Réflexions sur la Shoa d`après André Kaspi, dans Les cahiers de la
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Réflexions sur la Shoa d`après André Kaspi, dans Les cahiers de la
Réflexions sur la Shoa d'après André Kaspi, dans Les cahiers de la Shoah n° 1, Editions Liana Levi, 1994 « Après tout, qui parle encore aujourd'hui de l'annihilation des Arméniens ? » Cette question, c'est Hitler qui la pose le 22 août 1939, quelques jours avant de déclencher la guerre contre la Pologne. Elle n'est pas seulement marquée du cynisme le plus brutal. Elle est profondément angoissante. Le massacre de centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants pourrait être oublié, et ces innocents pourraient mourir une seconde fois tout aussi injustement que la première. D'autres massacres recevraient ainsi la promesse de l'impunité. Les assassins remporteraient la guerre de la mémoire. Préserver la mémoire Mais l'histoire ne se confond pas avec la mémoire. La mémoire nourrit l'histoire, et parfois la déforme. Les historiens, eux, tâchent d'établir les faits, de faire comprendre les motivations, de proposer des interprétations. Ils encadrent la mémoire et lui donnent un sens. Naturellement , ils fuient l'émotion dans la mesure du possible et préfèrent adopter le ton froid, détaché, aseptisé des experts. Leurs sentiments, ils les dissimulent comme si la pudeur ou la prudence leur imposait cette ascèse. La Shoah n'est pas un événement comme les autres. Elle tient une place centrale dans l'histoire du XXe siècle. En 1992 a paru un ouvrage collectif qui a pour titre « L'Histoire inhumaine, massacres et génocides des origines à nos jours ». Des spécialistes de diverses disciplines, des cinq continents, de toutes les périodes de l'Histoire y analysent les crimes collectifs. De la préhistoire aux Indiens d'Amérique latine, en passant par l'Antiquité, les grandes invasions, la traite négrière et la terreur stalinienne, rien n'est épargné au lecteur. Dans le chapitre qui porte sur « l'industrie du meurtre collectif : Hitler et le 3e Reich », l'hystérie antisémite, les camps de concentration, Auschwitz et les méthodes industrielles, le génocide « oublié » des Tziganes font, entre autres, l'objet d'une étude attentive. Attentive et courte, car le passage sur Auschwitz par exemple, correspond à trois pages seulement. Quels que soient les mérites de l'ouvrage, cette démarche nuit à notre compréhension. Au lieu de nous faire saisir la spécificité de la Shoah, elle la noie dans un ensemble disparate. Et la conclusion que tirera n'importe quel lecteur, s'il est un peu pressé ou de mauvaise foi, c'est que la Shoah n'est que l'une des exterminations de masse, dont les exemples ne manquent pas dans l'histoire des hommes; elle n'est qu'une horreur parmi d'autres horreurs. Cette conclusion est fausse. Dès 1951, François Mauriac écrit : « Notre génération aura eu le privilège d'être le témoin du massacre le plus étendu, le mieux mené, le plus médité : un massacre administratif, scientifique, consciencieux, tel que pouvait être un massacre organisé par les Allemands. » Ce qui constitue la spécificité de la Shoah, c'est qu'un Etat européen, dont les traditions culturelles sont anciennes et prestigieuses, dont la civilisation a donné au monde Bach et Beethoven, Goethe et Schiller, Kant et Hegel, cet Etat-là a tenté de rayer de la carte du monde une partie de ses citoyens, puis les citoyens d'autres pays, sous prétexte qu'ils appartenaient à un peuple jugé à la fois inférieur et dangereux, condamné pour n'avoir pas d'attaches nationales, désigné comme le suppôt de bolchevisme et du capitalisme, le responsable de la modernité et de la décadence, corrompu et corrupteur. Les Juifs seront assassinés pour être nés dans un lit et non dans