Capacités pragmatiques des adultes en situation d
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L’Année psychologique http://www.necplus.eu/APY Additional services for L’Année psychologique: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Capacités pragmatiques des adultes en situation d’illettrisme : compréhension du langage non littéral et connaissances métapragmatiques Elsa Eme, Stéphanie Chaminaud, Josie Bernicot et Virginie Laval L’Année psychologique / Volume 111 / Issue 01 / March 2011, pp 3 - 39 DOI: 10.4074/S0003503311001011, Published online: 11 May 2011 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0003503311001011 How to cite this article: Elsa Eme, Stéphanie Chaminaud, Josie Bernicot et Virginie Laval (2011). Capacités pragmatiques des adultes en situation d’illettrisme : compréhension du langage non littéral et connaissances métapragmatiques. L’Année psychologique, 111, pp 3-39 doi:10.4074/S0003503311001011 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/APY, IP address: 78.47.27.170 on 22 Feb 2017 Capacités pragmatiques des adultes en situation d’illettrisme : compréhension du langage non littéral et connaissances métapragmatiques Elsa Eme* , Stéphanie Chaminaud, Josie Bernicot et Virginie Laval Centre de Recherches sur la Cognition et l’Apprentissage, Université de Poitiers, CNRS RÉSUMÉ L’objectif de cette recherche est d’étudier les capacités pragmatiques des adultes illettrés en compréhension du langage oral en contexte. Les capacités pragmatiques de vingt adultes en situation d’illettrisme ont été évaluées dans une tâche de complètement d’histoires présentant quatre types de formes non littérales : demandes indirectes, expressions idiomatiques, implicatures avec inférence sémantique, ou avec inférence ironique. Leurs connaissances métapragmatiques ont été estimées à partir des justifications des réponses de complètement. Leurs performances ont ensuite été comparées aux données d’enfants de différents niveaux scolaires issues d’une étude antérieure. Les résultats ont montré : 1. que les adultes illettrés ont des performances en compréhension non littérale proches de celles d’enfants de CE2-CM2 en cours d’acquisition de la lecture-écriture ; 2. qu’on retrouve chez les adultes illettrés la même hiérarchisation des formes que chez les enfants, mais qu’ils comprennent mieux l’ironie ; 3. que les adultes illettrés produisent peu de justifications faisant référence au signifié, témoignant d’un décalage important entre capacités pragmatiques et connaissances métapragmatiques. Les implications de ces résultats concernant les relations entre capacités pragmatiques et acquisition du langage écrit sont présentées en discussion. * Correspondance : Centre de Recherches sur la Cognition et l’Apprentissage, Université de Poitiers, CNRS, MSHS 5, rue Théodore Lefèbvre F-86000 Poitiers. E-mail : [email protected]. Remerciements : Nos sincères remerciements pour la réalisation de ce travail vont à Lise Billat et Nicolas Nantes, étudiants, pour leur participation aux passations expérimentales, Marie-Françoise Crété, ingénieur au CeRCA, pour les relectures du manuscrit, et Danièle Coquin, enseignant-chercheur au CeRCA pour les statistiques. L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 4 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval Pragmatic abilities in adults who are functionally illiterate: Comprehension of non literal language forms and metapragmatic knowledge ABSTRACT This research was aimed at studying the pragmatic skills of adults who are illiterate (AIL) in oral comprehension. The pragmatic skills of twenty adult literacy students were assessed using a story-completion task which consisted in interpreting four non literal forms: indirect requests, idioms, conversational implicatures with a semantic inference or with a sarcastic inference. Metapragmatic knowledge was assessed on the basis of the verbalizations produced to explain the completion choice. The adults’ performance was then compared to previously collected data from sixty children at different grade levels. Main results showed that: 1. the performance of A-IL in non-literal comprehension was similar to that of children in 3rd to 5th grades, who are still in a reading- and writinglearning phase ; 2. the relative complexity of the various non literal forms was the same in A-IL and children, except that sarcasms were better understood by A-IL ; 3. A-IL produced very few explanations in reference to “what is meant”, giving evidence to the lag between pragmatic skills and metapragmatic knowledge. These results were discussed in terms of relationships between pragmatic skills and reading acquisition. INTRODUCTION Cette recherche vise à étudier les capacités pragmatiques d’adultes illettrés dans une tâche de compréhension du langage oral en contexte situationnel. L’illettrisme correspond à l’absence de maîtrise de la langue écrite chez des adultes qui ont été scolarisés. Il qualifie des individus qui ont un usage limité de la langue écrite : par exemple, ils peuvent compléter un papier d’identité et utiliser un programme de télévision, mais ne sont pas à même de remplir un chèque ou un formulaire ni de lire une notice. L’illettrisme correspond donc à un échec de l’acquisition fonctionnelle de la langue écrite, qui a souvent été assimilé à un handicap socio-culturel dans la mesure où l’illettrisme est souvent associé à des caractéristiques sociales particulières : conditions économiques défavorables, appartenance à une minorité ethnique, carences affectives dans la petite enfance (Girod, 1997 ; Bentolila, 1996). En Europe, 10 à 15 % de la population seraient touchés. Face à l’ampleur du phénomène, des campagnes nationales ont été mises en place et d’importants efforts sont déployés pour augmenter la littéracie, mais les enquêtes s’intéressent surtout aux pourcentages de personnes atteintes par les campagnes, et à la façon dont les variables environnementales influent sur les statistiques de l’illettrisme. Depuis L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 5 quelques années toutefois, on envisage aussi que des variables individuelles d’ordre cognitivo-linguistique soient sous-jacentes à cet échec et on s’intéresse davantage au fonctionnement cognitif de la personne illettrée (Gottesman, Bennett, Nathan & Kelly, 1996 ; Greenberg, Ehri & Perin, 1997, 2002 ; Eme, 2006 ; Eme, Reilly & Almecija, 2009). En s’appuyant sur les travaux chez l’enfant déficient lecteur, on peut en effet s’attendre à ce que les difficultés des personnes illettrées avec la langue écrite soient associées à un déficit dans les compétences sous-jacentes à l’acquisition du langage écrit. De nombreux travaux ont mis en évidence les déficits de langage oral des enfants faibles lecteurs, notamment au niveau phonologique, syntaxique et/ou sémantique (Nation, Clarke, Marshall & Durand, 2004 ; Vellutino, Fletcher, Snowling & Scanlon, 2004). De même, des études montrent que les adultes illettrés ont des difficultés dans les tâches linguistiques mettant en jeu des compétences phonologiques ou morpho-syntaxiques comparativement à des enfants apprentis lecteurs (Greenberg et al., 1997 ; Scholes & Willis, 1987 ; Thompkins & Binder, 2003). En revanche, on ne sait pratiquement rien de leurs capacités pour les autres aspects du langage oral, en particulier dans les activités naturelles et contextualisées. Dans ce cadre, l’objectif principal de cet article est d’examiner ce qu’il en est des capacités pragmatiques de compréhension du langage oral d’adultes illettrés, dans une tâche nécessitant d’interpréter des formes non littérales présentées dans un contexte approprié. La tâche est une épreuve informatisée de complètement d’histoires, présentées oralement, et rapportant une conservation entre deux personnages. Chaque histoire expose les éléments de la situation et les énoncés à comprendre du point de vue de leur usage, l’ensemble des interactions étant contrôlé, au sens expérimental du terme (contextes de production des énoncés, énoncés à comprendre, etc.). La tâche des participants est de déterminer quelle est l’intention de sens du locuteur dans un contexte donné en choisissant la réponse de l’interlocuteur. Ces situations de communication non transparentes, dans lesquelles il existe un écart entre le dire et le signifié, sont fréquentes dans les interactions quotidiennes. C’est le cas par exemple des demandes indirectes (« il fait froid » pour signifier « ferme la porte ») ou encore des expressions idiomatiques (« changer de disque ») pour lesquelles plusieurs interprétations sont possibles. Le langage non littéral constitue un matériel expérimental idéal pour étudier les capacités pragmatiques dans la mesure où l’interprétation dépend de la situation de communication, et de la nécessaire mise en correspondance de l’énoncé et de son contexte situationnel (Laval, 2003). L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 6 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval De façon plus précise, cette recherche poursuit deux objectifs spécifiques. D’une part, il s’agit de déterminer si les adultes illettrés, ayant peu accès à la langue écrite, comprennent les échanges conversationnels contextualisés incluant des formes non littérales courantes (implicatures conversationnelles, demandes indirectes, expressions idiomatiques), et ce comparativement à des enfants d’âge scolaire, pour qui on connaît l’ordre d’acquisition des formes non littérales (Bernicot, Laval & Chaminaud, 2007). D’autre part, il s’agit d’examiner les connaissances métapragmatiques de ces mêmes adultes relatives à ces trois formes non littérales. Ces connaissances sont définies comme la capacité à réfléchir hors situation de communication sur le lien entre structure linguistique et contexte de production (Gombert, 1990 ; Mey, 2001). Il s’agira de déterminer si ces adultes sont capables d’exprimer le décalage entre le « dire » et le « signifié », trait crucial du langage non littéral (Lee, Torrance & Olson, 2001). Sur un plan théorique, étudier les compétences pragmatiques des adultes illettrés permet de traiter de la question des relations entre acquisition de la lecture et développement des capacités pragmatiques de langage. Chez l’enfant faible lecteur ou en difficulté d’apprentissage, de nombreux travaux mettent en évidence l’interdépendance entre le langage oral et l’acquisition du langage écrit (Nation et al., 2004 ; Vellutino et al., 2004). Or, pour certains auteurs, ce sont les compétences pragmatiques et métalinguistiques à utiliser et réfléchir sur le langage (telles qu’interpréter, hiérarchiser les informations, adopter plusieurs points de vue) qui sont le plus liées à la lecture (Snow, 1991 ; Roth, Speece & Cooper, 2002). Ces capacités interviendraient en lecture et se renforceraient avec la maîtrise de l’écrit dans la mesure où lire, c’est interpréter une parole produite par un autre que soi. Par exemple, la maîtrise de la lecture nécessite de traiter les formes linguistiques en dehors des indices contextuels des expériences immédiates, et en retour elle apprendrait à analyser les différentes significations que peut prendre une même forme. Sur un plan théorique, l’étude du langage oral des personnes illettrées permet donc d’examiner dans quelle mesure les compétences langagières peuvent se développer indépendamment des pratiques de l’écrit, notamment sur la base des expériences de la parole et des interactions sociales. Bien que de même niveau de lecture que les enfants de classes élémentaires, les adultes illettrés ont une certaine expérience de la parole et des interactions sociales que les enfants n’ont pas. On peut donc s’attendre à ce qu’ils aient développé des compétences langagières sur cette base (Durgunoglu & Oney, 2002 ; Thompkins & Binder, 2003). À l’inverse, si les capacités de langage ne se développent pas spontanément avec l’exposition naturelle à la parole mais reposent à partir d’un certain L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 7 moment sur l’exposition au langage écrit, alors le niveau de langage des faibles lecteurs adultes devrait rester au niveau de celui de jeunes lecteurs, faute d’un niveau suffisant d’expérience de l’écrit. Pour vérifier cette hypothèse, on va comparer les adultes illettrés à des enfants de classes élémentaires, ceux-ci ayant un niveau de lecture équivalent, afin d’examiner dans quelle mesure leurs performances sont similaires (Greenberg et al., 1997). De telles comparaisons ont été menées sur les aspects linguistiques formels et ont montré les difficultés des adultes illettrés, dans les traitements phonologiques et syntaxiques notamment, comme on va le voir ci-après. La présente étude reprend cette méthode comparative pour analyser les compétences pragmatiques en compréhension orale. Si les adultes illettrés réussissent mieux que les enfants dans les tâches pragmatiques, cela signifierait qu’il est possible de mettre en œuvre des compétences pragmatiques sans avoir acquis les formes minimales d’expression (au niveau syntaxique notamment) et sans maîtriser le langage écrit. Sur un plan pratique, l’intérêt d’une étude des capacités pragmatiques de langage oral d’adultes illettrés est d’indiquer si ces adultes disposent de capacités communicationnelles leur donnant la possibilité de « compenser » leur accès restreint à l’écrit, question sur laquelle il n’existe pas de données objectives. Étant donné leurs grandes difficultés à lire et à écrire, les adultes illettrés sont de facto très handicapés dans toutes les activités de communication écrite. Qu’en est-il dans les activités de communication orale ? Car même si la lecture est un facteur critique de réussite sociale et professionnelle, la communication orale est également importante pour la recherche d’un emploi et les interactions sociales. Chez des adultes déficients mentaux ou souffrant de troubles de l’apprentissage, on a montré qu’un entraînement pragmatique au respect des tours de parole et au contrôle des mouvements du corps, par exemple, avait des effets positifs pour l’insertion socioprofessionnelle des sujets (Farley & Hinman, 1988). Pourtant il n’y a pratiquement pas de travaux sur les capacités communicationnelles des personnes illettrées et des jeunes adultes en difficulté d’insertion professionnelle. ILLETTRISME ET LANGAGE ORAL : LES ASPECTS LINGUISTIQUES FORMELS Des études en psychologie développementale ou dans le champ de l’éducation ont mis en évidence des particularités dans les habiletés de L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 8 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval langage des adultes illettrés fonctionnels, au niveau linguistique formel (niveau microlinguistique) : en phonologie, en vocabulaire et en syntaxe. Au niveau phonologique, les adultes illettrés présenteraient un déficit spécifique dans la conscience phonologique des sons de langage, ce qui expliquerait leurs difficultés de traitement des mots écrits. En effet, ils ont du mal à segmenter les mots en phonèmes (Delahaie, Billard, Calvet, Tichet, Gillet & Vol, 2000), et ont des scores inférieurs dans ce type de tâche aux enfants de mêmes niveaux de lecture, entre la 1re et la 5e année de primaire (Greenberg et al., 1997 ; Thompkins & Binder, 2003). En revanche, ils manipulent sans difficultés particulières des sons non linguistiques (Pratt & Brady, 1988). Ces difficultés phonologiques rendant compte d’une part spécifique importante de la variance en lecture (Thompkins & Binder, 2003), l’illettrisme a parfois été rapporté à un cas de dyslexie développementale (Siegel, Share & Geva, 1995) qui n’aurait pas été prise en charge durant l’enfance. Pour ce qui est de la compréhension syntaxique et des connaissances morphologiques, les compétences des adultes illettrés semblent également fortement altérées. Par exemple, leurs erreurs dans l’interprétation des structures syntaxiques complexes, telles que les formes passives ou les propositions enchâssées, sont analogues à celles des faibles lecteurs de 3e année de primaire (Scholes & Willis, 1987). De même, leurs erreurs dans des tâches de morphologie dérivationnelle (par ex. trouver la racine d’un mot) et flexionnelle (par ex. accorder un verbe) les situent au niveau de 2e année du primaire (Rubin, Patterson & Kantor, 1991). Toutefois ces tâches comportant une forte composante métalinguistique de réflexion sur les unités linguistiques, on peut se demander si les faibles performances des personnes illettrées ne sont pas dues à une conscience métalinguistique peu développée, en lien avec leur faible niveau de lecture (Jacobs & Paris, 1987 ; Eme, Puustinen & Coutelet, 2006), plutôt qu’à des difficultés linguistiques à proprement parler. Ce n’est qu’au niveau lexical que les adultes illettrés témoignent de connaissances plus développées que les enfants de même âge de lecture, puisqu’ils comprennent et définissent plus de mots. Toutefois cet effet s’inverse à partir de la fin du primaire (Greenberg et al., 1997). Au niveau sémantique, Gold et Johnson (1982) ont montré que des adultes illettrés ne réussissent pas mieux en compréhension orale de textes que des élèves de fin de primaire, mais leurs notes étalonnées de compréhension orale sont supérieures à celles de lecture. Dans une étude récente en langue française (Eme, 2006), les mêmes 50 adultes illettrés ont passé une variété de tâches de langage écrit et oral, L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 9 de façon à analyser la nature de leurs difficultés en lecture et en écriture en relation avec leurs aptitudes de langage oral. Il s’agissait de déterminer dans quel domaine de langage les personnes illettrées ont le plus de difficultés, et si différents profils pouvaient être identifiés. Trois domaines de langage étaient évalués : la phonologie (répétition de mots, mémoire de chiffres et segmentation phonémique), le niveau lexico-semantique (définition de mots, production d’antonymes et compréhension de récits), la morphosyntaxe (rappel de phrases et production de flexions). En moyenne, les résultats ont confirmé que les personnes illettrées se caractérisent par des performances de langage oral faibles. Les résultats ont aussi indiqué que comparativement à des enfants entre la 1re et la 5e année du primaire, les adultes illettrés ont plus de difficultés en phonologie et en morphosyntaxe qu’au niveau lexical et sémantique. L’ensemble de ces études fait donc apparaître des capacités linguistiques formelles assez faibles chez les personnes illettrées, plus proches de leur âge de lecture que de leur âge chronologique. Leurs difficultés toucheraient davantage la phonologie, la morphosyntaxe et l’analyse métalinguistique, que le vocabulaire et la compréhension. Il faut tout de même noter que les difficultés des adultes illettrés ont été mises en évidence dans des tâches proches des exercices scolaires, ce qui affecte sans doute leurs performances étant donné leur échec dans les apprentissages scolaires. ILLETTRISME ET LANGAGE ORAL : LES ASPECTS PRAGMATIQUES Au-delà des difficultés linguistiques dans des tâches formelles, des études en développement ou en éducation se sont aussi intéressées aux habiletés de langage des personnes illettrées et à leur usage dans des situations plus naturelles. Ces études sur les compétences pragmatiques des adultes illettrés ont surtout concerné les compétences en production verbale. Par exemple, Byrne, Crowe, Hale, Meek et Epps (1996) ont évalué les habiletés pragmatiques dans une tâche de conversation de 97 adultes, engagés dans un programme d’accès à la littéracie, avec pour but d’identifier les facteurs susceptibles de favoriser les progrès en lecture dans les formations pour adultes. Les entretiens ont été codés selon le caractère adéquat ou inadéquat des aspects verbaux, paralinguistiques et non verbaux, pour l’interaction. L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 10 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval Les auteurs trouvent que seuls les aspects non verbaux (mouvements du corps, direction du regard, intensité de la voix) sont jugés fréquemment inadéquats, alors que les aspects verbaux (actes de langage, tours de parole, précision lexicale) sont en général jugés appropriés pour l’interaction. Toutefois, les plus faibles lecteurs obtiennent les scores les plus bas dans une autre mesure pragmatique : un test d’interprétation d’énoncés selon le contexte (Test Of Word Knowledge, Wiig & Secord, 1992), ce que les auteurs interprètent comme une utilisation peu flexible du langage associée à l’illettrisme, avec des difficultés à attribuer plusieurs significations aux mots selon les contextes. McKeough, Templeton et Marini (1995) rapportent également des difficultés d’ordre pragmatique chez des adultes illettrés relativement à des adultes bons lecteurs en production de narration. Les narrations étaient recueillies dans deux tâches consistant à générer (composing) une histoire (« à propos de quelqu’un qui a un problème et veut le résoudre »), et à re-raconter (retelling) une histoire. On s’attendait à ce que les adultes illettrés produisent des histoires ayant une moins bonne organisation