ter une tournée, à jouer les mémés grin
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ter une tournée, à jouer les mémés grin
Quel foutu branleur, ce Rod Stewart ! Toujours à annuler un concert, à reporter une tournée, à jouer les mémés grincheuses. Longtemps qu’on n’a pas vu la frange de son boléro, hein ? Et d’abord, savez-vous quel show il propose ces jours-ci ? Vous l’avez vu, récemment ? Je pourrais donc vous raconter des concerts hilarants, vous révéler que Rod propose une soirée digne de Las Vegas, avec des musiciens tout de blanc vêtus, montés sur des estrades rondes, et lui chaloupant autour, arrachant les uns après les autres les titres de son nouvel album, soulevant les petites filles grâce à ses tubes moelleux... COOL Ca ne vous en dirait pas plus. Alors évidemment, il y a le coup du portrait. Rod the Mod, héros cokney, champion de foot et de descente de bière, tombeur de filles, bâfreur de caviar Beluga et accessoirement chanteur... Chanteur de quoi, d’abord ? De rock ? De blues ? Rod est né au nord de Londres (et non en Ecosse comme il aimait à le prétendre au début de sa carrière pour rameuter des fans chauvins) le 10 janvier 1945. Le 10 janvier est-il un bon ou un mauvais jour pour le rock ? Ronnie Hawkins est né un 10 janvier, mais d’un côté, Howlin’ Wolf est mort un 10 janvier. Les partisans du Rod chanteur de rock contre le Rod chanteur de blues marquent donc un point très net. Très. Dès son arrivée à l’école, il rencontre deux petits compagnons prestigieux, Ray et Dave Davies, qui à l’époque usent leur fonds de culottes, comme lui, à Highgate. Ces deux frères devaient par la suite fonder un groupe de rock dont le nom nous échappe (les Troggs ?). Dès sa sortie de l’école, le jeune Rod se ROCK & FOLK N° 143 décembre 1978 procure de petits jobs, comme tous les garçons de son âge (sauf les deux frères, qui font leur groupe. Les Pretty Things ?). Il est ainsi et tout à tour éboueur, poseur de pylônes et fossoyeur. «Creuser des tombes, c’est plutôt cool. On ne travaille que deux jours par semaine. Et puis on ne passe pas son temps qu’à creuser. Y’a tout un tas de trucs à faire, dans un cimetière.» Mais son intérêt est bien ailleurs. Le fils de marchands de journaux a un rêve : il veut devenir footballeur. Il joue donc, plutôt bien, mais passe le plus clair de son temps à cirer les godasses des pros du club. Ecoeuré par les bas salaires, il s’en va au bout du monde (en fait il ne dépasse pas l’Espagne, où il est arrêté pour vagabondage) et apprend à jouer de la guitare. Rod se prend pour un rocker, pour un crooner, pour un tombeur, pour un buteur, pour un killer, pour un baiseur, pour un noceur, pour un buveur. O.K. Mais il se prend aussi pour un dandy et ça ne rime pas ... ROCK & FOLK N° 143 décembre 1978 On jurerait qu’il laisse mariner ses cordes vocales toute la journée dans du whisky et que, le soir venu, il se les passe au papier de verre avant d’aller chanter. «Ne blâmons pas les Faces, mais je me souviens que quand je marchais d’un bout à l’autre de la scène, il n’y en avait pas deux qui jouaient la même chose». «Quand j’ai commencé à chanter, j’avais cette horrible voix de cow-boy... Et puis ça s’est arrangé du jour où j’ai imité Sam Cooke.» Rapatrié par Sa Gracieuse Majesté, Rod trouve un gig avec un groupe de Birmingham, Jimmy Powell and the Dimensions. Mais Jimmy Powell jalouse les capacités vocales naturelles de son nouveau guitariste, et à la première occasion il le sacque. «Les Dimensions... Deux des types voulaient jouer des hits des Beatles, moi je voulais chanter le blues et les autres ne voulaient faire que du Ray Charles.» g INSUCCES En 1964, Rod Stewart enregistre son premier simple