Le Sommeil de la raison

Transcription

Le Sommeil de la raison
Juan Miguel Aguilera
Le Sommeil
de la raison
Roman traduit de l’espagnol par ANTOINE MARTIN
Du même auteur
LES ENFANTS DE L’ÉTERNITÉ, roman, Imaginaires Sans Frontières
LA FOLIE DE DIEU, roman, Au diable vauvert
RIHLA, roman, Au diable vauvert
MONDES ET DÉMONS, roman, Au diable vauvert
LE FILET D’INDRA, roman, L’Atalante
DERNIÈRE VISITE AVANT LE CHRIST, nouvelles, ActuSF
Titre original : EL SUEÑO DE LA RAZÓN
ISBN : 2846261164
ISBN 13 : 9782846261166
© Éditions Au diable vauvert, 2006
Au diable vauvert
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La Laune BP 72 30600 Vauvert
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Catalogue sur demande
Souvent, on a vu les sorcières
elles-mêmes couchées sur le dos,
dans les clairières des forêts, nues jusqu’au nombril.
Il apparaissait alors évident, à cause de la disposition
des membres qui correspond à l’acte et au plaisir
vénérien, à cause aussi de l’agitation de leurs jambes,
de leurs cuisses, qu’elles venaient de copuler
avec des incubes demeurés cependant invisibles pour
l’assistance. Mais parfois, à la fin de l’acte,
et quoique ce fait reste rare, une vapeur très noire,
plus ou moins de la taille d’un homme,
s’élève au-dessus de la sorcière.
H. Kramer, J. Sprenger
Malleus Maleficarum
L’information que les sens nous délivrent
n’est qu’une sorte de réception,
ou l’impression d’une image,
comme un sceau sur la cire
ou une silhouettedans un miroir.
Mais le doute subsiste toujours de savoir
si l’âme peut se tromper en vertu
de la représentation des sens.
Luis Vives
Traité de l’âme
Le sommeil de la raison engendre des monstres.
Goya
Caprice n° 43
Introitus
Voici trois erreurs hérétiques que l’on doit combattre et,
sitôt qu’elles seront réfutées, on distinguera la vérité dans
sa simplicité. Car certains auteurs, qui prétendent fonder
leur opinion sur les paroles de saint Thomas lorsqu’il traite
des obstacles produits par les charmes magiques, affirment
que la magie n’existe pas, qu’elle se trouve seulement dans
l’imagination des hommes, qui attribuent à la sorcellerie et
aux enchantements des effets naturels dont on ignore les
causes. D’autres reconnaissent que les sorciers existent,
mais ils déclarent que l’influence de la magie et les effets
des sortilèges sont purement imaginaires et fantastiques.
Une troisième catégorie d’écrivains soutient que les prétendus effets produits par des charmes magiques sont
complètement illusoires et fantaisistes, bien qu’il soit possible que le diable assiste certains sorciers.
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H. Kramer, J. Sprenger
Malleus Maleficarum
30 janvier 1516
Des bancs de nuages ourlés d’argent traversaient mollement la voûte céleste. La pleine lune resplendissait entre les
tours jumelles de la cathédrale de Cologne, et sa lumière
pâle arrachait des reflets au tapis de neige qui s’accumulait sur les toits de la ville. Cela dessinait un paysage
au contraste brutal, comme des traînées d’encre sur le
mercure. Le silence pesait sur les rues gelées. On entendait seulement, de temps à autre, l’aboiement lointain de
quelque chien solitaire.
L’attelage s’arrêta au pied de l’édifice sacré. Deux silhouettes en descendirent, encapuchonnées dans l’habit de
laine noir et blanc de l’ordre de saint Dominique. Celui qui
allait devant leva les yeux, fasciné par les aiguilles de pierre
qui s’élevaient droit vers le ciel, avec cette lune pendue entre
elles comme une parure éclatante. L’autre dominicain, un
vieillard, arriva à sa hauteur et lui dit dans un murmure:
«Ne vous laissez pas impressionner par la cathédrale, père
Bernardo. Elle est magnifique, oui, mais la moindre flatulence de Dieu serait capable de ridiculiser toute œuvre
humaine. Souvenez-vous que “la folie de Dieu est plus
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sensée que la sagesse des hommes”. Le lieu vers lequel nous
nous dirigeons maintenant vous paraîtra peut-être très
humble, très ténébreux sans doute, mais je vous assure qu’il
exprime mieux que cet édifice notre véritable position dans
l’ordre des choses… il toussa. Beaucoup mieux. »
Bernardo acquiesça docilement aux paroles du vieillard,
mais, en son for intérieur, il esquissa une moue de mépris
et pensa :
Platon a dit aussi, et bien avant ton saint Paul, que la
folie qui procède de la divinité est plus belle que la raison
qui tire son origine des hommes. Sans doute est-ce toi,
vieillard, qui devrait en apprendre un peu sur l’humilité.