globale, en raison de leur manque d’expérience dans le domaine littéraire que la narration est supposée représenter. Les résultats ont effectivement montré que les récits des deux groupes diffèrent qualitativement, les adultes illettrés produisant des séquences d’actions non reliées (intentional narratives), dans lesquelles les actions sont motivées par les intentions des protagonistes (par ex. « the girl decided to escape »), alors que les lettrés produisent des séquences d’actions reliées (interpretive narrative), dans lesquelles les actions sont rapportées aux états mentaux des protagonistes inférés sur la base des traits psychologiques ou de l’histoire personnelle (par ex. « the girl was uneasy about getting in the van because she didn’t trust men »). Les auteurs concluent que les adultes illettrés juxtaposent les actions et les intentions sans établir de lien explicite, référant soit aux contextes spécifiques des personnages, soit à leur propre histoire personnelle, alors que les adultes bons lecteurs recontextualisent les événements dans le cadre du récit en reliant les actions et les pensées par l’interprétation des événements. Malgré cela, les auteurs signalent que beaucoup d’histoires produites par les adultes illettrés ont une forte composante émotionnelle, en ce qu’ils traitent d’objectifs de vie importants et difficiles à atteindre, mais cette composante ne fait pas l’objet de mesures standardisées dans leur étude. D’autres études, portant sur l’organisation des récits produits par des personnes illettrées à partir de séquences d’images, montrent que des L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 11 particularités d’expression au niveau pragmatique rendent leurs discours difficiles à suivre (Eme, Reilly & Almecija, 2009 ; Eme, Lacroix & Almecija, 2010). Les différences avec les récits de lettrés concernent principalement la structure narrative et la cohésion des discours. Les adultes illettrés se focalisent davantage sur les actions des personnages sans mentionner les liens de causalité et de conséquence entre ces actions, et sans les interpréter. Beaucoup de leurs récits décrivent les images au moyen d’une succession d’énoncés sans les intégrer en allant au-delà au moyen d’inférences. De plus, les marques référentielles qu’ils emploient sont fréquemment erronées ou ambiguës, ce qui ne permet pas à un auditeur ne partageant pas la même expérience visible d’identifier ce dont on parle. Des difficultés à décontextualiser ce qui est dit sont donc ici aussi repérées. En revanche, les participants illettrés produisent pratiquement autant d’expressions évaluatives des événements décrits que les lettrés, expressions qui ont pour fonction d’exprimer leur point de vue, le contenu émotionnel de l’histoire, et de susciter l’intérêt de l’interlocuteur (Bamberg & Reilly, 1996). Aucune étude n’a porté sur les capacités pragmatiques des adultes illettrés à travers la compréhension du langage non littéral. Toutefois, Qualls, Lantz, Pietrzyk, Blood et Hammer (2004) se sont intéressés à la compréhension des expressions idiomatiques chez des adolescents (âgés en moyenne de 13 ans 8 mois) en difficulté d’apprentissage de la lecture. Les expressions idiomatiques sont présentées dans deux conditions différentes. Dans la première condition (la condition histoire), chaque expression idiomatique est présentée dans une histoire. Le participant doit alors déterminer le sens de l’expression idiomatique en choisissant parmi quatre propositions. Dans la seconde condition (condition vérification), les auteurs évaluent la connaissance de la convention linguistique en posant des questions du type Does skate on thin ice mean to be in a dangerous situation? Dans chaque condition, les expressions idiomatiques peuvent être peu familières, familières ou très familières. Les résultats indiquent que lorsque les expressions idiomatiques sont présentées dans des histoires, les adolescents ayant des difficultés d’apprentissage comprennent moins bien les expressions idiomatiques que les adolescents « tout venant » quel que soit le degré de familiarité de l’expression. En revanche, dans la condition vérification, les adolescents ayant des difficultés d’apprentissages ont les mêmes performances que les adolescents tout venant pour les expressions idiomatiques familières et très familières. Ces résultats indiquent que les adolescents ayant des difficultés d’apprentissage de la lecture ne parviennent pas à utiliser les informations contextuelles pour inférer le sens non littéral des expressions idiomatiques. L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 12 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval Les objectifs de l’étude Pour résumer, l’ensemble des études attestent que les difficultés des adultes illettrés ne se limitent pas au traitement du langage écrit, mais concernent aussi le langage oral. Les adultes illettrés ont des compétences linguistiques formelles plus proches des enfants d’âge scolaire que de leurs pairs d’âge chronologique. Sur le plan pragmatique, les productions des adultes illettrés sont moins cohérentes et intégrées que celles des adultes lecteurs, bien qu’elles semblent aussi riches sur le plan émotionnel, et des données psychométriques suggèrent des difficultés à attribuer plusieurs significations aux mots selon les contextes. Mais qu’en est-il plus précisément des capacités pragmatiques de compréhension chez des adultes illettrés ? Quelques études seulement ont porté sur les compétences pragmatiques des personnes illettrées, essentiellement dans des tâches de production, si bien qu’on ne sait pratiquement rien de leurs capacités pragmatiques en compréhension. L’objectif principal de ce travail est donc d’examiner les capacités pragmatiques de compréhension d’adultes illettrés, ainsi que leurs connaissances métapragmatiques, en utilisant un protocole expérimental ayant déjà fait l’objet de plusieurs validations (Laval, & Chaminaud, 2005 ; 2009). Afin d’estimer le niveau d’acquisition des adultes illettrés dans ce domaine, leurs performances dans les tâches pragmatique et métapragmatique utilisées ont été comparées aux données d’enfants de différents niveaux scolaires issues d’une étude antérieure (Bernicot et al., 2007). Il s’agit de déterminer si les adultes illettrés ont des capacités pragmatiques proches de celles des enfants d’âge scolaire, correspondant à leur niveau de lecture, comme cela a été observé pour les capacités linguistiques formelles ; ou bien si, en raison d’une plus grande expérience de la parole et des interactions sociales, ils ont acquis des compétences pragmatiques supérieures à celles des enfants. Les capacités pragmatiques ont été évaluées à partir d’une épreuve de compréhension de trois formes non littérales : les demandes indirectes, les expressions idiomatiques et les implicatures conversationnelles. Les demandes indirectes sont définies dans le cadre de la théorie des actes de langage (Searle, 1969, 1979 ; Searle & Vanderveken, 1985). Il s’agit des demandes indirectes de type allusif, réalisées par le biais d’un énoncé déclaratif, dont tout ou partie de l’action à réaliser, son agent ou l’objet demandé reste implicite (Ervin-Tripp & Mitchell-Kernan, 1977). C’est par exemple dire « le froid entre par la fenêtre » pour signifier « ferme la fenêtre ». Les expressions idiomatiques sont des locutions stéréotypées dont L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 13 la signification n’est pas déductible du sens des mots qui les composent (Laval, 2003 ; Marquer, 2005). Par exemple, pour comprendre l’expression « changer de disque », la connaissance du sens de « changer » et « disque » n’est pas suffisante pour déterminer le sens idiomatique parler d’autre chose. Pour ces formes non littérales, le dire et le signifié sont liés par une convention linguistique spécifique d’une langue donnée. Les implicatures conversationnelles sont définies dans le cadre de la théorie conversationnelle de Grice (1975 ; 1989). Sur la base de l’étude de Bernicot, Bareau et Gil (2006), deux types d’implicatures conversationnelles ont été utilisées, qui reposent sur la transgression de la maxime de relation mais dont les modalités de transgression sont contrôlées : les implicatures avec inférence sémantique (1) et les implicatures avec inférence ironique (2). (1) les implicatures avec inférence sémantique Locuteur A : Est-ce que tu veux un morceau de gâteau ? Locuteur B : Je suis au régime. Dans le cas des implicatures avec inférence sémantique, A demande à B « est-ce que tu veux un morceau de gâteau » et B répond « je suis au régime ». Cette réponse transgresse la maxime de relation (il ne parle pas à propos). Le déclenchement de l’implicature qui permet à A de conclure que B ne veut pas de gâteau est lié à la présupposition du respect du principe de coopération et à la connaissance d’une propriété des gâteaux (les gâteaux font grossir) partagée par les interlocuteurs. Ce que dit le locuteur (il est au régime) est différent de ce qu’il signifie (il ne veut pas de gâteau). (2) les implicatures avec inférence ironique Locuteur A : Est-ce que tu veux que j’invite Béatrice à dîner ? Locuteur B : Oui, je serais ravi de revoir cette enquiquineuse. Dans le cas des implicatures avec inférence ironique, le locuteur A pose explicitement une question et le locuteur B lui répond explicitement fournissant des indices (contradiction ravie/enquiquineuse) indiquant qu’il signifie le contraire de ce qu’il dit. Considérer plusieurs formes non littérales chez les mêmes participants permet de déterminer si la compréhension du langage non littéral chez des adultes illettrés dépend de la forme envisagée, comme cela a été L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 14 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval observé chez des enfants d’âge scolaire. En effet, Bernicot et al. (2007) ont montré que le langage non littéral ne forme pas un domaine homogène acquis à un âge donné, mais que la compréhension dépend de la forme considérée. Dans leur étude, l’ordre d’acquisition suivant a été établi chez l’enfant : à 6 ans, les enfants comprennent les implicatures avec inférence sémantique, à 8 ans les demandes indirectes (allusions) et à 10 ans les expressions idiomatiques. Les implicatures avec inférence ironique ne sont pas comprises même à 10 ans. MÉTHODE Participants Vingt adultes en situation d’illettrisme (six hommes et 14 femmes) ont participé à l’étude. Ils sont âgés de 19 à 55 ans, sont de langue maternelle française, et ont été scolarisés. Ils ont été contactés par l’intermédiaire