solo pour Decca Records : «Good Morning Little School Girl». Rod chante et est accompagné par une horde de requins au sein de laquelle nage le futur Zeppelin de service, John Paul Jones. «Good Morning etc» est un flop, et Rod, nullement découragé, rejoint le groupe de Cyril Davies (à quand un article sur ce père méconnu de la scène blues anglaise ? - je plaisantais, kids, rassurez-vous), groupe nommé les Hoochie Coochie Men. Etrangement, Rod partage les vocaux avec un autre chanteur, le fameux (mais moins célèbre) Long John Baldry. A la dissolution du groupe, Rod traîne dans Londres et remonte un combo de r’n’b avec Brian Auger et Julie Driscoll (pitié, pas d’article sur, etc...). Mais dès la fin d’une tournée allemande de rodage, Auger vide Stewart qui reforme un nouveau groupe, le Shotgun Express, dans lequel on trouve plus moins l’embryon du premier Fleetwood Mac. Hélas, les Shotguns manquent de pêche au goût de notre faux Ecossais (qui n’en est pas moins très près de ses sous), et il va enregistrer divers simples solo dont je vous fera grâce (mais si, mais si) car ils connurent tous le même franc insuccès. ENROUE En 1968, tournant, virage, aiguillage, renversement de vapeur, Rod rejoint le Jeff Beck Group, en même temps que le bassiste (car à l’époque il était bassiste) Ron Wood, qui devait finir chez qui vous savez (les Kinks ?). Bon. Le prestige et la gloire dont jouissait l’ex-guitariste des fameux Yardbirds ne pouvaient manquer de rejaillir sur son nouveau chanteur. Dès le premier album avec Beck («Truh»-1968) et surtout le second («Beck-Ola»-1969), Rod crache des vocaux étonnants. On jurerait qu’il laisse mariner ses cordes vocales toute la journée dans du vieux whisky (écossais) et que le soir venu il se les passe au papier de verre avant d’aller chanter. Roué et enroué. Mais les albums de Jeff Beck connurent un succès tout relatif. Entre autres choses, ils permirent pourtant à Rod de se faire un nom. En 1969, il signe un contrat pour des albums sols chez Mercury. «Beck m’a appris un tas de chose, vraiment. D’abord, il m’a appris où placer ma voix par rapport à la guitare - vous voyez ce que je veux dire?». Mais Beck, décharné et agacé, a pris Ronnie Wood en grippe. Et il le flanque à la porte avec le traditionnel coup de pied (cette histoire de Rod Stewart, comme vous commencez à le remarquer, s’inscrit bien dans la tradition). Rod s’émeut, quitte le Jeff Beck Group avec son copain. Au même instant, Steve Marriott abandonne les Small Faces pour fonder Humble Pie avec Peter Frampton. ROCK & FOLK N° 143 décembre 1978 Effectivement diminués, les Faces restants (Ronnie Lane, Ian MacLagan et Kenny Jones) voient arriver ces deux drôles de corbeaux ébouriffés que sont Ronnie et Rod. Ils scellent leur destin dans un pub de Hampstead. Et après une tournée dans le circuit des clubs et des fucks, pardon, facs, les Faces s’envolent pour les U.S.A. et sortent l’album «First Step». De son côté, Rod enregistre ses premiers albums solos :»An Old Raincoat Won’t Ever Let You Down» et «Gasoline Alley». Aux Etats-Unis, l’accueil est presque bon. La critique, en tout cas, délire. Qui est, à cette époque, Rod Stewart ? Un chanteur de folk («Man Of Constant Sorrow», «Dirty Old Town») ? Un rocker («Street Fighting Man») ? Un compositeur très doué «Jo’s Lament», «Lady Day») ? A l’époque, Rod est l’une des stars les plus en vue du show biz. Circulant entre Paris et Los Angeles, donnant des conférences de presse en Irlande, soucieux de reconstituer sa garde-robe et de ne pas payer ses drinks «J’aime une belle mélodie, j’aime la chanter. Je n’aime rien d’autre, en fait». Il entend poursuivre deux carrières à la fois, et sortir deux albums