Ils marchèrent en silence, l’un près de l’autre, en faisant
craquer la neige gelée sous leurs pieds. De temps en
temps, le vieux dominicain s’appuyait au bras du plus
jeune. Ils contournèrent l’un des murs de la cathédrale et
se faufilèrent dans un boyau sombre.
« Où cela mène-t-il, mon père ? Un nuage de buée
accompagnait chaque parole.
— La cathédrale a été construite sur une petite église
du IXe siècle consacrée à Notre Seigneur. L’église proprement dite a été détruite, mais ses caves existent toujours,
dans le sous-sol de la cathédrale.
— C’est là que les augustins nous attendent ?
— C’est ça. Ce sont eux qui entretiennent les lieux.
— Je ne me fie pas aux augustins.
— Nous n’avons aucune raison de leur faire confiance.
Le froid faisait un peu trembler sa voix. Jacobus était notre
frère et ses restes appartiennent à l’ordre des prédicateurs.
Même s’ils se trouvent maintenant sous la vigilance des
augustins, ceux-ci n’ont rien à prétendre, à cet égard. »
Bernardo acquiesça.
«D’accord, père Johannes, dit-il, finissons-en une bonne
fois avec ça. »
Le corridor débouchait sur une salle étroite. Un moine
augustin les y attendait, en compagnie de deux frères lais
d’allure fruste chargés d’un panier et de divers outils de
maçonnerie. L’arrivée des dominicains plaqua sur leurs
visages des grimaces d’impatience et d’hostilité.
« Vous avez choisi un bien curieux moment pour visiter
le lieu de repos de votre frère », dit l’augustin en guise de
salut. C’était un très gros moine aux joues rouges et aux
yeux d’un gris aussi décoloré que les rares cheveux qu’il
portait plaqués sur le crâne. «Justement cette nuit, où toute
la chrétienté porte le deuil pour la mort de don Ferdinand
le Catholique.
— Vous n’êtes que trois ? demanda Johannes en fronçant les sourcils.
— Inutile d’être plus nombreux. Ces hommes, dit-il en
montrant les convers, se chargeront d’ouvrir la crypte et
de la refermer comme il se doit, sitôt que vous aurez fini.
— Conformément aux normes et à l’ordre de nos communautés, répondit le vieillard, les restes de notre frère
Jacobus Sprenger furent confiés à la charge de vos soins
vigilants et jaloux.
— Ainsi fut-il fait et ainsi il demeure », caqueta l’augustin dont le double menton tremblotait de satisfaction.
Johannes lui remit un document dissimulé dans sa
manche.
« Permettez-nous alors d’aller prier devant la dépouille
de notre frère, pour le salut éternel de son âme. »
Avant de le lire, l’augustin vérifia scrupuleusement le
sceau du provincial de l’ordre des prédicateurs.
« C’est en ordre, dit-il tout en parcourant de ses doigts
courtauds les lignes manuscrites, comme on pouvait s’y
attendre.
— Dans ce cas, conduisez-nous à l’endroit où Jacobus
repose. »
Le mur de droite s’ouvrait sur un passage au plafond
voûté. Il descendait en pente douce jusqu’au sous-sol de
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Le Sommeil de la raison
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la cathédrale. L’un des maçons, celui qui portait la lanterne, ouvrit la marche pour éclairer le chemin. Le couloir était si étroit que les cinq devaient aller en file
indienne, et que les épaules du gros augustin frottaient
contre les briques humides. Ils ne tardèrent pas à atteindre
le point où le corridor venait mourir contre une cloison
blanchie à la chaux.
Du temps où l’enduit était encore frais, quelqu’un avait
écrit : « Comme tu te vois, je me vis. Comme tu me vois,
tu te verras. Tout s’achève ici, en ceci. Penses-y et tu ne
pécheras pas. »
« Reculez un peu, pères, grogna le second maçon. Que
vous n’alliez pas recevoir quelque débris. »
Comme ils n’avaient pas la place d’opérer ensemble, ils
durent travailler à tour de rôle pour attaquer la cloison.
