Nous ne devons pas en être honteux. A partir d`une lecture de

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Nous ne devons pas en être honteux. A partir d`une lecture de
Nous ne devons pas en être honteux
A partir d'une lecture de Claude Lévi-Strauss
Harold Vasselin - Présentation de la résidence à l'IMéRA – 13 octobre 2009
Cette semaine commence mon séjour en résidence à l'Iméra. J'y suis pour un travail d'écriture
- écriture d'un scénario, troisième volet de la série des Regards Interrogatifs. Mes objets sont
donc : des personnages, des lumières, des paysages, des actes, des paroles et des sons. Mon
exercice est de voir cela et de le transcrire. Cette une activité de vision qui demande de
l'obscurité (à laquelle répondra, plus tard, la salle obscure), et une sorte de clandestinité. Le
personnage s'avance en secret, dans une lumière de pénombre, comme Robert Mitchum dans
"La nuit du chasseur". Il me faut le faire venir…
L'histoire est celle d'un climatologue. Il travaille sur les relations végétation/atmosphère. Son
travail le relie aux nuages, et aux plantes. Il s'intéresse à l'une d'elle, part en Amazonie, et
disparaît…
Sur les traces de ce personnage imaginaire, je croise celles de Claude Lévi-Strauss, et
j'entends ceci1 :
Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage - elle est toujours là,
elle est en nous - mais que nous ne devons pas en être honteux.
Cela m'a vraiment traversé, culbuté. On rencontre ainsi quelquefois, très rarement, une phrase
qui "déchire": voile, brume, paroi lisse, impossible d'avancer – et puis, tout d'un coup : "c'est
possible, ça passe".
Elle se déplie, cette phrase : " … toujours là", " …pas être honteux", "non pas que nous
devions…". On peut la goûter, la mâcher longuement :
"Non pas que nous devions retourner à la pensée sauvage - elle est toujours là, elle est en
nous - mais que nous ne devons pas en être honteux."
Il y a là un acte de foi, une position politique et morale, un projet intellectuel. Et il y aussi, au
dedans de cela, et c'est ce qui me traverse, un formidable mouvement, le geste d'une liberté
gagnée.
Je voudrais déplier un peu cette phrase, voir où elle me touche et ce que j'en comprends.
1
Une approche de Claude Lévi-strauss, film de Jean-Claude Bringuier 1974, publié dans "Le siècle de Lévi-strauss", DVD
éditions Montparnasse.
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Certes, dit Lévi-Strauss, la pensée scientifique s'est substituée à la pensée sauvage en de
nombreuses zones de notre contact avec le monde. Pensée scientifique - qu'il dit aussi
"pensée domestique" pour faire pendant au passage des sociétés humaines de la
chasse/cueillette à l'agriculture et à l'élevage - Pensée scientifique, donc, qui nous permet
d'établir une relation au monde en de multiple zones de notre contact avec le réel. C'est ce
qu'il dit, et pour moi ces multiples zones forment l'image d'un archipel, avec de l'océan aussi
tout autour. En ces particulières zones de contact, notre relation au monde se pose selon le
mode de la causalité. Nous avons appris, en ces zones, à discerner le jeu des causes et des
conséquences en d'infinies et méticuleuses suites logiques où l'enchaînement des phénomènes
se donne à lire selon l'orientation et l'écoulement du temps, en une succession. Une
métaphore en collier de perle ne pourrait convenir que dans la mesure où l'on pourrait – en
lieu et place d'un certain "fil du temps" - se représenter cela en une trame déployée en un très
grand nombre de dimensions. Mais le fait est que le temps baigne notre saisie et notre
représentation des phénomènes en un flux continu; il oriente cette trame : notre
compréhension scientifique du monde est orientée. Elle est orientée dans le sens du temps.
Elle est orientée parce qu'elle repose sur la causalité.
La pensée sauvage, elle, se veut en permanence. Elle est la construction d'une représentation
qui se veut atemporelle. Et Lévi-Strauss insiste sur ce mot : "qui se veut". La pensée sauvage
construit son intelligibilité du monde sur le postulat, le désir ou le vouloir, d'invariance. Tel
ancêtre ou tel événement fondateur originel "donne sens", permet de "se représenter" le
monde, et d'y agir, en relation à cette permanence.
