„J`qbqbe. Le m`n fquz de j`qbpbe!“

Transcription

„J`qbqbe. Le m`n fquz de j`qbpbe!“
Karl R. Kegler
„J’qbqbe. Le m’n fquz de j’qbpbe!“
„Vous croyez en Dieu?“ – „Pardon“
Une rencontre dans un restaurant sur les toits de Manhattan. On en vient au sujet
de la conversation: c’est de Dieu que l’on parle. Pamela Fisher, „avec un regard
incolore qui perce et qui glace“ se révèle par un défaut d’élocution digital:1 „IonRobert souhaite te frofoser de nous rejoindre et de partager nos idées.“ Ion-Robert-Puck est une personne laide avec le ricanement d’un toxicomane. Il est,
comme sa compagne, la copie-robot d’un homme. Prononcé par sa camarade, son
nom se transforme en un „Fuck“ obscène.
La question suivante se perd sous les salves des armes automatiques. Des forces spéciales tirent sur les deux androïdes, instruments d’une secte intransigeante, les mettant en pièces. La tête arrachée de Ion-Robert, ricanant encore,
écrase le nez de Nike Hatzfeld, le seul être humain qui a participé à cette rencontre arrangée. Puis, Hatzfeld s’aperçoit que cette androïde formée d’après son
amie disparue est coupée en deux.
Cette atmosphère imprégnée de violence et de distanciation est typique du
graphic novel d’Enki Bilal, Le sommeil du monstre. C’est la première partie d’un
récit prévu à l’origine comme trilogie et finalement, devenu une tétralogie dont le
deuxième volume, 32 Décembre, parut en juin 2003 et le troisième, Rendez-vous à
Paris, en mai 2006. Terminé en 2007 avec le dernier volume, Quatre?, le projet
couvre presque une décennie dans l’œuvre de l’artiste franco-bosniaque.
Le caractère hybride et étrange de la réalité qui caractérise le scénario, se reflète dans le nom du protagoniste. Nike Hatzfeld, spécialiste de la mémoire et doté
lui-même d’une mémoire extraordinaire, est orphelin de la guerre civile yougoslave. Il doit son prénom aux baskets Nike de cet homme abattu, au côté duquel
on l’a trouvé nouveau-né. Son surnom est attribué à un journaliste français qui l’a
transporté dans cet hôpital et auquel se réfèrent ses souvenirs les plus anciens.2 A
part les cris des mourants, le bruit des explosions, l’odeur de sang et
d’excréments, Nike se souvient, se rappelant ce lieu, de deux nouveaux-nés, eux
aussi orphelins, Leyla et Amir, qui se trouvaient avec lui dans la même salle
d’hôpital où les étoiles d’été les regardaient à travers le plafond effondré. Nike décide, se fiant à sa mémoire, de protéger à jamais ces frères et sœurs du hasard.
Ce cadre esquissé constitue le point de départ d’une histoire complexe, ambiguë. Bilal lie, à travers son protagoniste, le souvenir de la guerre civile yougoslave
à Sarajewo à des expériences de Nike, Leyla et Amir, vivant dans un avenir mécanisé et fragmenté, où une secte terroriste, dans une perspective de globalisation,
23
l’ordre Obscurantis, se met à détruire l’héritage culturel et scientifique de
l’humanité. En arrière-plan, un obscur Dr. Optus Warhole agit, un maître en technologies cyborg manipulatives. Tandis que Nike s’empêtre de plus en plus dans un
cauchemar de manipulation et devient étranger à lui-même, les flash-back du souvenir qui le reconduisent, pas à pas, au jour de sa naissance, commentent directement l’histoire. La référence, esquissée ci-dessus, aux tendances futures, soit
techniques, soit sociales, est une anti-utopie avec des points de départ divers. Ce
n’est pas un hasard si le titre du conte graphique implique une réminiscence à
l’eau-forte de Goya. – La raison a-t-elle subie une mutuation en monstre? Ou Bilal
pose-t-il la question de savoir quels produits créent les rêves d’un monstre, si c’est
déjà le sommeil de la raison qui crée des monstres? 1998, trois ans avant les attentats du 11 septembre 2001: le scénario de Bilal anticipe la menace d’une organisation agissant de façon globalisante et dont Bilal anticipe l’origine dans le
contexte de l’anarchie politique régnant dans l’ancienne Union Soviétique et au
Pakistan. Les attentats du groupe terroriste visent les villes. A l’arrière-plan des
panels destinés à New York, apparaît le Chrysler-Building détruit. Une attaque aux
armes-laser, effectués par les satellites, endommage la Tour Eiffel.
