Notre projet offre cependant cette possibilité à toute femme militaire de témoigner. En
La méthode biographico-narrativo-interprétative (en anglais Biographic Narrative Interpretive
Method ou BNIM) consiste à explorer les expériences vécues par le biais d’interviews biographiconarratifs. Par « l’accent [qu’elle met] sur la façon dont l’expérience est racontée plutôt que de se
limiter à l’énoncé explicite d’une opinion, cette méthode facilite l’expression et la détection de
points de vue implicites qui sont souvent censurés non seulement dans la description que l’on
donne des événements sur-le-champ mais aussi quand on les décrit après coup (d’un point de vue
critique), car ce dernier discours n’est pas moins contradictoire et émotif que le premier »
(Wengraf). La BNIM a « conduit à une révolution tranquille de la pratique en sciences sociales »
(Miller, 2000:1). On recueille le récit du participant en « utilisant une technique d’interview
passive minimale [consistant à] interrompre le moins possible la personne interviewée » (Jones,
2002 : 2).
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outre, ces femmes vivent toutes une carrière riche, remplie d’événements propices à la
naissance du récit : si les pêcheurs sont reconnus pour leurs histoires mémorables, il faut
savoir que les militaires entretiennent souvent un rapport particulier au récit puisqu’ils
vivent en troupe, partent en mission et partagent de longues heures propices au partage
de récits colorés ou épiques (de l’anecdote comique au drame). L’armée canadienne
encourage elle-même indirectement et probablement inconsciemment ses membres à
construire des récits : un militaire de carrière ayant un grade supérieur est régulièrement
invité à donner des séances de formation professionnelle dans diverses unités afin de
motiver les membres et les enjoindre à viser l’excellence. Au fil du temps, des récits
prennent forme et se voient parfois répétés de manière standardisée, année après année.
Par exemple, une militaire a l’habitude de raconter ses premiers pas dans l’armée; les
éléments de son récit demeurent fixes. Mais lorsqu’elle aborde certains sujets dans le
cadre de nos entrevues, elle remet beucoup de choses en question. Souvent très
touchants, les récits construits de manière à éviter d’aborder certains sujets relatent des
expériences difficiles à vivre sur le plan humain. Il s’agit donc d’en rendre compte le plus
fidèlement possible.
Dans l’ensemble de notre projet, un important travail demeure à venir, soit la
sélection minutieuse de l’information recueillie dans les témoignages. Tout en nous
assurant de respecter la confidentialité des témoins, nous sélectionnerons les
informations en fonction de la particularité des témoignages, en tenant compte, par
exemple, des écarts possibles entre les témoignages des officiers et des sous-officiers, des
jeunes femmes et de leurs collègues d’âge mûr, des anglophones et des francophones, des
membres des différents métiers ou corps d’armée (la marine, les forces aériennes ou
blindées). Nous pourrons ainsi mesurer l’importance de certains sujets en fonction des
types de témoins. Le projet, centré sur le récit et sa transmission, pose d’emblée des
questions liées aux études féministes, à l’intermédialité (nous agissons à titre
d’intermédiaire et nous avons inévitablement une influence sur la manière de rendre
compte des témoignages) et à la culture populaire (les récits de ces femmes font partie
intégrante de la culture populaire sans nécessairement découler d’une démarche de
création. Voilà un projet d’étude vaste dont les grandes lignes se préciseront à mesure
que les témoignages seront recueillis, analysés mais aussi comparés entre eux.
Pour l’instant, il faut savoir que les femmes militaires répondent d’une façon
enthousiaste à nos propositions de collaboration, mais que leur emploi du temps, très
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chargé, devient parfois un obstacle à la cueillette d’informations. Qu’il s’agisse d’une
étudiante au Collège militaire ou d’une militaire de carrière, il peut s’écouler une dizaine
de mois avant de pouvoir rencontrer un témoin et d’enregistrer une heure de
témoignage. Une fois en situation d’entretien, elles nous témoignent une grande
confiance, justement parce que nous sommes des civiles ayant une bonne connaissance
de leur contexte de travail; comme nous ne faisons pas partie de la chaîne de
commandement et que notre projet est indépendant du commandement militaire, elles
se racontent ouvertement et nous font partde leur regard sur le monde à travers le récit
de leur carrière et de leur vie privée, voire intime.
Nous avons interrogé trois élèves officiers et un officier de carrière. On trouvera
ci-dessous l’essentiel de ces entretiens ainsi que les réflexions qu’ils nous ont inspirées.
Tout en faisant entendre ces voix, nous voudrions insister sur l’importance du médium :
ce que ces femmes avaient à dire sur leur vie en général et au sein des Forces en
particulier, ce qu’elles avaient à dire sur leurs émotions les plus profondes ne ressort pas
toujours indemne du passage entre la situation d’entrevue à et la présentation de nos
résultats de recherche.
Entrevues d’élèves-officiers
Deux des élèves officiers ont été interrogées ensemble : Ellie et Adèle sont
devenues amies au cours de l’année qu’elles ont passée ensemble au Collège militaire
royal de Saint-Jean. Adèle était la plus âgée, la plus mûre et avait le sentiment de servir
de mentor à Ellie, la plus jeune, qui quittait pour la première fois sa famille. Tout au long
de la première heure d’entretien, elles ont discuté de leur relation. Adèle parlait de la
façon dont elle avait pris soin d’Ellie les premiers mois, l’aidant à surmonter sa timidité
et l’effet de l’éloignement, en lui offrant une relation d’amitié sur laquelle elle puisse
compter. L’entraînement d’été qui a suivi, puis celui de la deuxième année scolaire —
année au cours de laquelle Adèle est partie pour le Collège militaire royal de Kingston
alors qu’Ellie restait à Saint-Jean — ont provoqué une séparation qui avait, selon Adèle,
profondément transformé leur relation. Tandis qu’Ellie se montrait plus confiante et
moins anxieuse, Adèle se demandait si son amie ne craignait pas d’être obligée de
maintenir une relation aussi interdépendante qu’antérieurement. Elles s’accordaient
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toutefois à dire que cela n’avait pas été le cas et qu’elles étaient restées de bonnes amies.