Or dit Claude Lévi-Strauss, il y a aussi dans notre représentation du monde un usage du
mythe: "La pensée mythique est là dans l'Histoire, dans la lecture et dans l'usage que nous
faisons de l'histoire". Et il ajoute : "Dans l'usage que nous faisons de l'histoire à des fins
politiques". "Nous nous voulons changeant, dit-il, et l'Histoire est la construction
mythologique efficace qui nous permet de nous penser en changement".
Ainsi, notre lecture propre du temps est à la fois ce qui permet la pensée scientifique, par la
déconstruction et reconstruction des chaînes de causalité, et ce qui donne à cette pensée son
liant mythologique : l'idée d'être "en devenir", l'idée de Progrès.
Et si il y a crise – crise économique, crise des valeurs, crise politique et crise de
représentation, crise écologique et crise environnementale – on peut dire qu'il y a bien crise de
l'idée de Progrès. Il y a crise dans la façon dont nous nous lisons, individuellement et
collectivement, dans le temps. L'idée de Progrès ne fonctionne plus.
Isabelle Stengers a récemment publié un essai politique (Au temps des catastrophes - Résister
à la barbarie qui vient) où elle montre comment cette idée de progrès est aujourd'hui l'objet
d'un raidissement dogmatique, autour d'une crise du pouvoir et de la représentation.
Et voilà que l'on croise Claude Lévi-Strauss qui nous dit "N'ayons pas honte de la pensée
sauvage". Il existe donc une pensée active, hors de l'idée de progrès. Des humains l'ont
pratiquée et travaillée pendant des dizaines de milliers d'année, certains la pratiquent
aujourd'hui - et on pense aux indiens au moment exact où lui dit "les artistes"… ! - et il dit
aussi "beaucoup d'autres"; il dit "elle est là, elle n'est pas perdue"… Il existe donc une pensée
qui nous offre de nous représenter, à nous même et au monde, différemment.
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Je me souviens de ma première lecture de Tristes Tropiques. J'étais adolescent. Et je me
souviens, plus que de toute autre chose, de cette longue description du ciel, au couchant, alors
que l'ethnologue est sur le pont du navire qui l'emmène au Brésil. Cette description m'était
magnifique, et énigmatique. Quelle tentative, quel plaisir était donc à l'œuvre dans cet effort
d'écriture, sublime et apparemment si vain, de mettre en mots la lumière particulière d'une fin
de journée particulière sur les eaux de l'océan atlantique en un soir de 1935 ? A la relecture,
30 années plus tard, j'ai vu que Lévi-Strauss s'en explique (p 67) :
"Si je trouvais un langage pour fixer ces apparences à la fois instables et rebelles à tout
effort de description, s'il m'était donné de communiquer à d'autres les phrases et les
articulations d'un événement pourtant unique et qui jamais ne se reproduirait dans les même
termes, alors, me semblait-il j'aurais d'un seul coup atteint aux arcanes de mon métier : il n'y
aurait pas d'expérience bizarre ou particulière à quoi l'enquête ethnographique dû m'exposer,
et dont je ne puisse un jour faire saisir à tous le sens et la portée."
(Notons que ces arcanes du métier d'écrire, ainsi posées, sont celles aussi, exactement, du
métier de filmer : fixer des apparences à la fois instables et rebelles à tout effort de
description, communiquer à d'autres les articulations d'un événement pourtant unique et qui
jamais ne se reproduira dans les même termes…)
Mais cet acte d'écriture, cette patiente mise en forme littéraire d'un soleil couchant, c'est aussi
l'exercice d'une pensée. Avant même que le concept en soit clairement dégagé par la suite de
l'œuvre, c'est la pratique de la pensée sauvage – celle qui nous offre d'être réconcilié. C'est le
mot qu'il emploi - "réconcilié" .
Ce que nous apporte la pensée sauvage c'est la réconciliation de la sensibilité et de la raison.