Johannes n’arrêtait pas de tousser et Bernardo s’en
inquiéta.
«Ce n’est rien… seulement… c’est cette poussière qui…
Ça ira mieux dans un moment. »
Bernardo approuva, en forçant un sourire. En réalité, il
savait que Johannes était gravement malade et que toute la
communauté craignait que le vieillard ne passât pas l’hiver.
Et le vieillard en était conscient aussi. C’était pourquoi la
visite en ces lieux devait revêtir une signification très particulière pour lui. Dans son regard, on pouvait lire la peur
et la perplexité de savoir que bientôt il lui faudrait rencontrer l’inflexible sentence divine. On affirmait que la
vie n’était qu’une étape obligée vers l’éternité, à peine une
préparation à la mort, mais l’expression du vieillard
démontrait que rien de ce qu’il avait appris au cours de sa
longue existence ne l’aiderait à affronter ce moment avec
un peu de paix dans la conscience.
« Ouvert », annonça l’un des maçons.
Les deux dominicains entrèrent dans la crypte.
Les parois étaient de pierre, le sol de granit, et le plafond
apparaissait grossièrement voûté. Dans la première salle, les
restes mortels des sept derniers moines défunts reposaient.
L’endroit puait aussi fort que l’on pouvait s’y attendre.
Bernardo se tourna vers la porte où l’augustin attendait
paisiblement. Les maçons étaient restés en retrait dans son
ombre.
« Où sont les restes de notre frère ?
— Par là, à droite. » L’augustin leva la main pour montrer. « La quatrième salle. »
Les dominicains traversèrent trois pièces identiques à
celle par où ils étaient entrés, sans lumière ni la moindre
ventilation. Les murs étaient creusés de niches étroites
dans lesquelles s’amoncelaient des os et des restes en
décomposition. Bernardo pensa à toutes les histoires qui
se désintégraient là, en même temps que les corps.
Ils arrivèrent dans la quatrième salle et cherchèrent la
niche occupée par Jacobus.
« Là », indiqua Johannes.
C’était une niche semblable aux autres, située presque
à ras du sol, avec une inscription gribouillée sur un
emplâtre de mortier : Jacobus Sprenger. Ils s’approchèrent
en silence. Le corps était couvert d’une toile blanche moisie qui s’ajustait mollement aux formes du cadavre.
Bernardo s’agenouilla près de la niche et saisit les extrémités du linceul. Avant de les écarter, il se tourna vers
Johannes, qui l’encouragea du geste.
« Découvre-le », murmura-t-il.
Alors que Bernardo tirait la toile, on entendit un cri.
L’augustin était à l’entrée de la salle. Il les avait suivis en
silence. Son double menton tremblait comme de la gélatine et ses yeux ouverts comme des soucoupes semblaient
incapables de se décoller du cadavre de Jacobus Sprenger.
Il tomba à genoux et croisa les mains sur son visage.
« Il sent les roses… Les roses ! cria-t-il. Odeur de sainteté ! »
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Le Sommeil de la raison
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Bernardo, qui était beaucoup plus près du corps, n’avait
rien senti. Ni l’odeur de la décomposition ni le parfum
des roses. Car le corps de Jacobus Sprenger, l’homme qui
avait écrit, en collaboration avec Henricus Kramer, le plus
important des traités contre la sorcellerie, le corps de cet
homme était épargné par la corruption et gardait le même
aspect qu’il avait au jour de sa mort, vingt et un ans auparavant.
« C’est un miracle ! s’exclama l’augustin, qui paraissait
au bord de l’hystérie. Votre frère est saint à la droite de
Dieu Notre Seigneur. Cela doit être annoncé, cela doit…»
Johannes s’approcha de lui et essaya de le calmer, mais
l’augustin s’entêtait à rester à genoux et à prier, le visage
enfoui dans les mains.
Le vieillard demanda à Bernardo de l’aider à le relever
et, en unissant leurs efforts, ils parvinrent à remettre le
gros moine debout. Mais ça ne diminua pas son excitation. Il continuait à soutenir qu’un miracle s’était
produit là et qu’il fallait faire sonner les cloches pour l’annoncer.