de la structure de lutte contre l’illettrisme de la Vienne dans laquelle ils suivent une formation pour l’acquisition des savoirs de base en vue d’une insertion professionnelle (l’ESP à Poitiers ou Interface à Mirebeau). Ces structures ont pour mission d’enseigner la lecture, l’écriture et le calcul afin de rendre les apprenants plus autonomes dans leur vie personnelle et professionnelle, de leur apporter le goût d’apprendre et confiance en soi. Les sujets participent à l’étude sur la base du volontariat, dans le cadre d’un bilan psycholinguistique destiné à fournir aux formateurs des indications pour l’orientation des formations. Cette évaluation psycholinguistique (cf. Eme, 2006, Eme & Olivier, 2008 pour la méthodologie) permet par ailleurs d’établir objectivement que les participants ont des performances de lecture et d’écriture qui les situent au niveau d’enfants scolarisés entre la 1re et la 3e année de primaire dans diverses épreuves : lecture de non-mots (55 items), lecture de mots réguliers (20 items), temps de complètement de phrases (10 items), compréhension de textes (9 items), écriture de pseudo-mots (20 items), orthographe (36 items). Les 20 participants ont suivi au moins les cinq années du primaire. Dix-sept d’entre eux ont fréquenté le collège, 12 jusqu’au niveau 4e -3e , pour sept d’entre eux en passant par des classes ou établissements spécialisés (SEGPA, SES, IME). Trois ont obtenu un diplôme de niveau V (CAP, Certificat d’études). Bien qu’identifiés comme étant en grandes difficultés de lecture-écriture, ils n’ont pas de trouble cognitif global, ni de trouble auditif ou de la parole connu. Au moment de l’étude, ils ont déjà passé en moyenne 125 heures en formation. Onze personnes ont un emploi à temps partiel (service, entretien, emploi domestique), quatre sont L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 15 demandeurs d’emploi, et trois sans emploi ; deux sujets, parmi les plus jeunes, préparent un diplôme professionnel (BEP, CAPA). Tous sont issus de milieux socio-économiques faibles ou modestes (CSP des parents : 1. agriculteurs, 2. artisans, commerçants, 5. employés, 6. ouvriers et 8. sans activité professionnelle). Les données de comparaison viennent d’un échantillon préexistant de données de 60 enfants, issues d’une étude antérieure, utilisant le même protocole expérimental (Bernicot et al., 2007). Ces enfants constituent trois groupes de 20 enfants (10 garçons et 10 filles) de trois niveaux scolaires : CP (âge moyen : 6 ans 4 mois), CE2 (âge moyen : 8 ans 8 mois) et CM2 (âge moyen : 10 ans 5 mois). Ils sont scolarisés dans une école de la Vienne, dans le système éducatif ordinaire et n’ont jamais redoublé ; ils sont de langue maternelle française et issus d’un milieu socio-économique moyen (sur la base de la profession des parents). Matériel Il s’agit de proposer une tâche qui évite de reproduire les situations scolaires et qui permet à la fois de respecter les caractéristiques des situations naturelles de production du langage et de préserver les contraintes méthodologiques inhérentes à la démarche expérimentale. Le paradigme expérimental est strictement identique à celui utilisé dans une recherche antérieure (Laval, & Chaminaud, 2005 ; Laval et al., 2009) et consiste en une épreuve informatisée de complètement d’histoires. Seize histoires, racontant les aventures des personnages fictifs de Walt Disney, sont présentées sous la forme de bandes dessinées : chaque histoire est racontée oralement par une voix off préenregistrée, au fur et à mesure que les images apparaissent sur l’écran de l’ordinateur. Les histoires varient en fonction des quatre formes de langage non littéral étudiées : demande indirecte de type allusion (4), expression idiomatique (4), implicature conversationnelle avec inférence sémantique (4) et implicature conversationnelle avec inférence ironique (4). Ces quatre formes sont étudiées en contexte. Les histoires sont composées de quatre images1 chacune. La première image pose le contexte d’interaction, la deuxième image correspond à la production de l’énoncé et les deux dernières images aux deux fins possibles. Des exemples d’histoires, pour chacune des quatre conditions expérimentales, sont regroupés dans les tableaux 1 et 2. L’ensemble des histoires est disponible en annexe. Ce matériel expérimental a été validé auprès d’un groupe de 20 adultes tout-venants (cf. Chaminaud, Laval & Bernicot, 2006). 1 Les images servant de support aux histoires ont toutes été réalisées à partir du logiciel Disney Interactive Dessinez c’est Disney 3, 2004. Certaines images sont directement extraites du logiciel, et d’autres ont été retravaillées à partir du logiciel. L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 16 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval Tableau 1. Exemples d’histoires pour les expressions idiomatiques et les demandes indirectes. Table 1. Examples of stories with an idiom or an indirect request. Expression idiomatique Images 1 et 2 Situation de communication Picsou et Donald discutent dans le salon. Picsou aime tellement l'argent qu'il en parle tout le temps. Donald dit à Picsou : « change de disque » Fin de l'histoire. Pour finir l'histoire, les enfants doivent choisir l'image 3 ou 4. Image 3 Réponse non littérale Picsou parle d'autre chose Image 4 Réponse littérale Picsou met une autre musique Demande indirecte (allusion) Images 1 et 2 Situation de communication Minnie et Mickey attendent leurs amis pour déjeuner. Minnie est en retard, elle termine le gâteau, elle a les mains pleines de farine. Minnie dit à Mickey : « quelqu'un sonne à la porte » Fin de l'histoire. Pour finir l'histoire, les enfants doivent choisir l'image 3 ou 4. Image 3 Réponse non littérale Mickey va ouvrir. Image 4 Réponse littérale Mickey regarde par la fenêtre. L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 17 Tableau 2. Exemples d’histoires pour les implicatures conversationnelles. Table 2. Examples of stories with a conversational implicature. Implicature avec inférence sémantique Images 1 et 2 Situation de communication Donald et Daisy sont dans le jardin. Donald demande à Daisy : « Est-ce que je passe la tondeuse ? » Daisy répond : « les neveux dorment dans leur chambre » Fin de l'histoire. Pour finir l'histoire, les enfants doivent choisir l'image 3 ou 4. Image 3 Réponse non littérale Donald arrose les fleurs. Image 4 Réponse littérale Donald passe la tondeuse. Images 1 et 2 Situation de communication Mickey et Minnie sont à la plage. Il fait très chaud. Minnie demande à Mickey : « Est-ce que j'ouvre le parasol ? » Mickey répond : « non, j'aime beucoup attraper des coups de soleil » Fin de l'histoire. Pour finir l'histoire, les enfants doivent choisir l'image 3 ou 4. Image 3 Réponse non littérale Minnie ouvre le parasol. Image 4 Réponse littérale Minnie va se baigner L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 18 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval Les demandes indirectes - Les demandes indirectes sont étudiées à partir d’énoncés déclaratifs de la forme « sujet-verbe-complément » (exemple : « quelqu’un sonne à la porte »). Ces énoncés sont insérés dans un contexte approprié, respectant les conditions de réalisation de la demande, créant ainsi une situation de communication qui met en jeu une forme de langage non littérale : la demande indirecte. Du point de vue formel, le locuteur exprime une croyance sur l’état du monde « quelqu’un sonne à la porte ». Du point de vue illocutoire, dans ce contexte approprié, le locuteur tente de faire faire quelque chose à l’auditeur : « ouvrir la porte ». Les images 3 et 4 correspondent aux deux fins possibles : une fin non littérale opérationnalisée sur la base de la réalisation de l’action correspondant à la demande sous-jacente et une fin littérale opérationnalisée sur la base de la vérification de l’état du monde. Les expressions idiomatiques - Les expressions idiomatiques retenues (exemple : « changer de disque ») sont toutes à double interprétation (idiomatique et littérale), elles sont familières2 et transparentes3 (l’interprétation idiomatique peut être retrouvée à partir de l’interprétation littérale) (Laval, 2003). Les expressions idiomatiques sont insérées dans un contexte approprié de communication non littérale. Les images 3 et 4 correspondent aux deux fins possibles : une fin non littérale, correspondant à une paraphrase ou une conséquence du sens idiomatique de l’expression ou une fin littérale, correspondant à une paraphrase ou une conséquence du sens littéral de l’expression. Les implicatures conversationnelles – Les implicatures conversationnelles sont étudiées dans des séquences conversationnelles posant le contexte d’interaction. Deux types d’implicatures sont manipulés : les implicatures avec inférence sémantique dans lesquelles le personnage A pose explicitement une question (« Est-ce que je passe la tondeuse ? ») faisant référence à un champ lexical défini et le personnage B lui répond en faisant référence à un autre champ lexical (« Les neveux dorment dans leur chambre ») ; les implicatures avec inférence ironique dans lesquelles le personnage A pose explicitement une question (« Est-ce que j’ouvre le parasol ? ») et le personnage B lui répond explicitement (« Non, j’aime beaucoup attraper des coups de soleil ») fournissant des indices indiquant qu’il signifie le contraire de ce qu’il dit. Les images 3 et 4 correspondent aux deux fins possibles : une fin correspondant à la capacité à réaliser l’inférence permettant de lier les énoncés des deux interlocuteurs et une fin correspondant à la non réalisation de l’inférence. 2 La familiarité a été évaluée par un groupe de 40 participants adultes. Les participants devaient indiquer à quelle fréquence ils avaient déjà entendu ou lu cette expression sur une échelle en 3 points (1 = jamais ; 2 = parfois ; 3 = souvent). 