La bague - Gruyères

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La bague - Gruyères
La bague
Dans le temps que le comte Pierre de Gruyères rendit libre la vallée de Charmey, sa parente Mme
de Villars eut une bien étrange aventure.
On venait beaucoup se voir, d'un château à l'autre, durant les beaux jours. Et tant que la saison le
permettait, on mangeait dehors, on dansait sur l'herbe, on traversait les ruisseaux sur des passerelles
de planches, et les seigneurs donnaient la main aux dames, de crainte qu'elles n'aient peur.
Et puis, quand la lune était bien haute, toute petite et toute blanche, on allait enfin se coucher, en
courant dans les corridors. Et chacun avait sa chambre très loin de toutes les autres; les jeunes gens
là-haut, près des chouettes, et les vieilles personnes en bas, pour n'avoir pas trop d'escaliers à
monter.
Et le lendemain la fête recommençait.
Et donc la cousine du comte Pierre, Mme de Villars était une belle personne, imposante, qui parlait
plus haut que les autres dames, grondait les jeunes filles, et qui voulait toujours avoir la première
place partout.
Et comme elle n'était guère gentille, on la craignait beaucoup, et elle faisait tout ce qu'elle voulait.
Un matin, elle cria bien fort, dès son réveil. On lui avait volé sa plus belle bague. Elle en était sûre,
et même, elle connaissait bien sa voleuse: ce ne pouvait être que l'effrontée petite Pernette, sa
camériste.
Mme de Villars criait si fort que bientôt son cousin fut là. Et le comte Pierre avait bonne réputation
d'homme juste.
- Madame, lui dit-il... si vraiment cette bague vous a été volée, je vous promets bien que justice sera
faite, et que sera retrouvée la bague. Encore ne convient-il d'accuser personne légèrement, car c'est
alors crime pour un humain.
Disant cela, il regardait souvent la jeune Pernette, et Pernette pleurait beaucoup. Mais allez savoir
pourquoi pleure une fille, et si c'est d'avoir été surprise, et si c'est d'être accusée faussement, et si
c'est la honte, et si c'est la peur, ou peut-être la misère d'être seule pour se défendre.
Car Pernette était moins une servante qu'une demoiselle pauvre, de bonne maison, mais orpheline,
et le comte Pierre l'avait recueillie en mémoire de son père. Et il ne la croyait pas coupable.
Cependant il fallut bien l'enfermer, en attendant, et c'était mieux pour elle. Car Mme de
Villars se monta si bien la tête tout au long du jour qu'elle aurait rudoyé la jeune accusée, si Pernette
n'avait été enfermée dans une tour.
Et le comte Pierre qui sentait quelque chose clocher dans cette histoire ne savait que penser et se
promenait seul, les mains au dos. Et tous ses invités parlaient bas, et la fête était comme gâtée, parce
que Mme de Villars avait beaucoup crié, et dans cet air léger, plein de sonnailles, les cris avaient
blessé la paix du doux pays.
Ainsi marchait le comte Pierre, de plus en plus loin de son beau château, la tête basse et
réfléchissant. Car il revoyait le doux visage de la jeune fille accusée, et il savait bien, dans son
cœur, que ce n'était pas le visage d'une voleuse. Mais comment le montrer aux autres?
Il arriva, marchant, marchant, auprès d'un oratoire tout pauvre, établi dans une clairière. Et l'ermite
à barbe blanche vint vers le beau comte Pierre, qui lui ouvrit son cœur et lui conta sa peine.
- Le bon Dieu est juste, dit l'ermite. Il fera éclater la vérité.
Donc, le comte revint vers ses invités, un peu plus heureux, marchant un peu plus droit. Mais quand
il regardait les hautes murailles de son château, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'une petite
demoiselle, probablement innocente, était retenue prisonnière, tout là-haut dans la tour; et bien qu'il
eût donné des ordres: un bon lit, de bons repas... il était malheureux. Il regardait sa belle cousine: «
Une bague de plus, une bague de moins, pensait-il... est-ce que cela compte? » Et Mme de Villars se
tenait comme une reine, et il pensait: « Il faut que le bon Dieu se hâte de faire éclater la vérité...
Sinon, ma cousine se réveillera demain plus décidée, et je crains l'avenir. La soirée fut fraîche,
personne n'aurait voulu danser, et il semblait que montât dans la nuit comme un avant-automne de
tristesse.
l'ermite
Le lendemain matin, chacun traînait dans sa chambre, bien qu'un joli soleil brillât, quand on
entendit crier joyeusement. C'était un petit pâtre qui trottinait devant le vieil ermite. Et l'ermite luimême marchait du plus vite qu'il le pouvait, dans sa vieille robe brune. Et le petit pâtre portait sous
le bras on ne savait quoi, grossièrement abrité de feuilles de gentiane et de branchettes de sapin,
comme un paquet de braconnier.
- J'accours, dit l'ermite, parce que j'ai le sentiment d'une chose grave. Ce poisson a sauté, de pierre
en pierre, remontant de la rivière au ruisseau, et jusque dans mon simple bassin de source. Et j'ai
demandé au Jeannet de le prendre et de vous le porter, Monseigneur.
Devant tout le monde, le comte fit ouvrir la belle truite. Et aussitôt, on vit briller le diamant, et l'or
de l'anneau.
- Ma bague, s'écria Mme de Villars, c'est bien elle... Mais comment est-elle venue là ?
- Vous l'aurez perdue, elle sera chue de votre doigt quand nous avons joué avant-hier sur la
passerelle, dit le comte froidement.
- Et le bon Dieu n'abandonne pas les innocents, dit l'ermite.
Ainsi la jeune orpheline Per¬nette fut sauvée miraculeusement. Mme de Villars lui fit une dot et le
comte Pierre la maria très sagement à un jeune seigneur de sa suite, qui mit une truite dans son
blason.