par an : un avec les Faces, et un tout seul. Mais ce que personne n’avait prévu, c’est que durant l’été 71, il deviendrait une superstar. Il était difficile de résister à la pochette de «Every Picture Tells A Story». Alors, comme la musique était brillante ... «Mandoline Wind», «I’m Losing You», «That’s All Right»... «Every Picture Tells A Story» est le meilleur LP de Rod Stewart. C’est dessus que l’on trouve «Maggie May», rock quintessentiel, histoire de la liaison d’un écolier et d’une pute. Dès le mois de septembre, par-delà ces récits triviaux, Rod est numéro un dans les charts d’albums ET de singles des DEUX côtés de l’Atlantique. ROCK & FOLK N° 143 décembre 1978 Les Faces sortirent peu après leur meilleur album : «A Nod Is As Good As A Wink...» Et le groupe tout entier goûte la gloire. Concerts complets, foules enthousiastes, bacchanales joyeusement orchestrées par un groupe où personne ne se prend au sérieux... Il y a quelque chose d’incompréhensible pour nous dans les Faces, dans le phénomène qu’ils représentèrent. Il y avait en eux de la chorale du dimanche matin et de la chorale des matches de foot. Les Faces n’avaient pas de fans : ils avaient des supporters. Toutefois, de persistantes rumeurs indiquent que tout ne vas pas pour le mieux au sein de l’équipe. En 1973, Ronnie Lane s’en va. Pour le remplacer, Les Faces engagent un bassiste japonais, Tetsu. «A partir du départ de Ronnie Lane, la magie a quitté les Faces». Le nouvel album solo de Rod, «Never A Dull Moment», est un énorme succès. Mais l’hésitation prédomine. Hésitation entre deux compagnies (Mercury et Warner?), hésitation entre deux formules (le groupe ou le solo ?). Pour faire patienter les fans, on fait dans la compilation : «Sing It Again Rod» contient un demi inédit : la reprise de «Pinball Wizard», version symphonique. Et voilà les Faces qui perdent tout leur acquis : coup sur coup, ils sortent deux albums détestables. D’abord le redoutable «Ooh La La», puis le «Overture And Beginners», album en public qui ressemble plus que jamais à une parodie flemmarde des possibilités du groupe. «Ne blâmons pas les Faces, mais je me souviens que quand je marchais d’un bout à l’autre de la scène, il n’y en avait pas deux qui jouaient la même chose !». Pendant qu’on solde, fin 74, Rod sort son dernier album solo pour Mercury, «Smiler». A l’évidence, il ne fait pas là un cadeau d’adieu très présentable. Les compositions personnelles ressemblent à des fonds de tiroirs, seules surnagent les deux reprises de Sam Cooke («Bring It On Home To Me» et «You Send Me»). «Je me considère comme un Américain désormais. J’ai revendu tout ce que je possédais en Angleterre. Je préfère Los Angeles. Je crois que c’est la ville du rock & roll, vous savez, bien plus que Londres.» BOUEUX A l’époque, Rod est l’une des stars des plus en vue du show-biz. Circulant entre Los Angeles et Paris, donnant des conférences de presse en Irlande, soucieux de reconstituer sa garde-robe et de na pas payer les drinks (un jour, on le verra sortir d’un pub par la lucarne des toilettes). Il semble bien que pour retrouver le naturel charmeur et bon enfant de ses débuts il lui faille faire un insurmontable effort de reconstitution. Autrement dit : le brave mec du pub du coin est devenu un mondain pédant, le symbole de ce que Babylone peut faire à l’âme de l’innocent. Les ventes ridicules de «Smiler» remettent Rod sur le droit chemin. En tout cas, sur les rails du professionnalisme chromé. Il va enregistrer à Memphis, avec Tom Dowd derrières les consoles et un groupe de vétérans derrière lui : De Duck Dunn à Steve Cropper en passant par Roger Hawkins, il ne manque pas une moustache. Et le retentissement