Tout au long des échanges, ce qui ressortait était la place qu’occupaient leurs sentiments
respectifs dans leurs préoccupations et dans ce qu’elles tenaient à transmettre à une
femme chercheure qu’elles ne connaissaient pas mais qui s’intéressait à leur situation. La
structure militaire n’avait en rien altéré la façon dont elles se percevaient elles-mêmes :
des personnes intuitives, empreintes d’émotions et d’émotivité, et des femmes, au sens
normatif du terme.
Voici une partie du témoignage d’Adèle 2. Au cours de l’année où elle a été l’élève
de Nanette Norris, son intérêt spontané pour l’étude sociologique des différences
sexuelles (gender studies) nous avait amenées à discuter de ce projet et de son objectif de
recueillir des témoignages relatant l’expérience des femmes. Une fois les cours terminés,
elle a quitté le Collège pour participer à dix semaines d’entraînement de base. Environ
trois semaines plus tard, elle a envoyé un courriel à un groupe de gens qu’elle connaissait
afin de leur décrire l’entraînement qu’elle suivait et pour leur dire que tout allait bien
pour elle. Mais un an plus tard, quand elle est venue nous voir pour l’entretien, elle avait
changé de ton : la QMBO (Qualification militaire de base pour officiers) s’était avérée
une épreuve difficile. Ce fut une une période de « croissance personnelle », mais aussi
une occasion où elle put prendre conscience des pressions liées au fait d’être une femme
dans un environnement essentiellement masculin. Elle avait quelque chose à nous dire,
une chose à laquelle elle avait bien réfléchi. Son récit possédait un ordre et une logique
propre, il était de l’ordre de la confession et de la prise de conscience. C’était une histoire
qu’elle était prête à raconter, qu’elle tenait à communiquer, une occasion d’aborder des
sujets dont elles ne parlerait jamais avec les collègues ou la famille..
Elle commença le récit de son expérience par une explication soigneusement
élaborée : « L’entraînement aux armes lui-même, apprendre comment les démonter, les
remonter, les nettoyer, tirer et tout ça, ce n’était pas trop dur. » Et pourtant elle avait
quand même eu quelques difficultés. Les militaires appliquent le principe en vertu
duquel on n’a droit qu’à trois essais, pas plus. Sa première erreur fut de laisser sa
baïonnette et son gilet dans son casier. La seconde se produisit une semaine plus tard :
« J’étais en train de recevoir mes ordres, dans cette espèce de tente, et j’étais réellement
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Les témoignages ont été livrés en anglais et traduits par Claire-Marie Clozel.
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concentrée là-dessus. J’étais nerveuse, je voulais être sûre de réussir ma mission… et
j’ai oublié de prendre mon arme en partant. »
Elle fit enfin une troisième erreur en nettoyant son fusil : elle perdit une clavette. Elle
risquait donc d’être renvoyée du cours. Il ne lui restait plus qu’à rencontrer le major pour
plaider sa cause:
Quand vous commencez à montrer des signes de faiblesse comme cela, ils en profitent.
Comme j’avais déjà fait sept semaines… je croyais qu’on était amis… J’avais l’impression
que le sergent était mon ami et qu’on pouvait blaguer ensemble, mais dès que j’ai
commencé à montrer de petits signes de faiblesse, ils ont commencé… C’était comme un
oiseau auquel il manque une aile… les autres lui donnent des coups de bec jusqu’à ce
que… ou bien on se redresse et on va de l’avant, ou bien… ce n’est pas facile : vous avez
toute une brochette d’hommes assis en face de vous qui vont juger si vous êtes décidée à
aller de l’avant…
Une telle expérience a de quoi traumatiser une personne qui se targue d’être compétente,
d’avoir des aptitudes relationnelles de niveau supérieur et qui est résolument décidée à
réussir. Et l’enquête formelle n’était que le point culminant d’une situation difficile à
laquelle elle était confrontée depuis le début de son entraînement. Dans le cadre de celuici, les participants étaient tous appariés en « équipes de tir », un terme visant à souligner
à quel point les coéqupiers étaient étroitement associés et combien leur relation était
importante. Au combat, votre vie peut dépendre de votre partenaire et, même si cet
entraînement n’était qu’une simulation de combat, le succès ou l’échec pouvaient aussi
dépendre de considérations personnelles, comme le découvrit Adèle. À un moment
donné, l’homme auquel on l’avait associée en vint à lui déclarer : « Ou bien j’aime les
gens ou je ne les aime pas, et toi, je ne t’aime pas. » Selon Adèle, le problème était qu’il
ne voulait pas d’une femme comme équipière :
C’était un fantassin pur et dur, qui ne se sent bien qu’en compagnie d’autres hommes…
Se retrouver avec une femme comme partenaire de tir était déjà dur, mais qu’elle soit
plus âgée, qu’elle ait plus d’expérience que lui et qu’elle défende ses positions, c'est-à-dire
qu’elle ne le laisse pas tout simplement prendre toutes les décisions 3 , ça lui faisait
vraiment peur, alors il a frappé.
Adèle termine son histoire par une dernière anecdote à propos de son partenaire :
À ce moment-là, sa voix prend une inflexion aiguë et interrogative, le témoin imitant la scène
pour mieux l’illustrer.
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Il n’a jamais vraiment parlé de cette histoire d’armes… mais évidemment tout ce que je
faisais renforçait son idée que je n’aurais pas dû être là, vous comprenez? Et je me
souviens qu’une fois IL a oublié son… gilet tactique ou je ne sais quoi, exactement comme
je l’avais fait, et je lui ai sauvé la mise parce qu’il était sur le point d’aller prendre ses
ordres et j’ai tiré sur mon… sur mon gilet et je lui ai fait comprendre qu’il l’avait oublié…
et il a couru le chercher… et il ne lui est rien arrivé. Je me suis montrée plus adulte que
lui.
Bien qu’elle se soit finalement montrée inébranlable et ait conservé la conviction
qu’elle était une personne de valeur, compétente et capable de travailler en équipe, aussi
mûre dans ses actes que dans son attitude, Adèle se rend toutefois parfaitement compte
que cette conviction est contredite aussi bien par certains faits que par les apparences.
