Prédation et stratégies de protection des troupeaux

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Prédation et stratégies de protection des troupeaux
Prédation et stratégies de protection des troupeaux
Les leçons acquises après 20 ans de présence de loups dans les Alpes françaises
Laurent Garde (CERPAM)
Un bilan de la protection des troupeaux
Bonjour à tous,
Je vais tout de suite rentrer dans le vif du sujet. L’impératif de protéger les troupeaux de
l’alpage à l’exploitation se posait dès le premier jour comme le montre la répartition
mensuelle des attaques de loups dans le Mercantour entre 1994 et 1998 (figure 1).
Répartition mensuelle des attaques de loups
dans les Alpes-Maritimes 1994-1998
60
50
1994
40
1995
30
1996
20
1997
10
1998
0
J
F
M
A
M
Jn
Jl
A
S
O
N
D
Données communiqués par la Chambre d'Agriculture 06
Figure 1 : des attaques de janvier à décembre sur les exploitations du Mercantour dès 1994…
Il est vrai que dans un deuxième temps, l’expansion des loups vers des départements de
haute-montagne moins méditerranéens où l’alpage est plus dissocié de l’exploitation a
conduit à laisser un peu la question de l’exploitation de côté. Mais aujourd’hui, toutes les
zones de colonisation concernent des territoires d’élevage résident et l’on ne peut donc plus
faire l’impasse sur la question de l’impact de la présence du loup sur les exploitations. C’est
donc un signal fort que de venir porter cette problématique perçue comme nouvelle dans un
département où elle se pose depuis 20 ans. La prédation a très fortement augmenté
pendant ces vingt ans, aussi bien en nombre d’attaques qu’en nombre de victimes. Cette
hausse est globalement en lien avec l’accroissement territorial du loup (figure 2). Cependant,
1
on assiste à un vrai décrochage entre 2005 et 2008, qui a entraîné à l’époque un espoir réel
de parvenir à maîtriser la situation avec l’amélioration de la protection des troupeaux. En
effet, cette embellie correspond bien à la généralisation des moyens de protection permise
par le passage de la mesure LIFE à la mesure t (figure 3). Mais depuis 2009, la prédation
augmente à nouveau très fortement et très rapidement sur des troupeaux désormais
globalement protégés.
Evolution des pertes dues aux loups 1994-2012
7000
550
6000
450
5000
350
4000
250
3000
150
2000
50
1000
-50
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
0
Nb Communes avec indices de présence loups
Nombre de victimes annuelles
(données 2012 provisoires)
Pertes
Expansion
de la zone
à loups
Données DDT(M) - DREAL RA
Figure 2 : de 2005 à 2008, baisse de la prédation malgré l’accroissement de la présence des loups…
Evolution des pertes dues aux loups 1994-2012
(données 2012 provisoires)
6000
5000
4000
2005-2008 :
forte augmentation du
nombre de troupeaux
protégés permettant de
contenir la prédation
2009-2012
:
1500
Nouvelle et forte
1300
augmentation de la
prédation
malgré les
1100
efforts de protection
900
700
3000
500
2000
300
1000
100
-100
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
0
Nombre de contrats de protection annuel
Nombre de victimes annuelles
7000
Données DDT(M) - DREAL RA
Figure 3 : de 2005 à 2008, la très forte augmentation des troupeaux protégés paraît expliquer cette
baisse de la prédation… mais l’effet ne dure pas, ce qui suggère une habituation du loup les années
suivantes.
Cette très forte dégradation n’est due qu’à la marge à la colonisation de nouveaux territoires
hors des Alpes, qui représentent une part des pertes encore très modestes. Elle n’est pas
constatée en Rhône-Alpes. Elle concerne uniquement les départements de Provence-Alpes2
Côte d’Azur (figure 4). Plus précisément, trois départements méditerranéens de présence
ancienne de loups voient leur prédation augmenter fortement et atteindre des niveaux de
pertes insoutenables dans de nombreuses zones : Alpes-Maritimes, Alpes-de-HauteProvence, Var (figure 5).