3 La transparence a été évaluée par le même groupe de 40 participants adultes. Chaque expression idiomatique était présentée avec son interprétation littérale et son interprétation idiomatique. Les participants devaient indiquer si l’interprétation littérale était liée à l’interprétation idiomatique sur une échelle en 3 points (1 = très liée ; 2 = un peu ; 3 = pas du tout liée). L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 19 Procédure La procédure et les consignes sont les mêmes avec les adultes que celles utilisées avec les enfants (cf. Bernicot et al., 2007). On propose aux participants une épreuve de complètement d’histoires, qui prend la forme d’un jeu sur ordinateur. Comme pour les enfants, un personnage virtuel (Zébulon) guide l’enfant tout au long de l’épreuve. La tâche des participants est de terminer chacune des histoires en choisissant une fin parmi deux possibles. Les histoires sont présentées sous forme de bandes dessinées. Chaque histoire apparaît progressivement sur l’écran d’ordinateur au fur et à mesure que Zébulon la raconte. Chaque histoire se compose de deux images « amorces », la première pose le contexte d’interaction et la seconde correspond à la production de l’énoncé. Une fenêtre vide à compléter (représentée par un point d’interrogation), apparaît sur le même plan. Le personnage interactif demande alors au participant « À ton avis qu’est-ce qui se passe ? » et il propose les deux images « cibles » (les deux fins possibles). Le participant doit alors terminer l’histoire, en touchant simplement avec son doigt l’image de son choix sur l’écran tactile. L’image cible ainsi choisie se déplace et va prendre la place de la fenêtre vide. Lorsque le participant a terminé l’histoire, le personnage virtuel lui demande d’expliquer son choix en répondant à la question « Pourquoi ? » (connaissances métapragmatiques). Les explications données par les participants ont été enregistrées sur un magnétophone. L’ordre de présentation des histoires varie de manière aléatoire d’un participant à l’autre, et l’ordre de présentation des deux fins possibles varie de manière aléatoire d’une histoire à l’autre. Bien que cette épreuve soit initialement destinée aux enfants, elle est très bien acceptée par les adultes qui soulignent son caractère ludique et la commodité de la présentation informatique. Codage des données L’Épreuve de compréhension – La tâche des participants est de terminer les histoires. Deux fins possibles sont proposées : une fin non littérale qui correspond à l’interprétation non littérale de l’énoncé et une fin littérale qui correspond à l’interprétation littérale de l’énoncé. L’objectif étant d’étudier la capacité des participants à interpréter les formes non littérales, on compte les réponses qui traduisent la compréhension du décalage entre ce qui est dit et ce qui est signifié. Ces réponses sont codées en termes de réponses attendues. Pour les demandes indirectes, la réponse attendue est celle qui correspond à l’action sous-jacente à la demande. Par exemple, pour la demande indirecte « quelqu’un sonne à la porte », la réponse attendue est « Mickey va ouvrir » (cf. tableau 1). Pour les expressions idiomatiques, la réponse attendue est celle qui traduit la compréhension du sens idiomatique. Par exemple, pour l’expression « change de disque », la réponse attendue est « Picsou parle d’autre chose » (cf. tableau 1). Pour les implicatures conversationnelles, la réponse attendue est celle qui traduit l’inférence. Par exemple, pour les implicatures avec inférence sémantique : le locuteur demande Est-ce que je passe la tondeuse et l’interlocuteur répond « Les neveux L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 20 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval dorment dans leur chambre », la réponse attendue est « Donald arrose les fleurs » (cf. tableau 2). Pour les implicatures avec inférence ironique : le locuteur demande « Est-ce que j’ouvre le parasol » et l’interlocuteur répond « Non, j’adore attraper des coups de soleil », la réponse attendue est « Minnie ouvre le parasol » (cf. tableau 2). L’Épreuve de justification de choix – L’objectif est de déterminer dans quelle mesure les adultes illettrés sont capables d’exprimer le décalage entre « ce qui est dit » et « ce qui est signifié » pour les différentes formes non littérales qui leur sont proposées. L’analyse des justifications des réponses attendues a conduit à constituer quatre catégories de justifications. Ces catégories sont présentées dans le tableau 3 avec des exemples de verbalisations des adultes pour chaque forme de langage non littéral. Le codage des verbalisations suivant ces catégories a été réalisé par deux juges indépendants. Le pourcentage initial d’accords obtenu sur l’ensemble des verbalisations était de 94 %. Tous les désaccords ont été résolus après discussion. Les non explications regroupent les justifications qui font référence à une simple paraphrase de la proposition choisie, à la description des images ou encore les justifications basées sur une interprétation personnelle de l’histoire. Les références au contexte regroupent les justifications basées sur les indices contextuels de la situation de communication. Les références au dire regroupent les justifications basées sur les indices linguistiques de la situation de communication. Les références au signifié regroupent les justifications qui correspondent à l’explicitation du décalage entre ce qui est dit et ce qui est signifié. L’épreuve de compréhension Pourcentage de participants comprenant chaque forme non littérale Pour chaque forme, un participant peut donner au maximum quatre réponses attendues (chaque condition expérimentale comprenant quatre histoires). Pour estimer le pourcentage de participants qui comprennent une forme non littérale donnée, on a compté pour chaque forme le nombre de participants qui donnent plus de 50 % de réponses attendues, soit un nombre de réponses attendues égal à 3 ou 4. Le tableau 4 présente le pourcentage de participants dans chaque groupe qui atteignent ce critère pour chaque condition expérimentale (implicatures avec inférence sémantique, demande indirecte, expression idiomatique et implicatures avec inférence ironique). D’un point de vue descriptif, on constate que le niveau de compréhension des énoncés dépend pour les adultes, comme pour les enfants, de la forme non littérale considérée. Pour les implicatures sémantiques et les demandes indirectes, la proportion d’adultes qui atteignent le critère est élevée et proche de celle des enfants : elle est supérieure à celle des CP mais de même ordre que dans les deux L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Exemples Demandes indirectes. Parce qu’il ouvre la porte. Expressions idiomatiques. Parce qu’il parle d’autre chose. Implicatures avec inférence sémantique. Parce qu’il est dans le jardin. Implicatures avec inférence ironique. Au cas où elle changerait d’avis, les filles ça change toujours d’avis. Demandes indirectes. Parce qu’il y a quelqu’un à la porte. Expressions idiomatiques. Parce qu’il en a marre d’entendre Picsou parler d’argent. Implicatures avec inférence sémantique. Les enfants dorment, faut pas les déranger. Implicatures avec inférence ironique. Parce que sinon il va attraper beaucoup de coups de soleil. Demandes indirectes. Minnie lui a dit quelqu’un sonne alors il va directement ouvrir. Expressions idiomatiques. Parce que Donald a dit change de disque. Implicatures avec inférence sémantique. Daisy elle a dit que les enfants font une sieste, pour pas faire de bruit il arrose les fleurs. Implicatures avec inférence ironique. Parce qu’il lui demande si elle peut ouvrir le parasol Justifications Non explications Références au contexte Références au dire Table 3. Examples of explanations in each category for each non literal language form. Tableau 3. Catégorisation des justifications et exemples pour chaque forme. Capacités pragmatiques des adultes illettrés 21 L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Demandes indirectes. Parce que quelqu’un a sonné à la porte et Minnie lui demande d’ouvrir à la porte parce qu’elle a les mains pleines de farine. Expressions idiomatiques. C’est une expression : change de disque ! . Implicatures avec inférence sémantique. Ca veut dire non vu comme elle parle, alors il arrose les fleurs. Implicature avec inférence ironique. Les coups de soleil ça fait mal, il dit ça pour se moquer d’elle. Références au signifié Eme L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Résultats Exemples Justifications Tableau 3. (Suite) 22 r Chaminaud r Bernicot r Laval Capacités pragmatiques des adultes illettrés 23 Tableau 4. Pourcentages de participants donnant 3 ou 4 réponses attendues sur 4 possibles en fonction du groupe et de la forme non littérale. Table 4. Percentages of participants who gave three or four correct answers out of the possible four, by group and non literal language form. implicatures inférences sémantiques demandes indirectes Ad. illettrés 95 75 50 50 CP 75 75 20 20 CE2 95 80 45 15 CM2 100 80 80 35 expressions implicatures idiomatiques inférences ironiques autres groupes pour les implicatures sémantiques ; elle est similaire à celle des trois groupes d’enfants qui ne diffèrent pratiquement pas entre eux pour les demandes indirectes. Les proportions élevées (supérieures ou égales à 75 %) suggèrent que ces deux formes ne posent pas de difficulté particulière, quels que soit le groupe et le niveau scolaire. Pour les expressions idiomatiques, le pourcentage d’adultes illettrés qui atteignent le critère est beaucoup plus faible : il est supérieur à celui des enfants de CP, mais similaire à celui des CE2, et bien inférieur au pourcentage d’enfants en CM2. Ce résultat laisse penser que les adultes illettrés n’interprètent pas correctement cette forme non littérale, qui n’est pas non plus maîtrisée par les enfants les plus jeunes et n’est acquise qu’en fin de primaire. Pour les implicatures ironiques, le pourcentage d’adultes illettrés qui atteignent le critère est également faible mais supérieur à celui des enfants des trois niveaux scolaires, ce qui suggère que cette forme n’est maîtrisée par aucun groupe. En résumé, le pattern de résultats des adultes illettrés, marqué par un taux élevé d’interprétations non littérales des implicatures sémantiques et des demandes indirectes, et un taux beaucoup plus faible pour les expressions idiomatiques, est proche de celui des élèves de CE2, mais se démarque des trois groupes d’enfants pour l’ironie. Nombre moyen de réponses attendues Afin de compléter l’analyse précédente et de situer les performances moyennes des adultes illettrés par rapport aux différents niveaux scolaires, une analyse de la variance a été conduite sur la variable « nombre de réponses attendues » selon un plan à deux facteurs : groupe (4) x forme de langage non littéral (4). Le tableau 5 L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 24 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval indique pour chaque groupe de participants et pour chaque forme non littérale les moyennes et les écarts-types. Les résultats de l’analyse montrent que l’effet de groupe est significatif (F(3,76) = 6,40, p < 0,001), les adultes illettrés produisant globalement plus de réponses