Mais il serait prématuré de prendre le conte graphique de Bilal pour une étude
anticipée des courants du terrorisme fondamentaliste. La réalité sociale est devenue opaque dans le scénario ébauché de l’avenir. Des organisations comme le
F.B.I.I., l’organisation succédant au F.B.I., se différencient peu, avec leur logique
institutionnelle impénétrable, des projets des réseaux terroristes. La réalité, déterminée par des forces manipulatives, est complexe et sombre, comme un labyrinthe
éclaté en morceaux. Certaines parties en sont compréhensibles dans leur logique
intérieure, mais elles ne s’unissent plus en une grande figure cohérente, dont la
partie intérieure est, comme dans le mythe chrétien, la scène de chasse au monstre et le triomphe final du héros. Au figuré, c’est le Minotaure qui est devenu
l’architecte d’une réalité monstrueuse; la forme du bâtiment ne le dompte plus et
ne l’empêche plus d’en sortir. Le héros ne tue plus le monstre, il est à sa merci.
L’enchaînement des fils d’Ariane, qui lie les biographies de Nike, Leyla et Amir en
un tissu, sert, à travers l’histoire, de fil interprétatif. La recherche de ces compagnes depuis sa plus tendre enfance, constitue pour l’expert de mémoire le devoir
de surmonter ses propres souvenirs. Il se retire dans sa vie privée. D’autre part,
c’est l’amitié, pour laquelle Nike s’est décidé en tant que nouveau-né sans avoir
rencontré Leyla et Amir, qui se révèle comme message de réconciliation intégratif.
Le récit révèle que c’est le père d’Amir, tireur d’élite serbe, qui a tué le père de
Nike dans Sarajewo détruite par la guerre.
La force de l’amitié qui surmonte les obstacles prouve que c’est elle le vrai caractère humain. Ceci a d’autant plus de poids que la possibilité de remplacer les
hommes par des copies androïdes semblant identiques laisse planer un doute permanent sur la sincérité et sur la nature humaine des acteurs. Ces doutes portent
finalement sur sa propre identité et authenticité quand, au cours de l’histoire, le
père de Nike est ravalé au rang d’un outil manipulable et copiable, qui doit agir
24
dans des réseaux virtuels-réels, en raison d’un enchaînement du cerveau et de la
technologie ordinatrice. Les rêves de Villèm Flusser3 et Hans Moravec,4 qui, au
début des années 90, affabulaient sur la fusion de modèles de personnalités humaines avec des capacités accumulatrices de la technique, se transforment en
cauchemar, quand les organisations qui utilisent ces techniques poursuivent des
projets à la Orwell. Comme l’Etat total dans le livre d’Orwell, l’ordre Obscurantis
poursuit un „programme de révisionnisme historique“5 et réduit la langue à 499
mots qui sont „permis“. Tandis que Flusser formule des phrases comme „daß das
Individuum nicht existiert, daß man das Individuum genauso teilen kann wie das
Atom“, le scénario de Bilal illustre les implications cruelles de manipulabilité et de
manque de liberté qui résultent de la puissance technique anticipée, qui reproduit
des humains, les coupe et les copie comme s’ils étaient des objets.
A cause de ses facultés mnémotechniques phénoménales, Hatzfeld apparaît
dans la logique perverse de telles possibilités manipulatrices comme un objectif
intéressant qu’on peut utiliser pour écrire de nouveau l’histoire mondiale. Le F.B.I.I.
