Noises - Théâtre Océan Nord

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Noises - Théâtre Océan Nord
Noises
Interview de Colette Régibeau par Alain Cofino Gomez
« 1h du matin. Un buffet de noces déserté, à proximité d’une salle où l’on danse. »
Des êtres entrechoquent leur « mal à être ». Pourquoi être (deux) ? Le désir est
toujours ailleurs…
Enzo Cormann met en scène la faillite affective de notre société contemporaine :
amour en conserves et sexe immédiat, désir du désir et impératif de jouissance tous
azimuts, emprise du regard et obligation d’être désirable.
Noises ou le bruit de fond permanent d’une société qui s’étourdit pour ne pas devoir
affronter le vertige du vide, le trou noir de la marchandisation des corps et des
esprits.
Alain Cofino Gomez – Vous créez des spectacles sous le nom d’une Compagnie ?
Colette Régibeau – Il s’agit de l’Atelier Théâtral Saint-Remacle. Saint Remacle est le saint
patron de Stavelot où est née notre Compagnie. À l’époque, il s’agissait d’un groupe d’amis qui
faisaient du théâtre en amateur, par goût et par passion. Cela s’est développé petit à petit pour en
arriver à sa forme actuelle. Je tiens beaucoup aux origines, et plus particulièrement à l’origine de
cette Compagnie qui s’est développée dans la région verviétoise, qui me semble être un fabuleux
terreau culturel.
A. C. G. – Quelles sont vos activités au sein de cette Compagnie ?
C. R. – Nous avons pratiqué un peu de tout en matière théâtrale. De la création collective au
spectacle dirigé, et ce sur deux versants : la section amateur, au sens noble du terme, qui initie un
public d’adolescent aux métiers du théâtre (jeu, scéno, maquillage...) et le versant professionnel,
qui est constitué d’une véritable compagnie, ou en tout cas d’une « équipe maison ». La plupart
des comédiens professionnels qui en font partie sont nés théâtralement avec les ateliers amateurs
et ils accompagnent la compagnie sur la majorité des spectacles qui y sont créés.
A. C. G. – A propos du titre de la pièce, que doit-on prononcer ? « noises» de chercher querelle
en français ou « noises » de bruits en anglais ?
C. R. – C’est une bonne question. En fait, Enzo Cormann a enregistré ce texte à la SACD
(Société des Auteurs et Compositeurs Dramatique) sous l’appellation française, mais il avait
vraiment le désir que l’on puisse entendre la formule anglaise. Bruit et querelle résument bien ce
de dont il est question, mais le terme « noise » est polysémique et j’ai trouvé beaucoup d’autres
possibles pour ce mot ; des sens divers et variés qui ont nourri la part buissonnière de mon
exploration dramaturgique.
A. C. G. – Qu’est-ce qui vous a amené à choisir ce texte qui a une vingtaine d’années et qui n’est
pas vraiment connu du public ?
C. R. – C’est en effet un texte qui date de 1984. Mais c’est d’abord un texte dont je suis tombée
amoureuse… ça ne s’explique pas. Il y a déjà un petit temps que ce texte me trotte dans la tête,
mais les circonstances ne m’ont pas permis jusqu’ici de l’aborder concrètement. Le véritable
déclic a certainement été ma rencontre avec son auteur au festival de Pont-à-Mousson. J’ai
rencontré une personnalité pleine de charme avec laquelle je partageais une même idée du
théâtre : représenter la vie, la condition humaine avec l’objectif de mieux la cerner, de parvenir à
une reconnaissance. Je lui ai parlé de « Noises » et il s’est lui-même étonné que je m’intéresse à un
texte qui pour lui est un « vieux » texte qui n’est même plus réédité…
A. C. G. – … Il est même quasiment impossible de le trouver.
C. R. – Oui, introuvable pour l’instant. Mais Enzo Cormann était également très content que je
veuille m’en emparer parce qu’il s’agit d’un texte qui n’a jamais vraiment eu sa chance : il n’a pas
été monté pour de bon en Belgique, et en France n’a plus été porté à la scène depuis Alain
Françon. En discutant plus avant, il m’a fait l’honneur de me dire que ma vision de son texte
l’enthousiasmait.
A. C. G. – Mais justement, parlons de cette vision du texte et de ce qui finalement vous pousse à
le mettre en scène.
C. R. – … Ce sont … les difficiles rencontres du couple… Ce qui m’a plu dans ce texte, c’est ce
qu’il relate, mais aussi son écriture, qui est inséparable du fond à mes yeux. Le couple, le concept
même du couple était vraiment mis à mal dans ses repères lorsque Cormann écrit ce texte. La
norme volait en éclat et une ère d’incertitude et de liberté s’installait dans nos mœurs. Il y avait
un nouveau territoire de découverte qui s’offrait parfois comme un gouffre… L’envie et la peur se
disputaient la conduite du couple. C’était sans doute les prémices de ce que nous vivons
actuellement, avec le diktat du désir et du plaisir.
A. C. G. – C’est un texte qui parle de sexe ?
C. R. – … De sexe, d’addiction aux sentiments et au sexe, aggravée d’une impossibilité du dire.
Ce qui me frappe le plus dans ce texte, c’est l’impossibilité de violence cathartique dont il fait état.
C’est un propos qui est complètement universel et je n’ai gommé du texte que de toutes petites
touches connotées des années 80.
