Homme-Jasmin

Transcription

Homme-Jasmin
Unica Zürn, L’Homme-Jasmin, Gallimard/L’Imaginaire, p. 72-74
Elle pense aux premiers fous qu’elle a vus étant enfant. Et ils n’étaient pas peu. Elle se souvient
d’eux. Ils ont fait une impression inoubliable sur son imagination toute fraîche d’enfant.
Le premier était un garçon de quinze ans. Elle pouvait le voir quand elle allait acheter des
bonbons dans la boutique de ses parents. Il était assis sur un divan de velours rouge, derrière une porte
vitrée tendue d’un rideau de dentelle. Il était vêtu de noir et avait de grands yeux sombres. Il approchait
son oreille des petites clefs passées dans un fil et les faisait tinter en les agitant sans cesse. Elle pouvait
entendre à travers la porte ce discret PING-PING-PING. Son beau visage blanc avait une expression
profonde. Toute son occupation, tout son bonheur paraissaient résider dans le bruit de ces clefs qui
sonnaient comme de petites cloches.
Et les gens disaient : « Ce garçon est fou. »
C’est à cette époque qu’elle a entendu pour la première fois ce mot « fou ».
Ses parents qui servaient les clients à la boutique avaient un air affreux avec leurs yeux
écarquillés et leurs cheveux roux et hérissés. Chaque fois qu’elle entrait dans cette boutique le père
prenait le grand couteau à jambon et lui disait : « Veux-tu que je te coupe le nez et les oreilles ? » Elle avait
vraiment peur de ces gens à cause des grimaces horribles qu’ils faisaient en lui parlant.
Mais le grand garçon elle le portait dans son cœur et l’admirait parce qu’il avait l’air digne. Un jour
de printemps elle le vit pour la première fois devant la maison. Il se promenait dans le petit jardin où les
premières fleurs se montraient et faisait sonner à son oreille la musique de ses clefs. Lorsqu’elle lui
adressa un timide bonjour, il la considéra de ces grands yeux-là, noirs – le regard d’un adulte.
C’est la même année qu’elle fit la rencontre d’une jeune folle de dix-sept ans dans une maison qui
ressemblait à un palais. Ses parents étaient vieux et très riches. Ils organisaient pour faire plaisir à leur
fille malade des réunions d’enfants. Mais les enfants invités à jouer entre eux devant la folle étaient
comme paralysés par la présence de cette jeune fille à grandes dents, au rire toujours silencieux, assise à
côté de son infirmière, et qui de ses mains blanches et minces raflait pour elle tous les petits cadeaux
étalés sur la table pour les jeunes convives.
Elle portait une robe de chambre en velours rouge et ses longs cheveux noirs lui tombaient jusque
dans le dos. Elle ne disait pas un mot mais tout son être était sans cesse secoué par le rire.
Et comme les autres enfants elle avait peur de cette fille. Elle vit une fois les dessins réalisés par
cette folle et où elle avait essayé de représenter les gens de son entourage : des êtres étirés, flottant dans
l’espace, portant des têtes énormes. Est-ce ainsi qu’elle voyait les hommes ? Une nuit elle se jeta par la
fenêtre et dans sa chute entraîna sa mère qui voulait la retenir.
C’est à cette époque, au cours de ces sinistres fêtes d’enfants, qu’elle appris par une expérience
précoce combien il est difficile d’être gaie et insouciante devant une maladie incurable.
(…)
Et elle pense aussi à ces trois personnages qui firent une brève apparition à Grunewald et qui, à ce
que l’on disait, venaient de Russie et avaient perdu la raison dans des circonstances inconnues.
Tels les comédiens d’une pièce ancienne, vêtus de parures romantiques, ils parcouraient les rues
avec solennité : l’homme, la femme et la fillette.
Lui, avec la belle insouciance du fou qui perçoit à peine encore le monde environnant parce qu’il