qui, à ce moment-là, travaille en coopération avec l’ordre Obscurantis, installe
dans son nez cassé un radiogoniomètre pour une arme-satellite et un interface
dans le cerveau. Mais Warhole poursuit ses propres plans. Il pactise simultanément avec l’ordre Obscurantis et produit une copie androïde de Hatzfeld, laquelle,
comme on peut le supposer, doit remplacer l’expert de mémoire dans la réalité,
pour diffuser de faux souvenirs. L’Hatzfeld réel, devenu manipulable par l’interface
implantée dans son cerveau, est envoyé sur un sité archéologique secret; ce
qu’on y découvre accentue les doutes sur la création divine et fait l’objet de la
haine de l’organisation terroriste fondamentaliste. Hatzfeld doit y servir d’émetteur
pour une attaque satellite, puis on veut le sacrifier, une fois le site détruit. Pour
contrôler l’Hatzfeld téléguidé, Warhole utilise un homme-machine-cyborgue drogué, utilisé comme interface à des technologies ordinatrices et de surveillance. Le
plan échoue. Sur le lieu du site archéologique, le camp de formation de
l’organisation terroriste est détruit. Le cyborg, dégradé au rang d’un agent des intérieurs étranges, préfère la mort à une existence qui n’est pas libre et permet à
Hatzfeld de s’enfuir. La haine envers le constructeur de cette absence de liberté
est plus forte que l’instinct de conservation.6 Pour l’objet câblé humain, une existence-cyborg, subordonnée à Warhole, est moins attrayante: „Je ne suis plus
qu’un légume coiffé d’un cerveau en surrégime artificiel. Je n’aime pas beaucoup
ma nouvelle vie … si vous voyez ce que je veux dire….“7
Tandis qu’est présenté ici le potentiel manipulateur de ces technologies ordinatrices et de mémoire, potentiel qui, dans l’imagination de Moravec et de Flusser,
intervient directement dans le cerveau humain, rendant reproductible l’individualité
personnelle, le personnage d’Optus Warhole montre le profit à l’égard du pouvoir
et de l’autonomie renversée naissant par ses technologies sur son propre corps et
celui des autres „J’ai toujours été un joueur d’échecs doublé d’un joueur de poker.
Même en recherche et en médecine… je suis un fou zigzagant, et cela m’a toujours réussi…“8 Wahrhole déclare aussi d’être un artiste,9 qui soumet la technolo25
gie, l’esprit et le savoir des autres, pour mettre en scène une œuvre obscène de
mort, de torture et de dépendance. Ce n’est pas un hasard si son nom fait penser
a Andy Warhol. En même temps, la traduction littérale, „war hole“, a une nuance
menaçante.
Warhole s’est reproduit lui-même par des copies cybernétiques, auxquelles il a
donné – „c’est une éthique personelle“10 – des parties entières de son corps, mais
ensuite, il les sacrifie et les détruit sans scrupules. Ce qui reste de son propre
corps, c’est seulement sa tête, liée à un système pour prolonger la vie, avec un
cerveau élargi, et celle-ci se perdra aussi. L’esprit et le souvenir de Warhole passent, dans le troisième album, à une structure, parasitaire, difforme, qui prolifère
sur le corps de Hatzfeld. Mais, entre-temps, une série de copies androïdes sont
près d’occuper, sous une forme juvénile, des positions-clés dans le monde entier.
L’une de ces copies se met en scène sous le nom de guerre anagrammatique Holeraw comme „very great artist“, dont l’art, „absolute evil art“, consiste à organiser
des happenings sanglants où les copies androïdes, vêtues de blanc avec des faces blanches maquillées, se tuent mutuellement dans des espaces blancs, écrivant la signature de l’artiste en lettres rouges sang. Pour la qualité visuelle du
conte pictorial, c’est un sommet impressionannt. „Ce n’est pas de l’art brut. C’est
de l’art brutal.“11 Nike Hatzfeld, qui observe ce spectacle dans le deuxième volume, voit mourir une copie androïde de Pamela Fisher.
„C’est vous la perfection“ – C’est moi la perfection.“
Il est évident que Bilal continue, dans son conte graphique, le genre de la SF dystonique dont il existe de nombreux exemples. Le roman de C. S. Lewis, That Hideous Strenght, paru en 1945, offre un parallèle frappant.12 Autre exemple, plus
contemporain, le G.A.S. (1997) de Matt Ruffs.13 Dans le roman de Ruff, une intelligence mégalomane met en scène des meurtres „cyniques“ d’hommes qui sont
devenus dangereux pour elle: des robots les tuent en niant leurs idéaux. Dans
l’œuvre de Lewis, la tête animée artificiellement d’un savant exécuté devient le
commandement d’une vaste institution scientifique; on sait enfin que c’est le diable
lui-même qui a l’expérience en son pouvoir. Warhole, lui aussi, réduit finalement à
une tête animée artificiellement, possède toutes les qualités d’un super-méchant.