Durant un instant, Bernardo envia l’innocence de cet
homme. Il se souvint du temps, pas si lointain, où luimême ignorait la véritable nature des choses. Mais il vit
aussi la lueur de la cupidité dans ses yeux. Un corps entier
épargné par la corruption sous sa tutelle ! Une chose qui,
une fois débitée et vendue par fragments comme reliques,
pouvait s’avérer très rentable pour la communauté.
« Reprenez-vous, pour l’amour de Dieu ! » lui cria enfin
Bernardo.
Le moine obèse se calma un peu et Johannes lui
demanda :
« Quel est, croyez-vous, le motif de notre présence ici ?
— Je le savais ! comprit l’augustin, qui les observait
maintenant de ses yeux de veau.
— Nous l’espérions, acquiesça Johannes. Tous, au sein
de notre ordre, nous avions connaissance de la bonté de
sa vie et de la rectitude de son caractère.
— Jusqu’à quel point ?
— Je l’ai bien connu et je peux en faire foi, dit le
vieillard.
— Alors…
— Alors quoi ?
— Nous devons célébrer sa sainteté. »
Bernardo intervint.
« Toutes ces affaires doivent suivre leur procédure.
Longue et minutieuse, dans ce cas. Mais vous savez bien
que dans l’ordre des prédicateurs, nous aimons faire les
choses correctement…
— J’en suis absolument persuadé. Bien sûr que oui.
— Ainsi, vous admettrez donc qu’il s’agit seulement
d’un premier pas, poursuivit Bernardo tandis qu’il montrait le cadavre de Sprenger. Notre Sainte Mère l’Église ne
considère pas qu’un corps épargné par la décomposition
puisse constituer un signe sans équivoque de sainteté,
même s’il s’agit bien d’un indice approprié. Et le droit
canonique exige que cinquante ans au moins s’écoulent
après la mort du candidat, avant que ses vertus ou martyre puissent être formellement discutés à Rome.
— Cinquante… ans ? La déception pointa dans le
regard de l’augustin.
— C’est ainsi qu’il est établi.
— Je ne savais pas…
— C’est évident, dit Bernardo, avec des accents de
colère contenue dans la voix. Vous ne savez pas. Vous ne
savez rien. Et pourtant vous osez nous interrompre pendant que nous essayons de mener à bien la mission de préparer le processus de béatification de notre frère.
— Moi… Je voulais seulement…
— Je sais parfaitement ce que vous vouliez. Maintenant,
sortez…
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— Mais… »
Cette fois, Bernardo parla calmement :
« Quittez immédiatement cet endroit. »
Pour l’augustin, cette froide tranquillité s’avéra encore
plus intimidante que ses invectives antérieures. Il se signa
et se dirigea en toute hâte vers la sortie de la crypte.
« Il ne reviendra pas, assura Johannes. Terminons-en
avec ce qui nous a conduits ici. »
Les deux religieux s’agenouillèrent près du corps de
leur frère et prièrent pendant quelques minutes. Puis
Bernardo sortit les objets qu’il gardait cachés dans les
plis de sa robe et les posa par terre, devant la niche de
Sprenger.
« Il vous reviendra de le faire », dit Johannes qui avait
gardé les yeux fermés, comme si son esprit était toujours
concentré sur l’oraison. « Moi, je suis trop vieux. Mes
mains ne gardent même pas la mémoire de la vigueur que
jadis elles eurent. »
Bernardo observa les deux objets avec appréhension: un
étui de bois garni d’or à l’intérieur et un couteau à la lame
courbe très effilée.
« Bien sûr, mon père, acquiesça-t-il, dans un murmure.
Je le ferai, ne vous inquiétez pas. »
Il prit le couteau et se pencha sur la poitrine du cadavre.
Durant un instant, il crut se voir lui-même à l’âge de onze
ans, novice entré depuis peu au couvent, avec le crâne rasé
et la robe trop grande. Il se vit planté devant lui, les bras
ballants le long du corps et les yeux écarquillés d’étonnement pour ce qu’il était en train de faire.
Ça, je l’ai rêvé, comprit-il. Je l’ai rêvé dans tous les détails
lorsque j’étais enfant.
Il désira de toutes ses forces pouvoir oublier toute l’effrayante réalité qu’il avait connue depuis lors et redevenir
le novice ignorant d’alors. Il se frotta les yeux et regarda,
fasciné, le couteau qu’il empoignait. Il pensa que ce
monde n’était pas un endroit pour l’homme ; que tout lui
était étranger, désincarné…
Il ne voyait plus le sol de granit, les niches remplies d’os,
les murs et le plafond voûté. Il voyait seulement le cadavre
intact de Jacobus Sprenger face à lui et la pointe brillante
du couteau sur sa poitrine.