un autre, pour ce qu'ils sont et non pour ce qu'ils font ou pour ce qu'ils ont fait. Or rien n'arrête cette politique d'extermination, ni les contraintes d'une guerre mondiale ni les perspectives d'une défaite annoncée. Jusqu'au dernier moment, des convois de déportés partent pour les centres de mise à mort. Paris est sur le point d'être libéré, et des internés de Drancy sont entassés dans des wagons de marchandises en direction d'Auschwitz. En 1944, alors que les Soviétiques s'approchent de l'Europe centrale, des centaines de milliers de Juifs hongrois sont déportés pour être gazés. Comme si la « solution finale de la question juive » devait recevoir la priorité des priorités dans le déroulement du conflit. Quel que soit le déroulement des combats, quelle que soit l'issue prévisible de la guerre, la bureaucratie continue sa tâche. Elle gère la Shoah comme elle gère les affaires économiques ou les affaires sociales, comme d'autres administreraient une entreprise commerciale. Les chemins de fer allemands acheminent les déportés avec la ponctualité que leur permettent ces temps troublés. Les industriels de la chimie tirent partie des déportés qui, à Monowitz, tout près d'Auschwitz, fabriquent du caoutchouc synthétique. Des firmes de travaux publics construisent des fours crématoires plus performants, des chambres à gaz plus efficaces, et s'efforcent de remporter des marchés qui rapportent gros. La Shoah, c'est tout cela et ce sont beaucoup d'autres choses encore. En faire l'histoire, c'est d'abord s'astreindre à une rigueur scientifique. Nous n'avons pas le droit de nous contenter d'à-peu-près. C'est aussi le refus de tout mélanger ou, si l'on préfère, de tout banaliser. Dans cette perspective, il faut recourir aux mots qui conviennent, circonscrire l'ampleur de la tragédie, essayer de comprendre. Le vocabulaire exige une rigueur impeccable. Comment désigner l'horreur ? Le mot « extermination » est insuffisant. Il ne montre pas assez le caractère unique de l'événement. D'autres exterminations ont été commises à d'autres époques et en d'autres lieux avec des motivations différentes et des moyens différents. Les nazis utilisaient l'expression « solution finale ». Ils parlaient de « traitement spécial », d' »évacuations vers l'Est », « d'éliminations », de « déportations pour une destination inconnue ». Ils ont ouvert sous nos pieds les pièges du langage et les ont laissés béants. Le 4 octobre 1943, Himmler prononce à Posen (Poznan) un discours devant les dignitaires SS : « Je voudrais vous parler très franchement d'un sujet extrêmement important. Entre nous, nous allons l'aborder franchement et, cependant, en public nous ne devons jamais en parler. Je voudrais parler de l'extermination du peuple juif. C'est une page glorieuse qui n'a jamais été écrite et ne le sera jamais. » Pas de traces écrites, pas de traces matérielles, éviter que les victimes ne comprennent trop tôt le sort qui leur est réservé, faire disparaître, une fois pour toutes, un peuple tout entier, garder la possibilité en cas de défaite de nier le crime, voilà les motivations des nazis. Si nous adoptions leur vocabulaire, si nous recourions à leurs euphémismes, nous leur donnerions raison et nous éviterions de dire ce qui fut. Au lendemain de la guerre, les auteurs juifs ont beaucoup utilisé le terme de « catastrophe ». On le retrouve sous sa forme hébraïque, hurban, qui figure dans un article paru aux Etats-Unis en 1949. Le hurban, c'est la destruction, la destruction totale. Le mot vaut ce qu'il vaut, mais il semble difficile de l'appliquer à des hommes et à des femmes. De fait, trois mots sont couramment utilisés par les uns et par les autres. En premier lieu, le mot « génocide », inventé en Raphaël Lemkin, un juriste américain d'origine