Les femmes de Paris, vues par trois voyageurs arabes du XIXe siècle

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Les femmes de Paris, vues par trois voyageurs arabes du XIXe siècle
Les femmes de Paris, vues par trois voyageurs arabes du XIXe siècle
Frédéric Lagrange, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
colloque « Connaissance de l’Orient », Abu Dhabi, 13-14 janvier 2009
« Le Paradis des femmes, le purgatoire des hommes et l’enfer des chevaux »1. C’est ainsi qu’un
érudit voyageur maronite Libanais, Fāris al-Shidyāq, décrivait Paris en 1855. La formule fit florès
chez les auteurs du monde arabo-musulman de passage dans la capitale française, et cinq ans plus
tard, elle était répétée par un ambassadeur marocain envoyé par le Sultan auprès de Napoléon III,
et qui avait été guidé dans les dédales de Paris par ce Chrétien du Mont-Liban qui parlait si bien
l’arabe, selon ses termes. Si la dureté des pavés parisiens explique le dur sort des chevaux dans la
capitale française au XIXe siècle, ce statut de « paradis des femmes », à une époque que l’on se
représente plutôt de nos jours comme un âge de l’oppression masculine, intrigue plus volontiers le
lecteur contemporain. Comme ses prédécesseurs et successeurs « orientaux » observant les
Françaises au XIXe siècle, Shidyāq décrit à la fois ce qu’il voit et ce qui répond à l’horizon
d’attente de son lectorat ; et dans une large mesure, ce qu’il voit est conditionné par ce qu’il
s’attend à voir : l’Occident comme lieu de la « domination féminine », puisqu’il s’agit là du topos
central de la vision de l’Europe par les voyageurs et littérateurs issus de la culture arabomusulmane, fussent-ils, comme Fāris al-Shidyāq, de confession chrétienne. La vision quelque peu
biaisée de Paris et des Françaises que l’on trouvera sous la plume de ces auteurs implique
d’ailleurs, à moins que l’on suppose l’infaillibilité des voyageurs français, qu’un biais comparable
est à l’oeuvre dans les descriptions de l’Orient de Nerval à Flaubert, de Lane à Loti quand ils
traitent des relations entre les sexes en « Orient ».
L’Orient et l’Occident n’existent pas. Ou plus exactement, ils n’existent, ainsi que nous le savons,
qu’en tant que créations discursives. La perception d’un altérité par le témoin, par le voyageur,
par le découvreur, par le conquérant ou le conquis, le pousse à construire une image indifférenciée
et généralisante de l’Autre, objet du discours, dans laquelle des éléments clés de son apparence et
de son comportement social sont saisis à travers le prisme des propres valeurs du sujet, qu’il
généralise à son tour comme éternellement propres à sa « culture ». Orient comme Occident ne
peuvent exister que par effet de contraste, et la question « qui est l’Autre » sert tout autant à
répondre à une autre question : « qui sommes nous ».
Le rapport au corps, les relations entre les sexes, la place, la nature et la légitimité religieuse ou
sociale des plaisirs furent naturellement des éléments fondamentaux de l’altérité perçue de part et
d’autre. L’altérité « orientale » se construisit pour les Européens autour de deux topiques : le voile
1.
En arabe : na‘īm al-nisā’ wa-maṭhar al-riǧāl wa-ǧaḥīm al-ḫayl, Fāris al-Shidyāq, Al-sāq ‘alâ l-sāq, Paris,
1855, éd. I. al-Ṣulḥ, Beyrouth, Dār al-rā’id al-‘arabī, sd., p. 631. Traduction de René Khawam, Paris, Phébus,
1991, p. 710. Shidyāq présente la formule comme un proverbe français courant. La formule est effectivement
citée à l’article “Paris” du Grand Larousse Universel (publié 1866-1877), et attribuée à divers auteurs,
décrivant indifféremment Paris ou Londres au XIXe siècle.
1
et le harem, exposés dans la langue à travers la permanente métaphore de la révélation et du
dévoilement. Les voyageurs européens se fixaient comme mission de montrer ce qui était
dissimulé, et c’est la dissimulation même qui aiguisait leur curiosité. La femme turque, la femme
arabe, la Mauresque, la Persane, est construit par le discours orientaliste du XXe siècle comme
fortement érotisée, et parallèlement comme une victime de la dissimulation et de la soumission à
la domination des hommes. Le harem princier, situation exceptionnelle, est décrit comme une
norme et alimente l’imaginaire européen. L’Europe rêve d’almées, d’odalisques, de bains turcs
occupés par des créatures lascives, comme dans le fameux cadre rond d’Ingres (1862) qui évoque
le trou de la serrure.