«Allons, mon frère, dit doucement Johannes, en posant
une main sur son épaule. Allons, faites-le. »
Il dut peser de tout son poids sur le couteau pour parvenir à transpercer les côtes. Puis, il introduisit les mains
dans le thorax ouvert de Jacobus Sprenger et, dans un terrifiant bruit de succion, il arracha le cœur noir qui dormait à l’intérieur. Il le plaça dans l’étui et referma le
couvercle.
« C’est fait », dit-il, en levant les yeux vers Johannes.
Graduale
Cependant, considérons avant tout les femmes ; et
d’abord, voyons pourquoi ce genre de perfidie se rencontre
chez un sexe aussi fragile, bien davantage que chez les
hommes. Et notre recherche sera avant tout générale, quant
aux types de femmes qui se vouent à la superstition et à la
sorcellerie ; et troisièmement, de façon spécifique, elle portera relativement aux accoucheuses, qui dépassent toutes
les autres en malignité.
H. Kramer, J. Sprenger
Malleus Maleficarum
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Gorges du Tarn, 22 juin 1516
La veille de la nuit de la Saint-Jean, il avait plu sans arrêt.
Le ciel avait un étrange ton violet qui semblait descendre
jusqu’à imbiber les falaises qui bordaient la rivière Tarn.
L’atmosphère était encore saturée par l’odeur piquante de
la tourmente. Par sud-ouest grimpaient de grands nuages
noirs qui, de temps en temps, fulguraient d’étonnants
éclats rougeâtres, comme s’ils étaient en train de brûler de
l’intérieur.
La rivière, tel un couteau très aiguisé, avait tranché les
strates de roche, pour ouvrir le lit sinueux sur lequel, à cet
instant, une petite embarcation glissait.
«Regardez, mesdames, voici ma maison», dit le batelier *.
Planté debout sur l’esquif, il se servait d’une rame aussi
longue qu’une perche, grâce à laquelle il manœuvrait
habilement entre les rapides et les rochers. Ce matin
même, au marché de La Malène, il avait rencontré les
deux sorcières qui voyageaient à la poupe de sa barque.
* En français dans le texte original.
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Le Sommeil de la raison
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Meg et Céleste observèrent la cabane grossière bâtie
juste au bord de la falaise. Basse de toit, ses murs de pierre
noire étaient piquetés de lichens. La fumée de son foyer,
qui filtrait à travers les plaques d’ardoise de la couverture,
formait un curieux nuage au-dessus d’elle, comme un corbeau gris posté sur une souche.
« Quelque chose de mauvais est sur le point de se produire, n’est-ce pas ? demanda le batelier. Quelque chose
de très mauvais. »
Meg, la plus vieille des deux sorcières, regarda sa compagne, puis elle dit :
« Pourquoi penses-tu ça ?
— Ces derniers jours, j’ai vu des choses… des choses
étranges et terrifiantes. Il se gratta nerveusement la tête.
Les fougères fleurir aux douze coups de cloche et des feux
follets s’élever des tombeaux. Une exhalaison surnaturelle
qui donne le frisson, imprègne l’air… C’est pourquoi j’ai
sollicité votre aide pour l’accouchement, bien que je n’aie
jamais eu recours aux sorcelleries…
— Tu as fait comme il faut, le tranquillisa Meg. Maintenant, conduis-nous auprès de ta femme. »
Ils s’arrimèrent à un débarcadère fait de troncs liés par
des cordes et profondément plantés dans la vase. Jusqu’à
deux empans au-dessus de l’eau, le bois apparaissait pourri
et craquelé comme s’il allait se désintégrer d’un instant
à l’autre, mais les deux sorcières sautèrent sans plus d’inquiétude sur le plancher.
Meg portait des vêtements de laine sombre, et sa
poitrine était couverte d’un plastron de cuirasse, cabossé
mais brillant, car elle l’astiquait chaque jour avec soin. Un
bonnet, en métal lui aussi mais décoré de dentelles, aplatissait sa tignasse grise. Céleste était très jeune, mince et
aussi grande qu’un homme. Elle portait une vieille
tunique de toile épaisse, sombre, avec une grande capuche
qui la protégeait de la pluie.
