Sociologie des expériences carcérales individuelles en

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Sociologie des expériences carcérales individuelles en
GILLES CHANTRAINE
CNRS-CESDIP (Guyancourt)
Droit dans le mur - Le sens de la prison
Bruxelles
le 28.01.2005
Sociologie des expériences carcérales individuelles en maison d'arrêt
Pilier central de l’appareil juridico-pénal, outil de (re)production de l’ordre public, théâtre
d’affrontements idéologiques, le système carcéral est souvent présenté comme une réponse, voire
une « solution » indispensable, inévitable et nécessaire, à un ensemble de maux sociétaux ;
simultanément, cependant, les dénonciations de son « inefficacité » lui collent à la peau, et ce
depuis sa naissance 1. Depuis une vingtaine d’années, les études sociologiques se multiplient en
France, et un nouveau faisceau de lumière, formé de regards sociologiques variés, éclaire peu à peu
cette part d’ombre de la démocratie. L’existence même de ces études, et leur multiplication,
constituent un symptôme des transformations contemporaines de l’institution, caractérisées par une
certaine ouverture ; mais cette ouverture, relative, questionne la capacité de réforme d’une
institution réputée pour son inertie lourde et forme, en retour, l’objet de différentes recherches. Quoi
qu’il en soit, des chercheurs n’ont pas hésité à s’engouffrer dans cette nouvelle brèche, tour à tour
attirés, fascinés, révulsés, passionnés par cet objet d’étude singulier. Ces réactions émotives
suscitent elles aussi un certain nombre d’interrogations.
Comment en effet parler des prisons, boîtes noires qui mettent en question les principes affichés de
démocratie et de justice sociale propres à nos sociétés contemporaines ? Quel juste ton, quelle
« fidélité » de l’objet lorsque celui-ci s’impose de manière récurrente à la subjectivité du chercheur
comme « extrême » ? Comment l’analyse de la vie quotidienne en détention, physiquement et
symboliquement violente, peut-elle échapper à la fois au misérabilisme et au populisme2 ? Cette
violence latente masque-t-elle d’autres phénomènes essentiels ? La tentation dénonciatrice nuit-elle
à l’approche compréhensive des situations de ceux qui sont enfermés en prison ?
Ces questions ne pourront pas trouver de réponses globales ici. Plus modestement, je tenterai
d’expliciter pourquoi et comment une sociologie des expériences carcérales individuelles, telle que
je l’ai menée dans le cadre d’une enquête réalisée dans une maison d’arrêt 3, a pu, en se frayant un
chemin à travers les tensions problématiques qui émergent de ces questions, apporter des éléments
de réflexion et d’interprétation féconds et originaux. Originaux parce que l’objet sociologique tel
qu’il est construit se démarque d’une série d'évidences, d’images, de représentations et de savoirs
1
Ces critiques, étonnament semblables au fil des époques, ont été résumées et décryptées par Foucault (1975). Sur le
rôle des critiques réformistes dans la dynamique reproductive de l’institution, on peut aussi se reporter à Chantraine,
2004b.
2
Sur ces deux attitudes vers lesquelles la recherche et la description sociologiques risquent toujours de tendre, voir
Grignon, Passeron, 1989.
3
Les résultats et interprétations présentées dans le cadre de cette contribution sont plus amplement détaillés dans
Chantraine, 2004a. En théorie, les maisons d’arrêt sont les établissements pénitentiaires dans lesquels sont incarcérés les
prévenus (en attente de jugement) et les condamnés dont le reliquat de peine est inférieur ou égal à un an. En pratique,
et ce notamment à cause des problèmes de surpopulation, on y trouve également des détenus condamnés à des peines
supérieures à un an.
1
couramment véhiculés à travers les discours ordinaires, médiatiques, fictionnels et savants sur
l'institution. Féconds parce que la volonté « d’aller écouter » le point de vue des plus désavantagés
– ici les reclus –, de (re)considérer, (re)construire et comprendre leur point de vue, bref d’adopter
volontairement un regard « d’en bas », peut constituer un point d’observation privilégié qui
permette la construction de conceptualisations intéressantes et puisse améliorer la compréhension
du fonctionnement du système pénal contemporain4.
