Regard sur Marc Chagall à travers l`autoportrait aux sept doigts

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Regard sur Marc Chagall à travers l`autoportrait aux sept doigts
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Regard sur Marc Chagall à travers l’autoportrait aux sept doigts (1912/1913)
Pierre Dussère, 2005
A lire également la séance en arts plastiques.
SEANCE EN FRANCAIS
1 - Contextualisation : quelques éléments pour faire connaissance avec Marc Chagall
2 - Le texte
3 - Retour au tableau
1 - QUELQUES ELEMENTS POUR FAIRE CONNAISSANCE AVEC MARC CHAGALL
Il est nécessaire de fournir aux élèves une biographie simplifiée de Chagall, avec tout de même
suffisamment de détails jusqu'au moins au retour à Vitebsk en 1914.
On retiendra en particulier :
- Vitebsk, sa ville natale, maternelle pourrait-on dire, si essentielle toute sa vie, les baraques en bois
du shtetl, le quartier juif plus pauvre à l’écart du quartier orthodoxe avec des maisons en dur au haut
de la ville, quartier juif que, tour à tour les destructions nazis et l’urbanisme soviétique feront
totalement disparaître.
- sa famille, sa mère si douloureusement aimée et admirée, véritable pilier de la maison, son père
modeste ouvrier manutentionnaire dans une petite entreprise de harengs.
- l’ancrage solide, religieux et culturel, dans le judaïsme pieux, mystique et populaire que
représente le mouvement hassidique rayonnant dans sa région et à son époque.
- sa vocation d’artiste, née très tôt, à contre courant de son milieu certes, dans la mesure où il
contrevient à l’interdit de l’image, mais bien dans le ton de la culture globale du hassidisme,
marquée par l’imagination, la musique, la danse, l’alternance joie/tristesse. « (Witebsk), ma ville triste et
joyeuse » (Ma vie, p.13).
2 - LE TEXTE
Extrait de « Ma vie » (daté de Moscou, 1922, paru dès 1928 et publié à nouveau chez Stock, Paris 2003).
Nous avons étudié avec les élèves de 3ème le moment où Chagall, se sentant trop à l’étroit à Witebsk et
dans sa famille, décide de partir pour Paris. Il convient d’éclairer :
a) Cet extrait : en se référant au début du livre (p. 14 à 24) où Chagall explore ses relations avec ses
grands parents, son père et, surtout, sa mère.
b) Le tableau : par le récit de la rencontre avec le rabbin Schneersohn, sans doute le 6ème de la célèbre
dynastie de hassidim que fut celle des Schneersohn (ou Schneerson) grands rabbins de la ville de
Loubavitch (cf. p. 180). Chagall manifeste à cette occasion son attirance pour le Christ dont « la
blonde figure depuis longtemps me troublait » (p. 179).
Nous proposons quelques jalons pour la lecture de ce texte, laissant aux collègues le soin de les
transcrire pour leurs élèves en questions pédagogiquement formulées à leur manière.
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Le découpage est organisé pour mettre en valeur trois temps, selon une démarche proche du
traditionnel « VOIR-JUGER-AGIR » :
a) sa vie : accumulation de phrases courtes et simples qui brossent –positivement- sa situation en
quelques touches : relation positive avec sa mère, qui le conseille et qu’il écoute (« c’était juste »),
avec sa fiancée, Bella, qui inspire son art.
b) En début de 2ème partie, où se tient l’essentiel pour notre propos, le « Mais » (ligne 14) introduit
comme de juste l’opposition, la mise en question de cette situation qui constituait en fait un équilibre
fragile et insatisfaisant, avec la belle image « j’allais me couvrir de poils et de mousse » qu’on traduirait
aujourd’hui familièrement et de manière plus crue par quelque chose dans le genre « j’avais le
sentiment que j’allais pourrir dans ce trou » ou « je ne veux pas moisir ici ».
Une gradation introduit la réflexion –ce que nous avons appelé « le temps du juger » - et qui
débouche en fait très vite sur celui de la prière : je rôdais, je cherchais, je priais, trois temps :
tribulations – désert, questionnement - prière qui représentent une démarche spirituelle classique,
voire emblématique. Nous avons donc bien ici la démarche religieuse de l’homme qui s’adresse à
Dieu dans la prière judéo-chrétienne : à part sans doute le « je ne voudrais pas être pareil à tous les
autres », la spiritualité jésuite ne renierait ni la démarche ni le contenu de cette prière… ni non plus
son effet, particulièrement intéressant en réponse, Dieu met tout sens dessus dessous… (mais n’estce pas là le fruit usuel de la rencontre avec le Dieu biblique?) :
Remarques à propos de l’enseignement du fait religieux ici:
Le professeur de français est bien dans son rôle en analysant le fait de la prière du
jeune juif dont nous fait état Marc Chagall.