polonaise, pour désigner le massacre des Juifs et des Tziganes. Il s'agit d'un « plan coordonné et méthodique visant à détruire les fondements de la vie des groupes nationaux dans le dessein final d'annihiler les groupes eux-mêmes. Les actions qu'il implique sont dirigées contre les individus, non pas dans leur qualité individuelle, mais en tant que membres des groupes nationaux. »Le mot figure depuis 1948 dans la convention de l'ONU. Il est précis, repose sur une définition juridique et, orthographié avec une majuscule, sert à nommer le massacre pour lequel il a été créé. Mais il est aussi la victime de son succès. On l'emploie aujourd'hui à tort et à travers. La grande famille des -cides (homicide, ethnocide,...) ne cesse de grandir. Plus on précise en créant de nouveaux mots se terminant par -cide, plus on fait perdre de son sens à « génocide ». Depuis une quarantaine d'années, les Américains utilisent beaucoup le mot « holocauste ». Le terme a traversé l'Atlantique. Les Israéliens eux-mêmes l'utilisent lorsqu'ils recourent à l'anglais pour toucher un large auditoire. Or les définitions du dictionnaire (« sacrifice où on brûle la victime entière », « sacrifice sanglant exécuté dans un but religieux »,... démontrent que le mot ne convient pas. Le crime n'est pas un sacrifice. La référence au feu fait certes penser au four crématoire. Mais croyants et incroyants sont unanimes à reconnaître que les massacres d'Auschwitz ou de Treblinka n'ont pas été ordonnés pour honorer Dieu ou pour renforcer le poids d'une prière. C'est pourquoi le mot « Shoah » semble le mieux adapté. Venant de l'hébreu, utilisé à plusieurs reprises dans la Bible, Il évoque la « désolation », la « ruine », un « malheur », une « calamité ». Un « Jour de la Shoah » a été instauré en Israël en 1959, mais c'est en Occident le film de Claude Lanzmann (1985) qui l'a fait véritablement connaître. « Shoah » possède l'avantage de ne pas être un terme galvaudé et il souligne la spécificité de « l'anéantissement » qui a manqué faire disparaître le peuple juif. On peut toutefois regretter qu'il désigne un cataclysme naturel, alors qu'au cours de la Seconde guerre mondiale le cataclysme fut bien le résultat de l'action des hommes. Le terme « Shoah » n'en remplit pas moins sa mission. Ce qui fait la spécificité du massacre des Juifs reçoit ainsi la désignation qui nous force à réfléchir. Cette querelle étymologique n'est pas vaine. Il faut dire l'indicible, il ne faut pas renoncer à nommer l'innommable. Sinon, il perdra toute réalité. Par ailleurs, il faut éviter la vulgarisation, les détournements de sens. Depuis toujours, les mots naissent,se répandent et perdent de leur force. Que signifient aujourd'hui la diaspora, un ghetto, les déportations, les camps de concentration ? Leur contenu originel est oublié ou déformé. Pour le moment, « Shoah » n'a pas subi ce triste sort. Utilisons-le à bon escient. Un meurtre de masse Pour mesurer l'ampleur de la tragédie, nous devons recourir aux statistiques, dresser une arithmétique macabre qui, à y regarder de plus près, constitue un enjeu scientifique et politique, quand elle ne suscite pas d'indécentes controverses. Pourquoi, diront certains, tomber dans le travers de notre époque qui veut tout mesurer, tout quantifier ? Quelques milliers de morts en plus ou en moins changeront-ils la nature du crime ? Dispose-t-on des moyens nécessaires, d'ailleurs, pour évaluer avec un minimum de précision, et ne court-on pas le risque, avec les conséquences qu'on imagine, de proposer des chiffres précis et faux ? Bien entendu, il est impossible de dénombrer avec une rigoureuse exactitude les Juifs que les Einsatzgruppen ont fusillés lors de l'invasion de l'URSS. Qui dira combien de Juifs sont morts dans les ghettos de Pologne