Le Monde, 14.02.2015 - La Comedie de Clermont Ferrand
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Le Monde, 14.02.2015 - La Comedie de Clermont Ferrand
Robert Lepage remonte ses « Aiguilles » LE MONDE | 14.02.2015 à 08h57 | Par Br ig itte Sa l i no (Le Havre, envoyée spécia le) Cʼest dans lʼair : des metteurs en scène revisitent leur répertoire. Longtemps, parfois très longtemps après leur création, ils remettent en chantier des spectacles qui ont compté dans leur histoire, parce quʼils ont envie de savoir ce quʼils donnent à lʼépreuve du temps, et quʼils ont été pour eux comme une enfance de lʼart. Robert Wilson fut le premier avec Einstein on the Beach. En 2014, il a permis à ceux qui lʼavaient vu, et à ceux qui nʼétaient pas nés au moment de la création, en 1976, de voir ou revoir un chef-dʼoeuvre qui a tout simplement révolutionné lʼart de la scène du XXe siècle. Dans cette recréation dʼanthologie, le rôle tenu à lʼorigine par la danseuse et chorégraphe Lucinda Childs était magnifiquement repris par Kate Moran, qui joue en ce moment dans Les Larmes amères de Petra von Kant, de Fassbinder, au Théâtre de LʼOEuvre. Ainsi se nouent des liens entre les générations d’artistes, que l’on retrouve chez Jan Fabre. Le Flamand vient de présenter au Théâtre de Gennevilliers Le Pouvoir des folies théâtrales, qu’il avait créé en 1984. Il avait 25 ans et déboulait sur les scènes avec un spectacle liant théâtre et danse dans une suite de séquences obsessionnelles où les interprètes épuisent l’érotisme et sa mort. En contrepoint de tableaux maniéristes, des Habits neufs de l’empereur, d’Andersen, de L’Anneau du Nibelung, de Wagner, de musiques minimalistes de Wim Mertens et de dates marquantes de l’histoire du théâtre qu’ils égrènent, les interprètes livrent leurs corps à une bacchanale scandaleuse qui pousse à bout les règles de l’ordre et de la soumission. Avec ce spectacle, qui porte en germe toute son oeuvre, Jan Fabre signe son inscription dans une tradition et sa rupture avec cette tradition. C’est un manifeste, dont la reprise, avec une nouvelle génération d’acteurs-danseurs, a confirmé l’exceptionnelle force de frappe. Dans un tout autre registre, Jean-François Sivadier a décidé de revenir à La Vie de Galilée, de Bertolt Brecht, créé en 2002, qui a marqué une étape importante dans son itinéraire. Joué par les mêmes acteurs (sauf deux), le spectacle sera présenté en mai-juin au Théâtre Monfort, à Paris. De New York à Saint-Germain-des-Prés Robert Lepage, lui, nous emmène au Havre. C’est là, dans la salle du Volcan où se peaufinent les derniers travaux d’une rénovation particulièrement réussie, que s’est achevée, jeudi 12 février, la tournée française d’une production qui va partir en Amérique du Nord et en Asie, avant de revenir en France, à partir de mai 2016 : Les Aiguilles et l’opium. Robert Lepage l’a créée en 1991. Le Québécois s’était déjà imposé sur les scènes internationales avec La Trilogie des dragons (1986) et Le Polygraphe (1987). Une rupture l’ayant mis K.O., il a voulu expurger sa douleur en se mettant en scène dans un spectacle où se noueraient des liens « entre la dépendance amoureuse et celle des opiacés », comme il l’écrit dans sa note d’intention. Son choix s’est porté sur Jean Cocteau, malade d’avoir perdu Raymond Radiguet, et Miles Davis, malade lui aussi d’avoir perdu Juliette Gréco. L’un aimait l’héroïne, l’autre l’opium. Les deux donnaient l’occasion à Robert Lepage, qui affectionne de jouer les saute-les-ruisseaux à travers les continents, de passer de New York à Paris. Voilà donc « Robert », le personnage des Aiguilles et l’opium, dans une chambre de l’hôtel La Louisiane, à Saint-Germain-des-près, où il vient soigner son mal d’amour. Il n’a pas choisi cet hôtel ni cette chambre (la 9) par hasard. C’est là qu’ont vécu Juliette Gréco et Miles Davis, nous dit Robert Lepage, qui n’hésite pas à prendre des libertés avec les détails et les personnages dont il raconte l’histoire. Peu importe, puisqu’au fond c’est de lui qu’il s’agit. Lui, malheureux comme une pierre, appelant New York où son ex-amour est en tournée, tout en imaginant Cocteau à New York aussi, écrivant la fameuse Lettre aux Américains, et Miles Davis, au fond du fond, mettant en gage sa trompette pour acheter ses doses. A la création, Robert Lepage était seul en scène, jouant son rôle et celui de Cocteau, tandis que Miles Davis apparaissait comme une ombre. Ce fut un triomphe, qui n’aurait peut-être pas eu de suite si le comédien Marc Labrèche, une star au Québec, n’avait eu envie d’endosser à son tour le costume de « Robert ». Lepage a obtempéré à son désir, et remis en chantier Les Aiguilles et l’opium, en 2013. En changeant pas mal de choses, en premier lieu la scénographie. En 1994, avec Le Songe de Strindberg, mis en scène au Dramaten, à Stockholm, il avait expérimenté une nouvelle forme de décor : un cube tournant dans l’espace de la scène, sans toucher le sol. En 2013, avec une adaptation libre d’Hamlet, de Shakespeare, à Moscou, il a amélioré ce dispositif, qu’il a repris pour Les Aiguilles et l’opium, où son ultra-sophistication fait grand effet : les illusions d’optique qu’il offre, jointes à la maîtrise des images filmées sur le cube même, donnent l’impression que l’histoire se joue en apesanteur, dans un monde où rêves (souvent noirs, en l’occurrence) et réalité s’enlacent, d’une manière magique. Robert, qui semble parfois s’évanouir dans un espace interstellaire, n’est plus seul : Miles Davis l’accompagne, en la personne du performer Wellesley Robertson III, et Juliette Gréco fait une apparition, dans une baignoire. La trame de l’histoire, elle, reste la même : elle appelle la résilience, dont Robert Lepage est un adepte. On retrouvera le metteur en scèneacteur dans 887, un spectacle sur la mémoire et ses aléas, dont la création, en avant-première mondiale, aura lieu au Grand T, à Nantes, du 24 au 28 février. Robert Lepage sera seul en scène. Comme il l’était dans Les Aiguilles et l’opium.