Déconstruction et reconstruction du narcissisme à l`adolescence

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Déconstruction et reconstruction du narcissisme à l`adolescence
Jean-Michel Porret
Déconstruction
et reconstruction du
narcissisme à l’adolescence
1. Remarques introductives
1.1.
est indéniable que, depuis Freud, des progrès ont
été accomplis dans la compréhension du narcissisme de
l’être humain. Certaines études psychanalytiques postfreudiennes consacrées au narcissisme ont contribué à en approfondir et à en clarifier la notion. Je ne les mentionnerai pas
ici. Pour une revue critique de ces études, je renvoie le lecteur
au chapitre 2 de mon ouvrage Les narcissismes (2008). Toutefois,
il faut reconnaître que le narcissisme reste difficile à circonscrire, comme d’autres concepts psychanalytiques d’ailleurs. Et s’il
est déjà difficile à cerner chez l’adulte, en dehors des turbulences du développement, il l’est encore davantage chez
l’adolescent(e). Un tel constat pourrait inciter à rendre immédiatement les armes. Avant de s’y résoudre éventuellement, il
vaut mieux commencer par tenter de comprendre ce qui rend le
narcissisme difficile à circonscrire malgré l’unité qu’il est censé
constituer dans le moi et qu’il est supposé conférer au moi. Il
me semble qu’on est à même d’invoquer au moins deux raisons
à cela.
La première est que, si le narcissisme fait partie exclusivement du moi, il n’est de toute façon pas rapportable à une composante qui serait aisément localisable à l’intérieur de cette instance qu’est le moi. Au contraire, il est formé de plusieurs composantes qui sont réparties dans les différents secteurs (inconscient, préconscient, conscient) du moi.
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La deuxième raison est que les composantes du narcissisme ne
sont pas de même nature. Le narcissisme comprend des éléments hétérogènes, il est pluridimensionnel. Et cela, en prenant
appui sur la seule position qui vaille, c’est-à-dire sur la position
freudienne de 1915 qui estime que le narcissisme s’enracine
fondamentalement dans le fonctionnement des pulsions, qu‘il
tire son origine de celui-ci (cf. S. Freud, 1915, p. 181). En bref,
le problème réside dans le fait que les composantes du narcissisme ne sont saisissables qu’en fonction de certains paramètres
qui les spécifient. Ces paramètres correspondent à quatre oppositions qui sont dénommables par des adjectifs substantivés :
―
―
―
―
premièrement, l’opposition entre le primaire et le secondaire ;
deuxièmement, l’opposition entre le quantitatif et le
qualitatif ;
troisièmement, l’opposition entre l’auto-érotique et
l’autodestructeur ;
quatrièmement, l’opposition entre le sexualisé et le
désexualisé.
Je dis cela d’emblée pour éviter tout malentendu et pour, malheureusement, ruiner dans l’œuf l’espoir qu’on attende de cet
article qu’il fournisse une vision simple du narcissisme, un savoir foncièrement pragmatique, utilitaire, en sacrifiant à l’esprit
du temps, à l’esprit des temps soit-disant modernes. À mon avis,
il n’existe pas de salut pour essayer de comprendre ce qu’est le
narcissisme en dehors de la prise en compte de ces quatre oppositions ; à moins de faire l’impasse sur la complexité du phénomène, ce à quoi je me refuse.
1.2.
Maintenant, à la fois paradoxalement embarrassé et armé par ces
difficultés, je dois préciser l’angle de vue depuis lequel je vais
traiter la question du narcissisme à l’adolescence.
Jean-Michel Porret
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du narcissisme à l’adolescence
Mon exposé se bornera à montrer :
a) d’abord, en quoi la puberté psychique et les conflits pubertaires désorganisent, déconstruisent, le narcissisme du moi qui a
été établi normalement à la période de latence ;
b) ensuite, comment le travail psychique inhérent au processus d’adolescence qui fait suite à la puberté psychique est chargé
de parvenir à reconstruire le narcissisme malmené par celle-ci.
