CR/ Larousse - Pierre

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CR/ Larousse - Pierre
Pierre Larousse et son temps, sous la direction de Jean-Yves Mollier et
Pascal Ory, Éditions Larousse, 1995, 550 p., 395 F.
483 000 000 de signes, et nous, et nous
par Pierre-Marc de Biasi
Il y a des œuvres que l’on qualifie de “monumentales” par figure de style.
Comment faut-il dire pour le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de
Pierre Larouse? Un peu plus de vingt cinq mille pages, quatre cent quatre vingt
trois millions de signes, la somme des principales connaissances humaines de
son temps. Même s’il n’a pas tout écrit de sa main, Pierre Larousse en a tout de
même rédigé lui-même une grande part, et le reste, en général, il l’a relu, vérifié
et corrigé. Où cet Hercule de la lexicograhie moderne puisait-il ses forces? En
lui-même, comme tout autodidacte cohérent. Mais il avait une technique, la
résorpsion, dont il ne fait aucun mystère dans le Dictionnaire, une astuce
énergétique que d’autres, un peu plus tard appelleront la “sublimation” : “le
sperme, quand il n’est pas répandu au dehors, est un puissant stimulant, il
anime, il échauffe, il exalte les facultés physiques et intellectuelles; il inspire
l’amour, et l’amour est une source féconde à laquelle viennent puiser le génie et
la poésie. Le sperme est destiné à être résorbé, à passer dans le torrent
circulatoire pour retremper en quelque sorte le sang.” Ah! sublime économie
d’énergie libidinale! Voilà le genre de confidence que l’on ne trouve plus guère
dans les dictionnaires de notre temps, et que l’on aurait cherché tout aussi
vainement dans les encyclopédies antérieures. Pierre Larousse, lui, estimait
qu’un dictionnaire doit pouvoir tout dire. C’était un cas. Et c’est ce “cas Pierre
Larousse” qui fait aujourd’hui l’objet d’une importante étude.
Pour le 120e anniversaire de sa mort, les éditions qui portent encore son
nom rendent hommage à leur légendaire fondateur : un solide ouvrage, illustré
de 160 gravures d’époque, qui cherche, avec les instruments intellectuels de
notre époque, à cerner la personnalité, l’entreprise et l’environnement culturel
de ce formidable vulgarisateur des savoirs qui, conformément à ses souhaits, a
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fini par disparaître derrière l’immensité de son œuvre. En multipliant les
méthodes et les points de vue sur l’œuvre, vingt-sept études tentent une
(re)lecture collective et pluridisciplinaire qui va de la lexicologie à la sociologie
en passant par l’histoire sociale et politique, l’histoire des idées, des sciences, de
la philosophie, des arts, de la littérature, etc. Le projet était d’envergure, les
auteurs ont été choisis en conséquence : M. Agulhon, J. Baubérot, F. Bédarida,
C. Bertho-Lavenir, Ch. Georgel, H. Mitterand, P. Nora, M. Ozouf, M.
Rebérioux, A. Rey, M. Roncayolo, N. Savy, J. Seebacher, M. Vovelle, etc.
Chaque analyse constitue un petit essai autonome ayant son objet, son esprit et
son style, et c’est là, sans aucun doute, un des grands mérites de J.-Y. Mollier et
P. Ory qui, outre une formule heureuse et de prestigieuses signatures, ont su
trouver une juste mesure matérielle des textes : cette étude collective n’écrase ni
son sujet ni son lecteur, mais garde le charme d’une conversation savante, où
chacun prend la parole, à son tour, courtoisement et souvent trop brièvement
(7 pages, pas plus : quel bonheur de pouvoir désirer encore quelques lignes!).
Chaque essai est suivi par un florilège du Dictionnaire Universel : une dizaine de
pages d’extraits qui permettent au lecteur de poursuivre la réflexion, pièce à
l’appui. Principe excellent, mais pourquoi diable ne pas avoir signalé, par (...),
les nombreuses coupures pratiquées dans les articles cités? L’ancêtre n’aurait
pas apprécié. L’ouvrage contient au total un centième du Dictionnaire, 250 pages
d’extraits recomposés dans la mise en page originale (22 000 signes par page, en
quatre colonnes compactes, dans un corps minuscule!) : présentation
redoutable pour le lecteur d’aujourd’hui qui soupçonnera forcément un
sponsoring retors des frères Lissac ou de l’astucieux Afflelou. Les yeux du XIXe
siècle étaient-ils plus perçants que les nôtres? Sans doute. Avec une loupe, tout
s’arrange, et, vous avez beau connaître l’original, vous tomberez forcément
sur une perle qui vous avait échappée. Exemple, scabreux, mais qui en dit long
sur l’esprit de canular qui traverse le monumental et solennel édifice du
Dictionnaire, la définition, on ne peut moins sérieuse, du verbe “chier” : “CHIER
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: (chi-é; latin cacare, même sens) Évacuer de gros excréments. Ce mot est bas et
les personnes honnêtes ne s’en servent jamais. Nous devons excepter les
Auvergnats honnêtes, qui le disent innocemment en croyant dire autre chose ;
on sait comment ils prononcent scier du bois.”. De la plaisanterie de commisvoyageur à la blague ultra-érudite ou à la raillerie meurtrière, Larousse, chemin
faisant, explore tous les registres du mot d’esprit et de la mystification. Le
Dictionnaire peut aussi être lu comme une sorte d’encyclopédie du gai savoir,
moquant son propre esprit de sérieux, et capable de faire retentir l’éclat
intempestif d’un fou-rire dans les corridors convenus de la connaissance.
