C`est pas ma faute, m`sieur ! Peter Pan a volé mon réveil ! Alors voilà

Transcription

C`est pas ma faute, m`sieur ! Peter Pan a volé mon réveil ! Alors voilà
C’est pas ma faute, m’sieur ! Peter Pan a volé mon réveil !
Alors voilà. Moi, c’est Wendel. Mes parents viennent de Londres et là-bas, ça fait fureur à ce
qu’il parait. A Marseille, c’est moins populaire, mais ça inspire les poètes en herbe de mon
lycée. Parmi leurs plus belles créations se trouvent Wendel l’homme-poubelle, Wendel sans
cervelle et, mon préféré, Wendel varicelle (rapport à mon acné). C’est fou ce que les ados
peuvent avoir comme imagination lorsqu’il s’agit de se moquer des p’tits camarades ! Tenez,
la dernière fois, pour illustrer mon nouveau surnom - Wendel Babibel - ils m’ont
généreusement escorté du lycée jusqu’à chez moi et m’ont fait manger des coques de cire
dans mon local vélo. J’en ai pas chié une bougie, mais j’avoue qu’après, j’étais rouge de
colère.
Vous l’aurez compris, j’suis pas délégué. A vrai dire, je compte les heures qui me séparent
encore de la fin du lycée. Je passe la dernière épreuve du bac demain.
Quand la sonnerie retentit, j’me grouille pour sortir du lycée avant tout le monde. J’monte la
rue Curiol à vive allure et y a des nanas en guenilles fluo qui me sifflent. Viens par ici, mon
minet qu’elles me disent ! J’baisse la tête et j’passe vite. J’suis pas très beau, j’attire pas les
filles d’habitude, les vrais filles, je veux dire. J’suis tout maigre, j’ai des lunettes et des
cheveux à la Harry Potter – merci maman – et j’porte encore un appareil dentaire : le total
boloss ! Ca viendra p’têtre à la fac, les filles. On verra. J’ai pas plus hâte de devenir un adulte
que de rester un ado, mais j’ai pas vraiment le choix.
Je choppe le tram pour rentrer chez moi. J’transpire. Il fait hyper chaud et j’ai la peau d’un
vampire anémié. Arrivé à la maison, j’pose mon sac, j’enlève mes chaussures - sans toucher
aux lacets, bien sûr – puis j’vais direct dans ma chambre en glissant au passage un p’tit « Hi,
mum ! » dans les airs. Il fait sombre et ça sent le renfermé dans ma grotte : j’ai oublié d’aérer
en partant ce matin. Quand j’allume, j’ai l’impression de voir l’ombre d’un gosse qui se
retourne brusquement sur le mur, mais je me ressaisis et me dis que c’est sûrement mon
ombre que j’ai vue. Place à un peu d’ordi - vive l’internet illimité - suivi d’un peu de
révisions, douche, dîner et bonsoir. J’prépare mes affaires pour l’épreuve de demain, mes
vêtements, ma carte d’identité, etc. J’mets mon réveil à sonner vers 7h, puis je l’embrasse et
j’me mets au lit. Je sais, c’est crétin d’embrasser un réveil, mais il appartenait à mon père.
C’est un vieux réveil mécanique, qu’il faut remonter. C’est le seul truc que j’ai gardé de lui,
après qu’il soit parti. Maman, elle, elle a tout jeté. Ca lui fait trop de peine. Bref, j’mets le
réveil et je me couche en pensant que c’est la dernière nuit de mon adolescence. Après, je
devrais faire des plans, me prendre en charge, évoluer. Je sais pas encore si je dois
être anxieux ou excité. Je verrais ça demain matin.
« C’est bien lui, t’es sûre cette fois ? »
Dans mon sommeil, j’entends un léger bruit de cloches.
«Oh Clochette, si c’est vraiment le bon, qu’est-ce qu’on va s’amuser ! »
Le tintement s’intensifie, et derrière mes paupières, je sens une vive lumière en mouvement.
Puis j’entends un rire tonique et j’ouvre les yeux en panique. Vous ne croirez jamais ce que
j’ai vu : une espèce de rouquemoute en collants verts qui virevoltait au dessus de mon lit, tout
en discutant avec une luciole.