Du côté de l’observateur dominant, en Occident, la conjonction des termes Islam et genre semble
frapper le discours public, depuis presque deux siècles, d’une sorte de bégaiement. Il recombine à
l’infini les mêmes clichés : la révélation d’une « vérité voilée », le costume féminin étant toujours
rhétoriquement utilisé comme métaphore d’une essence inattendue, comme s’il s’agissait de
toujours rectifier un tableau faussé, celui de l’opinion courante, tableau pourtant construit touche
après touche par ce même discours ; l’inexistence d’un sens moral de la modération, de sorte que
la distance entre la débauchée et la soumise est si réduite qu’une rouée ou aguicheuse sommeille
toujours sous le voile — vision qui donne finalement raison à la logique patriarcale s’exprimant
en termes islamiques, qui voit dans tout relâchement de la police du corps le risque de la fitna,
l’attentat à l’ordre du monde.
La construction d’une altérité basée sur le rapport au désir cherche cependant toujours à
humaniser l’Autre, à le faire rentrer dans le domaine du compréhensible. Voilà Nerval2 qui dans
sa description du Caire de 1843 s’invente une esclave qu’il se serait achetée, mais dans un
chapitre consacré au harem casse le mythe qu’il participe à construire : ainsi révèle-t-il à son
lecteur nourri de rêves vaporeux que les « Turcs »3 ne voient jamais leurs femmes entièrement
dévêtues, car cela est contraire à la foi ; que les femmes libres ne peuvent être empêchées de sortir
du harem ; qu’il ne viendrait jamais à l’idée d’un époux d’emmener plusieurs femmes dans sa
couche, et « s’il existait des musulmans assez dépravés pour agir comme le supposent les
chrétiens, leurs épouses légitimes demanderaient aussitôt le divorce, et les esclaves elles-mêmes
auraient le droit de les quitter ».
Orient et Occident se construisent discursivement, au cours du XIXe siècle, par effet de miroir.
L’Orient est mystérieux car « caché », car dissimulé. L’altérité est construite sur une invisibilité,
sur une absence incompréhensible qui provoque la curiosité et fonde la différence. Le regard
« oriental », en retour, s’arrête, se bloque pareillement sur un excès de visibilité, tout aussi
2.
3.
Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Paris, Gallimard, 1998, p. 276-283.
L’emploi de l’adjectif « turc » est ambigu dans la section consacrée au Caire du Voyage en Orient de Gérard de
Nerval : le terme désigne parfois les musulmans, bien que cet adjectif plus précis soit aussi utilisé, et parfois
spécifiquement les élites ottomanes turcophones d’Egypte.
2
indéchiffrable, et qui, pareillement, aveugle et demande décodage. Que signifie l’omniprésence
féminine dans l’espace ? La découverte de l’Occident par le monde arabo-musulman au XIXe
siècle est aussi un moment de remise en question des certitudes. Quand l’Europe impériale impose
à l’Orient, qui n’a pas encore conscience d’être Orient, de se voir dans le regard de l’Autre, de
remettre en cause la certitude de sa centralité, de réviser les fondements de son partage genré de
l’espace, la fondation homosociale de la société vacille et la mixité, timidement, s’imposera au
siècle suivant.
Premières images de la Française
C’est lors de la campagne de Bonaparte en Egypte, entre 1798 et 1801, que la Française va se
donner à voir pour la première fois par une population « orientale ». Le chroniqueur égyptien ‘Abd
al-Raḥmān al-Gabartī écrit dans une perspective de dénonciation :
« Parmi les événements considérables découlant de la présence des Français, on note le
dévergondage des femmes et leur abandon de toute réserve et pudeur : certains Français étant
venus avec leurs épouses, elles marchaient avec eux dans les rues le visage découvert, vêtues de
robes colorées, de soieries et de fanfreluches, montaient à cheval ou à dos d’âne, galopant dans de
grands éclats de rires, en plaisantant avec les âniers et la populace ; elles attirèrent alors à elle les
femmes [égyptiennes] de peu de vertu [...] »4.
Et quand, en mâtant la révolte des Cairotes en 1800, les Français firent nombre de prisonnières, on
put observer, selon les termes de Gabartī « leur envie irrésistibles de femmes et leur soumission à
elles, leur empressement à répondre à tous leurs caprices et leur répugnance à les contredire,
quand bien même elles les frapperaient à coups de savate ! [Les Egyptiennes] abandonnèrent alors
toute retenue et toute respectabilité. [...] Beaucoup d’entre eux demandèrent la main de filles de
notables, qui acceptèrent pensant entrer dans leurs bonnes grâces, après qu’ils eussent feint de se
convertir à l’islam, ce qui ne leur coûtait guère n’ayant aucune foi à la base. On vit alors des
femmes musulmanes grimées à la franque, marchant avec eux dans les rues, donnant des ordres,
précédées de cavasses et de gardes du corps! ». Quant aux jours de crue du Nil au Caire, où les
habitants aimaient à se promener en barque sur les canaux et les lacs envahis par l’eau du fleuve,
on y observait pareillement Français accompagnées de leurs femmes ou d’Egyptiennes dévoyées
rire, chanter et danser en fumant l’herbe qui tourne la tête.