On gardera à l’esprit tout au long de ce trajet que le processus
psychique d’élaboration à l’adolescence n’est jamais linéaire,
qu’il ne se produit pas sans heurts et sans régressions, souvent
profondes, mais temporaires dans le meilleur des cas. Il me
paraît comporter inéluctablement en son cours des ratés momentanés qui sont imputables soit à des épisodes de désorganisation
de ce qui a pu être réorganisé peu antérieurement, soit à des réorganisations sur un mode pathologique qui ne sauraient être
obligatoirement définitives. On le sait, cela complique beaucoup
les choses, car c’est ce qui rend quasi impossible de déterminer à
court terme si l’on est encore dans une évolution potentiellement favorable ou si l’on est en train de basculer dans le domaine d’une pathologie durable.
1.3.
Je me centrerai dans ce qui suit sur le « narcissisme individuel »
de l’adolescent(e). Cette formulation tautologique est utilisée
par opposition à ce que d’aucuns ont appelé le « narcissisme familial » et le « narcissisme collectif », formulations qui s’avèrent
pour le moins être proches de l’oxymore. Avant eux, Freud avait
parlé, à quelques reprises dans son œuvre et en prenant plus de
précautions, de « narcissisme des petites différences ». Il l’avait
rattaché principalement au penchant, originel et autonome, de
l’être humain à agresser ses semblables et à l’issue et à la caution
que la formation de groupes sociaux donnait et donne toujours
à cette agression dirigée vers d’autres groupes sociaux. Ces notions de « narcissisme familial » et de « narcissisme collectif »
devraient être examinées en tant que variétés éventuelles du
« narcissisme des petites différences » et dans l’axe des effets positifs et négatifs qu’elles peuvent avoir sur le « narcissisme indi-
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viduel ». Je suis évidemment obligé de renoncer à me lancer ici
dans une telle exploration qui m’entraînerait trop loin. Cependant, il fallait que je mentionne ces notions pour souligner
qu’elles ne recouvrent pas, du moins pas totalement, le rôle que
joue l’environnement parental et extra-familial dans la reconstruction du narcissisme malmené de l’adolescent(e).
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2.
Cas de figure de la déconstruction du narcissisme à
l’adolescence
Je vais aborder la déconstruction du narcissisme à l’adolescence
à travers divers cas de figure qui ne s’excluent nullement entre
eux, qui se présentent régulièrement chez un même sujet. Si ces
cas de figure sont à mon avis les principaux, il importe de signaler qu’ils n’épuisent pas la question et que d’autres sont susceptibles de venir s’y ajouter.
2.1.
La reconflictualisation du narcissisme primaire inhérente aux moments de désintrication pulsionnelle
Même si une intrication pulsionnelle suffisante a eu lieu auparavant, il se produit au cours de l’adolescence des régressions
pulsionnelles temporaires qui se traduisent par une désintrication des pulsions de destruction d’avec les pulsions érotiques.