Le batelier lia un filin autour de l’un des piliers du
débarcadère, il en fit plusieurs tours pour assurer l’embarcation contre le fort courant, puis il sauta auprès des
deux femmes. Son expression trahissait l’inquiétude et la
tension.
«Ma femme est là-haut, dit-il. Allons, dépêchons-nous.»
Ils montèrent par une volée sinueuse de marches taillées
à même la roche de la falaise. Meg portait une volumineuse besace de moire décorée de complexes motifs multicolores. Elle fredonnait tranquillement une chanson,
comme si l’exercice d’escalader cet escalier étroit était la
chose la plus facile du monde. Pourtant, ils avaient à peine
la place de poser le pied sur les marches, tant elles étaient
érodées par l’usage et glissantes, à cause de la pluie et de
la boue.
Tandis qu’elle montait, Céleste ne pouvait détacher les
yeux de la fumée qui s’accumulait au-dessus de la cabane,
comme une présence sinistre. Soudain, elle vit une volute
se transformer en une face horrible qui lançait un regard
de haine vers les trois petites silhouettes qui grimpaient la
paroi de la falaise. La sorcière eut un sursaut, un mouvement de recul qui fut sur le point de lui faire perdre pied.
Meg lui cria de faire attention.
Le batelier se retourna et la saisit par le poignet.
« Que vous arrive-t-il ? » s’exclama-t-il. Il avait l’aspect
rude et son visage semblait de vieux cuir tanné, mais ses
yeux étaient maintenant comme ceux d’un cerf aux abois.
« Dites-moi…
— Ils sont là ? demanda Meg, dans un murmure. Tu
peux les voir ?
— Oui, répondit la jeune fille. Ils sont là. Nous devons
nous presser. »
Arrivées en haut, elles virent que d’autres cabanes semblables, éparses dans le paysage mais toutes orientées pour
se protéger du vent du nord, composaient un petit hameau.
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Le Sommeil de la raison
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Une brassée de chardons des montagnes pendait à la
porte aux planches mal équarries de la cabane du batelier.
Les fleurs étaient encore fermées, mais elles commençaient
à s’ouvrir.
Il va bientôt s’arrêter de pleuvoir, pensa Céleste.
Le batelier poussa la porte et invita les deux femmes à
entrer dans sa maison.
L’intérieur était sombre, enfumé. L’essentiel de la
lumière provenait d’un foyer qui contenait les flammes
entre deux pierres de granit, et d’une petite fenêtre carrée,
sans vitres. L’eau bouillonnait dans un grand chaudron de
cuivre placé au-dessus du feu. Des charcuteries et des poissons, pendus à des crochets de fer, séchaient à la fumée
qui maculait de suie les murs et le plafond. L’endroit sentait le fumier, la charcutaille, le chou bouilli et l’aigre
humidité qui filtrait des murs. Le mobilier se composait
seulement d’une grande table de chêne, de deux bancs,
d’un grand coffre, d’un vieux berceau vide et du lit, où la
parturiente gémissait faiblement.
Une femme âgée, sans doute la matrone accoucheuse,
attendait près du lit, avec une bassine dans les bras. Elle
se tourna vers les deux sorcières qui venaient d’entrer et
leur lança un long regard de mépris. Mais ce fut au batelier qu’elle s’adressa.
« Qui sont ces femmes ? lui demanda-t-elle de sa voix
éraillée. Ce sont des sorcières, pas vrai ? Tu as amené deux
sorcières dans cette maison ! »
Céleste détacha sa capuche, la rabattit et secoua sa
longue, son épaisse chevelure noire, pour faire tomber les
gouttes de pluie. Sa peau était très brune, avec des reflets
de cuivre sombre, mais ses yeux étaient du bleu d’un ciel
sans nuages. De ses narines largement dilatées, elle huma
l’air de l’intérieur. Elle percevait quelque chose de beaucoup plus inquiétant que la fumée et la puanteur qui saturaient l’atmosphère de la demeure. Meg lui demanda :
« Tu les sens encore ?
— Ils sont là, murmura-t-elle sans pouvoir contenir un
frisson. En train d’attendre. »
Elle enleva sa tunique imbibée d’eau. Au-dessous, elle
portait une chasuble d’étamine teinte en bleu, recouverte
d’un corselet de cuir serré par des cordons.
« Elle a déjà perdu les eaux, dit la matrone. Vous n’êtes
plus utiles à rien, dans cette maison chrétienne. Partez !