A. C. G. – Ce texte foisonne de personnages, de situations…
C. R. – Oui, il y a neuf personnages qui gravitent autour de nombreuses petites séquences qui
sont comme autant de photographies instantanées. C’est une pièce sans trame à proprement
parler, il y a là des couples réunis à un mariage. C’est la fin de la soirée, tous ont bu et sont
passablement fatigués… Ils vont inévitablement se cogner et s’entrechoquer… À eux-mêmes et
aux autres. C’est un grand moment de relâchement, relâchement du couple et des êtres. Cela me
fait penser à Bacon, au « réalisme paroxystique » de ses toiles, à l’offrande de chairs qu’elles
proposent.
A. C. G. – Cette image présage-t-elle de ce qui sera donné à voir sur la scène du Théâtre Océan
Nord ?
C. R. – En tous cas quelque chose de la chair – sans chercher l’exhibition pour l’exhibition. Nous
verrons des choses qui se cognent … Comme Lacan le dit, « le réel, c'est quand on se cogne ».
C’est une formule qui convient assez bien à ce que je veux amener sur scène. Et je crois que
lorsqu’on se rend au théâtre, on se cogne forcément.
A. C. G. – Comment avez-vous travaillé avec les comédiens ?
C. R. – Nous avons commencé en partant des peintures de Bacon ou de Monory. Parce que les
univers des deux peintres sont consubstantiels au texte. Les comédiens étaient invités à une stricte
recherche de "représentation" des peintures proposées. Nous avons aussi exploré les notions,
développées par le sociologue Erving Goffman, de face (perdre la face), de scène/coulisses/façade
et de rôles rituels du moi.
A. C. G. – Les comédiens représentaient les corps en torsion des tableaux de Bacon ?
C. R. – Parfois, oui. Sans se poser de question pour voir où cela nous menait et surtout pour
nourrir des situations. Cela a ouvert la réflexion et m’a permis de toucher à une autre
compréhension du texte. Nous avons également travaillé sur la dimension musicale du texte.
C’est une composante importante du spectacle, d’autant plus lorsque l’on sait qu’Enzo Cormann
est un grand musicien. J’aimerais d’ailleurs qu’une grande importance soit accordée au travail du
son. Je rêve que se mêlent des sons off et de la musique sur le plateau. J’aimerais aussi, pour
témoigner de cette musicalité du texte que chaque personnage soit accompagné d’un thème
musical. Et bien entendu, nous travaillons sur les sons que produisent les corps sans l’aide d'aucun
artifice…
A. C. G. – A quoi ressemblera le dispositif scénique, le décor, la scénographie ?
C. R. – Nous avons réfléchi avec Sophie Carlier, la scénographe du spectacle, à partir de l’idée
concrète du lieu de la fête de mariage mais en déviant par la symbolique de l’étale du boucher et
du podium de défilé, vers un espace hors-cadre, entre la fête et les toilettes. Un lieu de passage
propice aux rencontres et aux chocs.
A. C. G. – C’est un espace qui échappe à la représentation : si la fête est le spectacle par
excellence, c’est l’envers du décor qui sera exploité ici ?
C. R. – Tout à fait. Et c’est là par essence un lieu qui dévoile les vulnérabilités de chacun. C’est
un endroit qui n’est pas dans la lumière, mais d’où il est possible de la voir. Nous avons travaillé
cet aspect avec les acteurs : le passage d’un lieu où l’on est regardé et en représentation, même
forcée, à celui où l’on se relâche de cette pression du regard.
A. C. G. – C’est aussi un état, celui du passage, qui permet toutes les humeurs.
C. R. – En effet, il sera question de situations tragiques, mais aussi de moments moins
dramatiques et parfois drôles, parce que forcément il y a les gags de l’absurde, dans le sens où les
gens sont saouls, et je rappelle qu’il s’agit d’une fin de soirée bien arrosée, les éléments échappent
au rationnel. Quand l’être humain se montre misérable, il peut laisser échapper de la drôlerie
dans le pathétique. Je crois que ces personnages sont très pathétiques, mais sous le regard tendre
d’un auteur qui se voit aussi lui-même dans la nuée des papillons qui cherchent la lumière et qui
se cognent à l’ampoule.
A. C. G. – C’est tout de même un constat un peu triste de notre humanité ? Désillusionné ?
C. R. – Oui. C’est, je crois, la marque des grands textes contemporains. Mais je ne sais pas ce qui
est le plus triste. Si c’est de se voir tels que nous sommes ou de feindre et de s’illusionner,
justement, sur un hypothétique soi-même bienheureux ? Des gens comme Cormann ou
Pommerat nous renvoient à ce que nous sommes. Des êtres superficiels, mais si fragiles qu’ils en
deviennent beaux. Cela me fait penser à l’ensemble des choses que nous mettons entre nous et
l’idée de notre mortalité, ou entre nous et l’idée de notre intériorité. Je crois que cette question est
plus cruciale et plus cruelle à l’heure actuelle et qu’elle révèle le texte de Cormann avec plus de
force qu’auparavant lorsqu’il a été écrit.
A. C. G. – Comment définirez-vous l’invitation que vous faites au public, à quoi sera-t-il convié ?
C. R. – Je pense que le théâtre est plus indispensable que jamais. C’est le seul endroit où il nous
est permis de voir des corps vivants. Des vrais corps de chair et de sang qui échappent à la
perfection et à la propreté des images. Les vrais corps sont au théâtre. J’invite à une rencontre
avec des corps, des êtres humains dans l’instant du présent, dans une durée, la durée du spectacle.
Mais je veux dire encore une petite chose, je veux citer Enzo Cormann qui dans un des ses essais
a dit : « J’écris du théâtre parce que je cherche à ne pas vivre et penser comme un porc. »

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