épris 2`eux - Faire Couple
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épris 2`eux - Faire Couple
ÉPRIS 2'EUX N°2 . 14 OCTOBRE 2015 Philippe Lacadée Thomas Roïc Absent au monde de l’Autre Kim Gordon et Thurston Moore, le couple de Sonic Youth ABSENT AU MONDE DE L’AUTRE D ès le début de ma jeunesse, il m’a été difficile de temps par la poésie afin de faire couple avec elle, mais saisir avec qui je souhaitais faire couple, comme si cela échoue. mes rêves portaient plus mon errance à m’accoupler Vite, toujours faire vite : « Vite, est-il d’autres vies ? Qu’il à la chaîne des Pyrénées, là où les seules sensations vienne, qu’il vienne le temps dont on s’éprenne. » ⁴ Le inédites qui m’importaient étaient de me glisser à toute salut est dans l’heure de la fuite en avant hors du temps. vitesse dans la neige vierge. Ma virginité ainsi accouplée Tout de suite nouée à la question de l’écriture – Rimbaud dura longtemps dans cette vie éprise de mouvement où, ne pouvait écrire qu’en s’en allant –, sa première fugue, tel un saint, j’étais néanmoins pour beaucoup le petit le 31 août 1870, visait Paris, le lieu de la poésie d’où il se filou – file-où – des neiges. fit rejeter. Dans le poème Sensation, le fondement de son Plus tard, je trouvais en Arthur Rimbaud, qui est, comme lien à l’errance affleure : « Et j’irai loin, bien loin, comme le dit Michelle Perrot, le prince par excellence de la jeu- un bohémien, / Par la Nature – heureux comme avec une nesse ¹, celui qui orienta et déplaça femme ». L’errance ne cessera d’ac- mon errance sur la page blanche où compagner sa « soif de sensations laisser des traces. En incarnant la po- nouvelles » ⁵, sa quête – « j’espérais sition du jeune adolescent, capable des promenades infinies, du repos, de rompre tout lien social pour vivre des voyages, des aventures, des bo- une profonde errance intérieure, il hémienneries enfin » ⁶. Le tracé de est devenu la figure historique ma- ces errances, d’Une saison en enfer à jeure de l’impossible à faire couple ². l’Abyssinie, s’inscrit sous le signe du Jeune homme, il fait de la hâte une danger. Sa « route blanche » où sonne des conditions de sa vie. Vouloir se son pas, infiniment : « Je suis un piéton rendre présent à lui-même et à ce qui rien de plus », sa marche sans fin. « Tu surgit dans son être le pousse, comme as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! ses personnages, à vivre toujours dans dit un poète derrière sa haie », nous l’ultime. Son ami Delahaye raconte dit le lieu inaccessible, le lieu partout combien l’attente était au-dessus de cherché, sans cesse reporté, déplacé, ses forces : « Faut-il qu’un temps si précieux se perde ? » ³ , le lieu lui-même en fuite de la recherche du nouvel être d’où la nécessité logique de son errance. Une Saison en et du nouvel amour. enfer décrit un adolescent pressé d’en finir avec l’ins- S’il recherchait ceux qui reconnaissaient son talent de tant présent. Le rapport à cet instant présent diffère radica- poète, Rimbaud refusait l’aide de ceux qui, en disant oui lement du temps dit commun pour tenter le couple à deux : au nouveau qu’il faisait surgir dans la poésie, lui au- « Ceux qui se pressent… feront. » Du fait qu’il est absent raient ouvert la voie d’un lien social. Verlaine, en 1871, au monde de l’Autre, le temps n’a jamais pour Rimbaud tenta le couple avec celui qu’il aima, lui écrivant : « Venez la durée à laquelle il aspire. Il tente alors de saisir ce chère grande âme, on vous appelle, on vous attend », et 1 ▼ Philippe Lacadée ▼ ÉPRIS 2’EUX raconta plus tard comment un homme qui fut autant