La "pensée sauvage" se refuse à ce divorce : elle s'essaie à construire de l'intelligible et du
rationnel à partir de la sensibilité : "on peut faire un sens avec des données sensibles". C'est
cela qu'elle nous rappelle, et c'est un besoin très profond qu'elle nous donne de satisfaire.2
C'est ce qu'il dit, et je comprend cette libération de l'écriture, cette liberté magnifique, dans les
pages de Tristes Tropiques: La rencontre des peuples qui pratiquent cette forme de la pensée
– ce qu'il désigne par "la pensée sauvage" - nous donne de la reconnaître, en nous, et de ne
pas en avoir honte !
Réconciliation, cela me touche. Car c'est le mot qui m'est venu, à moi aussi, longtemps après
que le long travail du film Comment Albert vit bouger les montagnes soit venu à son terme.
"Pourquoi ce film ?" "Pour une pensée réconciliée" : cela m'est venu, comme çà, sans
prémices, me surprenant moi même. Or le film est une histoire de temps, aussi. De
perception du temps. Il y a décidemment quelque chose entre cette réconciliation et une
pensée du temps.
L'idée de Progrès, aujourd'hui, ne nous tient plus. Elle ne nous tient plus debout. Le mythe
n'a plus la capacité de nous tenir en une certaine cohérence. (Et c'est tout aussi bien
l'effondrement du projet communiste ou du capitalisme libéral, que celui de la téléonomie
2
ibid
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chrétienne, que celui enfin de notre propre perception de nous-même, en acte dans l'histoire)
Il y a crise de notre représentation du temps, et de notre représentation d'être dans le temps 3.
Des mots nouveaux arrivent dans le débat politique : Durable, slow, décroissance ou postdéveloppement, etc. Ce sont des mots qui disent le temps, ou notre rapport au temps - une
nouvelle perception de la finitude, et la quête d'une permanence. Des mots avec lesquels se
cherche un nouveau mythe; un mythe qui ne soit pas celui de l'accroissement indéfini, et
grâce auquel nous puissions agir.
Il y a des défenseurs du Progrès. Le progrès est désirable, bien évidemment, et c'est même
une tautologie. Le Progrès, c'est "ce que l'on désire". Le Progrès, donc, est vendeur. De tout
ce qu'on veut. Par ailleurs y a t'il aussi, sans doute, de la volonté de pouvoir dans cette
défense du progrès. Même endommagé le mythe en effet continue à être distributeur des
prérogatives sociales, et le continuera sans doute longtemps, occupant le rôle et la place qui
avait été ceux de la Volonté Divine, autrefois, dans l'ordre des pouvoirs monarchiques et
aristocratiques - depuis, disons, le baptême de Clovis… Et il y a aussi, peut-être, subtilement,
de la honte. Il a fallu si fort, si durement, construire ce "je" dépouillé nécessaire à
l'énonciation scientifique, que l'on n'imagine pas que cette énonciation puisse se détacher de
ce "je" là, qu'elle puisse s'entendre et être entendue selon d'autres lectures, d'autres flux
mythologiques interstitiels que celui du Progrès. Peut-être y a t'il, oui, une sorte de reniement
à imaginer quelque chose comme cela. Peut-être que le "je", l'être parlant, c'est à dire qui se
projette, l'être en devenir, ne peut être qu'un "nous", quand cette parole exprime la
connaissance scientifique et ne tient sa légitimité que de cette projection en un devenir
collectif. Peut-être en va-t-il de la condition d'universalité de la connaissance scientifique. Et
peut-être alors cette parole scientifique perdrait-elle toute consistance si on lui ôtait son bain
interstitiel, mythologique : l'idée de Progrès. Mais je ne le crois pas.
Si c'était ainsi… faisons l'hypothèse. Si c'était ainsi, alors il faudrait, pour la stabilité du
pouvoir, imposer cette idée de progrès. Par la force, éventuellement, si la stabilité sociale
était en jeu. Ou tout au moins par la puissance d'un dogme, appuyé sur une classe choisie de
zélateurs. Alors le travail de connaissance serait-il tout entier apprécié à l'aune de son
efficience, de sa capacité à produire du progrès, selon une grandeur mesurable. Et, comme
tout renforcement de dogme, tout aussitôt créerait-on une force contraire, une force de
renversement. Elle revendiquerait, pour sa part, l'ignorance, tout au moins la nonconnaissance. Mais ce n'est que fiction, sans rapport avec quelque actualité que ce soit…?
