Marion Gilles et les RPS

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Marion Gilles et les RPS
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Marion Gilles et les RPS :
de la construction des indicateurs
à leur « bricolage »
Posté le 12 mai, 2015
Marion Gilles, 39 ans, a obtenu le soutien du DIM Gestes
en 2014 pour un post-doctorat sur les démarches
d’objectivation statistiques des risques psychosociaux.
C’est dès le niveau licence, après avoir suivi un DEUG en mathématiques
appliquées et sciences sociales (Jussieu Paris 7), que Marion Gilles a bifurqué
vers la sociologie, avec, déjà, un intérêt manifeste pour la problématique du
travail. En effet, lors de sa maîtrise à l’université Evry-Val d’Essonne, elle choisit
l’option « Travail et organisation », puis le DESS « Sciences de la production et
des organisations ». En 1999, elle est embauchée à l’ANACT, où elle venait de
réaliser un stage de fin d’études. C’est dans ce cadre qu’elle constate une montée des
préoccupations autour de la quantification des risques en santé au travail, par exemple dans le cas
de l’usure professionnelle (les acteurs cherchant à objectiver la pénibilité et l’exposition aux risques).
« Dans les années 2000, les syndicats notamment nous demandaient de plus en plus de les aider
à mettre en place des enquêtes par questionnaires. Je crois que cela correspond à une époque où
ils cherchaient à élargir ou renouveler les modalités d’action syndicales. » Elle profite ensuite d’une
opportunité de mobilité pour entrer au Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les
populations au travail (CREAPT) et mène alors des recherches sur l’objectivation des conditions de
travail dans les entreprises avec Serge Volkoff. « Le CREAPT était intéressé par un regard
sociologique sur les dispositifs de quantification auxquels les chercheurs du CREAPT contribuaient
en étroite relation avec des médecins du travail. Evrest notamment. Mon rôle était donc de
comprendre comment ce dispositif avait été construit et pourquoi, comment il était mis en place et
utilisé dans les entreprises. » (consulter l’article)
En 2007, inspirée par cette expérience, Marion Gilles envisage d’approfondir ces questions. Elle
démarre une thèse, sous la direction de Michel Gollac (« Compter pour peser : la quantification de
la “santé au travail” en entreprises : entre institutionnalisation et ambiguïtés conceptuelles »,
EHESS, soutenue en 2013, voir le résumé ici ). S’inscrivant dans les perspectives ouvertes par
Alain Desrosières, celle-ci visait à étudier trois dispositifs de quantification en santé au travail mis
en place par des médecins du travail, et d’aller donc au plus près de leur fabrication, des usages
des chiffres par les acteurs au sein des entreprises, des logiques qui sous-tendent l’ utilisation et la
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Groupe d'Etudes Sur le Travail Et la Souffrance au travail, Domaine d'intérêt majeur, action financée par la région Ile-de-France 2012-2015
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réappropriation de ces chiffres. « Les modalités
d’usage des chiffres peuvent être très variées, d’une
optique compréhensive à une logique purement
normative. Et chaque acteur a plus ou moins de
ressources pour imposer ces modalités. Les chiffres
sont par ailleurs suffisamment malléables pour
s’inscrire dans différents types d’argumentations, et
s’éloigner de leur philosophie initiale. C’est notamment
ce que j’ai découvert dans mon travail de thèse : la
manière dont les chiffres fabriqués par des médecins
du travail, peuvent faire l’objet de ré-usage jusqu’à
appuyer parfois des modalités de prise en charge de la santé au travail en contradiction avec celles
défendues par ces médecins. »
Comment les entreprises quantifient les « risques psychosociaux »
« En portant l’attention sur la manière dont les acteurs utilisent ces instruments de quantification,
mon travail de thèse met en lumière les oppositions entre diverses manière de définir la « santé au
travail ». Mais je restais sur ma faim. J’ai donc souhaité approfondir en choisissant un objet un peu
plus délimité : les risques psychosociaux. Souhaitant donc aller plus loin sur les démarches
d’objectivation statistique des risques psychosociaux en entreprise, Marion Gilles propose un projet
de recherche au DIM Gestes en 2014, qui accepte de financer un post-doctorat (au sein du
laboratoire PRINTEMPS, Université Versailles-Saint-Quentin), qu’elle débute en novembre 2014.
Quelques mois après avoir démarré ces recherches, et à partir des observations menées dans le
cadre de sa thèse, elle insiste sur les enjeux relatifs à la « qualification » de ces risques. « Les
catégories statistique sont mobilisées, manipulées, enrôlées par les acteurs dans des luttes dans
lesquelles l’enjeu de la définition des « problèmes » – les « risques psychosociaux » – est
d’importance puisque selon les manières de les définir les actions sont différentes, la responsabilité
des acteurs dans le problème et sa prise en charge aussi ». Par exemple, la « pression temporelle ».
« Elle peut soit être définie comme une contrainte organisationnelle, qui implique alors d’agir sur
l’organisation du travail, soit comme une contrainte exogène, venant de l’extérieur et imposée par
la concurrence, le marché, les clients… Une variable sur laquelle, donc, l’organisation n’est pas
censée pouvoir agir. Les solutions viseront alors davantage à aider les salariés à gérer leur stress
plutôt qu’à remettre en cause et revoir les choix
d’organisation pour réduire la pression temporelle. »
Autre constat : il semblerait que l’on renvoie encore
beaucoup vers les « fragilités individuelles » dans les
débats internes à l’entreprise. « Même si ces manières
de voir semblent tout de même avoir évolué, l’approche
individuelle et comportementale du risque inscrite dans
les modalités de prise en charge des accidents et
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maladies professionnels, irrigue depuis plus d’un siècle les manières d’appréhender les questions
de santé au travail et demeure la tendance dominante.»
Le « bricolage » d’indicateurs
Désireux de « quantifier » ces risques donc, divers acteurs (des RH, des groupes pluridisciplinaires,
des médecins, des membres de CHSCT, des consultants) fabriquent leurs propres indicateurs en
s’inspirant souvent de ceux élaborés par les scientifiques. « Il s’agit rarement d’un copier-coller, et
il n’y a pas non plus de purs produits maison. C’est davantage une sorte de melting pot. J’ai vu
énormément de versions possibles. Par exemple dans l’un des cas que j’étudie dans le cadre de
mon post-doctorat, ils ont repris un questionnaire de Karasek et de Siegrist, puis une partie de leur
propre baromètre social. Et travaillent sur leurs indicateurs en collaboration avec un consultant. »
Quel regard l’universitaire qu’elle est porte-t-elle sur ce « bricolage » qui, bien que s’inspirant d’outils
scientifiques, n’en empruntent pas la rigueur de la méthode ? « Je ne suis pas une puriste. Il me
semble d’abord qu’il est plutôt appréciable que l’on s’intéresse, dans l’entreprise, à ce que produit
la science. Par ailleurs, lorsque ce travail de fabrication des indicateurs est ouvert à une grande
diversité d’acteurs, le processus peut être très enrichissant… Il permet déjà d’être dans l’action :
que compte-t-on rendre visible ou non ? C’est déjà agir que de définir des catégories, en évitant le
déni et en provoquant des confrontations de points de vue. Mais encore faut-il qu’il y ait derrière
une véritable démarche constructive… En tout cas, sous réserve bien sûr d’un minimum de
cohérence et de rigueur, il y a un espace pour inventer, « bricoler » des indicateurs afin qu’ils soient
adaptés à chaque contexte. »
Quoi qu’il en soit, toutes les entreprises ne s’engagent pas dans cette
tentative de quantification. Et il ne suffit pas de produire des chiffres pour
engager un processus de prévention. « Les acteurs doivent aussi être en
mesure de se saisir des chiffres. Mais malheureusement, il reste
compliqué de discuter, de débattre des indicateurs. Dans les CHSCT par
exemple, mais pas seulement… Le chiffre a souvent valeur de vérité. Son
apport, dans une optique d’amélioration de la santé au travail, est alors
limité. »
« Cartographie d’acteurs »
Marion Gilles compte également, au cours de son post-doctorat, réaliser une cartographie des
acteurs qui participent à la construction et à la diffusion des outils de mesure des RPS (médecins,
préventeurs mais aussi syndicats, scientifiques, ou encore consultants). « Il y a une dynamique
d’acteurs et d’experts qui contribue aussi au développement de ces pratiques de quantification. »
L’objectif est de comprendre les acteurs et les logiques qui influencent, irriguent, orientent,
structurent les projets de quantification des RPS en entreprises.
Marion Gilles devrait être sur le terrain jusqu’en juillet, avant de se consacrer ensuite à l’écriture.
Quels projets pour la suite ? « Ces approfondissements me renvoie à une question : quel type
d’organisation peut-il rendre le travail supportable et source d’épanouissement ? J’aimerais donc
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m’intéresser à des modes d’organisation alternatifs… » Et de renvoyer aux travaux récents de
Michel Lallement qui proposent une réflexion à partir d’une enquête sur les hackers californiens, qui
inventent selon lui une nouvelle manière de travailler pouvant potentiellement inspirer de nouveaux
modes d’organisation. « Nous sommes à un moment où des expérimentations se font. Je suis
curieuse de voir ce qui se crée et pourrait inspirer des améliorations. Il faut sans doute inventer de
nouveaux modèles de coopération… ». Le dernier ouvrage de Michel Lallement est à ce titre très
stimulant pour penser des formes alternatives d’organisation et d’actions collectives.
Au final, c’est la question de la démocratie en entreprise qui semble tout particulièrement
l’intéresser, pour d’éventuelles recherches à venir. Une démocratie qui, notamment, pourrait donner
lieu à une co-construction des indicateurs et de leurs usages.
Bibliographie indicative :
Articles :