à la suite de la famine, des épidémies et des exécutions ? Lorsque les convois de déportés pénétraient dans Birkenau, celles et ceux que les SS expédiaient tout de suite vers les chambres à gaz figuraient certes sur les listes au départ mais n'étaient pas enregistrés à l'arrivée. Beaucoup étaient morts dans les wagons. Dans les autres centres de mise à mort, le dénombrement restait approximatif. Depuis le procès de Nuremberg, on mentionne le chiffre de 6 millions de victimes juives. C'est Adolf Eichmann, le responsable du bureau des questions juives au RSHA, qui l'aurait indiqué à l'un de ses subordonnés, en ajoutant que 4 millions seraient morts dans les camps et 2 millions à la suite des privations, des maladies et des exécutions par balles. C'est une évaluation, un ordre de grandeur. Après 1945, une méthode plus rationnelle a été utilisée, consistant à faire la différence entre la population juive de l'avantguerre avec celle de l'après-guerre. On parvient ainsi à un total qui varie entre 5,1 et 5,9 millions. L'ampleur de la Shoah correspond à cet ordre de grandeur. Un juif européen sur deux a disparu pendant la Seconde guerre mondiale. En Pologne, 90 % des 3,3 millions de Juifs ont été assassinés. La proportion est identique dans les pays baltes, en Allemagne et en Autriche (annexée par le Reich en 1938). Elle est à peine plus faible en Russie, en Hongrie, en Ukraine. A Belzec, 600 000 Juifs ont été assassinés en un an, et ce sont 900 000 d'entre eux qui ont subi le même sort en un an et demi à Treblinka. Ces statistiques donnent le vertige. Elles enseignent que la Shoah fut un meurtre de masse, une barbarie planifiée, qu'elle nécessita une « machine de destruction », qu'en un mot ce n'est pas par des techniques artisanales qu'on peut parvenir à faire un si grand nombre de victimes. Pour atteindre leurs objectifs, les nazis ont recouru à des techniques industrielles. Leur technologie est particulièrement moderne. Elle utilise les connaissances scientifiques les plus récentes. Elle emploie les méthodes les plus perfectionnées. La Shoah n'est pas le fait d'un Etat arriéré, qui entrerait à reculons dans la modernité. Elle ne peut être comprise que si l'on garde à l'esprit que l'Allemagne nazie avait atteint un très haut niveau de développement économique, qu'elle figurait parmi les grandes puissances industrielles, qu'elle fabriquait des armes très perfectionnées et aurait pu, si elle s'y était davantage intéressée, mettre au point l'arme atomique avant les Américains, qu'elle disposait d'un système de gestion particulièrement efficace, et qu'elle a consacré une part importante de son potentiel à assassiner. Dans quel but ? Parce que la Shoah fait partie d'un plan qui vise à créer un nouvel ordre racial en Europe. En octobre 1939, Himmler annonce la future carte de l'Europe. Dans son esprit, si le conflit doit embraser l'Europe entière, de profonds bouleversements seront possibles. Les Slaves seront chassés, les Juifs assassinés, les Occidentaux écrasés et maintenus sous le joug allemand. Les armées hitlériennes feront de notre continent l'espace des Aryens triomphants. Elles organiseront l'Europe suivant une hiérarchie des races. Dans une première étape, les nazis élimineront cette sous-race qu'à leurs yeux forment les Juifs. C'est aussi cela, l'une des significations de la Shoah. « L'espace vital » dont rêve Hitler créera en Europe puis dans le monde un nouvel ordre qui n'aura guère de ressemblances avec celui d'avant 1939. En ce sens, la Shoah est au coeur de l'histoire du nazisme. Elle ne concerne pas seulement les Juifs, bien que les Juifs soient les premières victimes désignées. L'histoire du nazisme appartient à tous, au-delà de notre continent, elle intéresse toute l'humanité, dans la mesure