On a coupé, un jour, la tête d'Antoine Lavoisier, aux mots de : "La révolution n'a pas besoin
de savants". Une autre révolution aurait probablement les mêmes mots, pour d'autres raisons.
Mais enfin, cette "réconciliation", ce "besoin très profond" dont parle Lévi-Strauss, cela vaut
pour lui. Pour lui qui traite, avec des mots, de constructions de langage, pour lui qui réfléchit
à des constructions de sens dans l'ordre des représentations mythiques, et qui avec ces sens
"fait de la musique". Pour lui, n'y a-t-il pas une évidente cohérence entre le projet de
connaissance et le projet poétique. Chez Lévi-Strauss c'est inséparable, magnifiquement
3
Voir l'œuvre de François Jullien, en particulier "Du temps, éléments d'une philosophie du
vivre" Grasset 2001, et "L'invention de l'idéal et le destin de l'Europe", Edition Seuil
Septembre 2009
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unifié : acte d'écriture et acte de connaissance, non pas l'un en réflexion de l'autre, mais en un
seul geste, en un même acte de présence, scientifique et artistique, domestique et sauvage. Et
on le reçoit dans son écriture.
Mais soit : tout cela concerne des actes de langage. Qu'en est-il pour ces autres formes de la
connaissance qui s'énoncent en mathématique, en algorithme, en graphique, en nombre. Et
qui s'énoncent parce qu'elles séparent – au contraire de la globalité de l'explication mythique –
et parce qu'elles relient, en un défilement axial du temps, cause et effet – au contraire de
l'atemporalité de la pensée sauvage. Faudrait-il alors redevenir pythagoriciens, et porter le
nombre à valeur de totem ?
Comment dans cette langue là travailler la réconciliation? Sans dégringoler? Honte, honte…
J'ai mis du temps, engagé dans une pratique avec la science, et, par la suite, engagé dans une
pratique avec l'art, à commencer à trouver quelques éléments de réconciliation, quelque pierre
de bel alliage sur le chemin, ou tout bonnement une possibilité de respirer.
La force – et il y faut une force sauvage – me vient de ce que cette quête de réconciliation
n'est pas la mienne seulement. On peut évoquer les Lumières, on peut évoquer le
Romantisme, on peut évoquer le Futurisme, etc. Chaque fois menacée et chaque fois reprise,
c'est notre quête depuis toujours. Depuis que, d'avoir goûté à l'arbre de la connaissance - si
l'on en croit les poètes de la Bible - nous avons perdu le Paradis.
Aujourd'hui çà disjoncte de partout : "la technique" et "les gens"; "Le progrès" et "l'utilité
publique", etc. Crise, douleurs, défiance, sentiment d'abandon. La réconciliation humaniste a
laquelle Lévi-Strauss a travaillé s'éloigne.
Je crois que le métier de forger des images et des mots est utile en ceci : que tout équilibre
trouvé, toute réconciliation, fragile, tout franchissement devient passage, prise d'appui
possible pour d'autres. Et en cette foi, certainement folle, je prend la force de continuer.
Cette force, elle fut d'abord pour moi une immense colère. J'étais en grande école, puis jeune
scientifique, et cette colère croissait. Une colère de ce que partout, sous les terres cultivées
des équations, des algorithmes, de la raison impeccable de la méthode scientifique
expérimentale, de la grande beauté du savoir, aussi, affleurait un substratum rocheux, dur,
hostile, celui de la domination de l'homme par l'homme. Savoir, pour dominer…
A cette époque, j'ai défroqué.
"Si mon hypothèse est exacte, dit Lévi-Strauss, il faut admettre que la fonction première de la
communication écrite est de favoriser l'asservissement." "Ecriture" vaut ici pour "savoir",
puisqu'il relate un simulacre d'écriture que son interlocuteur, chef d'un groupe Nambikwara, le
mimant, utilise pour asseoir son autorité sur le groupe et couper court à tout débat. (Notons
que Lévi-Strauss précise avec humour que ce chef fut par la suite rapidement destitué).