Elle est sensible à l’attitude de son partenaire de tir : elle interprète les réactions de ce
dernier comme le signe qu’il se sent, d’une certaine façon, menacé par elle, comme si sa
masculilité ou son identité était attaquée.. Ses supérieurs (masculins) ne sont ses
« amis » qu’aussi longtemps qu’elle ne montre aucun « signe de faiblesse »; sinon, les
mesures et les procédures disciplinaires qu’ils adoptent ressemblent aux coups de bec
destructeurs des oiseaux : irrationnels, instinctifs, disproportionnés et malvenus. Elle a
l’impression d’être perçue comme une sorte de menace et d’être placée dans une
situation de confrontation, où elle se heurte à des réactions instinctives sur lesquelles les
autres ont peu de contrôle, voire aucun. Mais son récit conforte sa position car, à son
avis, elle s’est conduite en adulte, contrairement à son partenaire.
Pour montrer l’importance que joue le médium dans le message, nous allons
raconter brièvement l’entretien avec Tina, lequel présente de nombreuses similitudes
avec celui d’Adèle. Puis nous montrerons comment ces deux entrevues sont transposées
dans le médium de la vidéo. Le père de Tina a été militaire pendant vingt-quatre ans.
Elle pensait donc qu’elle savait à quoi ressemblait la vie dans l’armée. Cela dit, elle a pris
la peine de souligner que les femmes n’ont été acceptées au Collège militaire royal qu’à
partir de l’année 1985-86. À l’époque, il existait selon elle « un nom spécial pour les
femmes… quelque chose à voir avec les cochons » et son père avait même participé à une
grosse farce exploitant ce stéréotype. Il y avait donc un certain paradoxe dans le fait
qu’elle décide de se joindre aux Forces armées, ce qu’elle a fait de manière accidentelle
car sa première ambition était de devenir chef cuisinier. Mais maintenant qu’elle était
militaire, elle pensait savoir comment s’y prendre pour réussir. Tout d’abord, comme elle
le souligne, il avait été démontré que les femmes obtenaient en général de meilleures
performances aux exercices de tir :
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Des études ont montré que les femmes sont meilleures au tir, ou ont plus de précision
parce que les hommes… ils ont toutes sortes de… leur cœur s’emballe et ils deviennent
fébriles, alors que les femmes sont capables de… je dirais… se calmer les nerfs. Ainsi, je
sais que dans notre peloton, cet été, les femmes tendaient à faire nettement mieux que
les hommes sur le champ de tir.
En dépit de ces résultats jugés fabuleux par les femmes elles-mêmes, elle a parfaitement
conscience, en tant que femme militaire, de se trouver en butte à un milieu hostile.
Ici, il n’est pas difficile de se faire une réputation. Une ou deux soirées bien arrosées et…
il est clair qu’il y a de nombreuses filles qui se sont fait une certaine réputation… Et cela
a aussi des répercussions sur votre carrière. Il est évident que si les gens vous
connaissent, ou vous connaissent sous un certain jour, ou quoi que ce soit… il se peut
qu’ils ne soient pas prêts à vous confier certaines responsabilités… votre réputation peut
être détruite comme ça!
Et elle claque des doigts avant d’ajouter qu’elle est mariée à un militaire. Elle se perçoit
comme une femme forte et intelligente dans un milieu qui était ouvertement hostile aux
femmes et que les femmes continuent de percevoir comme parsemé de chausse-trapes
liées à l’identité féminine. Un collage de ces deux entretiens est présenté dans l’essai
vidéo suivant 4:
http://www.youtube.com/watch?v=tX73Q3dHcfE
Tout en permettant d’entendre la voix des femmes, le format vidéo ne permet pas
de percevoir les pauses, les soupirs ou les hésitations qui ont émaillé les entrevues,
même si en réalité toutes les femmes interrogées ont fait un récit bien préparé, ayant
choisi d’avance ce qu’elles voulaient nous dire et la façon dont elles voulaient le
présenter. L’aspect visuel, qui fait partie intégrante d’un tel médium, distrait du contenu
des voix, même si les images illustrent les défis physiques auxquels ces femmes sont
quotidiennement confrontées. Peut-être ce médium permet-il de souligner à quel point
les femmes elles-mêmes ont insisté sur les questions liées aux problèmes de genre et sur
leurs réactions émotionnelles. On n’entend pas davantage, dans cet essai vidéo, présenté
Le montage de cette vidéo permet de préserver l’anonymat des femmes qui témoignent tout en
illustrant concrètement leur vie militaire. Les images de la course à obstacles du collège montrent
les femmes et les hommes dans le feu de l’action; les photos prises lors d’événements officiels
montrent leurs sourires ravis, alors que la bande-son témoigne davantage des véritables défis à
relever pour ces jeunes femmes. Sur le plan sonore, les longues pauses d’hésitations ou les
malaises ont été coupés par soucis de concision.
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sous sa forme actuelle, la voix du chercheur qui discerne les parallèles entre les
témoignages de ces deux femmes que l’on pourrait qualifier de « femmes fortes ».
L’expérience de la guerre : l’écho d’une voix sans visage et inaudible
Voici une partie du témoignage de Deborah, une militaire qui a été déployée
quelques mois en Afghanistan.Deborah a souvent résumé et raconté sa carrière. Ses
récits sont habilement ficelés et tiennent l’auditoire en haleine. De plus, Deborah sait se
dévoiler suffisamment pour qu’elle puisse préserver son intimité tout en s’affirmant.
L’uniforme et le grade qu’elle porte ne font jamais écran à sa forte personnalité. Ses
récits sont ponctués de réflexions sur sa carrière et sur la vie en général, lesquelles
témoignent hautement de sa vision du monde. Par ailleurs, la grande compréhension
qu’elle a de la nature du projet l’incite à nous fournir des informations sur la présence de
femmes militaires dans les armées d’autres pays qu’elle a eu l’occasion de rencontrer à
quelques reprises. L’immense respect dont Deborah témoigne pour son entourage et le
sentiment d’optimisme que lui inspirent ses collègues transparaissent dans son discours
sur sa vie militaire mais aussi sur sa vie familiale, discours qui est celui d’une femme
aguerrie.