où elle propose un modèle d'action, un but à atteindre, une métamorphose politique et mentale. Réfléchir sur la Shoah en ne tenant compte que des aspects technologiques, c'est mutiler la réalité. Avant même d'être le domaine des techniciens et des bureaucrates, la Shoah fut le domaine des idéologues pervers et criminels. Ce sont les idées, pas les techniques qui comptent. Quelles explications donner qui permettent de comprendre la folie meurtrière qui saisit un Etat, ses dirigeants et aussi une partie de sa population ? A l'origine de la Shoah, l'antisémitisme, l'hostilité systématique envers les Juifs, la volonté de leur nuire et d'éliminer leur influence que les antisémites jugent toute-puissante et nuisible. Bien des ingrédients alimentent ce courant d'idées. Il y a le vieil antisémitisme, celui des débuts du christianisme. En dénonçant Jésus aux Romains, les Juifs sont devenus le peuple déicide. Leur haine du christianisme les inciterait même à pratiquer le meurtre rituel. Il y a aussi la conviction que tous les banquiers sont juifs, que le capitalisme a été inventé et diffusé par les Juifs, que les Juifs exploitent le peuple, que la gauche révolutionnaire fera bien de ne pas oublier qu'ils sont les ennemis de classe. Il y a encore la conviction inverse que les Juifs sont par nature des révolutionnaires qui sapent les fondements de la société traditionnelle, qui détruisent les valeurs fondamentales. Somme toute, les Juifs seraient inassimilables. Partout, ils formeraient un corps étranger qu'aucune nation ne pourrait intégrer. Où qu'ils vivent, ils sont des étrangers dangereux pour le pays qui les accueille, nous assènent les antisémites. Faut-il rappeler que les Juifs allemands furent pourtant des citoyens profondément assimilés, que rien ne distinguait, dans leur vie quotidienne, dans leurs modes de pensée, des autres citoyens allemands ? Cet antisémitisme n'est pas limité à l'Allemagne. On le retrouve dans bien d'autres pays. La France ne fait pas exception. « La France juive », ouvrage d'Edouard Drumont publié en 1886, a connu un énorme succès et fut l'objet de 200 rééditions. On ne dira jamais assez la violence des attaques contre les Juifs, le venin des articles de journaux, la force des caricatures dans notre pays à la fin du XIXe. La Russie, la Roumanie et bien d'autres nations portent elles aussi leur part de responsabilité. Mais l'antisémitisme de Hitler et de ses fidèles revêt une forme encore plus exacerbée. Il suffit de lire ou de relire les textes. Hitler en septembre 1919 : « L'objectif final et immuable doit être l'élimination des Juifs en général. » Les Juifs provoquent « la tuberculose raciale des peuples », ils sont « le ver dans un corps pourrissant, une pestilence pire que la peste, des araignées, des rats, des parasites, des sangsues, des vampires; ils transportent des bacilles ». De là le passage annonciateur de Mein Kampf (1924) : « Si au début de la guerre [14-18], on avait placé une bonne fois 12 000 ou 15 000 de ces Hébreux pourrisseurs du peuple sous les gaz asphyxiants qu'ont été obligés de supporter, au front, des centaines de milliers de nos travailleurs allemands, alors les millions de victimes du front ne seraient pas tombées en vain ». Oui, sous les gaz asphyxiants. Hitler, l'ancien combattant de la Grande Guerre, qui a lui-même subi les effets des gaz, pense à cette arme redoutable pour se débarrasser des Juifs. Et le 30 janvier 1939, devant le Reichstag, Hitler, chef d'Etat et de gouvernement, déclare : « Aujourd'hui je serai encore prophète. Si la finance juive internationale devait parvenir encore une fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, alors le résultat ne serait pas la bolchevisation du monde, donc la victoire du judaïsme; au contraire, ce serait