Dans le ton de Gabartī se mêlent une authentique perplexité et une indignation de commande, les
récriminations contre l’envahissement de l’espace public par les femmes étant une antienne des
ulémas qui prouve a contrario que le phénomène n’était pas si rare avant même la présence
française. Mais on voit bien dans ces quelques lignes la naissance d’un quiproquo, d’un
diffraction dans la perception qui transforme trois faits réels de l’occupation française en « vision
4.
‘Abd al-Raḥmān al-Gabartī, ‘Aǧā’ib al-'āṯār fī l-tarāǧim wa-l-'aḫbār, Beyrouth, Dār al-Ǧīl, vol. 2, p. 436-437.
3
orientale » sur les rapports entre sexes en Occident :
(1) la visibilité de la femme dans l’espace public, normale pour les Français, implique pour le
chroniqueur qu’elle s’offre sans retenue, sans décence, au regard. L’insistance de Gabartī sur les
soieries et les couleurs signifie que la française offre à l’extérieure la mise vestimentaire réservée
au privé. Son exemple est naturellement séduisant pour toutes les femmes, et les moins réfléchies
se laissent aller à cette tentation : on voit déjà l’embryon d’une récrimination contre l’imitation de
l’Européenne, et la conscience aiguë que cette imitation est inévitable. (2) le besoin de femmes
de la part de la soldatesque française est exprimé par l’Egyptien sous les termes d’une incapacité
des Européens à la résistance face à leurs envies. La concupiscence gouverne le Français, et
cherchant à satisfaire la femme pour obtenir satisfaction, il se place ainsi sous sa coupe. La
première raison de cette « domination féminine », saisie par Gabartī, est à chercher dans un
dérèglement du désir chez l’Européen. (3) Les codes de la galanterie, qui ne sont pas encore
maîtrisés par l’Orient arabe (qui les adoptera volontiers au cours du XIXe siècle), ne sont pas
lisibles par l’observateur extérieur sinon comme une soumission à la femme. Alors qu’ils sont
pour l’Européen une soumission symbolique, héritée du temps de la chevalerie, qui n’implique
aucune domination réelle de la femme, cette métaphore de la vassalité est confondue avec une
authentique abdication masculine, en un temps où l’Occident croit pourtant encore — au risque de
sonner téléologique — que les hommes ont par nature autorité sur les femmes.
Ajoutons que les Françaises n’ont pas conscience, pour le chroniqueur, de ce que signifie être
femmes du groupe dominant : la femme dévoilée existe bien dans l’espace public du Caire en
1798 : c’est la paysanne ou l’ouvrière. Claustration et dissimulation sont précisément des
« privilèges » de la classe supérieure : comment s’expliquer que les femmes de cette nouvelle
classe européenne qui prétend diriger une nation musulmane se conduisent en femmes de peu, et
déclinent une claustration qui serait justement le signe de leur statut supérieur, préférant plaisanter
vulgairement avec la plèbe ?
Le voyage de Rifā‘a al-Ṭahṭāwī
C’est avec en tête cette représentation des Françaises que vogue vers Marseille, un jour de 1826,
un jeune égyptien de vingt-cinq ans, Rifā‘a al-Ṭahṭāwī, sélectionné par Muḥammad ‘Alī Pacha
parmi l’élite locale pour être l’imām d’une mission de quarante jeunes gens, envoyés en France
pour cinq ans afin d’y acquérir les nouvelles sciences et techniques qui assurent la domination
technique d’une Europe devenant impériale. Chargé de veiller à la droiture morale de ses ouailles,
le jeune imām se montrera un esprit curieux et remarquablement ouvert. Témoin de la révolution
des Trois Glorieuses, il traduira pour son Pacha la Charte de Charles X modifiée par LouisPhilippe en 1830. Mais il laissera aussi une relation de voyage, sous le titre de « L’extraction de
4
l’or dans la description de Paris »5, où il est amené à parler des Parisiennes, répondant à l’horizon
d’attente de ses lecteurs, curieux d’en savoir plus sur ces Françaises bien légères. Elles
apparaissent à deux endroits de son ouvrage : d’abord lors d’une discussion des moeurs
parisiennes, où Ṭahṭāwī convient de leurs moeurs légères, non sans les absoudre partiellement au
nom d’une nature féminine faite de rouerie sous toutes les latitudes ; puis dans un chapitre
consacré au costume parisien.
