Pratique du journal intime pour l`apprentissage de l`expression en
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Pratique du journal intime pour l`apprentissage de l`expression en
Hosei University Repository 5 Pratique du journal intime pour l'apprentissage de l'expression en français' Sachiko Komatsu 1. Journal intime comme moyen d'apprentissage 1.1. Apprendre une langue : une formation intcrculturellc Pour les apprenants japonais de français. les occasions de pratiquer la langue apprise sont extrêmement limitées dans la vic quotidienne ct le travail effectué pour son étude est souvent focalisé sur la réception. On a d'ailleurs tendance à donner comme objectif à son apprentissage/ enseignement la découverte d'une nouvelle culture. sa compréhension et l'approfondissement de connaissances sur cette langue. C'est ainsi que la méthode qu'on appelle « grammaire-traduction » semble toujours être dominante dans les classes de français des universités japonaises. Nous ne nions pas les qualités de ce type d'instruction. mais on peut envisager de donner une perspective plus ambitieuse à l'apprentissage d'une langue. Il est important de se rappeler qu'apprendre le français procure un nouveau moyen d'expression de soi : s'exprimer dans une langue différente de la sienne n'est certes pas chose facile. mais cela ne fournit-il pas d'autant plus de plaisir et de joie quand on y arrive ? Et le soi ainsi exprimé en une nouvelle langue ne sera pas tout à fait le même qu'avant puisqu'il s'agit d'une expérience de transformation de soi-même à travers une formation interculturelle. Le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) affirme à ce propos qu'« il (l'apprenant d'une deuxième langue ou langue étrangère et d'une deuxième culture ou étrangère) devient plurilingue et apprend l'interculturalité. Les compétences linguistiques et culturelles relatives à chaque langue sont modifiées par la connaissance de Hosei University Repository 6 J'autre et contribuent à la prise de conscience intcrculturelle. aux habiletés et aux savoir-faire. » (p.40. Introduction du chapitre 4) Ceci ne doit pas être réservé au contexte européen. Apprendre une langue est une expérience enrichissante qui permet « à l'individu de développer une personnalité plus riche et plus complexe ct d'accroître sa capacité à apprendre d'autres langues étrangères ct ù s'ouvrir à des expériences culturelles nouvelles. » (ibid.) La pratique du journal intime ne peut-elle pas faciliter cette formation intcrculturcllc ? Elle nécessite en effet une réflexion sur soi et cherchant à s'exprimer en une nouvelle langue. on découvre sa langue et sa culture. on prend conscience des écarts avec la langue et culture cible ct on essaie de les surmonter. 1.2. journal intime et expression de soi Dans les cours de français à l'université. J'exercice de production écrite le plus pratiqué reste souvent le thème. Fort utile pour acquérir les structures grammaticales de base. il se révèle pourtant insuffisant pour permettre d'exprimer cc qu'on veut dire dans la langue cible. Ceci pour plusieurs raisons : nombre d'exercices limité et manque d'application aux énoncés libres : il risque également de donner aux apprenants l'habitude de la traduction mot à mot entre les deux langues. Le journal intime. à la différence du thème, permet de s'entraîner à chercher directement des énoncés dans la langue cible en auto-analysant le contenu de son propos tout en utilisant les structures de base. par exemple les différents temps (comme le passe composé. le futur etc.) ou des expressions d'appréciation apprises en cours. Cela permet une prolongation de l'apprentissage en dehors de la classe. remédiant à l'insuffisance du nombre d'heures de cours. Effectué à l'aide de dictionnaires ct de livres de référence. il présente également l'avantage de faire acquérir à l'apprenant beaucoup de vocabulaire et d'expressions utiles pour décrire son quotidien et ses réflexions. Ce travail d'écriture du journal intime correspond en fait au niveau A2 de la production écrite délini par le CECR (p.52) : Hosei University Repository 7 - Peut écrire sur les aspects quotidiens de son environnement. par exemple les gens. les lieux. le travail ou les études. avec des phrases reliées entre elles. - Peut faire une description brève et élémentaire d'un événement. d'activités passées et d'expériences personnelles. - Peut écrire une suite de phrases et d'expressions simples sur sa famille. ses conditions de vie. sa formation. son travail actuel ou