l'anéantissement de la race juive en Europe. » Cette idée ne 'a pas quitté. Elle ne le quittera plus jamais. Deux mois avant sa mort, il se vante d'avoir « percé le furoncle juif ». Dans la dernière phrase de son testament, rédigé le 29 avril 45, il intime l'ordre à ses successeurs de poursuivre « la résistance impitoyable au judaïsme international ». Pourtant, il n'existe pas d'ordre écrit, signé par Hitler, qui déclenche la Shoah. Suivant une pratique courante dans le régime nazi, l'entourage du Führer fait part de son « voeu », et cela suffit. Le massacre systématique des Juifs est décidé au printemps de 1941, peut-être même avant, en tout cas dans les mois qui ont précédé l'invasion de l'URSS, et donc bien avant la conférence de Wannsee du 20 janvier 42. Est-ce à dire que la guerre totale qui doit opposer le nazisme au communisme a provoqué les assassinats de masse et la mise en fonctionnement des camps d'extermination ? Est-ce que la guerre contre l'Union soviétique a donné aux nazis l'idée de la « solution finale » ? Beaucoup d'historiens le croient. Ils estiment que les circonstances expliquent le passage à l'acte, soulignant que la guerre à l'Est ouvre aux armées allemandes un vaste espace géographique dans lequel vivent des millions de Juifs, que dans l'esprit des nazis le combat contre le communisme, c'est aussi le combat contre les Juifs. D'autres en revanche relèvent les déclarations antérieures de Hitler et n'hésitent pas à conclure que celui-ci a toujours eu l'intention d'éliminer les Juifs et qu'il a dû attendre des circonstances favorables pour agir. Au-delà de ce débat entre historiens (aucun ne niant nullement la réalité de la Shoah), il faut insister sur quelques évidences. Dès son arrivée au pouvoir en 1933, Hitler fait adopter des décrets qui instaurent la discrimination à l'encontre des Juifs. La loi « pour la protection du sang et de l'honneur allemands », dite loi de Nuremberg, date de 1935. Elle met les Juifs à l'écart de la nation allemande. L'aryanisation de la société, c'est-à-dire l'interdiction faite aux Juifs d'exercer leur profession, la privation de leurs biens, la persécution au quotidien dont ils souffrent, avance d'un bon pas. La Nuit de cristal (9-10 novembre 1938) est un pogrom à l'allemande. Certes, les nazis ne savent que faire des Juifs qui relèvent de leur autorité. Faut-il les expulser, les contraindre à l'émigration ? Si c'est l'expulsion, sera-ce vers l'est ou vers l'ouest ? En octobre 40, 6 000 Juifs de l'ouest de l'Allemagne sont déportés ver la France et internés dans le camp de Gurs (Pyrénées Atlantiques), sous administration vichyste. En 1941, les Juifs d'Allemagne ne peuvent plus quitter le territoire national et sont internés dans la Pologne annexée par les Allemands, puis dans le Gouvernement général. Ce sont ensuite les Einsatzgruppen qui entrent en scène, massacrant 2 millions de Juifs. Dans le même temps, la machine industrielle que réclame la « solution finale » se met progressivement en place. Elle devient pleinement opérationnelle en 1942 et fonctionne de mieux en mieux en 1943 et une bonne partie de 1944, ne régressant qu'avec les désastres militaires subis sur le front de l'Est et l'arrivée des Soviétiques en Europe centrale (fin 44 – début 45). Somme toute, Hitler a toujours pensé et dit qu'il se débarrasserait des Juifs. Tant que la paix règne en Europe, sa liberté de manoeuvre est limitée. La guerre déclarée, puis étendue à l'est de l'Europe, il peut aller jusqu'au bout de ses intentions. Se débarrasser veut dire tuer, exterminer, annihiler. Les moyens les plus rapides, les plus efficaces, seront les meilleurs. Après les fusils, les mitraillettes et les mitrailleuses des Einsatzgruppen, ce seront les camions à gaz (comme à Chelmno), le