Le gai savoir n’est pas lui-même à l’abri des bévues ou du ridicule, et il y a
quelques larges panneaux dans lesquels le Dictionnaire fonce tête baissée. A un
moment où les conceptions de ce calotin de Pasteur étaient déjà fermement
établies dans les milieux scientifiques, Larousse, contre toute attente, prend la
défense des théories de Pouchet qui lui paraissent plus correctes en matière de
laïcité : “La génération spontanée n’est plus une hypothèse, c’est une nécessité
philosophique. Elle seule est rationnelle, elle seule nous débarrasse à tout jamais
des puériles cosmogonies et fait rentrer dans la coulisse ce Deux ex machina
extérieur et tout artificiel qu’ont si longtemps adoré des siècles d’ignorance.”
L’intention était louable, on serait presque prêt à lui pardonner son énorme
bourde, la seule, semble-t-il, que Larousse ait d’ailleurs commise dans le champ
des sciences, qu’il explore avec cette idée conventionnelle, mais somme toute
assez moderne, que la vérité scientifique est elle-même historique et réside
dans l’accord provisoire des savants sur une théorie. Dans d’autres domaines, il
advient, ici et là, que la pensée de Larousse dérape bien au-delà de la gaffe
circonstancielle. On dégringole de plusieurs degrés jusqu’à atteindre le substrat,
parfois visqueux, de l’idéologie et des réflexes primaires. Les études de Pierre
Larousse et son temps ne ne nous épargnent presque aucune des nombreuses
aberrations et méprises qui émaillent le Dictionnaire.. Avec sa méthode
subjective et sa propention à “tout dire”’, Pierre Larousse ne pouvait
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évidemment que les accumuler. En matière de racisme ordinaire, par exemple :
“Nègre : (...) Un fait incontestable et qui domine tous les autres c’est qu’ils ont le
cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l’espèce
blanche (...) ce fait suffit pour prouver la supériorité de l’espèce blanche sur
l’espèce noire.” Le racisme de Pierre Larousse est explicable historiquement,
comme bien d’autres absurdités. Avec le confort qu’assure un bon siècle de
recul, les historiens nous expliquent fort bien, attendu ce qu’étaient Pierre
Larousse et son temps, pourquoi tant d’égarement et de préjugé se mêlent à
tant de savoir et de perspicacité. Le forilège du Dictionnaire, parfois, se met à
ressembler à un sottisier. Pierre Larousse démythifié. Pourquoi pas, en effet?
Mais, soyons clairs, tous les familiers du Dictionnaire , peu ou prou, ont déjà fait
la démarche pour leur propre compte. Quant à ceux, beaucoup plus nombreux,
qui n’ont jamais mis le nez dans le texte, auront-ils vraiment une idée juste des
qualités de l’œuvre? Pas sûr. A certains moments, on finirait par croire que ce
vieux monument de savoir, tout lézardé d’incertitudes et de non-sens, mérite
surtout notre indulgence, ou notre bienveillante curiosité : une singularité
historique méritant le détour, un équivalent encyclopédique des délirantes
constructions du facteur Cheval. Or, les lecteurs de Larousse le savent bien, il
s’agit de tout autre chose. Sinon, pourquoi s’arracherait-on encore aujourd’hui
à prix d’or les originaux et les fac-similé du Dictionnaire? Malgré ses erreurs et
ses lacunes, ses parti pris et ses aveuglements, le Larousse de Pierre Larousse
contient des milliers d’entrées et d’informations parfaitement pertinentes que
l’on ne trouve nulle part ailleurs parce qu’elles n’existent plus depuis longtemps
dans les pages des encyclopédies du XXe siècle, y compris chez l’éditeur
éponyme. Et ces informations ne concernent pas que le XIXe siècle, comme on
le prétend, mais tout ce qui constituait sa culture et son horizon intellectuel.
Cette vaste étude sur Pierre Larousse aurait sans doute pu consacrer un plus
large espace à une question cruciale, mais douloureuse, il est vrai, pour la
conscience des éditeurs et des savants : d’où vient que le Dictionnaire détient en
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plusieurs domaines un savoir absent de toutes les encyclopédies de notre
temps? Si l’histoire du savoir n’est pas entièrement cumulative, est-elle
vraiment non cumulative? Une nouvelle information doit-elle nécessairement,
pour se faire une place dans nos dictionnaires, chasser une autre information,
toujours valide mais relevant d’une orientation différente et antérieure de la
culture? Que signifie au juste la mise à jour d’une encyclopédie universelle? À
quelle légalité gnoséologique, ou simplement économique, répond l’évacuation
ou la déperdition de certaines connaissances? A moins que le problème n’ait
déjà trouvé sa solution. Il se peut que les nouveaux supports de notre culture
écrite, peu embarrassés par les questions d’économie et d’espace, permettent
bientôt de rendre vie à ce vieux fantasme d’appropriation cumulative des
savoirs, en intégrant, entre autres, tout l’ancien Larousse, assorti —pourquoi
pas?— comme dans Pierre Laroousse et son temps, de tous les commentaires
hypertextuels qui pourraient au mieux éclairer notre lecture .
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