Comme le diable dans le conte de fées italien, il a un nez en or. Warhole gouverne
ses outils humains ou androïdes à travers des mouches, mi-organiques, mi-électroniques. Comme la tête de cochon qu’on vénère dans le roman de Golding,14
paru en 1954, Warhole est „le seigneur des mouches“. Cette caractéristique le rapproche, d’après la tradition hébraïco-chrétienne, de Beelzebub. Son comportement
d’une violence cynique et doté d’un pouvoir manipulateur, souligne encore cette
interprétation. Dans les bulles de la BD, un moyen explicite cette interprétation:
Warhole parle avec une „voix noire“, ses dialogues sont inversés, imprimés blanc
sur noir.
26
Le personnage en arrière-plan, caractérisé ainsi, ne poursuit pas un but politique ou autrement défini. Le projet de Warhole s’élargit et se perpétue sans cesse,
pareil à la démesure et à l’inquiétude de la notion du progrès. Ce n’est pas un hasard, car c’est sur l’emploi extrêmement habile du coffre à outils du progrès qu’est
fondé le pouvoir de Warhole. L’étroitesse d’esprit, la faiblesse et la vulnérabilité de
la nature humaine offrent beaucoup de points de départ pour des manipulations
cyniques. Le terrain actuel importe peu:
Imaginez la même chose à une plus grande échelle… à l’échelle d’entreprises, de sectes, de religions, de nations, de races… et pourquoi pas de gènes, de cellules, de bactéries, de virus… ou encore, au hasard, d’orphelins qui ne se sont pas vus depuis
trente-trois ans… ou de l’ensemble de tout ça….15
Dans le deuxième volume de la trilogie, Warhole/Haleraw’s donne un échantillon
de son absolute evil art dans un happening avec une issue mortelle. Celui-ci
consiste en un nuage noir, puant affreusement, qui sort d’un lieu commémoratif du
„conflit entre la Chine, la Russie et la Mongolie.“ „Avant de se désagréger, elle se
donnera des pluies des larmes issues de la décomposition de deux millions de
soldats et de civils morts au champ de la connerie….“16 La pluie acide du nuage
tue ou mutile la plupart des critiques d’art présents tandis que les survivants continuent leurs interprétations d’œuvres intellectuelles. Finalement, on découvre que
même le résultat du site archéologique mentionné ci-dessus ne pourrait être que la
mise en scène macabre de Warhole, qui fait passer un message de brutalité à
l’humanité, vieux de plusieurs millions d’années et qui fait expertiser cette trouvaille par des autorités religieuses et morales disparaissant soudainement à la fin
du deuxième volume et reparaissant dans le troisième volume comme cadavres
mutilés sur la planète Mars. Une telle fixation sur l’archi-canaille qu’est Warhole,
fixation qui se trouve surtout dans les deuxième et troisième volumes, enlève à
l’histoire beaucoup de sa qualité équivoque et des points de départ qui distinguent
le premier volume. Malheureusement, au cours du récit, Bilal s’écarte de plus en
plus du droit chemin. Dans le dernier volume, il construit finalement un happy end
invraisemblable, où un Warhole purifié se révèle une entité inter-dimensionale extraterrestre et réunit les séparés. Il semble presque que l’artiste ne puisse plus manipuler toute cette vue du monde imprégnée d’un pessimisme si profond. La seule
solution, c’est la mutation des méchants qui deviennent tout à coup des bienfaiteurs. C’est pourquoi, Bilal doit inventer un deus ex machina pour nouer les bouts
volants de son histoire.
Malgré cette critique qui vise surtout le dernier volume de la tétralogie, l’intérêt
spécifique de l’histoire consiste à la lire, du côté graphique et du côté contenu,
comme un commentaire fictif des imaginations technico-scientifiques du présent.