attendues que les enfants tous groupes confondus (3,05 vs. 2,69 ; F(1,76) = 7,28, p < 0,01). Le type de formes non littérales a également un effet significatif (F(3,228) = 53,17, p < 0,001) : les inférences sémantiques entraînent plus de réponses attendues (3,70) que les trois autres formes non littérales (F(1,76) = 69,86, p < 0,001) ; les demandes indirectes entraînent plus de réponses attendues (3,10) que les expressions idiomatiques (2,45) et les inférences ironiques (1,88), (F(1,76) = 40,73, p < 0,001), les expressions idiomatiques donnant elles-mêmes plus de réponses attendues que les inférences ironiques (F(1,76) = 13,78, p < 0,001). Enfin, l’effet d’interaction entre les facteurs groupe et forme est significatif (F(9,228) = 2,08, p < 0,05), et se traduit d’après l’examen du tableau 5 par un écart entre les adultes illettrés et les enfants variable selon les formes. D’une part, les comparaisons spécifiques montrent qu’on ne retrouve pas chez l’adulte exactement la même hiérarchisation de formes que chez l’enfant, les expressions ironiques n’entraînant pas significativement moins de réponses attendues (2.65) que les expressions idiomatiques (2,70) (F < 1 pour les adultes et F(1, 76) = 17,56, p < 0,001 pour les trois groupes d’enfants). D’autre part, les comparaisons post-hoc deux à deux (au moyen de la statistique de test Newman-Keuls) indiquent que les adultes produisent significativement plus de réponses attendues (2,65) que les enfants de CP (1,50), de CE2 (1,55) et de CM2 (1,85) uniquement pour l’ironie (respectivement p < 0,01, p < 0,01 et p < 0,05) ; pour les inférences sémantiques et les expressions idiomatiques, les adultes donnent plus de réponses attendues (respectivement 3,75 et 2,70) que les enfants de CP (respectivement 3,20 et 1,85) (p < 0,05) mais ne diffèrent pas significativement des autres groupes (p > 0,10); pour les demandes indirectes il n’y a pas de différence significative entre les adultes et les enfants d’âge scolaire (p > 0,10). L’épreuve de justification de choix Pour estimer le niveau de métaconnaissances des adultes illettrés comparativement aux enfants des différents niveaux scolaires, on a compté les justifications des choix de fin d’histoire entrant dans la catégorie « référence au signifié » (Cf. codage dans la section méthode), c’est-à-dire celles qui explicitent le décalage entre le dire et le signifié. On a ensuite calculé la fréquence de ces explications en ne prenant en compte que les explications pour les réponses attendues à l’épreuve de compréhension. Lorsqu’un participant n’a donné aucune réponse attendue pour une forme, on ne peut pas calculer la fréquence de ses références au signifié, il n’entre donc pas dans l’analyse pour cette forme. Le tableau 6 présente pour chaque groupe et pour chaque forme la moyenne sur l’ensemble des participants des pourcentages de justifications faisant référence au signifié, ainsi que la dispersion de ces pourcentages et le nombre de participants entrant dans l’analyse. L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 25 Tableau 5. Moyenne et écart-type des nombres de réponses attendues pour chaque groupe de participants et pour chaque forme non littérale. Table 5. Mean and standard deviation for the number of correct answers by group and non literal language form. Implicatures avec inférence sémantique Moyenne Ecart-type CP 3,20 1,28 CE2 3,85 0,48 CM2 4,00 0,00 Adultes Illettrés 3,75 0,55 Demandes indirectes Moyenne Ecart-type CP 3,05 0,88 CE2 3,20 0,76 CM2 3,05 0,68 Adultes Illettrés 3,10 0,79 Expressions idiomatiques Moyenne Ecart-type CP 1,85 1,13 CE2 2,35 1,13 CM2 2,90 1,02 Adultes Illettrés 2,70 1,03 Implicatures avec inférences ironiques Moyenne Ecart-type CP 1,50 1,31 CE2 1,55 1,14 CM2 1,85 1,38 Adultes Illettrés 2,65 0,99 L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 26 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval Tableau 6. Moyenne et écart-type des pourcentages de justifications « références au signifié » par rapport au nombre de réponses attendues, en fonction du groupe et de la forme non littérale. Table 6. Mean percentages and standard deviations for elaborate explanations (as a ratio of correct answers), by group and non literal language form. Implicatures avec inférence sémantique Pourcentage moyen Ecart-type Adultes Illettrés (n = 20) 13,75 18,97 CP (n = 19) 32,02 32,06 CE2 (n = 20) 69,58 25,11 CM 2 (n = 20) 53,75 28,41 Demandes indirectes Pourcentage moyen Ecart-type Adultes Illettrés (n = 20) 8,75 16,10 CP (n = 20) 7,50 15,74 CE2 (n = 20) 4,58 15,64 CM 2 (n = 20) 6,67 16,57 Expressions idiomatiques Pourcentage moyen Ecart-type Adultes Illettrés (n = 20) 17,92 27,21 CP (n = 17) 4,90 14,15 CE2 (n = 20) 21,67 34,24 CM 2 (n = 19) 50,00 36,64 L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 27 Tableau 6. (Suite) Implicatures avec inférences ironiques Pourcentage moyen Ecart-type Adultes Illettrés (n = 20) 15,00 27,39 CP (n = 14) 23,21 31,72 CE2 (n = 15) 23,89 33,46 CM 2 (n = 16) 27,60 37,11 Afin de comparer les enfants et les adultes sur la variable « pourcentage de références au signifié », le test non paramétrique de Kruskal-Wallis a été utilisé pour chaque forme. Les résultats de l’analyse montrent que l’effet global du groupe est significatif pour les inférences sémantiques (H(3, N = 79) = 32,31, p < 0,001) et pour les expressions idiomatiques (H(3, N = 76) = 18,66, p < 0,001), mais pas pour les demandes indirectes (H(3, N = 80) = 1,47, p > .10) ni pour les inférences ironiques (H(3, N = 65) = 1,31, p > 0,10). Pour ces deux formes, les références au signifié sont peu fréquentes chez les adultes (respectivement 8,75 % et 15 % des justifications des réponses attendues) comme chez les enfants (en moyenne sur les trois groupes d’âge, 6,25 % et 25 %). Lorsque l’effet global du groupe est significatif, les comparaisons deux à deux ont été menées entre les adultes et chaque groupe d’enfants sous l’hypothèse que les références au signifié (étant un indicateur des compétences métapragmatiques) devraient être moins fréquentes chez les adultes que chez les enfants. Pour les inférences sémantiques, les adultes ont une proportion de justifications faisant référence au signifié significativement plus faible (13,75 %) que les enfants de CP (32 % ; z = 2,21, p < 0,05, unilatéral), de CE2 (70 % ; z = 5,17, p < 0,001, unilatéral) et de CM2 (54 %, z = 3,81, p < 0,001, unilatéral) (d’après la table des valeurs critères de z corrigées pour # c = k - 1 comparaisons multiples, z = 2,128 au seuil unilatéral α = 0,05 ; Siegel & Castellan, 1988). Pour les expressions idiomatiques, les adultes ont une proportion de références au signifié significativement plus faible (18 %) que les enfants de CM2 (50 %) (z = 2,58, p < 0,025, unilatéral). Ces résultats indiquent que les adultes illettrés produisent peu de justifications faisant référence au signifié ; pour les demandes indirectes et les inférences ironiques, leurs proportions de références au signifié ne diffèrent pas de celles des enfants. Pour les autres formes, leurs proportions de référence au signifié sont plus faibles que celles des enfants, comparativement aux CP-CM2 pour les implicatures conversationnelles, comparativement aux CM2 pour les expressions idiomatiques. L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 28 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval Comment les adultes illettrés justifient-ils leur réponse lorsqu’ils choisissent l’interprétation non littérale ? Pour répondre à cette question et définir les types de justifications que produisent les adultes illettrés une analyse qualitative de leurs explications a été conduite, en examinant les trois autres catégories de justifications : non explication, référence au contexte, référence au dire. La figure 1 présente le pourcentage de chaque catégorie de justifications données par les adultes illettrés en fonction de la forme non littérale. 100% Pourcentage de justifications 90% 80% 70% 60% Référence au signifié 50ù Référence au dire 40% Référence au contexte 30ù Non explication 20% 10% 0% Implicatures Demande indirecte inférence sémantique Expression Implicatures idiomatique inférence ironique Figure 1. Pourcentage de justifications données par les adultes illettrés dans chaque catégorie en fonction de la forme non littérale. Figure 1. Percentages of adults’ explanations in each category by non literal language form. L’analyse qualitative montre que le type de justification donné par les adultes illettrés dépend de la forme non littérale. Pour les implicatures avec inférences sémantiques, ils produisent majoritairement des justifications qui font référence au dire (68 %). Pour les demandes indirectes, les adultes illettrés produisent autant de justifications qui font référence au contexte qu’au dire (44 % dans les deux cas). Pour ces deux formes non littérales, les adultes illettrés sont capables de s’appuyer sur ce qui est dit pour justifier leurs réponses dans la mesure où le dire fait partie de ce qui est signifié. En revanche, pour les expressions idiomatiques et les implicatures avec inférence ironique, les adultes illettrés produisent majoritairement des justifications qui font référence au contexte (44,4 % de référence au contexte pour les expressions idiomatiques et 64,1 % pour les inférences ironiques). Pour ces deux formes non littérales, les adultes illettrés ne fournissent pas d’analyse de ce qui est dit et se basent essentiellement sur leurs connaissances de la situation et sur leurs croyances générales pour justifier leurs réponses. L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 29 En résumé, ces résultats indiquent que les adultes illettrés peuvent justifier leurs réponses en faisant référence aux caractéristiques linguistiques et/ou contextuelles de la situation de communication sans parvenir à expliciter le lien entre les deux. DISCUSSION L’objectif de cette étude était d’évaluer les compétences pragmatiques et les connaissances métapragmatiques relatives à la compréhension du langage non littéral d’adultes illettrés fonctionnels, c’est-à-dire qui n’ont pas acquis la maîtrise de la lecture et de l’écriture malgré des années de scolarité. Les études antérieures ont surtout montré que les adultes illettrés ont des compétences linguistiques formelles (en phonologie et morphologie par exemple) plus proches de celles des enfants en phase d’acquisition de la lecture (2e et 3e années de primaire), que de leurs pairs d’âge chronologique. Sur le plan pragmatique, les productions des adultes illettrés dans des tâches de récits se sont avérées moins cohérentes et intégrées que celles des adultes lecteurs, bien qu’elles semblent aussi riches sur le plan émotionnel, mais la compréhension n’a pratiquement pas été testée. Pour pallier cette absence de données, dans la présente étude les compétences pragmatiques de langage oral des adultes illettrés ont été évaluées dans une tâche de compréhension consistant à interpréter quatre types de formes non littérales présentées dans un contexte approprié pour compléter une histoire : des demandes indirectes, des expressions idiomatiques, des implicatures avec inférence sémantique, des implicatures avec inférence ironique. Les connaissances métapragmatiques des participants ont été estimées à partir des verbalisations produites après chaque complètement d’histoire pour justifier leur choix. Les performances des adultes illettrés dans les tâches pragmatique et métapragmatique ont ensuite été comparées aux données d’enfants de différents niveaux scolaires issues d’une étude antérieure (Bernicot et al., 2007). Trois questions ont été traitées : 1. est-ce que les adultes illettrés ont des capacités pragmatiques proches de celles des enfants d’âge scolaire, correspondant à leur niveau de lecture, comme cela a été observé pour les capacités linguistiques formelles ? 