Totems L`idée est simple, aussi simple que l

Transcription

Totems L`idée est simple, aussi simple que l
Totems
L’idée est simple, aussi simple que l’environnement est
difficile. C’était sans aucun doute une condition du succès de
l’entreprise que de se confronter de la façon la plus radicale
et la plus franche possible à cet espace très construit,
choisi par le commanditaire. Pour cet espace difficile coincé
dans
un
faubourg
lausannois,
encerclé
d’architectures
disparates et très occupé (mobilier public, zones de verdure,
annexes isolées) Beatriz Canfield a dessiné sept verticales.
Elle s’est confrontée à cette difficulté : s’insérer dans un
tissu urbain compliqué, être intelligible et efficace, avec un
minimum de moyens. Le résultat consiste en sept stèles de
métal sur une base carrée, en tôle patinée et peinte, de
tailles et d’orientations différentes, portant toutes une
découpe semi circulaire, à des hauteurs qui semblent relever
du hasard.
A ce stade, il faudrait donc parler plutôt de totem que de
stèle. Les volumes sont creusés dans leur masse, aucun profil
n’est rectiligne. Plus on regarde et plus chaque volume semble
subtilement se différencier de son voisin. A l’idée de
répétition modulaire se superpose celle d’éléments fortement
plastiques, marqués par la main du sculpteur et par son
travail sur la matière. La géométrie est gommée par un
exercice de spontanéité, le sculpteur disant elle-même
insister sur l’évolution de ses pièces tout au long du
travail, quand elle se donne « la liberté de ne pas suivre la
maquette ». Ces piliers de métal noir sont ancrés sur une
sorte de parvis et imposent leur rythme dansant, pour une
valse aléatoire.
Beatriz Canfield, née à Mexico City en 1972, s’exprime à
travers la photographie, la vidéo, l’installation. Loin d’être
enfermée dans une technique ou un vocabulaire, elle vit la
sculpture comme un « exercice de liberté ». On pourrait aussi
dire, un défi, puisque Beatriz Canfield s’est faite ici
conceptrice et réalisatrice de son œuvre. Manipuler la matière
fait pour elle partie du plaisir de faire une sculpture.
Les stèles de Beatriz Canfield ne prétendent pas à une
signification cachée. Elles ne représentent pas autre chose
que ce qu’elles sont. «What you see is what you see», tout ce
qui est à voir est ce que vous voyez, disait Franck Stella à
Donald Judd en 1964. Les sept stèles s’additionnent et forment
un ensemble, mais peuvent tout aussi bien se percevoir comme
une addition d’unités autonomes, rassemblées sans ordre
hiérarchique. Beatriz Canfield joue avec l’idée d’interaction
entre l’œuvre et le spectateur, qui doit vivre une expérience
plutôt que de rester un simple regardeur. L’œuvre se vit
physiquement. Il faut y entrer pour en prendre la mesure. Il
faut tourner autour, se promener entre les stèles pour
éprouver physiquement leur effet. La perception de l’espace
entre ces lignes verticales, autant que la perception de la
surface de l’œuvre font partie de l’expérience. Plus que par
leur approche dans un cadre architectural donné d’avance, les
stèles prennent tout leur sens dans une déambulation proche.
Elles proposent des cheminements, sans les imposer. Libre au
spectateur d’habiter la pièce selon sa fantaisie. L’expérience
spatiale prend le pas sur le regard. L’objet devient le
révélateur de l’espace environnant. Ces concepts sont nés avec
l’art minimal, mais trouvent ici une formulation marquée par
les origines mexicaines du sculpteur.
Loin d’un art politiquement engagé (Teresa Margolles) puisant
dans l’art populaire (Frida Kahlo, Diego Riviera), Beatriz
Canfield reformule le minimalisme d’un Donald Judd ou d’un
Franck Stella, tout en réintroduisant les notions d’accident
et de hasard que les minimalistes avaient soigneusement
évacuées. L’artiste donne un caractère artisanal à ces formes
simples en travaillant ses pièces elle-même. Les irrégularités
de coupe ou de peinture, les traces de travail sont autant de
signes qui différencient les pièces entre elles et renvoient à
une
notion
primitive,
proche
de
la
nature
et
de
l’anthropomorphisme. Totem ou forêt originelle, chaque pièce
fait sens seule ou en relation avec les autres.
La souplesse des formes qui évitent une stricte géométrie,
ainsi que ce goût pour le travail de la matière renvoient à la
culture indienne, très vivante au Mexique. Le rôle de la main
y reste primordial.
La lecture que Beatriz Canfield fait de
d’une culture américaine, désormais mondialisée, dans le
sillage d’un post-minimalisme, est marquée par cette culture
mexicaine, qui relit, reprend et transforme dans une vision
décalée.
Véronique Ribordy, historienne de l’art

Documents pareils