Les renvois à Flusser et Moravec l’ont déjà démontré. Les dessins de Bilal forment
un portfolio visuel pour les champs „mise en scène du corps“ et „prothèse“. Ce
n’est pas seulement la „cyborgisation“ par le rattachement de l’homme à la technologie informatique, mais aussi la mise en scène voulue ou non voulue des person-
27
nages par le make-up, les cicatrices, les pansements, les rayures, les tatoos ou les
applications techniques. Cette mise en scène appartient à l’ambiance futuriste du
conte SF, mais elle présente les personnages principaux comme des caractères
humains brisés, portant des blessures et des cicatrices. Explicitement, Nike Hatzfeld est marqué par un tel signe. Son nez cassé sera blessé encore deux fois au
cours de l’histoire; enfin, il sera victime d’une prolifération parasitaire de Warhole
sur son corps, qui soumet sa volonté et ses sens. Ainsi, Bilal réussit de manière
permanente à créer une image de la vulnérabilité de Hatzfeld et de
l’accomplissement douloureux de son souvenir. La mise en scène du corporel appartient au calcul du dessinateur. Bilal y expérimente un large spectre de possibilités de donner un aspect étrange à la réalité ou de la changer, avec des traits de
force et de menace. L’un des personnages, l’amie d’Amir, Sascha Krylowa, subit
une infection, transmise par les mouches de Warhole, par laquelle sa peau se
transforme et prend une couleur anthracite. Auparavant, on coupe les cheveux
d’Amir et de Sascha, prisonniers d’une obscure secte totalitaire comme à des détenus d’un camp de concentration. Les hôtes de Warhole/Halerwas qui visitent le
„all-white“-happening ont „pâlis“ dans l’ascenseur qui les transporte au lieu du
spectacle; on les vaporise avec du gaz. A part ces images brutales, l’aspect médical de la prothèse n’est pas négligé. Le père adoptif de Leyla étant en train de devenir aveugle, un savant israélien lui rend la vue à l’aide d’une prothèse opto-organique qui lui permet de voir jusque dans l’espace. Il meurt enfin, „gravement heureux“17 en quittant l’atmosphère terrestre dans „un ascenseur des étoiles“. La
sphère des étoiles est pour Bilal, chose évidente, un contre-projet à la brutalité terrestre.
La technique, pour Bilal, n’est pas une chose négative. La science et l’astronomie, représentées par le personnage de la petite sœur de Nike, l’astrophysicienne
Leyla Mirkovic-Zohary, sont le contrepoids positif de la technologie-cyber, nontransparente et manipulatrice, incarnée par Warhole. L’ordre Obscurantis attaque
de préférence des instituts de recherche. En se disant choqué, Bilal défend une
position éclairée qui localise d’un côté la science rationnelle, de l’autre l’irrationalité
des sectes fondamentalistes ou d’un art effréné. La réalité, rendue par Bilal dans
ses dessins se trouve à vrai dire au-delà de ce dualisme. Le brisé, le menaçant,
l’incompréhensible prédominent. Des réseaux de communication ressemblant à
des insectes poilus ou à des virus grossis, envahissent les villes qui ont subi une
mutation et se sont transformées en des lieux inhospitaliers et dangereux. Des
descriptions comme par exemple „Moscou – Air froid (-22º) empoisonné à très empoisonné (7/10)“18 signalent, chose trompeuse, avec leur recours aux valeurs de
température et de l’environnement, que cette menace latente est plus facile à manier. La technique, instrument omniprésent, est impénétrable et incontournable
comme une force démoniaque. Depuis longtemps, elle a franchi les limites définies
clairement de validité et des disciplines, caractéristiques de la méthodique classique des sciences naturelles. Par exemple, deux astronautes dans leur télescopehubble, sont attaqués par les mouches de Warhole qui sont „partiellement électro28
niques, organiques, chimiques, voire même virtuelles“.19 Les frontières de la médecine, de la science et de la subculture se perdent. Lorsque Hatzfeld ne peut plus
supporter les douleurs causées par l’implant dans son nez, il consulte un médecin,
un ami à lui, qui pratique comme un résistant à des endroits divers dans la clandestinité. Il soigne Hatzfeld avec un mélange de moyens pharmacologiques et
rituels; dans sa galerie, il vend des reproductions de peintres inconnus.
