Docs Pragmatique

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Pragmatique
Master ALL Recherche : UE3 (S1) & UE1 (S3) / UE8 option « Sciences du langage »
J-C Pitavy
Semestre d’automne 2013
Corpus d’étude n°2
Les deux « plans d’énonciation » (histoire vs discours)
« … Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants »
Narration de l’historien
Pour devenir les maîtres du marché méditerranéen, les Grecs déployèrent une
audace et une persévérance incomparables. Depuis la disparition des marines
minoennes et mycénienne, l’Égée était infestée par des bandes de pirates : il n’y eut
longtemps que des Sidoniens pour oser s’y aventurer. Les Grecs finirent pourtant par se
débarrasser de cette plaie : ils donnèrent la chasse aux écumeurs de rivages, qui durent
transférer le principal théâtre de leurs exploits dans l’Adriatique.
Gustave Glotz, Histoire grecque, PUF, p. 225 (1925)
Narration romanesque
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J’ai pris le tram pour aller à l’établissement de
bains du port. Là, j’ai plongé dans la passe. Il y
avait beaucoup de jeunes gens. J’ai retrouvé dans
l’eau Marie Cardona, une ancienne dactylo de
mon bureau dont j’avais eu envie à l’époque. Elle
aussi, je crois. Mais elle est partie peu après et
nous n’avons pas eu le temps. Je l’ai aidée à
monter sur une bouée et, dans ce mouvement, j’ai
effleuré ses seins. J’étais encore dans l’eau quand
elle était déjà à plat ventre sur la bouée. Elle s’est
retournée vers moi. Elle avait les cheveux dans les
yeux et elle riait. Je me suis hissé à côté d’elle sur
la bouée. Il faisait bon et, comme en plaisantant,
j’ai laissé ma tête en arrière et je l’ai posée sur son
ventre. Elle n’a rien dit et je suis resté ainsi. J’avais
tout le ciel dans les yeux et il était bleu et doré.
Sous ma nuque, je sentais le ventre de Marie
battre doucement. Nous sommes restés longtemps
sur la bouée, à moitié endormis. Quand le soleil
est devenu trop fort, elle a plongé et je l'ai suivie.
Je l'ai rattrapée, j'ai passé ma main autour de sa
taille et nous avons nagé ensemble. Elle riait
toujours. Sur le quai, pendant que nous nous
séchions, elle m'a dit : « Je suis plus brune que
vous. »
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1. […] En fin d’après-midi j’appelai donc un
taxi, le ciel était blanc comme un linge au-dessus
des Italiens, Max était occupé au fond de la galerie
avec un Japonais. Pontarlier vint vers moi,
transpirant et souriant sous ses moustaches éparses
— je taille plus strictement les miennes —, mes
yeux bleus se reflétaient sur son front bombé. Vous
vous êtes vu ? me demanda-t-il en extrayant de sa
poche une petite main droite molle et moite, qu’il
versa dans la mienne aussitôt inondée. […]
2. […] Le Touareg, bâché de bleu, se tient coi
sur la bosse de sa bête. Près de lui, statufiés sous la
tourmente, trois autres Touareg attendent que ça
se tasse. Le sable fait monter un socle, poussière de
pierre autour des chevilles des animaux. Quand le
plus jeune des Touaregs, affolé, crie qu’il s’enlise et
que ça ne va plus du tout, ses aînés ne lui
répondent pas. […]
Le jour se lève, Meyer fait ses bagages. Procède
avec méthode : de haut en bas du corps puis de
l’intérieur vers l’extérieur de la personne, du bob
aux tongues puis de l’aspirine à l’écran total. Je
crois que c’est tout, qu’est-ce que j’oublie.
Échenoz, Nous trois, Éd. de Minuit (1992)
Camus, L’Étranger, Gallimard (1942)
Narration d’anticipation
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Toorop vint s’asseoir pesamment sur la couette et s’allongea en travers du plumard.
Il était midi.
Le 13 juillet 2013.
La date s’afficha au centre de son esprit, comme une led géante, elle s’incrusta dans
sa mémoire à jamais.
Il faisait beau. Déjà très chaud. Par la fenêtre à glissière grande ouverte il voyait un
bout de sa terrasse, un morceau de la ruelle en contrebas, un grand arbre immobile,
aux feuilles déjà écornées de jaune. Sur la chaîne météo, le matin même, l’alerte UV
avait été donnée, on déconseillait fortement toute sortie entre midi trente et quinze
heures trente ; ensuite, jusqu’à dix-sept heures, on passait à l’orange, puis au vert,
quand le soleil était déjà en train de descendre sur l’occident.
Il avait plusieurs heures à tuer.
En fait, ils avaient tous désormais de longues semaines à tuer, sans rien à faire
d’autre qu’attendre.
Cette ultime pensée déclencha l’irruption du sommeil.
Maurice G. Dantec, Babylon Babies, Gallimard, p. 167 (1999)
A merry little surge of electricity piped by
automatic alarm from the mood organ beside
his bed awakened Rick Deckard. Surprised—it
always surprised him to find himself awake
Le déclic de l’orgue d’humeur situé près de son lit
réveilla Rick Deckard. Agréablement surpris, comme
chaque jour, par la qualité de son éveil, il se dressa dans
son lit puis, debout dans son pyjama multicolore, il étira
Pragmatique : Corpus de textes
without prior notice—he rose from the bed,
stood up in his multicolored pajamas, and
stretched. Now, in her bed, his wife Iran
opened her gray, unmerry eyes, blinked, then
groaned and shut her eyes again.
“You set your Penfield too weak,” he said to
her. “I’ll reset it and you’ll be awake and—”
“Keep your hand off my settings.” Her
voice held bitter sharpness. “I don’t want to be
awake.”