Evolution des pertes dues aux loups 1994-2012
(données 2012 provisoires)
Nombre de victimes annuelles
7000
6000
5000
6102
TOTAL FRANCE
4679
Provence-AlpesCôte d'Azur
1128
Rhône-Alpes
295
Autres régions
4000
3000
2000
1000
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
0
Données DDT(M) - DREAL RA
Figure 4 : une augmentation très forte des pertes sur les dernières années concentrée sur la région
Provence-Alpes-Côte d’Azur
Une perte de contrôle de la situation dans les
départements méditerranéens?
Nombre de victimes
Alpes-Maritimes
2417
Alpes-de-Haute-Provence 1000
Var
713
Hautes-Alpes
512
Savoie
453
Drôme
218
Isère
203
Haute-Savoie
179
Vosges
160
Lozère
114
Plus de 50 % des éleveurs
attaqués en 2012,
quasiment tous protègent
leurs troupeaux
Nouveaux territoires de
présence de loups
Protéger les troupeaux de l’alpage à l’exploitation
Figure 5 : la prédation augmente très fortement dans les seuls départements méditerranéens de
présence ancienne de loups, où la protection des troupeaux est pourtant généralisée.
L’un des facteurs explicatifs de ce très haut niveau d’attaques dans les territoires les plus
vulnérables, alors même que la protection des troupeaux est à un niveau élevé, est une
3
évolution du comportement du loup. Les témoignages des bergers et des éleveurs se
multiplient pour signaler que les attaques se produisent en leur présence et celle des chiens.
Ce comportement, très minoritaire il y a 10 ans, est par exemple repéré dans 34 % des
attaques dans les Alpes-de-Haute-Provence en 2012. C’est un nouveau champ
d’interrogations, et d’inquiétudes, qui se pose et pour lequel la protection des troupeaux
seule n’apportera pas toutes les réponses.
Gérer l’arrivée d’un loup dans un nouveau territoire
Un
loup
erratique,
comme un lynx ou un
chien divagant, est un
prédateur individuel ou
occasionnel dont les
attaques peuvent être
lourdes de conséquences
pour certains éleveurs
une année donnée, mais
qui n’obligent pas tous
les éleveurs à bouleverser
la conduite de leurs
troupeaux.
Il
existe
cependant une différence
majeure entre le loup
erratique et les autres
prédateurs individuels,
c’est que ce loup solitaire peut annoncer l’arrivée de congénères. Mais en réalité,
l’incertitude est totale. Une installation est bien sûr toujours biologiquement possible. Elle
peut être quasi-immédiate. Mais elle peut aussi ne s’être toujours pas produite dix ans après
le passage d’un premier loup. Les acteurs sont ainsi confrontés à un degré d’incertitude
difficile à gérer. Engager une action de protection des troupeaux généralisée, qui a un coût
considérable immédiat aussi bien en termes financiers que techniques, mais qui peut se
révéler inutile pour les dix ans à venir, n’est pas envisageable. C’est pourquoi l’anticipation
ne consiste pas à protéger les troupeaux à l’avance, mais à se préparer à une situation
potentielle de crise. Inutile de se leurrer à ce sujet. Il n’y aura pas d’arrivée de loups dans un
nouveau bassin d’élevage sans crise sociale aigüe, en France comme dans tous les pays
d’Europe.
En amont, l’action sera plus efficace si le territoire bénéficie d’un partenariat fort entre
services pastoraux, services de l’Etat et gestionnaires territoriaux pour conforter l’élevage
pastoral. Quant un loup arrive, que faut-il faire, et peut-être surtout, que faut-il ne pas
faire ?
- Tout d’abord, éviter de perdre du temps et de parasiter une situation déjà tendue avec la
fausse question des chiens errants. C’est contre-productif, en effet, comment inciter les
éleveurs à protéger leurs troupeaux contre un loup dont on leur dirait qu’il n’est pas
responsable des attaques ? De même, certains discours de mise en cause des pratiques
des éleveurs n’ont pas lieu d’être.