Le premier passage souligne que « Les Francs n’ont jamais mauvaise opinion de leurs femmes, en
dépit de leurs écarts considérables. S’il advient que l’un d’entre eux apprennent l’infidélité de son
épouse, il se contente de la quitter pour toujours, et aucun de ses proches ne s’en émeut »6. Ces
lignes ne prennent sens que quand on se souvient que le divorce, accordé par la Révolution en
septembre 1792, est rendu presque impossible à partir de 1804 puis illégal en 1816, et ne refera
surface dans la législation française qu’à partir de 1884. Cette obligation de demeurer ensemble
pour les époux est parfaitement indéchiffrable pour l’étranger venu d’une culture où la séparation
des époux est monnaie courante, et ne peut être analysée que sous l’angle d’un manque de vertu
des femmes, et d’un manque d’honneur et de naturelle jalousie de la part des hommes, d’autant
que le terme arabe désignant la jalousie (ghayra) n’évoque pas dans l’imaginaire de Ṭahṭāwī les
égarements d’un Othello, mais la nécessaire jalousie de l’honneur qui est théorisée par le discours
théologique musulman.
Suit cette observation chez le jeune voyageur des vers anciens appelant à se méfier de l’éternelle
ruse féminine. On pourrait n’y voir qu’un clin d’oeil au lecteur, réactivant une antique thématique
misogyne. Mais ces vers arabes sont aussi pour l’auteur un moyen de relativiser la dépravation
des Parisiennes, et de les insérer dans un éternel féminin qui rapproche ces femmes étrangères
des Egyptiennes.
La suite du discours de Tahṭāwī est plus étonnante : le voyageur égyptien note que :
« l’une des choses les plus appréciables dans la nature [des Français], et en quoi ils sont
semblables aux bédouins, est qu’ils n’ont nulle inclinaison pour les jeunes gens et ne vantent pas
leurs charmes [...] on ne peut dire en [poésie] française “j’aime cet éphèbe” car ce serait là tout à
fait inacceptable. Et quand ils traduisent nos écrits, ils adaptent et disent plutôt “j’aime cette jeune
fille” »7.
Estimant que les Français ont raison de voir dans cela une corruption morale, Ṭahṭāwī compare
alors l’attraction d’un sexe pour l’autre à celle du fer et de l’aimant, ou de l’électricité statique, et
établit qu’une attraction pour le même sexe sort du naturel (kharaja ‘an al-ḥâla al-ṭabî‘iyya). La
première comparaison est déjà employée mille ans auparavant par Ibn Ḥazm dans son Collier de
5.
6.
7.
Traduction par Anouar Louca, L’or de Paris, Paris, Sindbad, 1988.
Rifâ‘a al-Ṭahṭāwī, Takhlīṣ al-Ibrīz fī talkhīṣ Bārīz (al-faṣl al-ṯānī fî l-kalām ‘an ahl bārīs), Le Caire/Beyrouth,
Dār Ibn Zaydūn, s.d., p. 80-81
Ṭahṭāwī, op. cit. Nous reprenons ici la traduction A. Louca. La traduction par Galland des Mille et une nuits
comporte des multiples exemples de ces adaptations de genre.
5
la colombe (Ṭawq al-ḥamāma), mais alors pour qualifier n’importe quel type de passion
amoureuse ; avec Ṭahṭāwī s’installe, sans doute pour la première fois en langue arabe, une
argumentation restreignant le champ du naturel à l’attraction hétérosexuelle, avec un emploi
volontaire de parallèles « scientifiques ». Le jeune imām sait trouver dans son bagage culturel des
vers qui semblent aller en ce sens8 :
« J’aime à la passion Sa‘dâ, Rabâb et Zaynab9
Et peu me chaut la myrte d’une première barbe, ou la lettre mîm10 qu’elle dessine
Ma voie n’est pas celle de chanter les charmes des adolescents
Quand bien même cela devrait me valoir le blâme des censeurs
La seule beauté des jeunes gens pour moi est dans la bataille
Quand ils portent une lance brillante et une cuirasse
Qu’ils se lancent au coeur de la bataille et ne se laissent point détourner
Par les appels à la clémence quand il y a tête à couper »
Ces vers sont cependant l’expression d’une préférence — que le poète craint blâmable — et ne
préfigurent en rien l’hétéronormalisation littéraire qui se met lentement en place à partir de la
seconde partie du XIXe siècle11. Le XIXe siècle marquera un tournant littéraire : perdant de sa
légitimité sociale face au modèle hétérosexuel européen, l’homoérotisme la perd aussi
progressivement dans le champ littéraire. Ṭahṭāwī se garde bien de condamner trop violemment
les femmes françaises, car il saisit que la mixité de l’espace public sera un enjeu de la modernité,
et que la dé-légitimation de l’homosocialité et de l’homoérotisme passe par la construction de la
femme comme unique objet de désir, ce qui implique sa fréquentation et visibilité. Ce que le jeune
homme installe dans le discours prendra un siècle pour s’installer dans les moeurs de son pays,
mais se trouve exposé en germe.