« Ha ha ! Clochette ! Arrête de me faire rire, sinon je vais encore perdre mon ombre ! »
Je fume pas et le seul alcool que je bois, c’est du cidre aux anniversaires. Pourtant y a le fils
du bonhomme Cetelem qui plane dans ma chambre, j’rêve pas ! Ou peut-être que si
finalement, je rêve. Ouah ! Vachement réel en tout cas ! Ca doit être le stress des exams. Je
remarque que le poil-de-carotte, il a mon réveil accroché à son index et là, j’me vénère grave !
« Hé ! T’es qui, toi ?! J’lui crie. Et qu’est-ce tuf’ avec mon réveil dans ta main ?! »
Il baisse la tête. On dirait qu’il m’avait pas remarqué avant. La petite luciole s’anime, se règle
en mode veille et vient se poser sur le bout de mon nez. Une fée ! Et canon en plus ! Attendez,
ça veut dire que lui, là haut, c’est…
« Peter Pan. » Il me dit, son visage presque sur le mien. Et ce n’est pas ton réveil, c’est celui
du crocodile. »
Ok, panique pas : c’est un rêve. Alors, joue le jeu ! Personne n’en saura jamais rien que tu
joue avec le héros de ton enfance dans ton sommeil !
« Du crocodile ? J’crois pas, non. C’est le réveil de mon père !
_ Ah, tu vois bien que ce n’est pas le tien ! Du coup, j’le prends ! Allez viens, Clochette ! On
s’en va. »
Ma fenêtre s’ouvre dans une rafale de vent. Peter Pan est déjà de l’autre côté des murs.
Clochette me regarde avec un air un peu déçu, puis se retourne pour suivre son ami. Je
l’attrape au vol. Pas question de leur laisser le réveil de mon père ! Et puis, comment je vais
faire pour le bac, demain, si j’ai plus de réveil ?! Je lui souffle dessus, comme on souffle sur
un pissenlit, et des petites paillètes éclatent dans les airs. Je prends une douche de poussière
de fée et je m’envole à la poursuite de Peter Pan. Trop chelou ! J’passe devant Notre-Damede-La-Garde, qui brille presque aussi intensément que Clochette dans la nuit. J’vois toutes les
lumières du Vieux-Port et des bateaux au large, puis je vois les étoiles au dessus de nous.
Clochette a décidé de m’aider : elle me montre la piste du matin et la deuxième étoile sur sa
droite. Je fonce dans un trou noir et au bout du tunnel, je me retrouve au milieu des cumulus,
dans un ciel clair d’été. Je vois Peter plonger en piquet sur une île volcanique et je plonge à sa
poursuite, mais je suis arrêté par une flèche, qui rate de peu mon visage. Je regarde en bas.
Impossible de voir le tireur dans cette forêt dense ! Une seconde flèche me rafle le bras et je
dégringole dans la canopée, puis je tombe sur de la mousse humide. Clochette me réveille
d’un baiser sur le front. Je crois qu’elle m’aime bien. Ah, si seulement elle était un peu plus
grande !
« C’est quoi ça ? » J’entends.
Ouf ! J’suis pas mort dans mon rêve, à la Inception : c’est déjà ça !
« CA, je dis avec colère, c’est Wendel. »
Six gamins vêtus de peaux de bête me regardent perplexes. Les garçons perdus, je comprends.
Ils sont armés comme s’ils partaient en guerre. Il y a des jumeaux aux yeux vairon, un tout
p’tit qui arrête pas de sourire (c’est flippant), et un assez cool, tout bronzé, qui porte un pipo
autour du cou et des bésicles sur le front. Y a aussi un frisé, qui arrête pas de se ronger le
pouce et un dernier tout débraillé, qui se cure le nez tranquilou doudou.
« Un Wendel, c’est quoi ? Il me dit, celui-là.
_ Un indien ? Me demande un autre.
_ Un pirate ?
_ Non, j’suis juste un ado ! J’essaye de leur expliquer.
_ Justunado ? Vous croyez que c’est une créature magique ? »
Les garçons perdus se regroupent en cercle pour se concerter.
« Moi, j’pense que c’est un sorcier. Vous avez vu ses pustules !
_ Non ! C’est une machine. J’ai entendu Peter en parler l’autre jour. C’est un truc nouveau,
qui va remplacer les adultes qu’il a dit. Regardez ses dents ! Elles sont en métal !
_ Oooooooooh ! »
Les garçons perdus reforment le cercle autour de moi et m’examinent. Ils ouvrent même ma
mâchoire pour tâter mes bagues !