commercial ne se fait pas attendre : «Atlantic Crossing» est le sommet de la carrière «financière» du Mod. La critique, pour sa part, râle. Il est évident que Rod Stewart s’adresse à son pubic depuis une stratosphère bien personnelle, peuplée d’actrices et de célébrités. C’est à cette époque de Rod et Britt Ekland font la une de tous les journaux de rock du monde. Un rocker perdu en Amérique et qui flotte dans un brouillard poudreux ? Un de ces play-boys qui sirotaient distraitement un dernier Mouton Rothschild pensant que le Titanic sombrait ? «Britt est venu nous voir au Forum, en mars dernier, à LA. Vous y étiez ? Je l’ai emmenée à la laverie ouverte toute la nuit. Nous avons regardé son soutiengorge tourner dans la machine, ha ha ha !». C’est à la suggestion de Britt que «Atlantic Crossing» a été divisé en deux faces antinomiques : une lente et une rapide. Exilé fiscal, Rod tourne aux U.S.A. durant l’été 76. Mais déjà ... déjà Ron Wood lui fait des infidélités avec les Rolling Stones. C’est la dernière tournée des Faces, et ils ne le savent même pas ! Qu’importe ? Drapé dans des pyjamas rayés, entouré de quinze violonistes, Rod regarde le Rêve Américain droit dans les yeux. Le son est abominablement boueux. «Je ne suis pas assez responsable pour réussir à former un groupe et à le maintenir en vie». En décembre 1975, à la grande satisfaction de Warner, Rod annonce la dissolution des Faces. Une tournée prévue avec les musiciens de Muscle Shoals avorte et Rod, sagement, retourne enregistrer avec Tom Dowd. TOMBOLA Sortie en 1976, «A Night On A Town» est une apothéose immédiate grâce à trois titres évidents que tout le monde adore dès le 367 000e passage radio : «The Killing Of Georgie», «The First Cut Is The Deepest» et «Tonigh’ts The Night». Ce dernier reste numéro un aux U.S.A. pendant huit semaines, égalant le record établi par les Beatles avec «’Hey Jude». «Foot Loose And Fancy Free», sorti en 1977, restera vraisemblablement l’archétype d’un rock congelé et américanisé dont les vilaines bulles vous font pétiller le nez. C’est sans doute le disque que Mick Jagger évite de faire avec obstination en refusant de dissoudre les ... les Who ? «Mick Jagger est un meilleur danseur que moi, mais je chante mieux que lui !». Dès la couverture, le ton est donné : Rod, en costume vanille, légèrement décoiffé, bronzé, grossi, satisfait. L’intérieur ? Un cocktail dont la recette vaut le détour : tube, ballade, rock stonien, ballade, reprise, rock, ballade, ballade. Les musiciens ? Pas moins de cinq guitaristes, trois pianistes et un ex-Vanilla Fudge à la batterie. Est-ce encore du rock ? Et qui est ce Rod Stewart ? Un rocker perdu en Amérique et qui flotte dans un brouillard poudreux ? Un de ces play-boys qui sirotaient distraitement un dernier Mouton Rothschild pendant que le Titanic sombrait ? Un ringard qui n’ose plus donner de concerts depuis l’apparition de ces punks qui sont venus lui rappeler la rue de son enfance ? Allons donc ! Rod Stewart mène sa vie de minute en minute, comme s’il s’agissait d’une tombola. Il ne remet jamais les capuchons sur les stylos-feutre, ni les couvercles sur les bocaux de mayonnaise ni les bouchons sur les tubes de dentifrice. Il perd fréquemment les numéros de téléphone et se trouvent rarement en possession de son portefeuille. Il ne quitte jamais une chambre d’hôtel sans laisser quelque chose derrière lui. Une fois, il égara même sa petite amie sur la plage de Malibu (il la retrouva au même endroit l’année suivante). Quand la grosse galette est en jeu, Rod Stewart est d’une efficacité dévastatrice. Mais dans les conditions normales, il s’en tire plutôt comme un imbécile heureux. PHILIPPE MANOEUVRE