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Et c'est aussi ce que décrivent Isabelle Stengers et Bruno Latour : Il y a bien aujourd'hui un
usage des savoirs, une manière de les mettre en jeu, de les mettre en scène, qui a pour
fonction de faire taire l'autre, celui qui ne sait pas, de "couper court", sous l'autorité de la
science et au nom d'une nécessité supérieure du progrès. Vigilance.
Dans la pratique de l'art on doit se plonger dans un temps qui n'est pas celui du progrès, de la
projection, mais de la présence. C'est pourquoi le temps atemporel de la pensée sauvage - le
rappel à soi de ce mode de présence au monde – est aussi celui de l'artiste…et de beaucoup
d'autres.
Je crois, et c'est ce dont Lévi-Strauss témoigne de par sa propre pratique de la connaissance,
que ce mode n'est pas incompatible avec celui de la pensée scientifique.
Il y a une phrase étrange de Lévi-Strauss qui va m'aider à faire comprendre mon idée, phrase
que l'on trouve dans son argumentation contre Sartre et sa volonté de définir l'homme par
l'histoire :
"Nous acceptons donc le qualificatif d'esthète (selon Sartre) pour autant que nous croyons que
le but dernier des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le dissoudre."
Dissoudre. Quel mot étrange ! Dissoudre quoi?... Je laisse ce "dissoudre" flotter, un moment,
au-dessus de ma table de travail. Dissoudre… Dissoudre celui qui, en soi, est le savant.
Dissoudre ce qui, du savoir, fait en même temps un pont, et un fleuve qui sépare. Pont-levis,
si le savoir est forteresse. Mais "pont", déjà, suffit. Le sujet connaissant se place en une rive,
et il place le monde en l'autre rive… Non, dissoudre cela, cette dualité. Il faut se représenter
en nous l'acte de connaître en perpétuelle instance de dissolution. Alors, la connaissance
demeure pourtant. Il y a de la connaissance. Mais dans ce vacillement elle est aussi en
instance d'apparition, informée, saisie dans le flux dans lequel le sens se constitue, dans
l'instant dans lequel il prend forme. Il y a là quelque chose de l'enfance, sa jouissance et sa
terreur d'être là dans un monde non encore nommé. Et il y a là, oui, une possible
réconciliation.
Et cela, je crois, on peut le transmettre. Cette sorte d'expérience de la connaissance. Une
expérience limite, soit, mais c'est en cette limite que la connaissance est miscible à la
musique.
Qu'on ne se trompe pas. Je ne dis pas que la connaissance scientifique doit être dissoute, à la
façon dont le yogi cherche à dissoudre l'ego dans sa quête de réconciliation, d'adhésion au
monde. Je dis qu'il y a une façon de se saisir de cette connaissance dans l'expérience de cette
dissolution. Une possibilité de la faire sienne.
Ici, c'est l' "universel" d'un langage qu'il s'agit de dissoudre. Et même pas de ce langage, ou
de ses énoncés, mais de l'autorité qui l'habite de par son statut particulier de langage sans
narrateur. Nécessairement c'est par une mise en doute de cette autorité que passe une tentative
poétique.
Roland Barthes a exprimé cela, d'une façon absolument bouleversante, dans sa leçon
inaugurale au collège de France (1977)4. Et il faut, plus que lire ses mots, les entendre
4
http://revue.ressources.org/IMG/mp3/Barthes-4.mp3
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prononcés par lui, pour en ressentir la force, l'âpreté du combat, et la liberté qu'il conquiert.
Le pouvoir, dans ses formes de domination comme de servitude, est installé dans la langue
même, inscrit dans la langue, et, je le cite : "cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre
magnifique qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, je l'appelle littérature"
Le travail du poète n'est certes pas de renforcer l'autorité du savoir, mais il peut être, et il doit
être, je crois, de rendre le savoir incorporable. Saisissable en ce qu'il a de commun avec
l'expérience, propre à chaque homme, du doute et de l'inquiétude.