Le professeur dans l’enseignement en France, pays marqué par le christianisme, reste
bien aussi dans le sien en faisant observer un rapprochement avec la spiritualité
chrétienne (voire jésuite, ordre religieux que les élèves devront rencontrer au lycée avec
l’étude du 17ème siècle littéraire).
On pourrait être tenté aussi d’y lire - trop facilement peut-être -, une part des libertés que la peinture
de Chagall et son imagination prennent avec le réel.
c) Le moment de la décision, 3ème partie, commence avec le « je » (12 lignes avant la fin : « je suis
bien à l’aise ») qui reprend en écho le « moi, je » du début et avec le « mais », également en écho au
premier mot du temps de la mise en question.
On notera que l’expression forte, libérante, qui accompagne, souligne, voire argumente la
décision (« demeurez seuls avec vos harengs ! ») nomme et produit en même temps la distanciation
avec son père, comme s’il était impossible de marquer une séparation avec sa mère et sa fiancée
(Bella) pourtant seules présentes en première partie… Et d’ailleurs cette décision bien réelle et
bientôt effective, n’en est en fait pas une intérieurement : Paris, le monde nouveau certes l’attirent
mais avec la force qui le retient à Witebsk et aux siens, le résultat, comme en mathématiques, est
une composante nulle puisqu’il ne ressent plus aucun élan. Oui, la décision, mûrie dans la prière,
aboutit bien à un changement ressenti comme total, ouvert à l’inconnu (le langage chrétien qu’on
pourrait à nouveau évoquer et étudier ici, sans l’appliquer à ce texte, dirait que la prière aboutit à une
« conversion »).
En conclusion de cette lecture, nous apparaît bien l’image d’un jeune homme partagé, entre son
projet d’ouverture, de progrès personnel et son milieu un peu « enfermant » dans lequel il garde
néanmoins un enracinement fort tant relationnel que social, culturel et religieux. Il se montre non
seulement sans révolte, mais même sans reniement d’aucune sorte au moment où il semble rompre
avec sa famille et le shtetl de Witebsk, tandis que s’il est certes plein d’attentes pour le monde qu’il
va découvrir (N’avez-vous jamais entendu parler des traditions, d’Aix… ») il est aussi déjà sans illusion.
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3 - RETOUR AU TABLEAU : ESSAI D’INTERPRETATION, CONCLUSION
Chagall, à Paris, découvre les maîtres de l’époque. Pourtant, déçu pour une part, il ne souscrira jamais
vraiment à aucune de leurs écoles, même s’il semble intégrer provisoirement plusieurs de leurs
données. Nostalgie et fidélité à lui-même le ramènent toujours à ses origines.
Si l’on reprend maintenant parallèlement les données mises en relief dans le cours d’arts plastiques, on
peut dire que dans l’autoportrait aux sept doigts,
► Chagall s’interroge sur son art auquel il attribue une dimension sacrée qu’il ancre dans le
judaïsme, non seulement avec l’inscription au haut du tableau, mais avec la symbolique du chiffre « 7 »
(notamment les 7 jours de la création) et, peut-être, cette « main menorah » qui garde et solennise le
saint des saints, chevalet où se réalise la création … laquelle renvoie en outre à son enfance (le tableau
dans le tableau, « à la Russie… »), à son enracinement intime dans le peuple juif de Vitebsk, terre pourtant
un peu sens dessus dessous, terre chrétienne orthodoxe où, comme le confirment nombre de ses autres
œuvres, le juif Jésus ne cesse de l’interroger comme Christ possible, puisqu’il ne l’appelle pas
« Jésus », mais bien « Christ » dans l’extrait cité de sa rencontre avec le Rabbin Schneersohn .
► Il s’interroge aussi et sûrement d’abord sur lui-même : partagé…, comme la lecture du texte et
l’analyse en cours d’arts plastiques l’ont toutes deux montré, Chagall l’est bien en effet au fond de luimême à l’époque où il peint l’autoportrait aux sept doigts ;
- Partagé entre Vitebsk et Paris. Partagé entre sacré et profane, entre les traditions, le ressenti
personnel et les écoles nouvelles…
Cette hésitation devant les choix qui engagent l’avenir, Chagall les vit profondément comme
une quête de sens au cœur de laquelle il s’adresse à Dieu par la prière, une prière qui peut tout
bouleverser, mettre les choses sens-dessus dessous, ce qui constitue d’ailleurs probablement une clé
pour l’ensemble de ses œuvres.