monoxyde de carbone (comme à Belzec ou Treblinka), le Zyklon B (Auschwitz) . Le gazage a été expérimenté contre les malades mentaux. Il servira désormais à rayer les Juifs de la carte du monde. Reconstituer le processus mental des dirigeants nazis ne suffit pas. La vie quotidienne dans l'Allemagne nazie et dans les territoires européens occupés mérite d'être étudiée , car c'est là que se trouve le mystère inexpliqué (et non pas inexplicable). Il y eut des millions de témoins allemands, polonais, ukrainiens, russes,... Croyaient-ils vraiment que les Juifs étaient responsables des misères du monde, de la crise économique, des malheurs passés de l'Allemagne ? Ont-ils gardé le silence par peur, par ignorance ou par refus de savoir ? Fermaient-ils les yeux au passage des trains, parce qu'ils estimaient incroyables et incompréhensibles les récits qu'ils entendaient ? Ne sentaient-ils pas les odeurs qu'ils respiraient ? Ne voyaient-ils pas les fumées qui recouvraient leurs villages ? Que pensait-on vraiment, que disait-on en Allemagne ? Comment a-t-on pu assassiner des millions d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards sans qu'une société profondément civilisée ne proteste ? Raison de plus pour continuer à rendre hommage à celles et ceux qui, malgré la terreur et le conformisme, ont tenté partout en Europe d'aider les Juifs. Les Juifs ont eu aussi des amis, des protecteurs, des sauveteurs dans les mouvements de résistance, au sein des Eglises catholique et protestantes, parmi les gens ordinaires. Les institutions juives ont elles-mêmes été souvent attaquées pour leur passivité, leur naïveté. Mais bien des Juifs ont tenté l'impossible. Contre une armée puissante, lourdement équipée, ils se sont révoltés, comme dans le ghetto de Varsovie en 1943. Ils ne pouvaient pas l'emporter, mais ils voulaient montrer au monde et se montrer à eux-mêmes qu'ils n'acceptaient pas d'être des victimes consentantes. D'autres questions surgissent. Pourquoi l'assassinat des malades mentaux a-t-il été arrêté en 1941 à la suite de la protestation des Eglises allemandes, et pourquoi ces mêmes Eglises n'ont-elles rien dit pour arrêter la Shoah ? Les nazis ont-ils profité d'un lâche soulagement, de la satisfaction discrète des antisémites, des mille et un soucis de la guerre qui détournaient l'attention ? La terreur qu'ils imposaient était-elle si absolue ? Que fallait-il faire pour empêcher cela ? Les Alliés affirmaient que la victoire sur les nazis mettrait fin à la Shoah, ce qui est vraisemblable, mais resterait-il encore des Juifs ? Pour faire comprendre ce silence assourdissant, évoquons l'affaire Dreyfus. De Bruxelles à Chicago, de Berlin à Sydney, de Vienne à Londres, un long cri d'indignation monta contre notre pays qui avait envoyé au bagne un capitaine innocent. Entre 1941 et 1945, pas de cris, que des murmures intermittents. Ce terrifiant secret était-il vraiment secret ? Toutes ces questions, il convient de se les poser même s'il n'est pas facile d'y répondre. L'étude de la Shoah Les réponses, nous les attendons des survivants et des historiens. Des survivants en premier lieu, parce que seuls, ils peuvent témoigner sur ce que furent les arrestations, l'internement, les convois de déportation, l'arrivée dans les camps, les sélections, les conditions de survie pour les uns, le gazage immédiat pour tant d'autres. Deux dangers, toutefois, nous guettent. Des témoins croient que leur expérience n'est pas transmissible, que dans le meilleur des cas ils ne sauraient laisser à d'autres le soin d'en parler. Ils ont tort. La vie fait son oeuvre. Il n'y aura bientôt plus de survivants de la Shoah. Le passage est inévitable, douloureux, souvent frustrant, vers ce que Simone Veil appelle « le temps des historiens ». Les survivants