„Vous avez vu quelque chose de contrariant?“
Les volumes de la tétralogie Le sommeil du monstre, l’œuvre la plus récente de
Bilal, s’inscrivent dans une longue tradition de contes pictoriaux depuis les années
soixante-dix. Bilal commence sous l’influence du mouvement de 68; ses premiers
albums, la série Légendes d’aujourd’hui, rassemblent des contes féeriques et
bizarres avec un message qui critique la société. Le conte Le vaisseau de pierre,
créé en 1976 en collaboration avec Pierre Christin, présente l’histoire d’un village
breton qui est transposé sur la côte du Chili à cause d’un méga-projet touristique;
les villageois peuvent y continuer leur vie simple, loin du commerce moderne. A la
fin des années soixante-dix, le tandem composé du dessinateur Enki Bilal et du
scénariste Pierrre Christin se consacre à des sujets plus politiques. Le volume Les
phalanges de l’ordre noir traite en 1979 le sujet de la force extrémiste et terroriste
en Europe. En 1981 paraît Partie de chasse, un conte qui, avec l’action d’un récitcadre, une chasse de fonctionnaires du bloc de l’Est, renvoie à l’histoire des régimes communistes de l’Europe de l’Est. Christin et Bilal font des expériences, à
cette époque-là, avec des documentations d’images, qui consistent en des photographies repeintes, des articles de journaux et des récits de voyage. En 1984 naît
ainsi la „documentation“ Los Angeles – L’étoile oubliée de Laurie Bloom, en 1990
Cœurs sanglants, un récit fictif sur une secte mondiale dont les membres se livrent
à des duels rituels, afin d’obtenir un niveau d’initiation supérieur. Les membres
plus élevés subissent une amputation partielle du visage suivant leur rang – une
religion de la mutilation.
Les intérêts et les champs d’activité entre le fantastique, la documentation, la
critique de la société et la SF convergent entre 1980 et 1992 dans la Trilogie Nikopol, créée avec son vieil ami. Les volumes paraissent à de longs intervalles de six
ans, ce qui leur donne un caractère autonome; ce sont des contes achevés qui ne
sont reliés que légèrement par les personnages agissants. L’histoire d’Alexandre
Nikopol, instrumentalisé par le dieu égyptien Horus, revenu sur terre, et qui vit
aussi avec lui en une sorte de communauté symbiotique, commence dans un Paris fasciste dans l’avenir et se termine dans le troisième volume lorsque les personnages principaux se séparent dans une ville arctique près de l’équateur, issue
d’une anomalie due au changement climatique. L’atmosphère change et s’assombrit à travers les trois volumes. Tandis que le début de la trilogie est absurde et
enjoué – on rencontre le panthéon où les dieux jouent au Monoploy – la trilogie se
29
referme sur des couleurs tristes. Horus s’oppose au tribunal des dieux contre lequel il se rebellait au début. Le centre de l’ Equateur City se casse quand une pyramide cosmique s’y écrase. Les chemins des personnages se séparent. Horus
donne en cadeau à son compagnon humain quand ils se disent adieu, l’oubli, et
c’est aussi l’oubli d’un grand amour. Avant les adieux, le dieu égyptien commence
son dernier monologue:
J’ai voulu rapprocher des hommes, mais ils sont petits… et ils resteront éternellement
avec leurs nationalismes rampants, leurs religions butées, leur inaptitude au pouvoir et
leurs limites temporelles […] Il faut avant tout réinstaller l’harmonie par le chaos, replonger dans le non, en un mot remplacer l’homme par quelque chose de mieux.
L’ordre, Nikopol!20
Nikopol qui, à ce stade final, perd de plus en plus la faculté de parler correctement,
réplique en changeant plusieurs lettres de l’alphabet:
J’qbpbe, le m’en fquz de j’qbbbpbe! Le vieux aimeb et mqbib panz je pézqbbpbe je
dluz tqaj! [L’ordre, je m’en fous de l’ordre! Je veux aimer et mourir dans le désordre le
plus total!]
Le sommeil du monstre renoue avec le ton sombre et une vision du monde fragmentée, révélés dans le discours du dieu égyptien et se manifestant d’une manière
impressionnante dans la perte par Nikopol de la faculté de parler. Les aspects surnaturels, rappelant les contes de fées, qui sont présents dans la trilogie Nikopol,
disparaissent. Le scénario, qui a lieu trente-trois ans après le siège de Sarajevo de
1993, donc en 2026, prolonge dans l’avenir des tendances du présent. L’histoire
semble futuriste, pourtant elle n’est pas excentrique ou inadaptée. La force des
dieux est remplacée par une spéculation technique. Ce ton sobre s’explique si l’on
tient compte du fait que Bilal, qui a quitté la Yougoslavie avec ses parents à l’âge
de dix ans, essaie ici d’assumer les événements de la guerre civile yougoslave.
Les rapports biographiques sont absolument évidents. Le prénom du protagoniste
Nike est un anagramme du prénom de Bilal, Enki. Enfin, les traits du protagoniste
Nike Hatzfeld ressemblent beaucoup à ceux de son inventeur.