l’objet d’une aussi gentille fraternité, reconnu comme un génie qui se lève, devint l’objet d’opprobre des gens de lettres avec son « terrible d’aspect, cynique et scandaleux ». Sa vie est alors celle du viator ⁷ que Lacan définit comme « ceux qui dans ce bas monde – comme ils le disent – sont comme à l’étranger ». Rimbaud nous donne le texte de sa pantomime du couple impossible dans un extrait d’Une saison en enfer. Ce poème prend la forme d’un débat entre l’âme et le corps d’un adolescent. L’âme se plaint du corps, son époux, son compagnon « Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, Par la Nature, – heureux comme avec une femme. » de l’enfer. Elle se plaint d’être l’esclave de cet époux démoniaque qui lui fait perdre la sagesse et la pousse à l’exil, à la tyrannie d’une jouissance désarrimée : « J’ai oublié mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ? La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais, là où il faut. Et souvent il s’emporte contre moi, moi la pauvre âme. Le démon, c’est un démon, vous savez, ce n’est pas un homme. » ⁸ Rimbaud serait-il donc un des premiers adolescents modernes, qui ne trouvent plus leur place dans les idéaux du faire couple ? Benjamin Fondane nous indique que Rimbaud ne fit en fait couple qu’avec son propre cas. « Il est destiné de toute éternité à ne vivre que dans des situations inextricables, à n’être, où qu’il se mette, où qu’il s’aventure (qu’il écrive ou qu’il se taise, qu’il lutte ou qu’il se résigne, qu’il devienne un voyant ou un très méchant fou) qu’une chose insolite, étrange, inclassable – un voyou et rien d’autre. » ⁹ Rimbaud illustre le paradoxe du couple voyou-saint, qui fut pour moi une réelle rencontre, orientant ma recherche sur l’adolescence. « L’honnête homme aujourd’hui serait forcément le voyou ? » ¹⁰ « Cette pureté dans la boue, cette pureté exaspérée et déraisonnable, cette antinomie irréductible, cette sainteté à rebours, cette sainteté à l’envers, serait-ce tout de même de la sainteté ? » ¹¹, en écho à Rimbaud : « Je suis le saint en prière sur le terrain. » ¹² P. L. 1. Perrot M., « Le chevalier errant comme figure valorisante de l’errance », Adolescence, LeBayard, n° 23, 1994, p. 22. 2. Cadoret M., Le paradigme adolescent, Dunod, 2003, p. 26. 3. Verlaine P., Œuvres poétiques complètes, Gallimard, Pléiade, 1962, p. 299. 4. Rimbaud A., « Alchimie du verbe », in Œuvre-vie, op. cit., p. 432 et in « Chanson de la plus haute tour » : « Ah ! Que le temps vienne, où les cœurs s’éprennent. », op. cit., p. 302. 5. Rimbaud A., « Lettre de Delahaye à Berrichon », 21 août 1996, cité par Borer, in Œuvre-vie, p. LXXII. 6. Rimbaud A., « Lettre à Izambard du 25 août 1870 », op. cit., p 105. 7. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les Non-dupes-errent », leçon du 13 novembre 1973, inédit. 8. Rimbaud A., « L’époux infernal », Une saison en enfer, op. cit., p. 422. 9. Fondane B., Rimbaud le Voyou, Denoël et Steele, 1933, p. 81. 10. Ibid, p. 68. 11. Ibid, p. 67. 12. Rimbaud A., Illuminations, op. cit., p. 330. Philippe Sollers nous montre dans son livre Illuminations (Robert Laffont, 2003, p. 23.) que Rimbaud ne rappelle en rien l’image pieuse d’un saint de catéchèse ou de calendrier. « D’où cette question paradoxale : en quoi Rimbaud figure-t-il la sainteté à venir ? À moins qu’il ne faille envisager une autre hypothèse, plus radicale qui consisterait à redéfinir rétrospectivement, la notion de sainteté à partir de lui ? Car qu’est-ce qu’un saint, si ce n’est un homme qui sanctifie sa vie ? » 2 ÉPRIS 2’EUX KIM GORDON & THURSTON MOORE LE COUPLE