le dernier en date. Il s'agit donc de description du quotidien avec quelques appréciations ou commentaires simples sans argumentation. Or. ce type d'écrits sc trouve de nos jours abondamment sous forme de Blog sur Internet. Assez souvent. ce que l'on y trouve ressemble au contenu d'un journal intime avec certes une grande différence : le premier est accessible à tout le monde. La vogue. surtout chez les jeunes. de ce media ou de Twitter qui en est une forme raccourcie. montre bien qu'il existe une forte motivation chez eux pour parler de soi ct de son quotidien. On peut s'appuyer sur cette culture des jeunes pour l'apprentissage des langues. Il faut reconnaître enfin qu'une des choses les plus gratifiantes quand on apprend une langue étrangère est de pouvoir s'en servir pour s'exprimer et faire comprendre aux autres ce qu'on a envie de leur dire. La pratique du journal intime permet justement de s'y préparer. 1.3. Importance de la production dans l'apprentissage des langues Il est bien connu dans le domaine de l'acquisition des langues secondes. que l'input ne permet pas à lui seul de développer des compétences équilibrées d'une langue. même s'il ne faut pas nier son importance comme démontré par la théorie de Krashen. Les acquisitionistes insistent sur « l'importance de l'output » et démontrent que la « répétition de l'output » est nécessaire. L'exemple souvent cité est celui des petits enfants nés de parents sourds qui n'ont pas suffisamment l'occasion de parler dans la vie quotidienne alors qu'ils sont exposés aux inputs linguistiques tl travers surtout la télévision. Ces enfants développent très bien la compréhension de Hosei University Repository 8 leur langue maternelle mais ont souvent des difficultés à s'exprimer. Pour développer les capacités de production il faut qu'il y ait une l'output »~. « nécessité de Yasuhiro Shirai affirme que « la pratique de l'écriture quotidienne d'un journal intime en anglais est extrêmement efficace pour l'apprentissage de la langue ». Suivant ce constat. depuis quelques années, dans le milieu de l'enseignement de l'anglais. on s'intéresse à l'utilisation du journal intime comme moyen d'apprentissage. Il n'est pas rare que l'écriture d'un journal soit donnée comme devoir par les enseignants d'anglais. Cette pratique ne se limite pas à l'école : beaucoup d'apprenants adultes en situation d'autoapprentissage s'y lancent afin d'améliorer leur compétence. C'est ainsi qu'on voit se multiplier les manuels et les guides d'écriture du journal en anglais : nous avons recensé plus d'une vingtaine d'ouvrages sur le sujet au japon. 2. Notre expérience de pratique du journal intime en FLE 2.1. Aperçu de l'expérience Vu les différents éléments évoqués ci-dessus. pour obtenir des données empiriques sur cette pratique. nous avons tenté une expérience d'écriture de journal intime avec nos apprenants. Nous leur avons proposé d'en rédiger un comme activité volontaire pendant les vacances d'été 2009. en précisant d'emblée que cela n'aurait aucune incidence sur la notation. Nous avons sollicité 74 étudiants issus de trois classes de deuxième et troisième année de français appartenant à trois universités différentes. Avant de commencer. nous leur avons demandé de remplir une pré-enquête. Il en est ressorti que 45% s'intéressaient à l'écriture d'un journal intime en français et 21% auraient aimé s'y essayer. Parmi ces étudiants. seuls 10 ont effectivement écrit leur journal intime pendant l'été. Afin de leur faciliter la tâche. nous leur avons distribué deux documents réalisés par nos soins. Il s'agit tout d'abord d'un manuel de quatre pages de « conseils ct astuces pour écrire son journal intime » qui explique comment écrire efficacement avec quelques modèles de production Hosei University Repository 9 attendue. Il contient aussi un rappel des structures de base du français ct des conseils d'utilisation d'un dictionnaire. Comme la règle était d'écrire avec un logiciel de traitement de texte. nous leur avons aussi fourni un descriptif de la méthode à suivre pour pouvoir taper en français avec un système informatique japonais. La règle de participation était d'écrire entre trois ct cinq lignes en français par jour pendant au moins sept jours (pas nécessairement consécutifs). On a conseillé aussi d'indiquer, en japonais cette fois. leurs questions ct commentaires éventuels qui se présentaient à J'occasion de cc travail. Une fois par semaine. les apprenants nous envoyaient le fruit de leur travail sous forme de pièce attachée à un courricl. Nous le corrigions. répondions à leurs questions ct commentaires puis nous le leur renvoyions. A la fin des deux mois qu'a duré l'expérience, neuf étudiants avaient réellement écrit régulièrement leur journal intime en français. 