Comment on fait des bébés

Transcription

Comment on fait des bébés
L’hydre de la torture Bien que
l’inutilité de cette pratique soit avérée,
certains Etats de droit y recourent.
Un rapport du Sénat américain sur les
méthodes de la CIA en atteste. PA G E 6
Une nouvelle « vie » de François
d’Assise En exclusivité pour
« Le Monde », la fabuleuse histoire
d’un manuscrit du XIIIe siècle
retrouvé presque par hasard. PA G E 3
Le « Nouveau manifeste » des
économistes atterrés Contre
l’austérité, ce collectif vante la
transition énergétique. Entretien avec
l’économiste Benjamin Coriat. PA G E 7
Comment on fait
des bébés
La France affiche la natalité la plus forte d’Europe. Les raisons sont inattendues :
des modèles familiaux très divers et un fort taux de travail des femmes
JOANNA TARLET-GAUTEUR/PICTURETANK
anne chemin
D
epuis une dizaine d’années, ils
voient défiler dans leur bureau
des cohortes de députés coréens
et d’universitaires japonais qui
tentent de percer le mystère de
la fécondité française. Les chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (INED) leur projettent des graphiques
sur la natalité et leur expliquent les grands principes des politiques publiques françaises. « Au
cours des quatre ou cinq dernières années, nous
avons reçu plus d’une dizaine de délégations coréennes ! », sourit le démographe Olivier Thévenon. Hantés par le spectre de la dépopulation,
ces experts venus d’Asie sont à la recherche de la
recette magique qui fait de la France la championne d’Europe de la fécondité.
Depuis le début des années 2000, l’Hexagone
règne en effet en maître sur les classements
européens. Après deux décennies de baisse,
dans les années 1970 et 1980, la natalité est repartie à la hausse à la fin des années 1990. De-
puis cette date, la France navigue juste au-dessous du seuil mythique de 2,1 enfants par
femme, qui correspond au taux de renouvellement des générations – elle l’a encore confirmé
en 2014, en affichant un indicateur conjoncturel de fécondité de 2,01. « En économie, l’Allemagne est l’homme fort de l’Europe. En démographie, la France est la femme forte de l’Europe »,
résume en plaisantant le démographe Ron Lesthaeghe, membre de l’Académie royale de Belgique et professeur émérite à l’Université libre de
Bruxelles.
Le reste de l’Europe est entré dans un étrange
hiver démographique. Cinquante ans après le
baby-boom de l’après-guerre, le taux de natalité
des Vingt-Huit s’est effondré : en 2012, il est
tombé à 1,58 enfant par femme. Les pays méditerranéens démentent, année après année, toutes les idées reçues sur la généreuse fécondité
des cultures catholiques : l’Espagne, le Portugal
et l’Italie ont enregistré, ces dernières années,
une chute dramatique de leur natalité (1,4, voire
1,3 enfant par femme). Les pays germanophones
(Allemagne, Suisse, Autriche) ne font guère
Cahier du « Monde » No 21779 daté Samedi 24 janvier 2015 - Ne peut être vendu séparément
mieux, pas plus que ceux de l’ancien bloc communiste (Pologne, République tchèque, Slovaquie ou Hongrie). Partout en Europe, les élites
s’interrogent avec inquiétude sur ce reflux de la
natalité.
Le cocktail qui a fait ses preuves en France,
mais aussi dans les pays scandinaves, n’a
pourtant rien de mystérieux : il allie une fa-
Le reste de l’Europe est
entré dans un étrange
hiver démographique
mille moderne fondée sur l’égalité hommesfemmes et des Etats qui mènent de fortes politiques publiques en se comportant en « bons
pères de famille », selon l’expression de Laurent Toulemon, démographe à l’INED.
« Aujourd’hui, la natalité a besoin de ces deux
ingrédients, confirme Ron Lesthaeghe. Au premier abord, la recette a l’air simple mais elle
n’est pas facile à mettre en œuvre : il faut beaucoup de temps pour dessiner et installer un nouveau modèle familial. »
Car la famille ne relève pas de l’évidence ou
de la nature : c’est un monde constitué de normes sociales d’une grande complexité. Pour
désigner ces conventions implicites, le sociologue américain Ronald Rindfuss parle de « family package ». « Au Japon, par exemple, le family package est très contraignant, explique
Laurent Toulemon. Une femme qui se met en
couple doit aussi accepter de se marier, d’obéir à
son conjoint, d’avoir un enfant, d’arrêter de travailler après sa naissance et d’héberger ses
beaux-parents âgés. C’est un peu le pays du tout
ou rien. En France, le family package est plus
souple : une femme qui se met en couple n’est
pas obligée de se marier ni même d’avoir des enfants. Les normes sont plus ouvertes et les familles plus variées. »
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à lire
« éva lu e r l’ i m pact
de s p ol i t iq u e s
fa m i l ia l e s
sur l a f é con di t é »
d’Olivier Thévenon,
« Informations
sociales », n° 183,
article « Démographie
et protection sociale »
(2014).