Partez ! »
Céleste fit non de la tête et s’approcha du lit. En la
voyant venir, la matrone recula et laissa tomber la bassine,
qui se brisa en mille morceaux tandis que son contenu se
répandait sur le sol. Le mépris de son regard s’était transformé en terreur.
« Ne me touche pas, sorcière ! » siffla-t-elle, en même
temps qu’elle se signait plusieurs fois.
Céleste lui parla doucement :
« Ils ne la laisseront pas. L’enfantement est une porte
ouverte, et la nuit de la Saint-Jean un bon moment pour
se glisser dans notre monde. Ils la maintiendront dans les
douleurs jusqu’à demain, jusqu’à la tombée de la nuit. Et
alors l’un d’eux entrera dans le bébé, lorsqu’il naîtra.
— C’est vous qui êtes les démons ! dit la matrone, en
plissant les yeux.
— Tu ne sais pas ce que tu dis, répliqua Céleste.
— Petite, lui conseilla Meg, ne discute pas avec elle, elle
n’en vaut pas la peine. »
Le batelier était resté près de la porte. Il n’en bougea pas,
mais il cria :
« Faites ce que vous avez à faire et ne vous occupez pas
de cette vieille ! »
Toute sa vie, il avait entendu parler des dangers de donner naissance à un enfant juste pendant la nuit de la SaintJean. À mesure que la grossesse de sa femme avançait et
que cette date approchait, ses craintes avaient grandi,
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Le Sommeil de la raison
26
jusqu’à ce qu’il comprît que seule la sorcellerie pouvait
s’opposer à la sorcellerie pour sauver son enfant.
Tandis que la matrone ramassait les morceaux de la bassine cassée et qu’elle séchait les lattes du plancher avec son
tablier, Céleste s’approcha de la femme qui était sur le
point d’accoucher. Les yeux voilés par la douleur, la future
mère avança une main chaude et humide pour la toucher.
« S’il vous…, murmura-t-elle. S’il vous plaît… »
La femme était beaucoup plus jeune que le batelier.
Pourtant, il leur avait raconté que cet accouchement serait
son septième. Il n’y avait pas d’enfants dans la cahute,
d’après quoi la sorcière déduisit que, selon la coutume, on
avait dû les confier à une famille voisine, pendant la durée
de la délivrance.
« Nous allons t’aider », lui assura Céleste en gardant sa
main dans les siennes, pour tenter de la tranquilliser.
« Vous allez détruire les mauvais esprits ? lui demanda le
batelier.
— Nous ne pouvons pas faire ça. Nous n’avons pas ce
pouvoir.
— Mais j’ai entendu parler de sortilèges capables de
faire des choses incroyables.
— Un Principal peut invoquer et dominer les esprits du
Annwn * eux-mêmes. Mais nous, nous sommes des
Pèlerines, nous pratiquons la magie naturelle de ce
monde, nous usons seulement de breuvages d’herbes et de
pierres magiques… Et parfois aussi quelque conjuration
simple. Mais j’espère que ce sera suffisant, pour ce cas.
— Et comment pensez-vous protéger mon enfant ?
— Nous éviterons que la délivrance soit retardée jusqu’à demain», lui expliqua Céleste. Elle palpa le ventre de
* Pour les sorcières, le Annwn est la dimension magique de l’Inframonde, un non-lieu qui n’est pas l’équivalent de l’enfer catholique,
mais un plan extérieur où vivent les êtres spirituels.
la femme et demanda : « Comment était la lune, lors de
son accouchement précédent ?
— Euh…, hésita le batelier. Je ne me souviens pas…
— Elle était descendante et une fille est née, dit la
matrone, recroquevillée près de l’âtre.
— Lune montante, différente ; lune descendante, équivalente, chantonna Céleste. Ce sera une fille. »
Elle leva la tête et ses yeux croisèrent ceux de sa maîtresse
qui la regardait, impassible. Essayer de deviner les choses
avec le moins d’éléments possible, c’était l’une de ses
manies qui déplaisaient le plus à Meg. Mais elle ne dit rien,
cette fois. Elle était attentive à chacun de ses gestes mais
semblait décidée à se tenir à l’écart de ses décisions.
« Qu’est-ce que tu lui as fait prendre ? demanda Céleste
à la matrone.
— Un bouillon avec du beurre et du vin blanc, pour
l’aider à expulser. »
Bon, ça ne servirait à rien, mais ça ne pouvait pas lui
faire de mal non plus.