2.2. Analyse des écrits des étudiants Selon F. Mangenot qui reprend le classement de Wolff (1991). les difficultés rencontrées par l'apprenant en langue étrangère lors d'une activité de production écrite sont d'ordre 1) linguistiques. 2) stratégiques. et 3) socioculturclles3• Notre analyse reprend ce classement. 1) Difficultés linguistiques - oubli ou mauvaise orientation des accents. Comme « museé » à la place de musée ou « achctè » au lieu de acheté. Ccci est peut·être dii en partie aux difficultés des étudiants à les taper sur un ordinateur au lieu de les écrire. - fautes de grammaire. d'articles ou de temps ct mauvais accord des genres. Par exemple le pronom relatif « où » à la place de « qui ». « l'étude de la français ». « mon première journal ». On peut en trouver l'origine dans le manque de pratique des étudiants mais la fréquence des erreurs était comparable à celle observée dans leurs autres travaux d'écriture comme par exemple le thème auquel ils Hosei University Repository 10 s'exercent habituellement à l'université. - insuffisance en cc qui concerne la structure des phrases ct les locutions. Un étudiant a écrit « J'aurais vu plus de paysage ( b "=' l:. J! il ne connaissait pas la structure « J'aurais aimé + infinitif ». On a pu également observer des traductions telle quelle d'expressions japonaises. par exemple « Un an n'est pas encore passé t.:.iJ'"=' t.:.) » car depuis le décès de ma grand-mère (~t!-:l'r*-t"='"Cii'~\-') »alors qu'on dit plutôt « Ça fait moins d'un an que ma grand-mère est morte ». Beaucoup de phrases auraient été plus claires si les étudiants avaient mieux maîtrisé les structures ct expressions adéquates. 2) Difficultés stratégiques - choix de sujets monotones. Nombre de leurs journaux commencent par « Aujourd'hui je suis ltllé(e) ... ». ils ont des difficultés à varier le sujet autant qu'ils en ont dans leur langue maternelle, ceci est probablement dû à l'insuffisance de la maîtrise de la langue qui influence aussi le plan stratégique. - développement textuel peu naturel. Également à cause de la maladresse en langue, on trouve parfois des phmses mal organisées au niveau textuel. << Aujourd'hui. nous sommes allées à un musée des boites à musique. Il y avait beaucoup des boîtes à musique intéressantes. Mais. j'ai été malade. Donc je n'ai pas pu visiter. » - manque de recours à la périphrase : pour exprimer cc qu'ils pensent habituellement en langue maternelle. il faut d'abord Je déstructurer puis le reconstituer en langue cible en l'adaptant aux ressources linguistiques disponibles. Mais ce travail n'est pas facile. 3) Difficultés socio-culturelles - manque de vocabulaire pour décrire les us ct coutumes du Japon. Pour parler en français de choses ou d'habitudes de ce pays, il arrive souvent qu'on ne trouve pas de mots adéquats dans le dictionnaire Hosei University Repository 11 français. Les étudiants ont par exemple eu du mal à traduire des mots comme 0-bon, /uri sode, arubaito ou encore beaucoup de vocabulaire alimentaire comme gyôza, ramen. jingisukan. okonomiyaki. etc. Ils recouvrent des pratiques culturelles du Japon qui sont difficiles à faire passer en français et à fortiori en un mot. C'est une difficulté que l'on ne peut éluder quand on écrit un journal intime décrivant la vie quotidienne au japon, mais il est aussi très important pour les japonais de pouvoir en parler en français en expliquant brièvement ce dont il s'agit. - difficultés dues aux systèmes de valeurs et mentalités différents : plusieurs étudiants ont utilisé dans leur journal les mots smpai (les étudiants aînée) et kohai (les étudiants cadets). des notions inexistantes en français. D'autres ont écrit. par exemple. « j'ai eu honte » qui « j'ai été intimidé » ou expriment des réactions peu fréquentes chez les francophones. Ce sont des différences culturelles dont il est important d'être conscients ct auxquelles il faut faire attention lors de contact interculturel. 