« t h e i m pac t
of fa m i ly p ol icy
pac kag e s
on f e rt i l i t y t r e nd s
i n dev e l op e d
co u n t r i e s »
d’Angela Luci-Greulich
et Olivier Thévenon,
« European Journal
of Population » (2013).
« l e s p ol i t iq u e s
fa m i l ia l e s
e n f r a nc e e t e n
eur op e : évolu t ions
réc e n t e s e t e f f e ts
de l a c r i se »
d’Olivier Thévenon,
Willem Adema
et Nabil Ali,
« Population et
sociétés », n° 512,
juin 2014.
« c h i l db ea r i ng
tre n d s a n d p ol icies
i n e u r op e »
de Tomas Frejka, Tomas
Sobotka, Jan M. Hoem
et Laurent Toulemon,
« Demographic
Research »,
Special Collection 7
(2008).
Fécondité « made in France »
La natalité est élevée dans les pays où les politiques familiales sont généreuses, comme la France ou les pays scandinaves.
Plus que les aides financières, c’est le développement des crèches qui est déterminant
suite de la page 1
La plupart des pays du sud de l’Europe
sont construits sur le modèle du family
package japonais. En Italie, en Espagne,
au Portugal, à Chypre, à Malte ou en
Grèce, les normes familiales sont rigides :
il est mal vu qu’une femme travaille lorsqu’elle a un enfant en bas âge, comme il
est mal vu qu’elle vive en couple ou
qu’elle ait un bébé sans passer devant
monsieur le maire – dans tous ces pays,
le taux de naissances hors mariage est
d’ailleurs inférieur à 30 % alors qu’il dé-
passe 50 % en France, en Suède ou en
Norvège. Au Japon comme dans le sud de
l’Europe, ce family package à l’ancienne a
visiblement des conséquences dramatiques sur la fécondité : les taux sont inférieurs à 1,4 enfant par femme.
Tout autre est la situation de la France
et de la Scandinavie. « Dans ces pays, la
norme familiale est beaucoup plus souple : les noces tardives, les familles recomposées, la monoparentalité, les naissances
hors mariage et les divorces sont nettement plus fréquents que dans le sud de
l’Europe, poursuit Laurent Toulemon. Le
discours sur ces évolutions familiales est
en outre apaisé : en France comme dans
les pays du nord de l’Europe, on n’a pas
une vision catastrophiste et inquiétante
de la famille moderne. » Cette conception
ouverte de la famille semble très favorable à la natalité : en France, en Suède, en
Norvège ou en Finlande, les taux de fécondité dépassent 1,8 enfant par femme.
Au centre de ce modèle familial né à la
fin du XXe siècle, figurent le principe de
l’égalité des sexes et son corollaire, le travail des femmes. Une évolution que les
partisans de la famille traditionnelle redoutaient en affirmant haut et fort, dans
les années 1960 et 1970, que la natalité
serait la première victime de ce bouleversement des hiérarchies. Cinquante ans
plus tard, la réalité leur a donné tort :
aujourd’hui, la natalité européenne est
élevée dans les pays où les femmes travaillent, faible dans ceux où elles restent
« Non seulement
l’emploi n’est plus
un frein
à la natalité, mais
il est devenu l’une
des conditions
d’accueil
de l’enfant »
olivier thévenon
démographe à l’INED
plus fréquemment au foyer. « Leur autonomie est la clé de voûte du système », résume Laurent Toulemon.