DE SONIC YOUTH Thomas Roïc C onjuguer le couple à l’écriture d’une nouvelle page du le saisissant « Schizophrenia » sur l’album Sister (1987) qui rock, tel fut pour moi l’alliage, fascinant tout autant déboule sur moi comme un objet subjuguant et repous- qu’explosif, qui me fit cheminer pendant près de vingt ans sant à la fois. « Avec Thurston, écrit Kim Gordon au sujet aux côtés de Kim Althea Gordon et Thurston Joseph Moore, de ce morceau, on était mariés depuis trois ans et ensemble noyau dur du groupe Sonic Youth. depuis sept et, à ce stade, il me connaissait si bien que L’aventure commence à New-York au tout début des années c’était comme si nos corps et nos cerveaux ne faisaient quatre-vingt ; elle a vingt-sept ans, lui n’en a que vingt-deux. plus qu’un. Curieusement, c’est lui qui a écrit les paroles de Le punk est en train de mourir en même temps que le « Schizophrenia » ; « on aurait presque dit que les mots sor- leader emblématique des Sex Pistols taient de ma bouche. » ² Ce duo vocal et laisse la place à une friche dans et bruitiste vient signer la première laquelle la no-wave naissante se par- irruption dans mon monde de cette tage la scène avec des formations esthétique opposée aux standards hétéroclites. sucrés et colorés de l’époque. Au fil C’est de ce chaudron que le early sonic de chaque seconde éprouvée, se dé- va émerger au détour de la rencontre gage, des aspérités immédiates du du couple avec le guitariste Lee Ranaldo, son, une autre harmonie jusqu’ici qui ne les quittera plus. Les premiers inaperçue. L’effet même que me fera, concerts ont lieu dans la hâte, et les ex- quelques années plus tard, la lecture plosions sonores qui font vibrer la de Jacques Lacan. salle divisent le public. La technique Quelques du couple est, elle, balbutiante : ni quand Kim Gordon et Thurston Moore l’un ni l’autre ne sont des musiciens évoquent des projets solitaires : ces confirmés, mais l’audace et l’éner- infidélités signent-elles la fin du gie qui les unit fait écrin aux déci- couple et du groupe ? Un ami le croit craintes apparaissent bels dissonantes qu’ils donnent à entendre. « Les gens et jette de rage le premier disque en solo de Thurston paient pour voir d’autres personnes croire en elles » ¹, Moore dans l’océan. Mais non. La stabilité demeure dans le interprète Kim Gordon, et Kim croit en Thurston. mouvement de création : des albums naissent et un enfant Un mariage est célébré, avec amour, mais aussi pour réunir voit même le jour. Le rapport sexuel existe-t-il ? les fonds qui permettront de pouvoir continuer à jouer, à Leur séparation en 2011 disloque le groupe et signe leur enregistrer. Cette alliance officielle tranche avec les mes- soumission comme tout un chacun à l’ordre symbolique. sages – « society is a hole » – distillés par Thurston Moore La rupture est aussi banale que le trajet de leur couple sur les nappes anguleuses de sons saturés. Et puis sa fut incroyable : il a rencontré une femme plus jeune... pérennisation au fil des années interpelle les amateurs habitués à la survenue du non-rapport dans ces zones T. R. de création informelle, qu’il prenne la forme de l’overdose ou du split. On se laisse à croire que l’impossible frappe tous les autres sauf eux deux. En effet, de concerts en studios d’enregistrement, cela ne cesse pas. Leurs voix en viennent à se tisser, à se répondre au fil d’un même morceau, comme dans 1. Kim Gordon, Girl in a band, Le mot et le reste, 2015, p. 26. 2. Ibid., p. 198. FAIRE COUPLE. LIAISONS INCONSCIENTES – 45e Journées de L’ECF – 14 & 15 NOVEMBRE 2015 – PARIS – www.fairecouple.fr 3