Le bref aperçu de l’œuvre de Bilal en tant que scénariste et dessinateur montre
bien d’autres rapports révélateurs.21 L’œuvre la plus récente de Bilal se situe, malgré son ton nouveau, dans la continuité des descriptions du type fin des temps qui
critiquent la société ou des anti-utopies post-atomiques, qui, à l’époque de la menace atomique et de l’opposition des deux blocs, étaient un sujet favori de la
littérature BD, mais qu’on ne trouve presque plus aujourd’hui. Bilal remplace la
thématique dystopique-fantastique par des relations aux conséquences actuelles:
questions éthiques et politiques, fondamentalisme, possibilités de manipulation par
des technologies nouvelles. Néanmoins, certaines constellations fondamentales
concernant les motifs persistent. La thématique fondamentale de la trilogie Nike et
de la tétralogie Monstre est qu’un esprit étranger, trop puissant, manipulateur domine le protagoniste. Dans la trilogie sur Nikopol, c’est l’esprit d’un dieu égyptien
revenu sur terre, et, dans la tétralogie présentée ci-dessus, c’est une volonté mé30
chante et manipulatrice qui s’exprime à travers le média de la technologie et un art
pervers et opaque. Les deux protagonistes, Nikopol et Hatzfeld, échouent à cause
de cette manipulation dans la recherche de leur grand amour. Une constante visuelle fondamentale est la prédilection de Bilal pour des corps blessés ou équipés
de prothèses comme l’on en voit déjà dans Cœurs sanglants ou dans la trilogie
Nikopol où, dans le premier volume, Horus ajuste sur Nikopol un rail transformé en
guise de prothèse de jambe. Dans ce droit fil, Immortel ad vitam, la suite de la thématique Nikopol, ces motifs sont devenus un phénomène envahissant. La démocratie s’est transformée en une dictature médico-eugénique, dans laquelle les habitants d’un New York futur de l’an 2095 sont composés d’organes remplacés. La
tendance à équiper les corps de prothèses et à les cyborgiser apparaît comme le
trait universel d’une histoire de l’humanité future. Dans Le sommeil du monstre les
implants organico-cybernétiques décrits plus hauts signalent ce développement, à
savoir une sorte d’asservissement technologique. Dans une interview avec Antoine
De Gaudemar, Bilal rapproche en 1998 ce déplacement de la fantaisie anti-utopique de la chute des régimes communistes à l’Est. La fin de l’opposition est-ouest
n’aboutit à aucune libération, mais crée d’autres conflits embrouillés:
Pendant cinquante ans, on a vécu entre deux blocs, et finalement ce bipolarisme était
plus confortable: il y avait deux camps, et on était d’un côté ou de l’autre. Aujourd’hui,
on ne sait plus où l’on est avec les intégristes d’un côté, le FN [Front National] de
l’autre, l’esclavage technologique partout: les élans nés après la chute du Mur semblent avec le recul bien naïfs, presque grotesques.22
Dans ce contexte contemporain, un motif central du romantisme trouve, avec la
thématique du double, reflété plusieurs fois, son adaptation moderne, androïde et
biotechnologique. Mais ce n’est pas la seule image traditionelle. Le ciel étoilé est le
contraste entre la vulnérabilité humaine et la dureté d’un monde fragmenté. C’est
par cette image que commence et s’achève le souvenir de Hatzfeld dans Le sommeil du monstre.
Pierre Christin a uni, avec Enki Bilal, en 2000, les aspects divers qui résultent
de l’analyse proscrite, reconstruite ici, dans une image-synthèse. Le dessinateur et
le scénariste choisissent pour ce projet le modèle de cette institution qui représente aujourd’hui l’appréciation complète de la réalité humaine: le musée. Christin
et Bilal esquissent dans Le Sarcophage la conception d’un „musée de l’avenir“, qui
se compose de trois parties. On y trouve un conservatoire de la mémoire, une
usine de la modernité et, enfin, la centrale de l’avenir. A part les reliques
d’idéologies politiques et fondamentalistes, la section destinée à la mémoire rassemble un jardin zoologique de cultures indigènes et de bêtes sauvages, une collection de monuments et l’assemblée finale des Etats nationaux, qui, tous ensemble, produisent une marée de souvenirs et les vendent à la librairie du musée.