Pourtant, les Parisiennes fournissent aussi un contre-exemple de la mixité « gérable » : les hommes
ne montrent pas la jalousie nécessaire, condition de la virilité, et la tolérance des Français pour les
écarts des célibataires est fort blâmable. L’auteur conclut : « Cette ville, comme les autres villes de
France et d’Europe, est remplie d’exemples de vice, d’égarement et d’innovations blâmables,
quand bien même Paris est l’une des villes de l’univers où l’on cultive le plus la sagesse et les
sciences ».
8.
9.
10.
11.
Ces vers ne sont pas traduits par Louca. Ṭahṭāwī les attribue à un shaykh ‘Abbās al-Yamanī qu’il n’est pas
possible d’identifier. Ce poème manifestement tardif est construit sur une subtile paronomase en wa-lâmah à la
rime. Le vers initial semble répondre à un poème célèbre en milieu shâfi‘ite de Šihāb al-Dīn Aḥmad b. Farḥ alIšbīlī (m. 1300), où ces trois prénoms apparaissent à la suite, mais dont le poète se détourne, occupé qu’il est
par la science du ḥadîth.
Il s’agit là des noms topiques de l’aimée dans la poésie archaïque.
La forme de la lettre mîm [=m] en position isolée évoque celle de l’implantation de la barbe sur la joue.
Voir Frédéric Lagrange, Islam d’interdits, Islam de jouissances, La recherche face aux représentations
courantes de la sexualité dans les cultures musulmanes, Recherche inédite en vue de l’Habilitation à Diriger la
Recherche (H.D.R.), dir. Abdallah Cheikh-Moussa, décembre 2007 (téléchargeable sur http://mapage.noos.fr/
fredlag) et la version résumée Islam d’interdits, Islam de jouissances, Paris, Téraèdre, 2008.
6
C’est dans le chapitre consacré au costume des Français que Ṭahṭāwī se montre le plus ouvert12. Il
expédie en une dizaine de lignes le costume masculin, vantant au passage les mérites de
l’hygiénisme qui progresse en Europe, pour passer à ce qui l’intéresse et intéresse son lecteur : la
toilette des Parisiennes. Leur costume est charmant, tout en dénotant un certain dévergondage,
particulièrement quand elles se parent de leurs plus beaux atours. Elle ne connaissent aucunement
les anneaux de chevilles, s’étonne-t-il. Quant au corset, qui « fait paraître la taille bien fine et la
croupe bien remplie », et qui est si serré que « c’est un grand miracle que leur taille est si fine
qu’elle pourrait tenir entre les mains refermées d’un homme », ce qui le pousse à citer des vers
érotiques étrangement décalés :
« Sa taille est prise dans la fine ceinture [des chrétiens], je me rêve son tuteur
J’aurais ainsi le droit de le prendre et le serrer entre mes bras
Son prêtre lui verse un vin de la couleur de ses joues
Et voilà les Musulmans prisonniers de sa beauté
N’était la délicatesse de sa taille
Ma foi ne le laisserait pas prendre au piège de son incroyance »
Vers détournés vers le corset des Parisiennes, mais qui sont composés quelques siècles plus tôt, à
l’âge mamlouke, pour évoquer le charme de l’éphèbe chrétien : la chrétienté occidentale est
littérairement reliée, par le fil de l’érotisme, à la chrétienté orientale objet de poésie courtoise ou
transgressive dans les traditions littéraires arabe, turque et persane.
Ṭahṭāwī relève avec contentement qu’elles ont la décence de coiffer leurs cheveux en chignon, les
cheveux défaits étant fortement érotisés pour lui, mais note qu’en été elles montrent
généreusement leur gorge, voire même leur dos les soirs de bal , « ce qui n’est pas considéré
comme une indécence en ce pays » informe-t-il son lecteur dans une louable tentative de
relativisme culturel. Par contre, ajoute-t-il, « il leur est tout à fait interdit de montrer leurs jambes,
et elles portent toujours des bas qui les recouvrent entièrement, particulièrement quand elles
sortent. Mais en réalité, leurs jambes ne sont pas terribles, et ne sauraient inspirer les vers
suivant », dit-il avant de citer un distique polisson évoquant les émotions déclenchées par des
cuisses fermes et blanches...
Une nouvelle utopie érotique : le Paris de Fāris al-Shidyāq
La déception du jeune imām, qui semble ne pas avoir eu les yeux dans sa poche, n’est pas reflétée
par son successeur libanais de 1855, Fāris al-Shidyāq. Le chapitre qu’il consacre à Paris dans son
classique La jambe sur la jambe développe en les infléchissant quelque peu les topiques lancées
par ses prédécesseurs dans la ville-lumière. La thématique de l’omniprésence et de la
12.