Les débuts
Avant d’amorcer son récit, Deborah s’assure d’établir un contact amical et
chaleureux avec nous. Voici un récit qu’elle a souvent narré :
J’ai joint les Forces dans les années 1980, au début des années 80. Dans les années 80,
les Forces canadiennes n’étaient pas encore impliquées dans tout ce qui concerne la
défense des droits de l’homme ou le Programme d’emploi des femmes dans des postes
liés au combat (EFPLC) ou ce genre de chose. Ils avaient déjà ouvert plusieurs
affectations aux femmes. Je ne savais rien de tout cela. Cela ne me préoccupait pas
vraiment. Tout ce que je savais, c’était que je voulais essayer la vie militaire et que je
voulais vraiment la réussir. Je ne savais pas ce qui m’arriverait vraiment, mais ça me
semblait une vie qui m’intéresserait parce que ça supposait des choses que j’aimais :
j’aimais la structure, j’aimais faire affaire avec les gens; franchement, j’aime être en
charge d’un projet et de ce genre de choses, alors j’ai pensé que la vie militaire serait
bonne pour moi.
Je viens d’une famille où les hommes sont des meneurs: mon père était en charge de la
famille, une famille typique des années 60-70. Malgré ce fait ( j’ai trois frères plus âgés
et une sœur plus jeune) je n’ai jamais, jamais pensé que je ne pourrais pas réussir dans
la vie militaire, que la vie militaire ne serait pas pour moi. J’ai toujours imaginé je ne
sais pas pourquoi, que j’y serais bien traitée.
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Entre autres parce que son travail exige un grand respect du secret professionnel — ce
qui l’empêche de relater des événements susceptibles de révéler davantage quelle femme
elle est —, Deborah ne se limite pas à décrire son parcours militaire; elle digresse
volontairement afin de réfléchir
sur les effets qu’ont les missions,
la guerre et
l’éloignement, sur sa vie personnelle. Le temps qu’elle passe à l’étranger, loin de ses
proches, prend une grande place dans son témoignage. Par exemple, elle débute le
second entretien en disant « […] mois, ça fait […] mois aujourd’hui que je suis ici ». La
guerre et l’éloignement exigent une grande endurance de sa part, elle fait le compte du
temps passé là. Seuls quelques regards, non enregistrés, témoignent parfois de l’exigence
qu’implique le travail militaire et de la discrétion dont elle fait preuve concernant le
contexte dans lequel elle se trouve. Dans les trois heures que dure le témoignage, des
constantes ressortent : l’importance de la famille, la protection et le cadre qu’offre
l’armée, les opportunités que cette armée offre désormais aux femmes, la conscience de
soi et de l’autre, le renouvellement constant d’une méditation
concernant les
expériences les plus marquantes. Mentionnons aussi un désir d’échanger lors des
entretiens (elle relance la balle plus d’une fois avec des questions, intègre le prénom de
l’interviewer dans les apartés des récits, etc.). Deborah livre donc ses récits depuis une
zone de guerre en sol afghan.
Au fil des récits, nous remarquons que Deborah réfléchit sur la fonction même de
l’écriture. En effet, si le projet de recherche vise à dégager un portrait forcément
impressionniste ou incomplet d’une femme posant un regard sur sa vie de famille, son
travail et sa carrière non traditionnelle, et si ce projet se mesure à la difficulté de rendre
compte, à l’écrit, des témoignages oraux, le récit de cette militaire révèle pourtant
l’importance qu’a pour elle l’écriture. En effet, lors de chacune des ses missions, elle tient
un journal afin que ses proches puissent, dès son retour, partager avec elle une partie de
son expérience. L’écriture de ce journal l’aide, par l’exercice de la méditation qu’il
suppose, à comprendre une situation, à construire sa vision du monde afin justement de
partager avec son mari et ses enfants l’impact qu’ont sur elle les missions de combat. Il
ne s’agit pas d’une écriture à léguer à la postérité — elle refuse de léguer son journal à un
organisme fédéral qui pourrait le publier 50 ans après sa mort — mais d’une écriture
réflexive, dont la fonction est pour elle transitoire, car elle permet de fixer, l’espace d’un
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certain temps, des parcelles de vérité que Deborah désire rapporter à la maison et qu’elle
brûlera une fois que ses proches en auront pris connaissance. 5
Si le geste d’écriture est souvent perçu comme le désir de léguer « quelque
chose » à la postérité, à savoir des informations, des pensées ou des récits, il s’impose
autrement en ce qui concerne Deborah. Pour les lecteurs « autorisés » (ses proches), ces
textes de nature transitoire deviendront éventuellement des souvenirs qu’ils pourront
évoquer à défaut de pouvoir les relire comme on revoit par exemple un album photo sans
pouvoir revivre les événements pour autant. Les relais sont ici nombreux puisque les
lecteurs de Deborah n’ont pas vécu eux-mêmes les événements : lire ces textes équivaut à
regarder l’album photo de quelqu’un d’autre. Ils peuvent s’approprier les souvenirs et les
réflexions notés par Deborah de manière à continuer de les faire exister différemment
puisque chacun se représente à sa façon le contenu des textes. Le geste d’écriture de
Deborah vise à favoriser le dialogue avec ses proches, à combattre l’effet du temps sur sa
mémoire et à rapporter des souvenirs de l’étranger. Quand elle brûlera les pages
accumulées au fil des ans, elle éliminera les traces les plus tangibles pour les autres de ce
qu’elle a vécu. Les témoignages qu’elle livre à l’écrit se révéleront éventuellement
inaccessibles autrement que par une remémoration subjective susceptible de les
modifier. Ces différents relais, qui supposent que les témoignages reprendront forme par
l’entremise de leurs variations, s’apparentent à ceux que notre recherche doit mettre en
place pour assurer l’anonymat aux femmes militaires toujours en exercice. Parce que
nous ne pouvons pas diffuser directement leurs témoignages, la plupart des
enregistrements demeurent inaccessibles aux intéressés. Nos interventions, à savoir les
transcriptions partielles des témoignages, les choix éditoriaux et les analyses se posent
en intermédiaires dans ce processus communicationnel. Nous entendons la voix et les
propos du témoin, nous tentons d’en saisir l’essentiel comme un photographe qui tente
de réaliser le portrait le plus fidèle possible d’un sujet sans pouvoir reproduire les odeurs
ou les bruits ambiants. Devant l’impossibilité de rendre compte de la teneur ou de la
La démarche d’écriture de Deborah semble en fait jeter les bases d’un dialogue qu’elle souhaite
établir ou rétablir avec ses proches, selon sa relation avec chacun, en ce qui concerne des
événements vécus chaque fois qu’elle les a quittés pour son travail. Nombre de ses carnets n’ont
jamais été lus par ses enfants puisqu’ils étaient trop jeunes pour le faire à l’époque de leur
rédaction.