He seated himself beside her, bent over her,
and explained softly. “If you set the surge up
high enough, you’ll be glad you’re awake;
that’s the whole point. At setting C it
overcomes the threshold barring consciousness,
as it does for me.” Friendlily, because he felt
well-disposed toward the world—his setting
had been at D—he patted her bare, pale
shoulder.
“Get your crude cop’s hand away,” Iran
said.
“I’m not a cop.” He felt irritable, now,
although he hadn’t dialed for it. […]
“If you dial,” Iran said, eyes open and
watching, “for greater venom, then I’ll dial the
same. I’ll dial the maximum and you’ll see a
fight that makes every argument we’ve had up
to now seem like nothing. Dial and see; just try
me.” She rose swiftly, loped to the console of
her own mood organ, stood glaring at him,
waiting.
He sighed, defeated by her threat. “I’ll dial
what’s on my schedule for today.” Examining
the schedule for January 3, 2021, he saw that a
businesslike professional attitude was called for.
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Philip K. Dick, Blade Runner (Do Droids Dream of
Electric Sheep?) 1968 (1996)
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ses membres. Dans le lit jumeau, sa femme Iran ouvrit
des yeux gris sans joie, cligna deux ou trois fois des
paupières en grognant, puis referma les yeux.
Tu n’as pas réglé ton Penfield assez haut, lui fit-il
observer. Je vais arranger ça, et tu te sentiras bien
réveillée…
Touche pas à mon orgue ! (sa voix était pleine de
rancœur.) Je ne veux pas me réveiller.
Il s’assit à côté d’elle, se pencha et lui expliqua
doucement :
Si tu règles la décharge de manière à ce qu’elle soit
assez forte, tu seras heureuse de te réveiller. C’est tout
l’intérêt de la chose ! Tu mets le bouton sur C et tu
atteins d’un seul coup à la conscience éveillée. Comme
moi.
Parce qu’il se sentait bien disposé à l’égard du monde
entier — il avait réglé son propre appareil sur D —, il
caressa la pâle épaule nue.
— Retire ta sale patte de flic de mon épaule !
— Je ne suis pas un flic !
Il se sentait irrité. Ça ne correspondait absolument
pas au réglage de son orgue d’humeur. […] Les yeux
grands ouverts, cette fois, Iran l’observait.
— Si tu te programmes une saloperie, je te préviens
que j’en ferai autant. Je vais me bloquer sur l’intensité
maximale et te servir une engueulade dont tu te
souviendras. Vas-y, essaye !
Elle bondit hors de son lit pour gagner le clavier de
l’orgue personnel et resta plantée là, dans une attitude
féroce.
Il poussa un soupir. Elle avait gagné.
— Je me contenterai de mon programme du jour.
Un coup d’œil à la date du 3 janvier 1992 lui apprit
qu’il avait besoin d’une attitude sérieuse afin d’aborder sa
journée dans un esprit constructif.
Philip K. Dick, Blade Runner (Les androïdes rêvent-ils de moutons
électriques ?), trad. fr. 1976, Champ Libre.
Discours journalistique
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Ce sont des images hachées, heurtées par un
mouvement de panique. Des badauds levant les
yeux au ciel, cependant qu’une inconnue hurle
au vidéaste amateur : « Il se passe quelque chose, je
ne sais pas ce que c’est. Mon Dieu ! Cours ! Lâche la
caméra et cours ! » Suit un flash-back : des
passagers embarquent à Miami à bord d’un
avion de tourisme qui sera détourné de sa
destination.
Eveillant un sentiment de déjà-vu, ces deux
séquences inaugurent « The Event » que
Canal+ diffusera à compter du 22 septembre.
La similitude n’est pas fortuite. Ce feuilleton,
sorte de « 24 heures chrono » mâtiné de
fantastique, est la dernière mouture en date des
séries conspirationnistes poussées sur les ruines
de Ground Zero. Dix ans après les attentats du
11 septembre 2001, le traumatisme national
qu’a vécu l’Amérique du Nord continue de
hanter l’imaginaire des scénaristes. […]
Dès le 3 octobre 2001, l’épisode Isaac &
Ishmael de la série « West Wing » (« A la
Maison Blanche »), tourné en un temps record,
s’en fit l’écho. L’on y voyait un proche
collaborateur du président discourir sur le
terrorisme devant un parterre de lycéens en
visite à la Maison Blanche. Pareille démarche
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pédagogique fut rare tant il est vrai que les
attentats relancèrent plutôt à Hollywood les
drames compassionnels, les films catastrophe et
les séries d’espionnage. […]
Dans un documentaire américain de 2011,
Steven Spielberg avoue qu’il n’aurait jamais
fait Rencontre du troisième type et E.T. : « Je pense
qu’après le 11-Septembre, j’ai perdu un peu de mon
innocence. L’inconnu n’est peut-être pas aussi
bienveillant que ça. » […]
« A partir de 2002, nota l’historienne Olivia
Brender dans une étude publiée en 2007 par
l’institut Pierre Renouvin, les personnages
d’“Arabes” se multiplièrent dans les séries télévisées.
[…] » […]
Exemple le plus significatif : les multiples
saisons entre 2001 et 2010 de « 24 heures
chrono » où Jack Bauer (Kiefer Sutherland),
agent de l’unité antiterroriste, pourchassa
inlassablement les ennemis de l’Amérique. La
quatrième saison de cette série créée par un
républicain militant, déclencha une vive
polémique aux Etats-Unis, sur l’apologie et la
banalisation de la torture.
Macha Séry « Peurs en série », Le Monde,
8 septembre 2011