Ṭahṭāwī, op. cit., p. 131-133.
7
« domination féminine » est le premier point évoqué dans ce chapitre, où Paris est féminisée au
point que le discours de son héros fictif le Fāryāq est intégralement consacré aux Parisiennes,
avantageusement comparées aux Londoniennes. Paris est un immense piège : chaque échoppe est
un traquenard, car tous les commerces, toutes les activités de compte sont exercées par des
femmes. Selon lui :
« L’intelligence ici consiste à employer dans sa boutique ou son bureau un de ces oiseaux de belle
apparence qui fond entrer le chaland. L’oiseau peut être de votre famille ou lui être étranger, c’est
sans importance, l’essentiel demeurant d’utiliser l’appât comme il faut pour faire tomber le piège
sur le col du premier venu.
C’est vrai : les femmes de Paris brillent par des qualités que ne présentent pas les autres femmes
des nations franques. Leur voix [...] gaie, mordante, vive [...]. A entendre parler des femmes de
Paris, on tombe dans un étourdissement si vertigineux qu’on ne s’aperçoit pas si elle sont en train
de vous déboutonner ou de décrocher vos vertèbres »13.
Le chrétien libanais ne diffère guère de ses prédécesseurs musulmans, et se réfère implicitement
pour son lecteur lettré au cliché du cabaretier chrétien peu jaloux de sa fille ou de son fils,
personnage récurrent de la poésie bachique médiévale récupéré par la poésie ottomane. Là encore,
leur domination est affirmée : « Elles exercent sur les hommes un pouvoir sans mesure, et elles
sont toujours et partout l’objet d’une considération illimitée de leur part [...] C’est elle qui dit
« oui », « non », donne ou refuse son accord, et c’est lui qui se laisse faire sans rien dire, l’échine
ployée, la tête courbée »14. La langue française même, où les adjectifs ne laissent entendre leur
dernière radicale qu’au féminin (lourd/lourde) prouve bien que pour les Français, c’est le féminin
qui est le genre achevé et complet, et le masculin un genre incomplet et imparfait. Ce plaisant clin
d’oeil de Shidyāq renvoie implicitement pour son lecteur à la médecine des humeurs, qui est
lentement remplacée par la médecine moderne dans l’Orient musulman, et pour laquelle la femme
est une version « imparfaite », incomplète, de l’homme, et non une entité physiologiquement
distincte15.
L’érotisation de la Parisienne atteint son comble avec cet auteur Libanais. Il observe finement le
phénomène de la mode vestimentaire, la Parisienne devenant source d’imitation pour l’Europe
entière, tout comme il note les conséquences de l’habitat collectif dans la ville moderne sur les
rencontres entre les sexes. Mais ne maîtrisant pas les codes de l’échelle sociale française, ou
feignant de ne pas la maîtriser pour aguicher son lecteur, généralise le phénomène très SecondEmpire des grisettes, des « mondaines » et « demi-mondaines », pour affirmer qu’à Paris « On ne
13.
14.
15.
Fāris al-Shidyāq, Al-sāq ‘alâ l-sāq, Paris, 1855, éd. I. al-Ṣulḥ, Beyrouth, Dār al-rā’id al-‘arabī, sd. Traduction
de René Khawam, Paris, Phébus, 1991, p. 700-701. On reproduit ici la traduction Khawam, sauf indication
contraire.
op. cit. p. 625 = trad. p. 702.
Voir travaux de Dror Ze’evi, Producing Desire, Changing Sexual Discourse in the Ottoman Middle East
1500-1900, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2006. p. 26.
8
fait point de différence entre entre la mère de famille qui élève sept fils et sept filles dans des
sentiments de piété envers Dieu et d’obéissance envers le Roi, et la petite débauchée qui vend à
tout venant son honneur »16. Du reste, les Français « sont le genre d’homme le plus portés sur la
chair et ceux qui aspirent le plus à la débauche. Un seul exemple: leur attitude lors de la
révolution de 1793 quand ils placèrent une femme nue sur l’autel d’une de leurs églises »17. Mais
l’avantage inattendu de cette sollicitation permanente du regard par des femmes bien légères,
conclut un Shidyāq amusé, et qu’on ne rencontre quasiment pas d’aveugles à Paris et qu’on
devrait fort y envoyer les nôtres afin qu’ils y retrouvent la vue.
Si pour Flaubert la France du Second Empire étouffe sous la chape de plomb du conformisme, si
Baudelaire se heurte à la censure de l’Etat et à un procès pour obscénité en 1857, juste deux ans
après la publication à Paris de l’ouvrage de Shidyāq — fort heureusement en arabe, que
n’entendait pas la censure, qui l’aurait découvert bien plus outrageant que Baudelaire — le
voyageur arabe, quant à lui, fait de Paris un paradis sensuel, une utopie de la transgression qui
alimentera l’imaginaire arabe pendant des décennies.