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« sonorité » de tous les récits, les relais produiront des variations faisant entre autres
écho à la voix des témoins, la voix de Deborah en l’occurence. Miroir de l’assurance, des
convictions ou des émotions de cette femme militaire d’expérience, cette voix, si vive et
expressive, reste en partie lettre morte mais se verra quand même reflétée dans le projet.
Seul un écho de l’expérience militaire de Deborah peut-être transmis. La médiation
effectuée agit comme un miroir.
Jean-Pierre Vernant et Françoise Frontisi-Ducroux exposent, dans un ouvrage
consacré au rôle déterminant du miroir dans la Grèce ancienne 6, des éléments qui font
ressortir l’importance de l’écho et du reflet quand il s’agit de s’intéresser à des sujets
féminins. Fait anecdotique en apparence, mais qui revêt une grande importance au
moment de jeter les bases de notre cadre théorique, on y rappelle que, dans la Grèce
ancienne, les hommes refusaient de se regarder dans un miroir dont ils réservaient
l’usage aux femmes. (Frontisi-Ducroux, 1997 : 242-243) Frontisi-Ducroux touche au
thème connu du miroir comme objet menant à la connaissance de soi. Le miroir comme
objet y est principalement étudié dans sa dimension symbolique et révélatrice. Si les
témoignages tentent de mettre au grand jour une réalité, ils subissent des révisions et
subissent d’autant l’effet de la censure et de l’interprétation. Que peuvent-ils
potentiellement révéler? Quelle étape du processus représente précisément le miroir et le
reflet qu’il projette? Le témoignage, son compte rendu, sa synthèse, etc.? La question du
reflet ne concerne donc pas uniquement le visuel comme on pourrait le croire en
convoquant le mythe de Narcisse aux prises avec son reflet, mais également la dimension
sonore, un élément déterminant dans notre projet. Platon « applique la comparaison du
miroir à la voix » dans Théétète : « Le logos rend visible la pensée à travers la voix, avec
des mots et des noms, en modelant l’opinion, comme sur un miroir ou sur l’eau, sur le
flot qui passe à travers la bouche. » (Frontisi-Ducroux, 1997 : 116) Frontisi-Ducroux
revient périodiquement sur l’exemple de la voix comme miroir chez les Grecs, laquelle
donnerait accès à une visualisation sonore de la pensée. Voilà un pont entre l’auditif et le
visuel, entre l’écho et le reflet, et ce, bien avant l’émergence du mythe de Narcisse.
Comme elle ne représente pas platement la contrepartie féminine de Narcisse, Écho
s’impose à titre de figure féminine autonome et capable d’aimer : elle est justement
Françoise Frontisi-Ducroux et Jean-Pierre Vernant (1997) : Dans l’œil du miroir, Paris, Odile
Jacob.
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présentée comme « l’équivalent, sur le plan auditif, du reflet qui captive les regards de
Narcisse. » (Ibid : 212) Malgré les variations du mythe concernant la nymphe et ses
diverses interprétations 7, la référence à Écho dans ce projet permet de cerner et de
mettre en perspective l’idée selon laquelle on n’a accès qu’à des « parcelles » de
l’expression (les morceaux éparpillés, la voix présente mais privée d’un propos complet,
etc.). C’est ainsi que l’analyse de la réflexivité, de la réflexion s’intéresse « au miroir
sonore » qu’est la voix.
Nous savons que la voix est porteuse d’une parole plus riche que les mots qui la
composent, porteuse également d’un sens enfoui dans l’expression, mais comment
véritablement en rendre compte? Notre position de chercheures qui recueillent les
témoignages est-elle celle du miroir ou celle de Pâris qui, voyeur et juge, regarde le visage
d’Héra par l’entremise du miroir avant d’établir laquelle des trois déesses, Athèna, Héra
ou Aphrodite, est effectivement la plus belle? (Ibid : 69-70) Cette position d’observateur
du reflet rompt le parallélisme établi entre le sujet devant le miroir et son reflet. Cette
position intermédiaire s’immisce dans les récits contenus du témoignage, en conditionne
la transmission en servant de « révélateur ». Par exemple, Deborah, qui a complété des
études universitaires, a accepté de participer au projet parce qu’elle trouve important
d’encourager les travaux de recherche. Voici d’autres manifestations de notre action :
sélection de la candidate et interprétation de ses motivations à partir de son témoignage,
de sa fidélité aux entrevues. Sa perspective particulière a une influence sur sa manière de
se raconter et notre lecture en a une sur le travail de transmission qui dépasse le simple
relais. Nous seules avons directement accès au reflet sonore; nous servons de révélateur.
Surgit alors l’inévitable question de la construction de sens alors qu’un idéal de fidélité
aux récits voudrait qu’il n’y ait aucune médiation. Or, le seul moyen de représenter
l’expérience de la guerre dans sa réalité immédiate passe justement par une médiation
qui nous éloigne du champ de bataille et des coups de feu puisqu’elle s’attarde à la réalité
vécue par une seule personne, une militaire en chair et en os qui vit sa propre expérience
7 Les légendes entourant cette nymphe tentent d’expliquer en fait l’origine de l’écho : qu’elle soit
déchirée par des bergers parce que Pan voulait se venger d’un amour rejeté ou qu’elle soit sans
succès amoureuse de Narcisse, elle finit par disparaître et n’être plus qu’une voix qui répète la fin
des mots prononcés par d’autres. (Grimal, 1999 :132-133) Qu’il s’agisse de l’une ou l’autre des
versions, Écho n’est jamais accessible dans sa totalité et représente ainsi une parole morcelée,
donnée à reconstituer.