Il y a bien une autorité du discours scientifique; cette autorité lui vient du réel. Et c'est bien
toute la puissance de la parole scientifique que de faire entrer, de par la méthode
expérimentale, cette autorité du fait dans la construction du discours.
Et puis il y a une autorité, disons politique, et celle là est liée à une construction mythique du
temps, et participe de cette construction: celle d'un certain usage de l'histoire, orienté par
l'idée de Progrès.
Nous vivons un moment où le doute est extrême. L'idée de progrès est aujourd'hui
questionnée; et elle doit l'être. Elle doit l'être peut-être justement, et paradoxalement, pour
dégager la possibilité de plus d'échange, de plus d'humain, de plus de société, etc., bref une
possibilité de progrès, peut-être, selon d'autres termes. Mais le fond mythologique d'une
histoire fléchée vers un avenir toujours plus offrant est aujourd'hui labouré, retourné.
Or Lévi-Strauss dit qu'il peut comprendre et donner à comprendre cette "pensée sauvage" par
laquelle se représente une permanence, en la jouant, comme une musique. Il dit qu'il
compose avec des sens, jouant les mythes comme les lignes de portée d'une partition
musicale. C'est là tout le projet de l'anthropologie structurale; et c'est aussi, d'abord, la mise
en travail d'une question, d'une tension intérieure, un propre désir de Claude Lévi-Strauss.
C'est sa propre "réconciliation".
Pour d'autres, autre chose. Et pour moi, ce sera le jeu du corps dans l'espace et dans la durée,
la présence.
Avec Comment Albert vit bouger les montagnes j'ai traversé cette expérience : Toute
tentative de rendre la construction du savoir en un geste, un acte unique se heurte à
l'irreprésentable. Je ne sais ce que serait ce geste, cet acte, s'il existe. Mais je sais que je ne
peux pas l'imaginer, en produire une image, car rien en moi n'y fait écho, ni ombre, ni figure.
C'est comme si il m'avait fallu dissoudre le logos, la -logie du mot géologie, décoller l'énoncé
appliqué à la montagne, et qui la "dit". Alors, mais en de multiples points, en de multiples
zones de contact avec le réel, je trouve des adhérences, des accompagnements intimes, de
minuscules et précieuses réconciliations. Et cela, je peux le jouer.
Réconciliation d'une présence qui ressent et d'une présence qui connaît. Non pas
réconciliation de l'homme et du monde, ce qui les poseraient faussement comme
préalablement séparés, mais Pensée Sauvage dans le dedans de la Pensée Scientifique, en ses
articulations, en ses maillons.
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Il n'y a pas en effet un être connaissant et un objet de la connaissance, mais une chaîne
continue de perceptions et d'intellections, chacune mettant en jeu des adhérences et des
ruptures, des continuités de corps, de montagne, de regard et de représentation. La –logie se
forge peu à peu comme chaîne de ces maillons. Le mouvement de connaître lui - si on essaie
de l'incorporer, de l'incarner, d'en manifester le flux en un corps, en un acte - peut être saisi en
cet instant vacillant de l'être et du monde.
C'est un peu, si l'on veut, comme une opération de calcul différentiel : le passage par une
grandeur infinitésimale fait advenir la possibilité d'une tangence, d'une dérivée, d'une vitesse
instantanée. Là engrène ma propre expérience de vivant, et la possibilité poétique. Plus tard
vient l'opération d'intégration (au sens du calcul intégral), et c'est alors la construction d'une
forme - construction narrative, plan, séquence, récit cinématographique - selon une logique
propre et qui n'a plus de relation au logos scientifique
On pourrait dire en forçant la métaphore que par ce changement d'espace se trouve éliminée la
variable "progrès", le "nous" d'une projection en avenir collectif . On travaille à une
représentation dans laquelle le mouvement de connaître est détaché du mythe du progrès.
C'est ici et maintenant, dans une présence, que cela se joue. Une représentation, dirait
Nietzsche, tragique, dionysienne…
H V 13 octobre 2009
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