2.3. Pistes pour l'amélioration A partir de ces constats. nous avons retenu quelques pistes qui pourraient aider les apprenants à mieux pratiquer Je journal intime comme moyen d'apprentissage du français : - fournir des conseils sur le passage du japonais au français : modifier la structure des phrases. utiliser des périphrases. simplifier les phrases en évitant les modérateurs. etc. - fournir systématiquement des structures grammaticales et des expressions de base aux apprenants. Il peut être bénéfique de créer puis de distribuer des listes de vocabulaire et d'expressions souvent utilisés dans les journaux intimes (en particulier pour décrire la vie quotidienne). - donner des conseils pour organiser l'écriture d'un journal intime. Par exemple. on donne quelques modèles de schémas. basés par exemple Hosei University Repository 12 sur:« événement puis impressions »ou « événement puis réflexion ». - pour des étudiants vivant au japon et rédigeant en français un journal intime. écrire ou décrire dans cette langue des expressions. choses. coutumes japonaises est un problème éminemment récurent mais c'est un exercice utile car en tant que japonais. on sera forcément amené à le pratiquer au contact de francophones. Pour faciliter ce travail. il est utile de leur recommander des ouvrages de référence·•. On pourra aussi établir une liste de vocabulaire sur ce qui est spécifique au japon. 2.4. Enquête finale auprès des participnnts Nous avons réalisée une enquête à la fin de l'été à laquelle huit étudiants ayant participé à l'expérience ont répondu. Leurs réactions ont été extrêmement positives ct ont montré un trés haut degré de satisfaction. Ils ont laissé des commentaires comme : « C'était plus difficile que je ne le pensais >> mais « Cela m'a pris beaucou(> de temps mais m'a aussi permis de me rendre compte que je n'avais pas bien compris certaines choses que je pensais maîtriser ». mais aussi « j'ai pu découvrir mes points faibles en francais ». « C'étail difficile mais intéressant ». « Cela m'a permis de maintenir ma motivation pour l'étude du français » ou « Écrire mon journal intime m'a permis de pratiquer le français en simulant un environnement francophone ». 2.5. En guise de conclusion Signalons tout d'abord que l'expérience que nous avons menée était limitée à un nombre restreint d'étudiants aynnt un fort désir d'apprendre. Ceci a probablement influencé positivement les résultats obtenus qui ont été très satisfaisants. Nous pouvons tout de même dire que la pratique du journal intime présente plusieurs avantages comme donner un caractère quotidien à l'étude du français ou faire acquérir du vocabulaire et des expressions usuelles. Les étudiants deviennent plus sensibles à ce qu'ils Hosei University Repository 13 reçoivent comme input car cela leur permet de combler telle ou telle lacune qu'ils ont ressentie en écrivant leur journal. Cet exercice leur donne aussi l'occasion de faire le point sur leurs pensées, cc qui les amène à mieux s'exprimer et à mieux communiquer. Et enfin. cela permet de prendre conscience de différences linguistiques et culturelles qui existent entre le français et le japonais. D'un autre côté. nous avons remarqué quelques problèmes : tenir régulièrement un journal nécessite une très forte volonté. ce qu'on ne peut pas attendre de tous les étudiants. On risque d'écrire toujours le même genre de choses ct de tomber dans la routine. Enfin. il est possible que des erreurs se fossilisent. en particulier dans le cas d'un travail en solitaire. Malgré ces quelques points négatifs. il s'agit là d'une piste intéressante sur le plan pédagogique ct on pourrait dire que la pratique du journal intime convient très bien à un développement de l'autonomie de l'étude du français permettant de prendre en main son propre apprentissage à travers une réflexion sur ses propres pratiques5• Notes 2 3 •1 5 Ce travail reprend en partie le contenu de la publication : Komatsu & Delmaire (2010). « Le journal intime comme moyen d'apprentissage en autonomie de l'expres.-;ion en francais ». Rt'tll'Otl/rt•.ç no24. pp26-30. Yasuhiro Shirai. Sdl'l/ces de l'apprelllissage dn la11guc.ç étra111:ères- (Ju'est·cc CJUe la théorie de l'm•qttisitioll d'rmr lmrgut• secomle. lwanami shoten. 2008 (livre en japonais). Francois Mangenot. Les aide.ç logidellt·.~ à l'écriture, CNDP. 19<J6, Paris. p.l3. Par exemple. Yoshio FUKUI ct Tamako NAKAI. 100 questio11s som•mt posées par les Fra11cais. Éditions Sanshusha. 2008. ou les ouvrages de la série Le ]apo11 da11s ''otre poche, éditions ]Til Il est utile de noter que l'on peut développer cette autoréflexion J>ar l'apprenant non seulement sur sa vie quotidienne mais sur son apprentissage de la langue. cc qui rejoint la pratique d'un carnet de bord proposée par le Portfolio européen des lanl,TUes. (maitre de conférences. l'Université de Tsukuba)