L’objet de cette contribution, dans ce cadre, est de mettre en valeur l’utilité et l’opérationnalité de la
méthode idéale-typique dans le cadre plus global d’une approche biographique. A cette fin, après
avoir précisé la nature d’une sociologie des expériences carcérales, j’exposerai succinctement un
pan des résultats de la recherche, sous la forme d’une typologie des rapports subjectifs à
l'enfermement que j’illustrerai par quelques extraits d'entretiens réalisés avec des personnes
interviewées alors qu’elles étaient incarcérées. Loin de chercher à catégoriser les individus de
manière rigide, j’insisterai sur le fait que cette construction, souple, doit permettre de décrire une
grande pluralité et une grande hétérogénéité d'expériences individuelles – notamment les
ambivalences existentielles et les contradictions qui font leur richesse et leur consistance – à l'aide
d'un bagage conceptuel néanmoins unifié.
Une sociologie des expériences carcérales
Tout d’abord, qu’est-ce qu’une sociologie de l’expérience ? Au sens de F. Dubet, l’expérience est
d’abord une manière d’éprouver, d’être envahi par un état émotionnel suffisamment fort pour que
l’acteur ne s’appartienne pas vraiment tout en découvrant une subjectivité personnelle. En ce sens,
la mobilisation du concept d’expérience carcérale inscrit cette étude dans une tradition
weberienne et constructiviste. Weberienne parce que nous nous intéressons à des comportements
qui sont en relation significative avec ceux d’autrui d’après le sens subjectif visé par l’acteur ; ces
comportements se trouvent conditionnés au cours de leur développement par cette relation
significative, et sont explicables de manière compréhensive à partir de ce sens visé subjectivement.
Constructiviste parce que l’expérience est une manière de construire le réel, de le vérifier, de
l’expérimenter5. Une sociologie de l’expérience carcérale renvoie donc à une situation sociale
particulière – l’enfermement carcéral en maison d’arrêt – qui engendre des subjectivations, des
contraintes, et des logiques d’actions qui épousent, contournent, et, parfois, transcendent, ces
contraintes ; ces logiques d’actions, en retour, remodèlent et redéfinissent la situation elle-même.
Ici, le recours aux récits de vie, socle du « terrain » effectué6, s’avère particulièrement efficace,
puisque, comme l’a montré D. Bertaux7 cette forme de recueil de données empiriques colle à la
formation des trajectoires : le récit de vie permet de saisir la dynamique des mécanismes et des
processus par lesquels les sujets en sont venus à se retrouver dans une situation donnée, et comment
ils s’efforcent d’affronter cette situation.
Le dispositif méthodologique mis en place a donc permis de faire émerger des données sur le vécu
ordinaire, banal et quotidien des détenus, à la fois d’un point de vue biographique et d’un point de
vue institutionnel. Dans cette perspective, quelques questions de départ attisaient ma
curiosité initiale : quels sont les différents parcours qui mènent à la prison ? Comment la vit-on ?
4
Comme Pires (1997, p.35), l’a bien montré, ce regard d’en bas, en sociologie qualitative, s’ancre sur un socle éthique
qu’il est préférable d’assumer. Ici, la démarche consiste à donner à entendre le point de vue propre des détenus sur leur
condition et cherche par là à enrayer le mutisme, habituel mais intolérable, auquel l’histoire traditionnelle des
institutions et la stigmatisation pénale condamnent dans le passé comme dans le présent les justiciables.
5
Dubet, 1994.
6
Je ne peux détailler ici ce dispositif. Voir Chantraine, 2004a.
7
Bertaux, 1997.
2
Comment se passent les relations avec la famille, avec l’extérieur, durant la détention puis lors de la
sortie ? Comment s’articule l’ouverture récente et relative de la prison au monde extérieur avec le
maintien de l’impératif sécuritaire en détention, et quelle forme prend cette articulation au cœur de
l’expérience carcérale ? Qu’est-ce que le temps carcéral8 ? Comment, concrètement, se produit
l’ordre en détention ? D’où viennent les inégalités patentes entre détenus ?
Dans ce cadre, la maison d’arrêt a donc été saisie comme un lieu de passage, un point vers lequel
convergent des destins individuels. Ce lieu de passage n’est pas vide de sens pour l’acteur ; épisode
spécifique d’une existence, la détention oblige l’acteur enfermé à un « travail biographique », au
cours duquel passé, présent et futur se redessinent, et où les conceptions de soi sont à redéfinir 9.