« J’parie que tu peux mordre au moins quatre fois plus fort avec ces dents-là ! Me dit celui qui
joue du pipo. Même deux fois plus fort !
_ Ca, ce serait utile pour couper les branches qui servent à faire les cabanes ! Hein, les gars ?»
Peter a atterri. Tous font le cri du coq : ça doit être l’hymne national ici. J’imagine un match
OM-Neverland et je souris. Y aurait une drôle d’ambiance !
« Si tu veux rester, c’est d’accord. Tu seras bûcheron. Me dit Peter en faisant tournoyer mon
réveil sur son doigt. Mais c’est moi le capitaine !
_ Il est hors de question que je reste ici ! Je hurle. J’ai le bac demain ! LE BAC ! J’peux pas le
rater ! »
J’essaye de me réveiller, mais ça marche pas. J’suis toujours coincé dans mon rêve. J’ai crié
tellement fort que j’ai fait fuir Clochette. Mince alors ! Pour une fois que je plaisais à une
meuf !
« C’est quoi le bac ? Me fait l’un des gamins.
_ C’est un test pour devenir adulte.
_ Pourquoi est-ce que tu veux tant devenir adulte ? Peter demande. C’est pas bien d’être
justunado ?
_ Les ados sont parfois très cruels entre eux.
_ Alors redeviens un enfant ! Sourit Peter Pan. C’est aussi simple que ça !
_ Mais non, justement ! C’est pas aussi simple ! Je peux pas ! Je-peux-pas, tu entends ! »
Je suis tellement énervé que je me mets à pleurer. Je ne sais pas trop pourquoi.
Clochette est revenue entre-temps. Elle nous dit de la suivre, Peter et moi. Alors je sèche mes
larmes et nous la suivons. Elle nous fait traverser la mer, jusqu’à la lagune aux sirènes. Des
canons de partout ! Elles gloussent en me voyant et je rougis comme une tomate. Il y a un
petit îlot près du Pays Imaginaire, l’îlot des Abandonnés. C’est ici que dort le gigantesque
crocodile. Je remarque qu’il ne fait aucun bruit. Il devrait tictaquer pourtant ! Clochette
s’adresse à Peter en langage de fée et celui-ci acquiesce, avant de me rendre le réveil.
« Vas-y toi ! Me commande-t-il. Remets le réveil dans la gueule du croco. Tu te sentiras
mieux après, c’est Clochette qui m’a dit. »
Je regarde Clochette et je remarque seulement maintenant qu’elle ressemble à ma mère. Elle
me sourit avec bienveillance. Ce n’est qu’un rêve, je pense. Ca ne peut pas me tuer ! Je vole
donc jusqu’à la plage de l’ilot et j’insère le réveil dans la gorge de la bête. Elle se laisse faire.
On dirait même qu’elle est contente ! Quand elle l’a avalé, le réveil se met à chanter à l’envers
et à sa musique, le crocodile se transforme en adulte. Et pas n’importe quel adulte, c’est mon
père !
« Je t’avais presque oublié. Je lui dis.
_ C’est le temps qui veut ça. Il me répond. Rien ne dure. »
Le tic-tac s’arrête soudain et reprend dans l’autre sens. Des coups de canons lui répondent. Je
vois alors un bateau de pirates naviguer vers le Pays Imaginaire.
« Youpi ! De nouveaux pirates ! S’exclame Peter, fou de joie. Qu’est-ce qu’on va rigoler ! »
Il danse avec Clochette, tandis que mon père me serre dans ses bras.
« Rien ne dure, répète-t-il. Mais les plus beaux souvenirs font les meilleures fondations aux
nouvelles aventures. »
Le tic-tac s’accentue. Je n’entends bientôt plus qu’un murmure de rire. Les tintements de
Clochette ont cessé, même les canons se sont tus. Il n’y a plus que le tic-tac dans l’obscurité.
« Wendell ? Réveille-toi mon chéri, c’est l’heure. »
Maman me réveille avec un baiser sur le front. J’ai déjà oublié mon rêve, mais j’ai le souvenir
de quelque chose d’agréable. Elle éteint mon réveil en laissant trainer son regard un peu triste
sur l’objet. Puis elle me dit avec un doux visage :
« Alors, anxieux ou excité ?
_ Excité. » Je décide.