Cette régression des pulsions ne manque pas de se répercuter
sur le moi. Elle provoque une reconflictualisation du narcissisme primaire où s’opposent à nouveau, comme dans la prime enfance, les deux versants de celui-ci, à savoir le narcissisme érotique
et le narcissisme autodestructeur. Il y a donc conflit entre eux. Rappelons brièvement à quoi correspondent ces deux expressions
en tenant compte de la proposition d’A. Green, en 1983 dans
Narcissisme de vie / Narcissisme de mort, d‘interpréter ce que Freud a
dit du narcissisme en 1914 en fonction de la seconde dualité
pulsionnelle que ce même Freud a introduite en 1920. Le narcissisme érotique résulte de l’investissement du moi par les pulsions érotiques, de l’orientation de celles-ci sur le moi qu’elles
prennent pour objet. Le narcissisme autodestructeur (ou mortifère) découle de l’infiltration du moi par les pulsions de des-
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truction libres, désintriquées, qui cherchent à abolir
l’investissement du moi par les pulsions érotiques et à réduire
au niveau le plus près possible de zéro les tensions que cet investissement crée dans le moi ; on voit là les effets du principe de
nirvana qui régit les pulsions de destruction. On constate que
ces deux versants du narcissisme primaire font intervenir une
dimension quantitative, exclusivement. Le conflit entre eux peut
soit basculer provisoirement d’un côté ou de l’autre, soit être
résolu malencontreusement par clivage. De nombreuses manifestations cliniques en témoignent. Je n’en retiendrai qu’une au
passage, à titre d’exemple, les sentiments de vide. Ils nous sont
communiqués couramment par les adolescents qui se plaignent
du déplaisir, voire de la souffrance, qu’ils leur causent. Mais, ce
qui nous frappe souvent est que, simultanément et paradoxalement, ces mêmes adolescents revendiquent leur existence. Cela
n’est pas étranger au fait que ces sentiments de vide sont
l’expression d’une négativation de la force des pulsions érotiques
qui ont investi le moi, qui l’ont pris pour objet. Une telle négativation provient de l’action des pulsions de destruction libres
ayant envahi le moi et ayant remporté le combat qu’elles mènent
contre les effets des pulsions érotiques dans le moi. Les sentiments de vide dont il est question portent donc la marque de la
prédominance, au mieux provisoire, du narcissisme autodestructeur sur le narcissisme érotique. On se rend compte que la
domination du narcissisme autodestructeur fait peser le risque
d’un auto-désinvestissement du moi, la menace d’un désinvestissement du moi par lui-même, le danger d’un évanouissement
ou d’un anéantissement du moi orchestré par ses soins, si je
puis dire.
Dans cette situation, le processus d’adolescence aura pour
tâche de ré-instaurer le primat de l’intrication pulsionnelle
dont le retentissement sur le moi sera d’y assurer la suprématie
du narcissisme érotique qui aura domestiqué le narcissisme autodestructeur. Il est probable que la ré-instauration du primat
de l’intrication pulsionnelle nécessite le concours des objets externes, comme dans l’enfance où c’est l’activité de rêverie de la
mère qui semble favoriser cette intrication pulsionnelle du côté
de l’enfant. Mais quel est l’équivalent de l’activité de rêverie de
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la mère à l‘adolescence, comment les objet externes facilitent-ils
l’intrication pulsionnelle chez l’adolescent(e) ?
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2.2.
Le retour du conflit d’ambivalence narcissique
À d’autres moments, on assiste à des régressions temporelles à
l’analité. Celle-ci ont des incidences sur le narcissisme secondaire du moi. À part le conflit d’ambivalence objectale, resurgit le conflit d’ambivalence narcissique qui engage d’autres
composantes du narcissisme que les précédentes. Ce conflit oppose le narcissisme positif (amour du moi pour lui-même) et le narcissisme négatif (haine du moi pour lui-même). Karl Abraham
(1913-1925, p. 280) a été, sauf erreur, le premier à employer
ces deux expressions à propos de la mélancolie ; il avait repéré
dans le tableau de cette affection que le narcissisme positif et le
narcissisme négatif se font face sans nuance ni médiation. Un tel
conflit nous met en présence de la dimension qualitative du narcissisme, secondaire en l’occurrence, et cette dimension qualitative
affective est bien entendu sous-tendue par la dimension quantitative de l’investissement. Le conflit d’ambivalence narcissique
est aussi à même de pencher transitoirement d’un côté ou de
l’autre et également d’être résolu fâcheusement par clivage. Cependant, même quand il bascule provisoirement du côté du narcissisme négatif, il n’y a pas de négativation de l’investissement,
le moi conserve son investissement de lui-même, fût-il sous une
forme négative désagréable, source de déplaisir. Là, le moi n’a
aucune propension à désinvestir son organisation.
Le processus psychique d’adolescence aura la charge d’assurer le
dépassement de ce conflit d’ambivalence narcissique et de procéder à l’intégration du narcissisme négatif au sein du narcissisme positif devenu prédominant.
à suivre...