Le refus d’un modèle inéluctable : Idrīs al-‘Amrāwī
Retour à la question des éphèbes : la conscience d’une différence culturelle sur ce point entre
monde arabo-musulman et Européens n’est pas saisie avec netteté par tous les voyageurs du XIXe
siècle : frappé par la laideur des Français, le Marocain Idrīs al-‘Amrāwī aperçoit en gare
d’Auxerre un beau jeune homme, depuis la fenêtre du train qui le mène à Paris en 1860, où il aura
audience auprès de Napoléon III ; or, dit-il :
« Nous n’avions point vu de visage plaisant depuis que nous avions pris pied sur la terre des
Chrétiens. Il captiva le regard de tous mes compagnons, qui m’invitèrent à composer impromptu
quelques vers galants en matière de plaisanterie ; bien que je ne sois pas un des maîtres de cet art,
je dis alors :
J’ai vu un faon à la porte d’Auxerre / qui s’empare des coeurs par son regard langoureux [...]
Tous s’arrachèrent ce poème et ce fut le sujet de conversation de leur séance. Il y avait parmi nous
le traducteur [...] qui en pris une copie, la traduisit, m’assurant que la pièce lui plaisait fort et
qu’elle était bien éloquente. A Paris, lorsque nous rendîmes visite au ministre, il m’assura que le
traducteur l’avait informé de mes vers sur Auxerre, qu’il les avait trouvés très beaux, et qu’ils
étaient pour lui indice de notre intelligence [...], et demandait à Dieu que nous trouvions à Paris
d’autres sujets à honorer par notre poésie »18.
On peut d’ailleurs s’interroger sur les intentions véritables du traducteur de cet ambassadeur :
16.
17.
18.
Shidyāq, op. cit., p. 628 = trad. p. 707.
op. cit. p. 631= trad. p. 711.
Idrîs al-‘Amrâwî, Tuḥfat al-malik al-‘azîz bi-mamlakat Bârîz, éd. Zakî Mubârak, Tanger, 1989, p. 53.
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adapte-t-il les vers, où cherche-t-il à faire sourire les Français de « l’ingénuité » du Maure ?
Idrīs al-‘Amrāwī vient à Paris dans des circonstances différentes de ses prédécesseurs égyptien et
libanais : le premier était le représentant d’un Etat s’émancipant dans les faits de la tutelle
ottomane, tout en la reconnaissant nominalement, le second un homme indépendant, fâché depuis
longtemps avec les autorités ecclésiastiques de son pays natal, intellectuel multi-culturel.
‘Amrāwī, lui, vient en France à l’heure du danger : depuis la bataille d’Isly (1844), la conquête de
l’Algérie par les Français, la prise de Tétouan par les Espagnols (1859-1862), le Maroc sait qu’il
ne peut vivre à l’écart de l’Europe, dont les intentions coloniales sont devenues évidentes.
L’ambassadeur marocain — il n’existe pas de représentation permanente du Maroc en France en
ce temps, et les ambassades durent un temps limité afin que les pieux lettrés envoyés par le sultan
ne soient pas contaminés par les indignes tentations du pays franc19 - doit donc gérer cette
contradiction apparente : comment expliquer la domination militaire et technique d’hommes qui
ne se conduisent pas en hommes ? ‘Amrāwī admire fort les gazettes, le train, l’école militaire, tout
ce qui lui semble pouvoir servir un Etat fort, mais se gausse de ce qu’il perçoit comme des
fantaisies inutiles, comme le parc zoologique, et surtout se montre choqué par les moeurs
française. Il met en garde ses lecteurs contre la mollesse de la vie parisienne, remerciant Dieu de
ne pas avoir imposé aux Marocains l’épreuve de telles tentations et d’une telle aisance de vie.
Quant aux usages sociaux gouvernant les rapports entre hommes et femmes, ils lui sont
incompréhensibles. Au moment où le Moyen-Orient commence à comprendre ce que signifient les
codes de galanterie, l’ambassadeur du sultan chérifien est perplexe : « La femme est maîtresse de
maison, et l’homme son suivant. Lorsqu’on se rend chez l’un d’entre eux, leurs règles de politesse
commandent qu’on salue la femme avant de saluer son mari. C’est elle qui accueille les invités,
leur parle, leur souhaite la bienvenue, hommes et femmes. L’homme doit suivre ses désirs, se
montrer de la plus grande politesse envers elle, ne jamais la contredire, et quiconque agit
autrement est considéré chez eux comme un voyou de la pire espèce »20.