La carte européenne de la fécondité recoupe d’ailleurs de près la carte de l’activité féminine. Dans les pays qui sont en
pleine santé démographique, comme la
France et les pays scandinaves, les femmes participent pleinement au marché
du travail : en 2010, le taux d’emploi des
femmes de 24 à 54 ans atteignait 83,8 %
dans l’Hexagone, 84,4 % en Finlande,
85,6 % au Danemark et même 87,5 % en
Suède, soit un taux à peine plus faible
que celui des hommes. Dans les pays du
sud de l’Europe ou au Japon, qui sont en
pleine déprime démographique, le taux
d’activité des femmes est nettement plus
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Les Français
plus pessimistes
et plus fertiles
à la fois
ALEXANDRA FLEURANTIN / PICTURETANK
bas : seules 64,4 % d’entre elles travaillent en Italie, 71,6 % au Japon, 72,2 %
en Grèce et 78,3 % en Espagne.
Ces statistiques auraient stupéfié les
démographes européens des années
1960 ou 1970. « Jusqu’à la fin des années
1980, les pays qui affichaient des taux de
fécondité élevés étaient, au contraire, ceux
où le travail des femmes était peu fréquent, rappelle Olivier Thévenon, à
l’INED. A l’époque, le projet familial était
une priorité : les femmes se mariaient,
elles avaient des enfants, elles les élevaient
et, ensuite, s’il leur restait du temps et si
elles en avaient envie, elles entraient éventuellement sur le marché du travail.
Aujourd’hui, nous assistons à un complet
renversement de perspective : non seulement l’emploi n’est plus un frein à la natalité, mais il est devenu l’une des conditions
d’accueil de l’enfant. »
Il l’est d’autant plus devenu qu’en
France comme dans les pays scandinaves, la culpabilité associée au travail des
femmes s’efface peu à peu. « Les enquêtes sociales européennes montrent de
grandes disparités dans le regard porté
sur l’activité féminine, poursuit Olivier
Thévenon. En France, les femmes qui travaillent alors qu’elles ont des enfants de
moins de 3 ans ne sont pas considérées
comme de mauvaises mères : la norme
est souple, la liberté est grande. En Allemagne, en revanche, elles sont souvent
accusées d’être des mères corbeaux qui
délaissent leurs enfants. Dans ce pays, la
culture bismarckienne des trois K – Kinder, Küche, Kirsche (les enfants, la cuisine,
l’église) – n’a pas disparu. »
Pour que la fécondité soit forte, il faut
donc que la société prenne ses distances avec le modèle familial traditionnel
organisé autour de la figure du « bread
winner » – le « monsieur gagne pain »
des années 1960 ou 1970. Mais il faut
aussi que l’Etat soutienne avec conviction les familles. Et là encore, un fossé
sépare la France et la Scandinavie des
pays méditerranéens. Dans l’Hexagone
et le nord de l’Europe, les politiques familiales sont généreuses : elles représentent plus de 3 % du produit intérieur
brut (PIB) en Norvège et en Finlande,
plus de 3,5 % en France et en Suède, plus
de 4 % au Danemark. Dans le sud, les
chiffres sont nettement plus modestes :
les dépenses atteignent à peine 2 % du
PIB en Italie, moins de 1,5 % en Espagne,
au Portugal et en Grèce.
Ces différences d’approche sont, pour
l’essentiel, liées à des phénomènes historiques et culturels. « Dans le sud de
l’Europe et en Allemagne, on considère
que c’est à la famille, et non à l’Etat, de
prendre en charge les enfants, précise
Laurent Toulemon. Cette tradition est le
fruit de l’histoire : dans les pays anciennement fascistes ou nazis comme l’Italie,
l’Espagne ou l’Allemagne, l’idée de faire
des “enfants pour la patrie” était si prégnante qu’encore aujourd’hui les discours natalistes suscitent beaucoup de réticences et d’embarras. Ce n’est pas le cas
dans les pays scandinaves ou dans
l’Hexagone, où l’on accepte très bien que
l’Etat intervienne dans les affaires familiales en créant des crèches ou des écoles
maternelles. »
En France, les politiques familiales
sont anciennes : elles sont nées au début du XXe siècle, dans des entreprises
paternalistes qui accordaient des suppléments de salaire aux parents de jeunes enfants. Dans les années 1930 et à la
Libération, l’Etat a pris le relais en généralisant les allocations familiales et en
instituant des réductions fiscales pour
les parents. A ces avantages financiers
se sont ajoutées, au fil des ans, des
structures d’accueil pour la petite enfance et des écoles maternelles. « Pour
qu’une politique familiale marche, il faut
qu’elle soit généreuse, mais aussi qu’il y