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même si elle fait partie d’une organisation composée de milliers de membres. La
médiation, liée à la diffusion de cette réalité, s’articule alors autour de la construction
d’une mosaïque subjective pour chaque témoin. Quand le nombre de témoignages
augmentera,
la construction d’une mosaïque plus vaste en augmentera les effets
d’hétérogénéité, en fonction de la diversité des individus et des contextes. La
multiplication des sources qui composent la mosaïque invite les intéressés à prendre les
fragments de récits accessibles afin de se représenter une femme militaire virtuelle dont
il convient d’actualiser partiellement une certaine réalité (Girard, 2002). Autrement dit,
les multiples reflets produits par cette hétérogénéité représentent toujours une réalité
propre à leur source, mais ces parcelles de vérité se voient réactivées par la médiation du
projet, par la lecture qu’en font les chercheures. Par exemple, le pseudonyme
« Deborah » résulte de cette médiation. En effet, le choix de ce nom vise à résumer le
contenu et la signification possible de certains aspects importants des témoignages,
aspects qu’il demeure impossible de diffuser intégralement, comme les traits de
personnalité du témoin, la foi religieuse qui l’anime et lui donne la force d’affronter les
défis et les épreuves. En vertu de ces caractéristiques, nous avons donc attribué à notre
témoin un nom biblique, Deborah. Outre qu’il renvoie à la figure du chef de guerre, le
nom « Deborah » évoque avant tout à une figure politique et désireuse d’assumer des
responsabilités : dans la Bible, Deborah prend d’abord en charge la défense des siens
contre l’oppression cananéenne, participant ensuite à la gouvernance de sa communauté
(Kelen, 1985 : 152-153). La référence au personnage biblique permet d’évoquer certaines
caractéristiques du témoin, tout en préservant son identité et son intimité.
Par ailleurs, la référence à la conception du miroir dans la Grèce antique, puisque
cet objet est réservé exclusivement aux femmes par les hommes, permet de poser un
regard singulier sur la question de la particularité du témoignage féminin. Celui-ci
s’impose comme lieu privilégié de la réflexion et de la réflexivité. Ainsi, travailler avec
des femmes qui parlent rarement de ces sujets sensibles et qui laissent alors entendre
leur voix ouvre des perspectives. Il ne s’agit pas seulement de s’intéresser aux
impressions d’une femme à propos de sa situation professionnelle au sein d’un milieu
majoritairement masculin, mais aussi de recueillir le témoignage d’une femme
totalement engagée qui mène une carrière remplie de nombreuses contraintes, de
risques et d’inquiétudes.
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L’expérience de la guerre: peur et solitude apprivoisées
Les missions et les déplacements sont au cœur de la vie des militaires canadiens.
Pour Deborah, qui souligne l’aspect nomade de cette vie, la première mission a été
marquante au point d’être devenue, sur le plan personnel, un voyage initiatique. Même
si à la fin de cette mission à l’étranger elle se sentait plus près de sa famille en raison de
toutes les difficultés traversées, l’éloignement fut tout de même pénible car elle laissait
derrière elle ses enfants en bas âge. Le témoignage qui va suivre relate un moment de
peur intense. C’est, selon elle, lors de cette expérience qu’elle a pris conscience d’une
force bien particulière et d’une confiance qu’elle ne croyait pas détenir. Elle profitera
également de cet entretien pour parler des femmes et d’une force intérieure innée que
chacune possède en elle sans forcément le savoir.
J’ai ressenti une force intérieure, une force très très profonde, — c’est ce qu’on dit — qui
m’a permis de traverser une crise. Avant cela, je n’étais pas certaine de l’avoir. C’est ce
genre de force, profondément enfouie, qu’on n’est pas certain d’avoir, et on peut
s’effondrer après coup, ce que je n’ai pas fait. En tout cas, c’est ce que j’ai écrit dans mon
journal. Mais c’est ce genre de force qu’on ne pense pas avoir… Vous savez, à ce
moment-là j’ai réalisé que les femmes, nous avons du courage,de la force intellectuelle,
de la force émotionnelle, de la force physique quand c’est nécessaire et de la « force
sociale »… Nous avons aussi de la compassion et nous n’avons pas peur de montrer
notre compassion non plus… Et nous avons ces deux qualités, qui ne s’opposent pas,
mais quand nous les mettons ensemble, WOW! Il y a un effet synergique, c’est ce qui fait
de nous qui nous sommes, et c’est pour cela que je pense que les femmes, quand elles en
ont l’opportunité, peuvent faire autant que les hommes.