Recounting health at work counts : a tale of numbers and their
uses », Partecipazione e Conflitto. Rivista Scientifica di Studi Sociali
e Politici, n° 2/2014.
 «Les objets intermédiaires dans les processus de débat sur le
travail », La Revue des Conditions de Travail, n°1/2014, Septembre
2014
Chapitres d’ouvrages :

« Des chiffres pour quels usages ? Enjeux et luttes pour définir et maîtriser les usages des
chiffres », in BRUNO Isabelle, JANY-CATRICE Florence, TOUCHELAY Béatrice (dir.), De la «
politique des grands nombres » à la « politique du chiffre ». Les sciences sociales de la
quantification, Springer, « Logic, Argumentation and Reasoning. Interdisciplinary Perspectives
from the Humanities and Social Sciences », à paraître.
 Avec Serge VOLKOFF, “Pourquoi tant de chiffres ? Tensions autour de la quantification de la
santé au travail en entreprises”, in COURTET Catherine, GOLLAC Michel (dir.), Risques du
travail, la santé négociée, La Découverte, Paris, juin 2012.
Téléchargez ce portrait dans sa version PDF.
Dans la série des « Portraits
des Lauréats DIM Gestes »,
celui de Marion Gilles, est
mis en ligne le 12 mai 2015.
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