4
-
-
Ensuite, engager la préparation des administrations aux procédures d’indemnisation, de
protection des troupeaux et de mise en œuvre des autorisations de tirs.
Dans le même temps, engager une étude de vulnérabilité du territoire pour mettre à plat
le niveau de risque, les stratégies de protection envisagées et leur faisabilité, enfin
discuter l’impact de l’arrivée de loups sur les systèmes d’élevage et les territoires. Les
services pastoraux de Provence-Alpes-Côte d’Azur, Languedoc-Roussillon et FrancheComté, ainsi que l’Institut de l’Elevage se sont constitués en réseau pour construire la
méthodologie et intervenir directement ou en appui auprès des DDT ou des parcs
régionaux concernés.
Enfin, mettre en œuvre des premières mesures d’urgence auprès des premiers éleveurs
touchés. Cependant ces interventions ne sont jamais à la hauteur de la situation si la
prédation perdure, tout en étant déjà trop lourdes si le loup ne revient pas.
L’élevage confronté à une population de loups installés
Lorsqu’une population de
loups se fixe sur un nouveau
territoire, la prédation change
de nature. Une meute de loups
représente un collectif de
prédateurs installés de façon
structurelle sur un territoire et
impose un bouleversement
complet des conduites de
l’ensemble des troupeaux
ovins. La mise en œuvre de
moyens de protection prend
deux, trois, quatre ans, et
l’acquisition des compétences
nécessaires par les éleveurs se
forge au total sur une dizaine
d’années. Ce qui est un temps
très long par rapport à l’intensité de la crise sociale, mais un temps très court par rapport au
bouleversement des pratiques de conduite des troupeaux que cela représente. Dans les
Alpes, la protection des troupeaux partait à peu près de zéro : aucun autre prédateur ne
justifie des efforts aussi considérables. Certes, la transposition de l’expérience italienne a
permis d’identifier des moyens de protection à mettre en place : chien, regroupement
nocturne, clôture électrifiée, surveillance humaine. Mais si nous distinguions à peu près ce
qui garnissait la boîte à outils, nous n’avions pas de mode opératoire adapté à nos
territoires. C’est une erreur que de croire que, face à la prédation d’une meute de loups, la
seule question serait de convaincre les éleveurs de mettre en place tel et tel moyen de
protection. En réalité, tout le problème réside dans la mise en œuvre réelle d’une
combinaison de moyens de protection dans les différents contextes de territoires et de
systèmes. Pour cela, il a fallu fabriquer notre propre expérience, en tirer les leçons, en
toucher les limites aussi.
5
Pendant vingt ans, les éleveurs
alpins
touchés
ont
progressivement généralisé les
moyens de protection. Ils ont
appris à s’en servir et à les
combiner. Il faut saluer l’ampleur
des efforts effectués par les
services de l’Etat, d’une part pour
approcher au plus près la réalité
des pertes induites et les
indemniser, d’autre part pour
mettre en place la politique de
protection
des
troupeaux
certainement la plus élaborée
d’Europe. Mais ce sont bien les
éleveurs, et les bergers salariés, qui ont fait le boulot. On ne dira jamais assez l’ampleur de
leurs efforts, ni à quel point cela a représenté un bouleversement complet des pratiques
d’une profession, l’acquisition sous contrainte de nouvelles compétences, la somme des
stress et des souffrances engendrées par les attaques, et bien souvent la remise en cause
des projets des exploitations et des familles qui en vivent.
La protection des troupeaux dans un territoire de loups installés repose, en théorie et
lorsque c’est possible, sur la combinaison de deux moyens de protection simultanés la nuit
comme le jour : le chien de protection, associé soit à la surveillance humaine, soit à une
clôture sécurisée. L’effarouchement n’est qu’un moyen provisoire. Mais cet acquis se heurte
aujourd’hui à deux limites qui, si elles ne sont pas nouvelles, tendent à se généraliser dans
certains territoires. D’une part bien des troupeaux ayant mobilisé ces deux niveaux de
protection font l’objet d’attaques récurrentes qui découragent totalement les éleveurs qui
ont fait tous les efforts demandés. D’autre part, il est souvent bien difficile de mettre en
œuvre des mesures aussi contraignantes dans des conditions tenables.