De tels égards lui sembleraient compréhensible si ces femmes étaient irréprochables dans leurs
moeurs ; mais las! les Parisiennes sont bien dévergondées, et chez ‘Amrāwī comme chez Shidyāq
avant lui, la manifeste visibilité de la prostitution dans le Paris du XIXe siècle mène à des
raccourcis hasardeux « On m’a rapporté que la plupart d’entre elles se livrent à des conduites
honteuses, tandis que les maris ne font preuve d’aucune jalousie. Un homme peut voir sans réagir
son épouse tenir la main d’un autre homme, en privé ou en public, et il leur arrive même
d’envoyer leurs femmes se promener ou se rendre au spectacle avec un voisin ou un ami, sans
ensuite leur reprocher une telle conduite ». Il ne vient pas à l’esprit de ‘Amrāwī que la mixité de
l’espace puisse être régulée par de sévères codes de conduite, qui justement feront l’objet d’un
19.
20.
Voir Sa‘īd Binsa‘īd al-‘Alawī, Urubba fī mir’āt al-riḥla, ṣūrat al-'āḫar fī 'adab al-riḥla al-maġribiyya almu‘āṣira, Rabat, Publication de la Faculté des Lettres et Sciences Sociales, Université Mohamed V, 1995.
‘Amrāwī, op. cit.
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long apprentissage, tout au long du XXe siècle, dans le monde arabo-musulman.
Quant à l’intrigante absence de jalousie masculine, elle demande explication : « Un homme ne
peut avoir deux épouses, quand bien même il serait roi, et c’est là une des raisons qui amènent les
hommes à faire preuve de si peu de jalousie envers leurs femmes, à ne pas leur demander de
comptes, à ne pas leur intimer de demeurer au foyer, et à la laisser suivre tous leurs désirs. Du
reste, l’adultère n’est pas vue comme blâmable chez eux, sinon pour les hommes mariés, mais peu
se montrent dotés d’un sens moral suffisant pour y résister. Quant aux célibataires, ils se vantent
de leurs frasques. On raconte même qu’il existe à Paris 30 000 femmes de petite vertu, qui ont des
papiers de l’Etat leur permettant d’exercer leur commerce ! Lorsqu’une fille atteint l’âge de dixhuit ans, ses parents perdent toute autorité sur elle et ne s’aurait l’empêcher de choisir cette voie.
Ce sont là choses bien désagréables à évoquer et il ne convient pas à un homme de bonne
éducation de les mentionner : je ne l’ai fait que pour mettre en garde le lecteur »
On mesure à ces lignes le chemin qui sera parcouru au cours des dernières décennies du XIXe
siècle et pendant les trois premières du XXe siècle, quand la Parisienne deviendra l’allégorie d’un
Occident convoité — significativement, l’Occident doit être féminisé pour être débarrassé de sa
dimension colonialiste. A l’aube du XXe siècle, après un siècle de fréquentations orientales,
l’image de la Parisienne aura si profondément évolué que les récriminations de Gabartī, juste un
siècle plus tôt, paraîtront appartenir à un autre univers.
Quand le lettré égyptien Muḥammad al-Muwayliḥī rapporte sa visite de Paris lors de l’Exposition
Universelle de 1900, l’élément féminin ne provoque plus chez lui la moindre surprise ; c’est
plutôt le spectacle d’une danseuse du ventre supposée représenter la Femme Orientale qui lui
arrache des soupirs d’indignation et de honte : c’est donc ainsi qu’ils nous voient ! semble-t-il
s’étonner21. Quinze ans plus tard, comme un écho à Ṭahṭāwī découvrant Paris en 1826, c’est le
jeune shaykh défroqué et aveugle Ṭaha Ḥusayn, le « Doyen des lettres arabes » au XXe siècle, qui,
poursuivant des études d’arabe à la Sorbonne, rencontre Suzanne et l’épouse. On devine la
signification allégorique de cet aveugle oriental mené vers la lumière de la science et de la
modernité par la Sorbonne et son épouse parisienne, qui très littéralement le tient par la main pour
le guider sur le droit chemin... Mais c’est là une autre étape des rencontres entre Europe coloniale
et Orient dominé, l’âge du fantasme de la rencontre romantique, où dépassant les dominations
entre Nations, les individus réalisent une fusion des civilisations... C’est là un âge où l’Orient aura
accepté et intégré le regard de l’Autre, revendiquera même de s’appeler Orient, se théorisera luimême en tant qu’Orient. Nos voyageurs du XIXe siècle, quant à eux, sont des Orientaux d’avant
l’Orient, qui se croient au centre et se découvrent au sud et à l’est...
21.
Muḥammad al-Muwayliḥī, Ḥadīṯ ‘Īsā b. Hišām, éd. Ṭaršūna, Tunis, Dār al-Ǧanūb, 1984, p. 325-328.
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