en a découvert un plus beau en lui et que peut-être même il l’a sous les yeux, parlait avec vivacité et des
gestes gracieux à ceux qu’il était seul à voir. Et il précédait les femmes.
La mère de la petite balayait de ses longues jupes de velours la poussière de la rue et était
toujours plongée dans une profonde mélancolie. « Ils sont fous », disaient les gens, mais nul n’avait l’idée
de rire d’eux et les enfants les laissaient tranquilles et les admiraient tant ils leurs paraissaient beaux et
féériques. Les petits prenaient plaisir à l’apparition de ces trois personnages comme au théâtre et ils les
accompagnaient à distance respectueuse dans une maison où ils disparaissaient, et finalement où ils
disparurent pour toujours. Personne ne sut où. Les enfants n’osèrent pas parler de ces trois étrangers avec
leurs parents dans la crainte de recevoir les explications prosaïques que les grandes personnes sont
toujours si disposées à donner. Aussi cette apparition perdit peu à peu son caractère de réalité et devint
comme le souvenir d’un rêve.
Unica Zürn, L’Homme-Jasmin, Gallimard/L’Imaginaire. p. 137-138.
On l’emmène en silence, et une longue course commence derrière le grillage d’un fourgon
cellulaire. Elle ne sait pas où on la conduit. Le voyage a pris fin. On la mène dans une maison, devant un
groupe silencieux d’hommes vêtus de blanc. Quelle mélancolie n’exhalent-ils pas ? Leurs yeux sont pleins
d’une sombre tristesse muette. Est-ce qu’il est arrivé un malheur ici ? Et qui en est la victime ? Pourquoi
cette civière dans un coin ? À quoi servent ces sangles de cuir et ces solides courroies ? Toute une
montagne de ces sangles ? Elle a déjà vu cela. Où ?
Quel curieux sol qui cède sous ses pas ? Il est comme en caoutchouc et garni de ressorts. Elle y
avance prudemment et se risque à faire un petit saut en hauteur. C’est amusant. Ce singulier sol la fait
rebondir en l’air. C’est comme au cirque. Pendant quelques minutes elle s’amuse à ce jeu et se sent légère
comme une plume. Mais brusquement elle se trouve dans un nouveau décor sans savoir comme elle y est
arrivée. Une porte se ferme derrière elle. Et dans cette porte il y a une petite fenêtre grillagée. À travers ce
grillage une femme lui jette un rapide coup d’œil et disparaît. Elle est seule et regarde autour d’elle : un
endroit bizarre, vieux et sans une fenêtre. Lumière électrique. Les murs semblent être tendus de toile à
sac. Ils ont des trous d’où sort de la paille. Le long du mur un matelas de cuir garni d’une couverture de
cheval. Dans un coin un trou rond à même le plancher. C’est tout. Dans le voisinage s’élève le chant
déchirant d’une inconnue. C’est un crescendo et decrescendo de roulades – une voix puissante et très pure
exprimant l’extase.
De quoi s’occuper ici ? Elle tire la paille des trous et commence à s’amuser avec, jusqu’à ce que,
prise d’enthousiasme pour ce jeu, elle se pare elle-même de ces brins d’herbe des étés depuis longtemps
révolus, et en orne l’affreux lit de cuir, comme si elle voulait s’installer ici pour toujours. D’un souffle elle
envoie en l’air les fétus desséchés et les regarde retomber lentement sur elle sous la forme de gracieux
insectes. Incarne-t-elle Ophélie ou Gretchen que son amour pour Faust a rendu folle ?
Pour la première fois et pour elle seule elle exécute une longue pantomime dont plus tard elle ne
se rappellera ni la signification ni les détails. Mais tandis qu’elle est occupée à apporter à son jeu grâce et
imagination, une idée fugace lui traverse l’esprit : elle pense qu’il devrait y avoir ici quelqu’un qui pût fixer
cette pantomime sur la pellicule pour l’éternité – mais il n’y a personne.

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