doivent s'y résigner. Simone Veil l'a dit et bien dit : « J'attends beaucoup des historiens pour nous aider dans notre quête obsessionnelle à trouver des réponses à ce qui demeure largement inimaginable et incompréhensible. Le temps des historiens est venu et nous avons besoin d'eux pour édifier ce socle de connaissances qui permettront aux chercheurs au cours des siècles à venir de poursuivre cette oeuvre toujours inachevée qu'est l'Histoire ». Et c'est là que nous découvrons le second danger : la déposition de ceux qui sont passés par les camps. Il serait absurde, dangereux et injurieux de la rejeter. Sans doute est-elle chargée d'émotion. Comment ne le serait-elle pas ? Sans doute comporte-t-elle des inexactitudes, voire des erreurs, qui desservent la vérité et consolident, hélas! La position des sceptiques. Mais, tout compte fait, il faut prendre cette déposition pour ce qu'elle est : indispensable, précieuse, précise et imprécise à la fois. Elle situe l'Histoire à échelle humaine. Quand Primo Levi écrit « Si c 'est un homme », quand Simone Veil évoque « notre fidélité à ceux qui ont été exterminés », quand tant d'autres encore tiennent à laisser par écrit les souvenirs qui ne les quittent pas, nous serions bien mal inspirés de leur tourner le dos. Sans témoins, l'Histoire perd son sens et surtout son humanité. Nous avons besoin d'eux. Les survivants plus lucides attendent beaucoup des historiens. Or les historiens français sont souvent absents quand on écrit l'histoire de la Shoah. Pour le moment, les études les meilleures, les plus récentes, les plus novatrices viennent des Etats-Unis, d'Israël, d'Allemagne. La recherche française reste déficiente dans ce domaine. L'explication de cette regrettable discrétion fait l'objet de controverses. Est-ce le refus de l'événementiel ? Certainement pas. Est-ce la domination d'une école historique ? Pas davantage, car les historiens français ne se rattachent pas à un seul courant de pensée. Est-ce l'impossibilité de reconnaître la complicité, la culpabilité du régime de Vichy ? Allons donc ! L'histoire de la France entre 1940 et 1945 se porte bien et produit des études nombreuses et passionnantes. Non, le quasi-silence des historiens français réclame d'autres explications. L'histoire de la Shoah relève, estime-t-on à tort, de l'histoire allemande, et l'histoire des pays étrangers est peu représentée. Sans doute aussi la Shoah recèle-t-elle une charge émotionnelle trop puissante et les chercheurs préfèrent-ils aborder des sujets moins éprouvants. Alors, somme toute, la Shoah représente-t-elle un domaine trop restreint et inaccessible ? La réponse est non. Elle touche à l'essentiel de l'histoire de la Seconde guerre mondiale. Il est impossible de dégager la signification profonde de l'une sans parler de l'autre. L'histoire de la Shoah éclaire, d'une lumière blafarde et sinistre, l'histoire de notre époque, de ses passions, de sa cruauté, de ses horreurs, quelquefois de ses grandeurs. Elle contredit notre conviction que la philosophie des Lumières guide nos pas. Elle démontre la force des idéologies et des préjugés, met en relief les responsabilités des citoyens et interroge chacun d'entre nous sur la formation d'une identité européenne. L'histoire de la Shoah n'est pas seulement un moment de l'histoire des Juifs. Il n'y a pas que les Juifs qui doivent l'aborder, qui peuvent la comprendre puis l'expliquer. C'est un héritage tragique, douloureux, toujours insupportable, qui appartient à tous. Il ne peut laisser indifférent, encore aujourd'hui, aucun des habitants de la planète. Grâce à l'Histoire, la mémoire collective doit montrer que les crimes contre l'humanité sont imprescriptibles non seulement devant les tribunaux, mais aussi dans la conscience des hommes.