A Witebsk, il ressentait l’appel de Paris et de la modernité, à Paris, visiblement il pense encore à
Vitebsk, et ce qu’il rencontre des nouvelles écoles artistiques le questionne, le séduit… mais le laisse
aussi partagé. Il n’y a pas, il n’y aura pas d’affiliation, encore moins d’assimilation.
- Partagé entre identité juive / identité russe, avec en filigrane la figure du Christ comme question
inévitable dans la mesure où le christianisme – du moins à cette époque- est visiblement une part
essentielle de l’identité russe. L’identité juive est affirmée en tête, quoique estompée, et une référence
chrétienne figure sur le tableau…
► Pour finir, un certain regard…
Et si la présence du religieux semble si forte dans l’éducation et ensuite jusqu’au bout dans l’œuvre de
Chagall, le moment ne serait-il pas venu, devant ce tableau, de s’interroger aussi sur ce regard de
l’homme du portrait aux sept doigts, reconnu dans le cours d’arts plastiques comme fermé, secret :
tourné à la fois vers le haut et vers le dedans.
N’est-ce pas, à Paris, le signe que la pensée de l’artiste, s’en allant vers Witebsk, s’interroge aussi sur
une dimension sacrée de son identité personnelle où se mêlent l’hébraïque (comme on l’a vu, l’écriture et
l’espace sacré balisé par la main) avec le chrétien : son regard tourné vers l’intérieur et vers l’ailleurs est
alors à lire comme celui d’une icône qui ouvre sur la transcendance, les boucles de la chevelure pouvant
même alors, selon l’association risquée et mais pas si fantaisiste d’une élève, faire penser à
l’autoportrait de Dürer que la classe a étudié précédemment ; sans compter que les positionnements
respectifs de Paris et de Witebsk aux coins de l’image, font aussi partie des compositions traditionnelles
des icônes.
Qui suis-je, d’où je viens et qu’est-ce que je veux… ?
L’autoportrait aux sept doigts ne constitue-t-il pas un remarquable témoignage de ce que,
comme le disait un élève de 3ème, lui même d’ailleurs plutôt en difficulté « un autoportrait est
toujours un peu une quête de sens ».
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► Peut-être encore, avant de conclure, faut-il aussi lire dans l’autoportrait aux sept doigts, au delà de
Chagall lui-même, comme l’écrit une collègue lyonnaise : « ce mélange constant du rire et des larmes,
l’exubérance des hassidiques quand ils dansent, (…) les accents de la langue et de la musique yiddish
qui commencent par des rythmes joyeux pour se perdre dans la nostalgie ».
« Mélange constant, exubérance, nostalgie »…, peut-être les derniers mots pour lire cet autoportrait,
non comme un caractère personnel, celui de Marc Chagall, ni même seulement comme une donnée
culturelle, celle du hassidisme russe à la fin du 19ème siècle1, mais comme une réalité spirituelle, une
manière d’être au monde.
1
Hassidisme : mouvement né au 18ème siècle, à l’intérieur du judaïsme en Ukraine (pays du fondateur, le Rabbin
Baal Shem Tov) en Pologne et en Russie blanche, aujourd’hui Belarus où se trouve précisément Witebsk.
A la fois piétiste (« hassid » signifie « pieux ») et populaire, le hassidsime conserve aujourd’hui comme à sa
fondation et au temps de Chagall ce double caractère :
- social, voire libertaire, depuis ses origines dans la misère et la persécution : c’est encore le cas à Witebsk (le
quartier juif, le shtetl, en contrebas de la ville), d’où peut-être aussi l’attitude de Chagall, d’abord favorable à la
révolution russe de 1917.
- mystique : le hassidisme constitue un réveil de la foi populaire et personnelle, vécue à un niveau très affectif. En
réaction à une vision formaliste, intellectuelle et aride du judaïsme – quoi que sans l’exclure, c’est l’invitation à
établir une relation personnelle avec Dieu, l’irrationnel se mêlant avec le quotidien, par la musique, le chant, la
danse, la prière simple. Il est lié aussi à la langue et à la culture yiddish.
Le mouvement s’est structuré régionalement autour de grandes dynasties de rabbins charismatiques, par exemple
les Schneersohn (cf. la rencontre de Chagall) dans la ville de Loubavitch (nom qui maintenant désigne une branche
moderne du mouvement, « Les Loubavitch »
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