ait de la continuité, de la constance et du
consensus afin que les familles aient
confiance en l’Etat, souligne Olivier
Thevenon. C’est le cas en France. »
Si la politique familiale française soutient efficacement la natalité, c’est aussi
parce qu’elle a épousé le modèle souple
plébiscité par les couples. « La France a
choisi d’aider toutes les familles, quels que
soient leurs choix conjugaux, souligne
Laurent Toulemon. Cela n’a pas toujours
été le cas : dans les années 1970, l’Union
nationale des associations familiales
(UNAF) était ainsi réticente à l’idée que
l’Etat aide les foyers monoparentaux ou
les familles dites “décomposées”. Mais les
études ont montré que ces personnes
étaient les mêmes que les couples mariés
défendus par l’UNAF. Tous les parcours familiaux comportent des périodes de fragilité : il est donc légitime, comme on le fait
en France, d’aider toutes les familles – surtout quand elles en ont besoin ! »
Reste le « comment ». Quelles sont les
politiques familiales qui favorisent la fécondité ? Faut-il se contenter de distribuer des aides financières, comme le fait,
par exemple, le Luxembourg ? Ou y ajouter des crèches, comme le font les pays
scandinaves ? Les conclusions des chercheurs qui ont tenté d’évaluer l’impact de
ces mesures sont sans ambiguïté : les
aides financières ont un effet « avéré
mais limité », selon l’expression du démographe Olivier Thévenon, mais les
services d’accueil des tout-petits font très
nettement la différence : lorsqu’ils sont
nombreux et accueillants, comme dans
les pays du nord de l’Europe, la natalité se
porte bien. « Les modes de garde sont cruciaux », résume M. Thévenon.
Le Conseil de l’Europe l’a bien compris.
En 2002, il a fixé un objectif ambitieux
aux Etats membres : à l’horizon 2010, un
tiers des enfants de moins de 3 ans devait
disposer d’un mode de garde « formel »,
qu’il s’agisse d’une crèche ou d’une assistante maternelle. La France a dépassé cet
objectif : aujourd’hui, un enfant sur deux
bénéficie d’une place dans un système
d’accueil. Le chemin est encore long
– seuls 16 % des petits accèdent à une crèche, alors qu’il s’agit du mode de garde
plébiscité par les parents –, mais le système est loin d’être indigent. « Le contexte français est plus généreux que la
moyenne européenne », résument Nathalie Le Bouteillec, Lamia Kandil et Anne
Solaz dans Populations et Sociétés, une
publication de l’INED.
Cet effort en faveur des modes de
garde porte ses fruits : la natalité française est élevée, comme elle l’est dans les
La carte européenne
de la fécondité correspond
étrangement à celle
des modes de garde
pays scandinaves où les services de la
petite enfance sont encore plus développés que dans l’Hexagone – 54 % des enfants norvégiens et 65 % des Danois de
moins de 3 ans bénéficient d’une place
en crèche. Dans les pays méditerranéens, ainsi que dans le centre et l’est de
l’Europe, les places d’accueil sont beaucoup plus rares : le taux ne dépasse pas
40 % en Italie, en Espagne et en Grèce, et
chute même à 23 % en Allemagne, 14 %
en Autriche, 10 % en Hongrie, 7 % en Pologne et 4 % en République tchèque. Ce
déficit de mode de garde pèse lourdement sur la natalité : dans ces pays, l’indicateur de fécondité ne dépasse pas
1,45 enfant par femme.
A y regarder de plus près, la carte européenne de la fécondité correspond
d’ailleurs étrangement à celle des modes
de garde. « En Allemagne de l’Est, la fertilité est plus élevée qu’en Allemagne de
l’Ouest, constate Ron Lesthaeghe. La ligne
de partage, qui coïncide avec la vieille
frontière de la RDA, reflète deux traditions
différentes au regard de la prise en charge
de la petite enfance : il y avait et il y a toujours beaucoup de crèches à l’Est, peu à
l’Ouest. Les contrastes apparaissent également lorsque l’on compare les cantons flamands de Belgique et leurs voisins allemands : la fertilité est plus élevée côté
belge, là où les places en crèche sont nombreuses, les journées d’école plus longues
et les activités périscolaires mieux organisées, ce qui permet aux femmes de concilier leur travail et leur famille. »
Finalement, le cocktail magique qui intrigue tant les experts coréens ou japonais qui défilent au siège de l’INED n’a
rien de mystérieux : en Europe, la natalité
est forte dans les pays où les normes familiales sont souples, où les femmes
peuvent travailler, où les politiques familiales sont généreuses et où la prise en
charge des tout-petits est bien organisée.