1- Gérer les contradictions entre protection des troupeaux et conduite d’élevage
La prédation n’est pas le seul indicateur de la difficile adaptation des systèmes d’élevage à la
présence de loups. La protection des troupeaux elle-même est également un handicap,
lorsqu’elle impose des façons de faire qui vont à l’encontre des pratiques d’élevage. Je
voudrais conclure sur les trois contradictions majeures entre bonne protection des
troupeaux et bonnes pratiques d’élevage que l’expérience nous a permis d’identifier. Il est
important d’en être conscient, en effet l’action territoriale doit viser tout autant à limiter
l’impact de ces contradictions qu’à protéger les troupeaux :

La première contradiction est liée à l’obligation de regroupement nocturne. C’était déjà
l’une des conclusions du séminaire d’Aix-en-Provence de 2006 : la protection des
troupeaux basée sur la répétition rigide du regroupement nocturne va à l’encontre des
bonnes pratiques pastorales pour le milieu et l’état des animaux, basées elles sur la
souplesse et l’adaptation permanente aux conditions naturelles. Ce point est essentiel. A
tel point que, faisant face à cette contradiction majeure, les éleveurs et les bergers ont
élaboré des stratégies fines mobilisant une protection plus ou moins impérative selon le
niveau de risque, la "météo loup" en quelque sorte. Le meilleur compromis ne peut
6
empêcher ainsi un certain niveau de pertes, pour maintenir une bonne gestion du milieu
et des animaux. Il faut reconnaître cet acquis et ne pas vouloir imposer une rigidité de
protection qui pourrait être catastrophique dans certains milieux. Malheureusement,
dans les territoires les plus vulnérables, et on en a bien des exemples dans un
département comme les Alpes-Maritimes, ces nécessaires stratégies de compromis sont
impuissantes à contenir la prédation.

La deuxième contradiction est liée au niveau de vulnérabilité très fort et à la moindre
efficacité de la protection des troupeaux dans les parcours boisés. Le risque de prédation
peut entraîner un abandon de ces zones et un repli de l’élevage sur les meilleures
surfaces ouvertes. Mais un tel
processus,
outre
qu’il
s’accompagnerait
d’une
intensification de l’élevage, est
impensable
en
région
méditerranéenne. Une récente
évaluation dans les deux régions
Provence-Alpes-Côte
d’Azur
et
Languedoc-Roussillon montre que
40 % des surfaces d’alimentation des
troupeaux de ces deux régions sont
boisées, et 35 % constituées de
landes. Les surfaces boisées comme
les surfaces embroussaillées sont
stratégiques dans les calendriers d’alimentation des troupeaux pastoraux
méditerranéens, notamment en hiver et en été. Le rôle des troupeaux est stratégique
pour limiter les risques d’incendie. Enfin, une mobilisation accrue des surfaces boisées
pour les troupeaux est l’une des pistes stratégiques d’adaptation de l’élevage face au
réchauffement climatique, et cela, bien au-delà de l’actuelle région soumise au climat
méditerranéen.

La troisième contradiction est liée au
coût de la protection, qui est d’autant
plus élevé que le nombre d’animaux à
protéger est réduit. Si en théorie, un
petit troupeau disposant de moyens de
protection est moins vulnérable, en
pratique, c’est sur les gros troupeaux
regroupés que ces moyens de
protection peuvent être mutualisés à un
coût acceptable. La conséquence
logique est que la pression des loups
sera majeure sur les troupeaux les plus
petits et les pratiques d’allotement des éleveurs les plus fines. Ce qui risque de remettre
en cause bien des formes d’élevage.
Je vous remercie.
Crédit photos : Alexandra Moret (p. 1, 4) ; Armand Ferrando (p. 7, parcours boisés) Laurent Garde (p. 5, 6, 7)
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