Récemment, Deborah a été confrontée à une autre grande peur, celle de voir
les membres de son équipe courir des risques potentiellement fatals. Comme elle a
l’impression de n’être qu’une femme ordinaire qui fait simplement son travail, elle
trouve de plus en plus difficile, en tant qu’officier et en tant que mère, de faire courir des
risques à de jeunes militaires en mission. Même si elle reconnaît d’emblée qu’elle doit
assurer les tâches d’un commandant, que ces jeunes ont choisi cette profession et qu’ils
prennent un certain plaisir à prendre des risques, elle insiste sur cette difficulté liée à la
mission de combat. La situation se résume ainsi : son équipe devait faire une mission
auprès de la population civile afghane, composée en partie de jeunes qui attendent
beaucoup des forces de l’OTAN. Or, ces forces sont composées en partie de jeunes
militaires à la fin de la vingtaine ou au début de la trentaine. Ce fait place Deborah
16
devant un paradoxe lié à la réalité de la guerre. D’une part, elle est fière d’accomplir un
travail qui contribue à offrir un monde meilleur aux jeunes Afghans. D’autre part, cette
mission place les jeunes militaires canadiens qui l’accompagnent dans une position
délicate et risquée. La femme officier d’expérience mène ces jeunes militaires avec une
plus grande conscience qu’auparavant, elle mesure davantage le du poids des décisions
qu’elle prend
Les deux [militaires] […] étaient nerveux quand j’ai été approchée par les gens, et je veux
être approchée par les gens à peu près normalement, spécialement les jeunes parce qu’ils
veulent être près de vous. Je suis rentrée à la base ce soir-là… ce genre de moment
critique… et j’ai appelé mon mari sur Skype […] Je suis [une] mère […]; je ne suis pas une
personne parfaite; je ne suis pas brillante; je n’ai pas de doctorat; je ne suis pas le chef de
l’armée; je ne dirige pas une nation; je suis juste moi. Mais […] ces hommes ont eu à
risquer leur vie […]. Ça m’a complètement bouleversée. […] En tout cas, je ne sais pas si
ça signifie quelque chose pour vous, mais ça a été pour moi un moment « Euréka » de
comprendre où j’en suis maintenant. […]. […] le lendemain et je leur ai dit : […] je veux
seulement vous remercier, parce que j’ai pensé à ça une partie de la nuit. […] Il a dit :
Madame, c’était amusant! C’est pour ça qu’ils se sont enrôlés, n’est-ce pas?
L’écriture comme passage réflexif
Ces témoignages font état de la prise de risques et de l’éloignement de la famille
durant les missions; ils permettent, du même coup, de mener une réflexion sur
l’écriture. Lors de ses premières missions, il y a déjà plusieurs années, Deborah écrivait
chaque jour à son mari. Il s’agissait pour elle d’un précieux moment de recueillement et
de réconfort auquel elle tenait. Les lettres de son mari étaient cependant moins
fréquentes. Elle précise qu’elle comprend très bien cela étant donné qu’il s’occupait de la
maison, ce qui laisse peu de temps et d’énergie pour l’écriture en comparaison de ce que
permettent les conditions de vie des militaires en mission. Elle revient sur cet aspect lors
du deuxième entretien, en remarquant cette fois que les nouveaux moyens de
communication (elle utilise Skype et le téléphone cellulaire) la privent de ces moments
précieux d’écriture. Même si ces nouveaux moyens permettent de voir les proches et de
communiquer en temps réel 8, elle souligne que la facilité avec laquelle on peut entrer en
8 Lors du troisième et dernier entretien, il ressort cependant que Skype lui permet d’être
virtuellement présente lors de fêtes familiales importantes, de voir ses proches déballer leurs
cadeaux, etc.
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communication avec un proche à l’autre bout du monde la place dans une position
d’attente constante; ce qui la déconcentre parfois ou rend l’attente plus longue. De plus,
elle constate que le contact, même supporté par l’image, n’a évidemment rien à voir avec
la réalité des rapports familiaux et se révèle ainsi décevant.
En fait, la manière dont ces témoignages sont recueillis reflète justement ce que
Deborah évoque : nous communiquons grâce à Skype; elle est dans sa baraque alors que
nous sommes dans notre bureau. Cela se produit en temps réel, mais tout nous sépare :
c’est le soir pour elle mais le matin pour nous; elle est sur une base en zone de guerre où
il peut y avoir des bombardements, nous regadons couler la rivière par la fenêtre de
notre bureau; elle a probablement chaud, tandis que nous avons froid, etc. S’ajoutent à
toutes ces oppositions une image de qualité discutable (le portrait de chacune est flou;
Deborah débute son témoignage seulement quand l’image est claire et qu’elle s’anime, ce
qui prend parfois plusieurs minutes), en plus d’un décalage du son qui nous oblige à
marquer de longues pauses avant de parler, ce qui freine la spontanéité. C’est comme si
l’écran nous renvoyait sans cesse à l’isolement physique. Cela n’a rien à voir avec les
contacts personnels et téléphoniques que nous avons eus par le passé. Il reste cependant
une transmission vocale de bonne qualité. Celle-ci prend alors le relais de l’écriture
comme miroir de sa propre conscience et de celle de l’autre.
C’est lors du deuxième entretien que Deborah précise, à notre demande,
comment elle réussit à entretenir une vie de couple stable depuis autant d’années malgré
son travail si prenant. Elle raconte comment elle était bouleversée quand elle a dû se
rendre d’urgence au chevet de son mari tombé subitement malade. Dans ce genre de
situation, l’éloignement prend des dimensions dramatiques. Deborah est donc passée, en
quelques heures et sans préavis, d’une zone de guerre à un lieu où elle retrouvait son
mari très malade.
Je l’ai su à 9 h 30 le matin et à 4 h j’étais dans un avion pour aller à la maison.
C’était complètement surréaliste : vous savez, le matin je suis dans une zone de
guerre et 24, 26 heures plus tard, je sors d’un aéroport au centre-ville […] Il n’y
avait aucun moyen pour moi de penser à autre chose… Je savais que les
vacances s’en venaient […] et quand ça arrive je le sais que ça arrive, je le vois
arriver, mais cette fois-ci, ça a été si rapide! Durant plusieurs heures j’étais en
avion… Je ne me rappelle de rien, et comme vous pouvez l’imaginer, c’était très
éprouvant. Je suis sortie de l’avion […] et je suis allée directement à l’hôpital et
j’étais de retour au Canada. Vous savez […] pas de vêtements de protection très
lourds, pas d’arme sur moi […] c’était très bizarre. […] Comment je fais pour
préserver ma vie de couple? J’en ai aucune idée. […] Maintenir une relation
18
quand on est loin, c’est très difficile. Vous pouvez être conscient de cela, tout le
monde peut être conscient de cela. Être loin et ne pas pouvoir parler de ce qu’on
fait, du genre de choses à travers lesquelles on doit passer, avant d’être en faceà-face […] (longues hésitations) J’ai perdu mon idée. (Soupirs) …ça a été une très
longue journée!