Dans cette partie s’oppose la modernité, en tant qu’usine produisant des rêves, à
la perfection cosmétique comme des drogues, des performances sportives extraordinaires, des millionnaires et des prisons. Dans le troisième complexe sont ras-
31
semblés les méthodes et moyens qui garantissent le droit de disposition sur les
aspects mentionnés: la technique de communication et les armes. Une „salle de
l’immortalité“ y succède:
Das Klonen und die Macht über die biologische Abstammung führen zur Vision eines
„a-menschlichen Menschen, der sein Schicksal vollkommen beherrscht und beliebig
gestaltet.23
Une quatrième section du musée dans laquelle on ne peut entrer qu’avec des vêtements de protection, relativise à vrai dire toutes les fantaisies du pouvoir: elle
mène à un réacteur contaminé.
Les contes graphiques de Bilal sont extraits de ce musée de l’avenir. Il a choisi
délibérément Tchernobyl comme lieu pour ce musée. L’avenir est situé sur un terrain contaminé.
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
32
Bilal, Enki: Le sommeil du monstre, Paris, 1998, 13.
Le journaliste Jean Hatzfeld est un personnage réel qui a commenté la guerre à Sarajewo et qui publia un livre en 1994; cf. Hatzfeld, Jean: L’air de la guerre. Sur les routes de
Croatie et de Bosnie-Herzégovine, Québec, 1994. Sherbrooke.
Flusser, Villém: “Gedächtnisse”, in (ed.): Ars electronica: Philosophien der neuen Technologien, Berlin, 1989, p. 41-55.
Moravec, Hans: Mind Children. Der Wettlauf zwischen menschlicher und künstlicher Intelligenz, Hamburg, 1990.
Bilal, 1998, 21.
C’est un motif qui apparaît encore une fois, ensuite transformé dans le troisième volume
du conte. La haine de la copie envers son créateur est si immense qu’elle le détruit ou
détruit du moins ce qui subsiste de lui.
Bilal, 1998, 55.
Bilal, 1998, 49.
Bilal, Enki: 32 Décembre, Paris, 2003, 48
Bilal, 1998, 49.
Bilal, 2003, 44.
Lewis Clive Staples: That hideous strength: a modern fair-tale for grown-ups, London,
1945
Ruff, Martin: Sewers, Gas & Electric,. The Public Works Trilogy, New York, 1997.
Golding; William: Lord of the Flies, London, 1954.
Bilal, 2003, 48.
Bilal, 2003, 44.
Bilal, 1998, 68.
Bilal, 1998, 16.
Bilal, 1998, 41.
Bilal, Enki: Froid équateur, Paris, 1992; cité d’après Castermann, 2005, 34.
Cf. aussi, pour des informations plus détaillées, y compris une bibliographie jusqu’en
1998: Mietz, Roland/Nielsen, Jens/Hamann, Volker: “Bilal”, in: Reddition 32, 1998, 47-83.
Interview menée par Antoine De Gaudemar, journaliste à la Libération, le 23 septembre
1998. http://bilal.enki.free.fr/interviews.php3. Visité mars 2006.
23 Christin, Pierre/Bilal, Enki: Le Sarcophage, Paris, 2000; cité ici d’après l’édition allemande, Der Sarkophag, Berlin, 2001, 43.
Resümee: Karl R. Kegler, „J'qbpbe, le m'en fquz de j'qbpbe!“ Der französisch-bosnische
Comickünstler Enki Bilal hat in den ersten Bänden der als Tetralogie angelegten graphischen
Erzählung „Le Sommeil du Monstre“ ein vielschichtiges Zukunftsszenario vorgelegt, das sich
durch die bedrohliche Charakterisierung einer undurchschaubaren Komplexität fragmentarisierter Lebenswelten auszeichnet. Ausgangspunkt für Bilals Szenario ist die Erinnerung an
den jugoslawischen Bürgerkrieg. Neben die Zeichnung der ideologischen und terroristischen
Desintegration der Gesellschaft des 20. Jahrhunderts tritt zudem die Auslotung des Potentials
manipulativer Technologien. Das Medium der Comicerzählung ist auf diese Weise als fiktionaler und zugleich bildlich-anschaulicher Kommentar zu technisch-wissenschaftlichen
Wunschvorstellungen der Gegenwart zu lesen. Grundthematik der monstre-Tetralogie ist das
Beherrschtsein des Protagonisten durch einen fremden, übermächtigen, manipulativen Geist,
der sich über das Medium der Technologie und in gleicher Weise im l'art pour l'art einer
ebenso perversen wie opaken Kunst ausdrückt.
33

Documents pareils