Cependant, Meg avait dénoué les courroies de cuir qui
fermaient la besace. L’intérieur était divisé en bandes de
toile renforcée, cousues sur les bords, qui serraient une
multitude de flacons et d’ustensiles mystérieux. Elle en
tira quelques-uns et les aligna sur la table de chêne : des
médailles, des cornues d’herbes, des amulettes et une
minuscule pierre jaspée qu’elle remit à sa novice.
« Ce que je vais faire, c’est te faciliter l’accouchement,
expliqua Céleste à la femme étendue sur le lit. Regarde,
voici la pierre de l’aigle. Tu vas voir comme tu dilates sans
difficulté, grâce à elle… S’il te plaît, écarte un peu les
jambes. »
La femme obéit et la sorcière s’approcha pour mettre le
fragment de roche en place.
Elle ne put faire qu’un pas, car quelque chose d’obscur et
de tors sembla surgir d’entre les cuisses. Ça sauta en avant,
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Le Sommeil de la raison
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en même temps que ça émettait une plainte aiguë et terrifiante comme le hurlement d’un loup, et ça asséna à Céleste
un coup si violent qu’elle partit dans les airs, jusqu’à l’autre
bout de la pièce. Meg se précipita pour retenir sa novice et
lui éviter de se cogner la tête contre un banc. D’un seul
coup, l’air s’était imprégné d’une odeur douceâtre et nauséabonde, l’odeur de la chair en décomposition.
La matrone poussa un cri de terreur et se mit à courir
d’un côté à l’autre, comme si elle cherchait un moyen de
sortir.
« Fais taire cette femme ! » cria Meg au batelier.
Mais le pauvre homme était paralysé par la terreur.
Avait-il vraiment vu ce nuage noir sortir de l’intérieur de
son épouse ? Il se frotta les yeux. Ce n’était pas possible.
L’esprit n’avait été visible que durant le bref instant où il
avait poussé Céleste, mais le relent de sa présence demeurait dans l’air soudain devenu étrangement dense, pénible
à respirer et piquant aux yeux. C’était certainement
quelque chose d’horrible, d’obscur, mais ça avait rapidement disparu au regard de tous, pour retourner aux confins
entre les deux plans.
« Tu vas bien ? demanda Meg à sa novice. Tu ne t’es pas
fait mal ?
— Oui… Non, non, je vais très bien. Je vais continuer. »
Elle semblait étourdie, un peu effrayée, mais décidée à
faire son travail.
« Attends, laisse-moi prononcer d’abord un charme de
protection », lui demanda Meg.
Elle prit une poignée de sel consacré dans l’un des flacons de sa besace et la répandit sur les épaules de Céleste,
en même temps qu’elle prononçait rapidement :
« Que la bénédiction de l’Être Tout-Puissant soit sur
cette créature de sel et que toute malignité, que toute
adversité soient éloignées d’ici et que toute la bénignité
entre ici, car sans toi l’homme ne peut vivre, c’est pourquoi je te bénis. Et aussi je t’invoque pour que tu nous
aides… Amaimon, Amaimon, Amaimon, trois fois
nommé, pour que la femme ne meure des douleurs, ni
l’enfant d’effroi. »
Puis, Meg remit à Céleste le talisman domi natour et lui
fit signe qu’elle pouvait réessayer. La jeune fille s’approcha à nouveau de la parturiente, en psalmodiant la formule : « vadite retro, esprits immondes ».
Cette fois, la créature faite de fumée noire ne réapparut
pas.
Avec le plus grand soin, Céleste plaça la pierre de l’aigle
sur l’aine de la femme. Elle devait trouver le point exact
de la stimulation utérine, car c’était une amulette très
puissante et une erreur de position pouvait produire des
effets contraires.
Cependant, Meg s’était approchée du foyer. La matrone
était recroquevillée là, tremblant, priant et se signant sans
cesse. Elle était terrorisée par toute cette sorcellerie. En la
voyant venir, elle s’enfuit à l’autre bout de la maison. Sans
lui prêter attention, la sorcière puisa dans un petit récipient un peu de l’eau du chaudron et prépara une infusion d’artémise, de myrrhe, de thym et de romarin. Elle
fit aussi brûler quelques plumes de perdrix, pour en diluer
les cendres dans le jus. Elle revint près du lit et agita la
fumigation près du visage de la patiente. Elle lui en donna
un peu à boire et enroula un éclat de houx dans ses cheveux.
« Maintenant, tout est une question d’attente », dit-elle.
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