2. est-ce qu’on retrouve chez les participants illettrés la même hiérarchisation des formes non littérales que celle qui a été observée chez l’enfant ? 3. est-ce qu’il y a chez les participants illettrés un décalage entre les compétences pragmatiques de compréhension du langage non littéral et les compétences métapragmatiques à expliquer l’écart entre la forme non littérale et sa signification ? L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 30 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval Concernant la première question, on trouve que le pourcentage de participants adultes atteignant le critère d’au moins 75 % de réponses attendues (non littérales) dans la tâche de compréhension est proche de celui des CE2, et n’est supérieur à celui des enfants des trois niveaux scolaires que pour les implicatures nécessitant une inférence ironique. De même, lorsqu’on considère le nombre moyen de réponses attendues, les adultes ont des scores significativement plus élevés que les enfants de CP, de CE2 et de CM2 uniquement pour l’ironie ; pour les trois autres formes, ils ne diffèrent pas significativement des CE2 et des CM2. Concernant la deuxième question, on retrouve chez les adultes illettrés approximativement la même hiérarchisation des formes non littérales que chez les enfants : dans les deux groupes, ce sont les implicatures avec inférences sémantiques qui entraînent le plus de réponses attendues, les demandes indirectes en entraînant plus que les expressions idiomatiques et les inférences ironiques. Mais, alors que chez les enfants les inférences ironiques donnent lieu au plus faible nombre de réponses attendues, chez les adultes, il n’y a pas de différence entre expressions idiomatiques et inférences ironiques. Si dans la plupart des cas les adultes illettrés interprètent correctement « les neveux dorment dans leur chambre » comme une réponse négative à la question « est-ce que je passe la tondeuse », dans près d’un cas sur quatre ils répondent à une demande indirecte du type « le froid entre par la fenêtre » comme s’il s’agissait d’une assertion, choisissant une réponse en terme de vérification (de la température sur le thermomètre) plutôt que de réalisation de la demande (fermer la fenêtre). Mais ils ont surtout du mal avec les expressions idiomatiques et les implicatures ironiques : dans un tiers des situations ils donnent aux énoncés de ce type une réponse de type littéral : « Change de disque » est interprété dans le sens « choisir une autre musique », tandis que « non, j’aime beaucoup attraper des coups de soleil » est interprété comme une réponse négative à l’énoncé « est-ce que j’ouvre le parasol ? ». Ces résultats indiquent que les adultes illettrés ont des difficultés à utiliser les informations contextuelles pour inférer le sens non littéral des expressions idiomatiques et des énoncés ironiques. On voit au travers de ces exemples quelles difficultés peuvent avoir les personnes illettrées à communiquer dans des situations de la vie quotidienne lorsque la situation requiert de prendre en compte le contexte pour comprendre le sens non littéral d’un message. D’où viennent les difficultés des personnes illettrées avec les formes de langage non littéral ? Chez l’enfant, la compréhension des différentes formes a été interprétée comme étant fonction de la complexité des inférences L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 31 nécessaires pour réduire l’écart entre ce qui est dit et ce qui est signifié (Chaminaud et al., 2006). Selon cette interprétation, les implicatures avec inférence sémantique nécessitent de faire le lien entre deux champs sémantiques (« passer la tondeuse », « dormir dans la chambre ») sur la base d’une connaissance partagée du monde (le bruit de la tondeuse). Pour les demandes indirectes, l’inférence consiste à relier les caractéristiques linguistiques de l’énoncé (« il fait froid ») avec les conditions de réalisation spécifiques de la demande (locuteur malade, fenêtre ouverte, etc.). La compréhension des expressions idiomatiques repose sur la connaissance du lien conventionnel et arbitraire entre une signification référentielle (« vider le contenu de son sac ») et une signification non littérale (« dire le fond de sa pensée »). L’implicature avec inférence ironique est résolue au moyen d’une inférence à partir d’indices linguistiques que constitue la contradiction entre deux termes (« j’aime beaucoup » et « coups de soleil ») et d’une connaissance partagée du monde (les méfaits du soleil pour la santé). De la même manière les performances des participants illettrés en compréhension semblent varier avec la complexité et la nature des inférences : ils interprètent davantage l’énoncé de manière non littérale lorsque le sens non littéral peut être inféré sur la base des connaissances du monde et des règles sociales d’utilisation du langage, que lorsqu’il faut prendre en compte des conventions linguistiques ou la détection d’indices linguistiques. Enfin, l’examen des connaissances métapragmatiques montre que les adultes illettrés produisent peu de justifications qui font référence au signifié : quelle que soit la forme linguistique, une faible part de leurs réponses non littérales pour compléter les histoires sont justifiées par l’écart entre ce qui est dit et ce qui est signifié. Comparativement, les enfants, de tous les niveaux scolaires pour les implicatures avec inférence sémantique, et de CM2 pour les expressions idiomatiques, justifient une part importante de leurs réponses non littérales en faisant référence au signifié, au moyen d’explications du type « quand on dit. . . ça veut dire. . . ». Une analyse qualitative des justifications de choix données par les adultes montre qu’ils donnent davantage d’explications faisant référence au dire (pour les implicatures avec inférences sémantiques : « parce qu’elle a dit que les neveux dormaient »), au contexte (pour les expressions idiomatiques et les implicatures avec inférence ironique : « parce qu’il parle tout le temps de la même chose », « parce que les coups de soleil c’est mauvais »), ou à l’un ou l’autre selon les cas (pour les demandes indirectes : « parce que Minnie elle a dit qu’il faisait froid », « parce que Minnie elle est malade »). Ainsi dans une grande partie des cas traités, les adultes illettrés ne verbalisent pas d’analyse L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 32 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval de ce qui est dit, et se basent essentiellement sur leurs connaissances de la situation et sur leurs croyances générales pour justifier leurs réponses. Lorsqu’ils font référence aux caractéristiques linguistiques de la situation de communication, c’est le plus souvent sans en expliciter le sens par rapport à une intention en lien avec un contexte, mais en paraphrasant l’énoncé par exemple. Ces résultats sont conformes à ce qui a été observé dans les études antérieures rapportées en introduction (voir aussi Gombert, 1994) concernant les difficultés d’ordre métalinguistique des personnes illettrées à analyser et à parler sur les unités de langage, quel que soit le niveau de traitement. Étant donné l’écart entre les réponses non littérales et les justifications faisant référence au signifié, étant donné aussi que les adultes réussissent globalement mieux que les enfants dans la tâche de compréhension mais moins bien dans la tâche de justification, on peut dire qu’il y a un décalage particulièrement important chez les adultes illettrés entre les compétences pragmatiques, à comprendre et interpréter le sens d’un énoncé en fonction de son contexte d’énonciation, et les capacités métapragmatiques, à réfléchir en dehors de la situation de communication sur la façon dont le sens de l’énoncé dépend du contexte de production. En d’autres termes, dans de nombreux cas les adultes illettrés répondent à un énoncé sur la base d’une interprétation en ne semblant pas être conscients du décalage entre ce qui est dit, la forme linguistique employée, et ce qui est signifié, l’intention du message, c’est-à-dire sans détecter le double sens possible de cet énoncé : ils ne font pratiquement jamais référence au fait que ce qui est compris par l’interlocuteur et motive son action (« parler d’autre chose ») n’est pas explicitement énoncé (« change de disque »). Ce résultat est compatible avec les résultats antérieurs : les adultes illettrés ont des difficultés importantes dans toutes les tâches métalinguistiques consistant à analyser les unités linguistiques : métaphonologie, jugement syntaxique, conscience morphémique. Ils ont également du mal à considérer qu’une expression peut avoir plus d’un sens, et que plusieurs expressions peuvent avoir le même sens (Byrne et al., 1996). Dans l’ensemble, les résultats de cette étude sont compatibles avec les travaux ayant montré que les personnes illettrées se caractérisent par des compétences de langage oral faibles. En effet, les adultes illettrés ont des performances en compréhension de formes non littérales contextualisées proches de celles d’enfants de primaire en cours d’acquisition de la lecture-écriture (CE2-CM2), comme cela a déjà été observé dans les tâches linguistiques au niveau lexical et sémantique (Greenberg et al., 1997 par L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 33 exemple). Suivant le même type de raisonnement que les auteurs des études antérieures, les adultes illettrés semblent donc avoir des capacités pragmatiques plus proches de leur niveau de langage écrit, qui les situe entre la 1re et la 3e année de primaire, que de ce qu’on peut attendre d’un adulte. Une interprétation possible est que leurs compétences de langage oral ne se sont pas développées faute d’un niveau suffisant d’acquisition de la langue écrite. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, malgré une expérience de la parole et des interactions sociales plus grande, les adultes illettrés n’ont pas développé des compétences pragmatiques supérieures à celles des enfants. Ce résultat est donc compatible avec l’hypothèse formulée en introduction selon laquelle les compétences pragmatiques de compréhension des formes non littérales sont liées à la maîtrise du langage écrit, et de manière plus générale ce résultat est compatible avec les théories selon lesquelles les habiletés de langage (au niveau formel et pragmatique) ne se développent pas spontanément avec l’exposition naturelle à la parole, mais reposent aussi sur l’exposition au langage écrit (Stanovich & Cunningham, 1993) à partir d’un moment dans le développement où les textes écrits deviennent plus riches et plus complexes que les discours oraux. Comment le langage écrit contribue-t-il à la compréhension des formes non littérales ? Comme la lecture implique l’intégration des informations de différentes phrases successives en un discours cohérent, elle favoriserait le développement de la capacité à relier l’information fournie par le contexte à un énoncé, pour en inférer, le cas échéant, le sens non littéral (Cain, Oakhill & Lemmon, 2005). Ainsi, comme on l’a observé sur le plan linguistique formel, les adultes illettrés ont des performances pragmatiques proches de celles d’enfants en cours d’acquisition de la lecture. Les implicatures avec inférence ironique constituent la seule forme pour laquelle les adultes ont de meilleures performances que les enfants, même en CM2. L’ironie serait donc moins dépendante des acquisitions scolaires et de l’apprentissage de la lecture, et reposerait plus que les autres formes sur les connaissances générales ou l’expérience des interactions réelles. D’un côté l’ironie entraîne plus d’erreurs d’interprétation que les autres formes de langage parce qu’elle repose sur une inférence de nature cognitivo-sociale de plus grande complexité pour relier ce qui est dit et ce qui est signifié (Bernicot et al., 2007) ; d’un autre côté elle fait moins appel à une convention linguistique qu’à une connaissance partagée du monde, et en cela désavantage moins les illettrés. Par ailleurs, en plus d’être commune dans les échanges conversationnels quotidiens, elle est décrite comme une forme langagière typique des situations chargées d’affects négatifs (Dews, Winner, Kaplan, L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 34 Eme r Chaminaud r Bernicot r Laval Rosenblatt, Hunt et al., 1996). Or les adultes ont une plus grande expérience de ce type de situations que les enfants, d’autant plus que comme on l’a vu en introduction, les adultes illettrés sont souvent confrontés à des situations socio-familiales difficiles. Les résultats de cette étude démontrent donc une fois de plus que l’illettrisme ne se caractérise pas seulement par des difficultés d’apprentissage du code écrit mais aussi par un déficit plus général des compétences langagières. Ces résultats sont en opposition avec une certaine représentation idéalisée de la personne illettrée qui ne sait ni lire ni écrire mais s’illustre malgré cela par de grandes capacités orales de conteur ou de négociateur dans sa communauté. Bien qu’il existe, ce cas est rare et ne relève pas de l’illettrisme (Bentolila, 1996). Il concerne des individus âgés qui, sans être en échec d’apprentissage, n’ont jamais eu l’opportunité d’apprendre, mais ont par ailleurs développé des compétences linguistiques orales dans un milieu de tradition orale. Une des implications est que, contrairement à une croyance assez largement répandue, les adultes illettrés ne peuvent pas compenser leurs déficits à l’écrit par des conduites à l’oral élaborées. Une autre implication est que leur déficit en communication orale peut les gêner dans leur apprentissage de l’écrit, dans la mesure où il affecte les capacités communicatives dans l’apprentissage (dans les interactions avec le formateur par exemple). En outre on ne peut pas exclure l’idée que des difficultés de langage oral soient à l’origine (et pas seulement la conséquence) de l’échec dans l’apprentissage de la lecture, et que les adultes illettrés, ou au moins une partie d’entre eux, répondent aux critères diagnostiques de trouble du langage (Nation et al., 2004). Selon l’hypothèse de causalité réciproque entre langage oral et littéracie (Snow, 1991), les difficultés à l’oral des personnes illettrées pourraient à la fois provenir de leur faible niveau d’acquisition de l’écrit mais aussi expliquer leur échec dans cet apprentissage. Or beaucoup de formations pour adultes à l’heure actuelle ne prennent pas en compte cet aspect-là, mais se centrent sur l’acquisition et l’évaluation du savoir lire et écrire plutôt que sur l’entraînement des compétences mises en jeu dans l’apprentissage. Plus de recherches dans ce domaine sont nécessaires pour préciser les relations entre l’acquisition de la lecture et le développement du langage oral, au niveau formel et pragmatique, ce qui contribuerait à la mise en place de programmes de formation et de prise en charge des difficultés plus adaptés. Reçu le 29 juin 2009. Révision acceptée le 7 mai 2010. L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Capacités pragmatiques des adultes illettrés 35 BIBLIOGRAPHIE Bamberg, M., & Reilly, J. S. (1996). Emotion, Narrative and Affect. In D. I. Slobin, J. Gerhardt, A. Kyratzis, & J. Guo (Eds.), Social interaction, social context and language. Essays in honor of Susan Ervin-Tripp (pp. 329-341). Norwood, NJ: Erlbaum. Bentolila, A. (1996). 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Minnie est en retard, elle termine le gâteau, elle a les mains pleines de farine. Minnie dit à Mickey : « quelqu’un sonne à la porte ». Les neveux décident de jouer sur la table du salon. Loulou a les bras chargés, il porte la grosse boîte de jeu. Loulou dit à Riri : « La table est collante ». Les deux choix possibles Mickey va ouvrir. Mickey regarde par la fenêtre. Les deux choix possibles Riri prend l’éponge et nettoie la table. Riri touche la table avec sa main. Toute la classe participe à un concours de dessin. La maîtresse a distribué un seul crayon à chaque enfant. Riri veut gagner. Riri dit à la maîtresse : « Ce crayon écrit trop gros ». Mickey et Minnie regardent la télévision dans le salon. Minnie est allongée sur le canapé : elle est malade et elle a très froid. Minnie dit à Mickey : « Le froid entre par la fenêtre ». Les deux choix possibles La maîtresse donne un autre crayon à Fifi. La maîtresse essaie le crayon. Les deux choix possibles Mickey se lève et ferme la fenêtre. Mickey regarde sur le thermomètre. Les expressions idiomatiques Picsou et Donald discutent dans le salon. Picsou aime tellement l’argent qu’il en parle tout le temps. Donald dit à Picsou : « Change de disque ». Les deux choix possibles Picsou parle d’autre chose. Picsou met une autre musique. Donald et ses neveux mangent des tartines au chocolat. Loulou est très gourmand: il a déjà mangé dix tartines. Donald dit à Loulou : « Tu vas t’en mordre les doigts ». L’année psychologique, 2011, 111, 3-39 Donald doit jouer un match contre Rapetou. Rapetou est le plus fort et demande à Donald s’il a peur. Donald dit à Rapetou : « Je suis bien dans mes baskets ». Les deux choix possibles Donald arrive sur le terrain à l’aise et sûr de lui. Donald arrive sur le terrain avec des chaussures confortables. Minnie arrive très en colère chez Mickey. Elle pose ses affaires sur la table sans rien dire. Mickey dit à Minnie : « Vide ton sac ». Capacités pragmatiques des adultes illettrés Les deux choix possibles Loulou est malade : il a mal au ventre. Loulou se croque les doigts en mangeant. 39 Les deux choix possibles Minnie explique à Mickey pourquoi elle est fâchée. Minnie verse le contenu de son sac à main sur la table. Les implicatures avec inférence sémantique Riri et Loulou vont faire du sport. Riri demande à Loulou : « est-ce que je peux prendre ton vélo ? ». Loulou répond : « il est dans le garage ». Donald et Fifi regardent la télévision, assis sur le canapé. Fifi demande à Donald : « est-ce que je peux manger une glace ? ». Donald répond : « il y a des glaces à la fraise dans le congélateur ». Les deux choix possibles Riri va chercher le vélo dans le garage. Riri va chercher sa trottinette. Mickey et Minnie écoutent de la musique dans le salon. Mickey demande à Minnie: « Est-ce que je monte le son ? ». Minnie répond: « J’ai très mal à la tête ». Les deux choix possibles Fifi se lève pour prendre une glace. Fifi reste assis sur le canapé. Donald et Daisy sont dans le jardin. Donald demande à Daisy: « Est-ce que je passe la tondeuse ? ». Daisy répond: « les neveux dorment dans leur chambre ». Les deux choix possibles Mickey lit son journal. Mickey monte le son. Les implicatures avec inférence ironique Les deux choix possibles Donald arrose les fleurs. Donald passe la tondeuse. Mickey et Minnie sont à la plage. Il fait très chaud. Minnie demande à Mickey : « Est-ce que j’ouvre le parasol ? ». Mickey répond : « non, j’aime beaucoup attraper des coups de soleil ». Ce soir, Daisy et Donald vont à une soirée chez des amis. Ils habitent très loin. Donald demande à Daisy : « est-ce que je t’emmène avec ma voiture ? ». Daisy répond : « non, je vais faire les 50 kilomètres à pied ». Les deux choix possibles Minnie ouvre le parasol. Minnie va se baigner. Les deux choix possibles Donald passe chercher Daisy. Donald part en voiture tout seul. Mickey revient de la pêche, il arrive chez Minnie dégoulinant, plein de boue. Mickey demande à Minnie : « Est-ce que je peux rentrer ? ». Minnie répond : « oui, c’est gentil d’apporter ta boue chez moi ». Loulou s’est cassé les deux jambes en faisant du ski. A la fin des vacances, Loulou demande à sa maman : « est-ce que je vais à l’école demain ? ». Sa maman répond : « oui, tu vas marcher sur les mains ». Les deux choix possibles Mickey rentre chez lui. Michey rentre chez Minnie. Les deux choix possibles Le lendemain, Loulou reste à la maison. Le lendemain, Loulou va à l’école. L’année psychologique, 2011, 111, 3-39