Dans les pays, pourrait-on résumer, qui
se sont adaptés, vaille que vaille, à la nouvelle donne du XXe siècle que représente
l’égalité hommes-femmes. « La souplesse
des sociétés est un élément très important,
résume Laurent Toulemon. Si elles ne
parviennent pas à adapter leurs traditions
familiales au nouveau contexte politique
de l’égalité hommes-femmes, cela entraîne de facto un refus de l’enfant. » Le
chemin de la fécondité serait-il plus simple qu’on ne le croit ? p
anne chemin
A
voir des enfants est-il un signe d’optimisme ? Un taux de fécondité élevé indique-t-il qu’une société a confiance dans
l’avenir ? C’est une idée intuitive qui vient spontanément à l’esprit. Tous les ans, lorsque l’Insee
publie, au mois de janvier, le niveau du taux de
fécondité, le dynamisme démographique de la
France est accueilli comme un joli symbole : tous
les responsables publics se réjouissent de ce chiffre qui tranche avec le climat de morosité politique, économique et social qui caractérise notre
pays depuis quelques années.
Cette interprétation laisse cependant perplexes
les spécialistes de l’économie du bonheur, une
discipline née dans les années 1970 aux Pays-Bas
et aux Etats-Unis. « Les études ne permettent pas
d’établir un rapport entre le taux de fécondité et le
niveau de bonheur ressenti », constate Claudia Senik, auteure de L’Economie du bonheur (Seuil,
« La République des idées », 2014) et professeure
à l’université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris. Pour mesurer le niveau de « bonheur ressenti », les enquêteurs demandent aux
personnes interrogées si elles sont satisfaites de
leur vie, si elles ont confiance dans leurs institutions, leur voisinage ou leurs proches, et comment elles imaginent leur avenir personnel ou
celui de leur pays.
« A ce jour, les enquêtes n’ont jamais pu montrer
qu’il y avait une relation systématique entre l’optimisme ou le bonheur ressenti d’une société et
son taux de fécondité, précise Claudia Senik. Ni le
fait d’avoir des enfants ni leur nombre ne sont associés, empiriquement à des niveaux de bonheur
plus élevés. » Les études semblent même démontrer le contraire. « Les pays les plus riches sont les
pays les plus heureux… mais aussi les pays les
moins fertiles !, constate l’économiste. Je ne crois
pas que l’on puisse dire que le fait d’avoir des enfants est un signe de confiance dans l’avenir. »
Une « perte en ligne » du bonheur
Le cas de la France semble d’ailleurs démentir
cette idée. L’Hexagone est l’un des pays les plus
pessimistes d’Europe : à niveau de vie et « indice
de développement humain » (IDH) égaux – même
revenu par habitant, même espérance de vie,
même niveau d’éducation –, les Français se déclarent nettement moins heureux que les autres
Européens. « De 2002 à 2010, avec un IDH semblable à celui de la France, en moyenne, l’Espagne, la
Grande Bretagne, la Belgique, le Danemark et la
Finlande atteignent tous un niveau de bien-être
plus élevé, analyse Claudia Senik. Tout se passe
comme s’il y avait une sorte de “perte en ligne” du
bonheur, en France, une dissipation du bonheur
normalement produit par les conditions de vie objectives. »
Dans les enquêtes Gallup, les Français obtiennent d’ailleurs un score particulièrement élevé
aux questions touchant aux émotions négatives –
« Avez-vous fréquemment éprouvé les émotions
suivantes au cours de la journée d’hier : inquiet,
triste, en colère, anxieux ? » Cette morosité ne se limite pas au bonheur individuel ou familial : les
Français sont moins optimistes que les autres
Européens au sujet de la situation économique, et
moins confiants envers leurs institutions nationales – Parlement, gouvernement, police, système législatif, classe politique, partis politiques,
Parlement européen.
Cette morosité collective ne les empêche pourtant pas d’avoir des enfants. Depuis le début des
années 2000, la France est en tête des classements européens de natalité. Les chiffres publiés
le 13 janvier par l’Insee le confirment : en 2014,
avec un indicateur conjoncturel de fécondité de
2,01 enfants par femme, l’Hexagone est le pays le
plus fécond de l’Union l’européenne avec l’Irlande, et ce depuis plusieurs années. « Ce sont les
deux seuls pays à avoir maintenu un indicateur supérieur à 2 entre 2008 et 2012 », constate l’Insee
dans son bilan démographique 2014. p
a. ch.