À cette dure journée de mission durant laquelle les forces de l’OTAN ont dû essuyer
quelques revers, s’ajoute la difficulté inhérente à la tentative de mettre en mots cet état
chaotique, relatif à sa vie personnelle, et ce en dépit de ce que les faits relatés datent d’un
certain temps. Le récit perd de sa mise en forme alors que Deborah évoque et se
remémore son état d’inquiétude et de solitude, ainsi que l’effet qu’avait sur elle le fait de
ne pas porter d’arme (moyen de protection) et l’absence du cadre militaire qui facilite
habituellement les déplacements. Quand elle raconte l’épisode de son retour précipité au
pays, quand elle évoque une certaine perte de conscience de soi au moment de rejoindre
son mari malade, Deborah semble regagnée par une grande fatigue accumulée durant les
longues journées qu’elle vit en cette période de crise en théâtre d’opération. Les effets de
la guerre se font clairement sentir au fil de son récit : elle oublie où elle en était, perd le
fil de sa pensée, ainsi que le contact visuel avec son interlocuteur quand elle détourne le
regard afin de rassembler ses idées. Voilà une expérience de la guerre en direct: le
souvenir de moments difficiles de la vie personnelle se révèle encore plus envahissant
qu’à l’habitude quand il surgit en période de fatigue et de stress intense. Les hésitations
et la confusion témoignent de la guerre et d’un combat personnel contre l’éloignement.
Après avoir précisé à plusieurs reprises qu’elle est une personne ordinaire
soucieuse d’accomplir simplement son travail, reconnant dans son affectation militaire
une marque de confiance de ses supérieurs, une chance pour elle de relever de nouveaux
défis, Deborah poursuit son témoignage. Elle insiste pour dire qu’elle apprécie son
environnement de travail en Afghanistan où les différents intervenants tiennent compte
de son grade 9 avant tout. Interprètes et militaires afghans, militaires d’autres pays et
d’autres cultures, tous collaborent sans problème avec elle, qu’ils proviennent ou non
9 Dans les entretiens, elle établit clairement que le grade prime dans les relations avec les
collègues. Une fois qu’une femme a obtenu un grade, elle obtient la collaboration attendue en
regard de ce grade. À son avis, la rigidité de la chaîne de commandement écarte d’emblée la
possibilité de ne pas respecter l’ordre donné par une femme uniquement parce qu’elle est une
femme.
19
d’une société où le rôle de la femme est plus traditionnel. Voilà que ressort la
contrepartie, le coût véritable lié à l’éloignement qui touche tout militaire en mission à
l’étranger, justement sans égard au sexe. Deborah prend le temps de me raconter ce qui
est arrivé à un collègue masculin parti quelques temps retrouver sa femme. Si plusieurs
récits ont déjà été racontés jusque-là, elle insiste : « c’est une histoire vraie! » Le récit
concerne un collègue rejeté par sa femme insatisfaite par l’attente qui caractérise leur vie
de couple, il permet d’apprendre qu’un tel rejet de la part de son mari
détruirait Deborah:
Vous savez, je n’attends pas avec impatience le départ pour une mission, mais je
compte les jours avant le retour à la maison. Pouvez-vous imaginer, et c’est une
vraie histoire, c’est arrivé à quelqu’un ici : il est allé à la maison durant ses
vacances et… c’est un homme… et sa femme a dit : « Non, j’ai juste l’habitude
que tu ne sois pas là. » Il était dévasté. Elle a juste réalisé qu’elle n’avait plus
besoin de lui pour une raison ou pour une autre, et il était complètement
dévasté. Imaginez ces mots : « Je n’ai pas besoin de toi. » Sainte bénite! C’est
pire que « je ne t’aime pas ». Je n’ai pas besoin de toi; je n’ai pas besoin de toi
physiquement,
émotionnellement,
spirituellement,
intellectuellement,
socialement, je n’ai pas besoin de toi d’aucune manière parce que tu n’es pas là,
je ne te vois pas, je ne peux pas compter sur toi et je peux tout faire par moimême; je me suis créé un environnement dont tu ne fais pas partie. Ça me
détruirait! Et c’est pour ça qu’il faut travailler tout le temps (le couple) et à
mesure qu’on y travaille on communique, on développe une confiance — la
confiance est l’élément majeur, je veux dire qu’on crée des limites qui sont
toujours plus fortes, plus fortes et plus fortes encore.
Elle témoigne avec sensibilité de ce que vivent les militaires en général, y compris
les hommes. Ce projet fournira donc un regard féminin privilégié sur les hommes
militaires, un regard différent de celui porté par les épouses qui, souvent, n’ont pas
choisi cette vie ponctuée de déplacements, d’absence et du service à la nation.
Deborah mène en somme un combat quotidien et personnel contre l’effet lié à
l’éloignement de son mari grâce, entre autres, à la prière, car elle est une fervente
catholique. Même si elle travaille à l’autre bout du monde, le couple se trouve à l’église en
même temps : le matin pour l’un; le soir pour l’autre. Elle insiste sur la force que lui
donne la prière, sur la proximité avec les proches que cela lui procure (les décédés qu’elle
reverra un jour et les vivants comme son mari et ses enfants). On peut penser qu’elle
peut se recueillir et réfléchir dans la prière, deux fonctions assurées par l’écriture dès ses
premières missions.
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Ces quelques fragments de témoignages ont donc trait à une réalité méconnue,
en partie parce que certains aspects des opérations militaires doivent parfois rester
secrets, et surtout parce que ces femmes militaires n’ont pas l’habitude de témoigner de
manière si personnelle à propos de leur carrière si particulière : au quotidien, comme
bien d’autres, ces femmes s’entraînent physiquement, relèvent des défis professionnels,
s’adaptent constamment à divers contextes, etc., mais la profession militaire exige une
grande capacité à garder ses opinions pour soi, à agir parfois à l’encontre de ses
convictions profondes. L’ « uniformité » encouragée parfois par la profession militaire
conduit plusieurs femmes qui portent l’uniforme à occulter leur identité féminine dans
certaines circonstances. Ces fragments d’entretiens, mis en scène par différents
dispositifs visant à rendre compte de l’identité de chacune proposent des pistes d’analyse
orientées vers la compréhension de ces démarches réflexives que sont le témoignage et
sa médiation.
*Traduction de la portion du texte de Nanette Norris par Claire-Marie Clozel
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