Ainsi, le regard n’est plus centré sur la matérialité des murs, mais plutôt sur le contenu de ce travail
biographique, ainsi que sur les différentes logiques d’action des acteurs. En déplaçant le regard
d’une sociologie classique de la prison vers une sociologie de l’expérience carcérale, on tente ici de
renouveler l’analyse du fonctionnement de l’institution non plus à partir d’une perspective
organisationnelle, mais plutôt par la compréhension et l’interprétation de « puzzles de vies
recomposés dans le noir » 10. Analyser des expériences carcérales à partir d’une approche
biographique, c’est proposer une analyse de trajectoires carcérales, et, par la volonté de savoir ce
que les détenus font de la prison, tenter de comprendre, en jeu de miroir, la nature des contraintes
carcérales.
En conséquence, une sociologie de l’expérience conduit à se démarquer 11 du discours juridique en
ce sens que celui-ci développe une conception de la prison comme le lieu d’exécution d’une
« peine », où le détenu, privé temporairement de sa « liberté », prépare une « réinsertion », avant
d’être « amendé12 ». Le concept d’expérience nécessite au contraire de rompre avec l’idée de
« privation de liberté » pour appréhender, de part et d’autre des murs de la prison, l’ensemble des
systèmes de contraintes et de déterminismes sociaux qui s’imposent aux acteurs. Si, bien souvent,
l’incarcération réduit fortement les capacités d’initiative et d’action, ce sont néanmoins les
retournements ou les continuités, l’influence réciproque ou la déconnexion relative, intra et extra
muros, de ces systèmes de contraintes et de déterminismes qui forment l’objet de la recherche ; et
non l’alternance entre des périodes de « liberté » et d’autres où l’individu en serait « privé ». J’ai
d’ailleurs développé au cours de mon étude une hypothèse centrale : l’épreuve sociale que constitue
l’enfermement carcéral en maison d’arrêt est, aujourd’hui, de fait, largement déconnectée de la
peine judiciaire 13. L’épreuve sociale-carcérale réelle, l’inscription concrète d’une détention ou
d’une série de détentions dans un parcours biographique, ne sont pas décryptables à partir du
8
Voir Chantraine, 2004c.
Strauss, 1992.
10
On reprend là l’expression de Winckler, préface à Rouillan, 2001.
11
Le constat de l’absence de différence de nature entre, d’un côté, la critique que la science adresse à la connaissance
ordinaire pour se constituer et, d’un autre côté, la critique interne que la science adresse à la science précédente pour
poursuivre son processus de recherche de vérité me fait préférer, avec A. Pires (1997) et I. Stengers (1995), le terme de
« démarcation » plutôt que celui de « rupture », terme qui apparaît moins présomptueux, plus souple et plus ouvert aux
révisions. Notons qu’une tentative de démarcation plus exhaustive nécessiterait ici de décrire comment une sociologie
des expériences carcérales se positionne par rapport aux concepts qui forgent la sociologie classique de la prison, telles
les notions de culture carcérale, de sous-culture(s) (Irwin, Cressey, 1962), de caractère totalitaire ou total de l’institution
(Sykes, 1999 [1958] ; Goffman, 1968 ; Lemire, 1990 ; Chantraine, 2000), de prisonniérisation (« prisonization »,
Clemmer, 1940), etc. Il faudrait également mettre en question les différentes représentations ordinaires de la prison (du
« cachot » aux « prisons quatre étoiles »), et se situer par rapport aux théories critiques radicales sur l’enfermement,
telles les perspectives développées par Foucault (1975), ou les différentes perspectives abolitionnistes (Mathiesen,
1974 ; Hulsman, De Celis, 1982 ; Baker, 2004). Enfin, il faudrait montrer à quelle condition et dans quelle mesure une
sociologie de l’expérience peut s’articuler à des regards plus macrosociologiques sur l’institution (Christie, 2003 [1993]
; Wacquant, 1999).
12
Je ne peux rentrer dans le détail des différentes théories de la peine. On pourra se reporter à Debuyst, Digneffe, Pires,
1998.
13
L’essai de Frize, (2004) est intéressant à cet égard.
9
3
langage judiciaire. Autrement dit, le rapport à la peine ne constitue pas, pour les détenus incarcérés
en maison d’arrêt, la variable ultime pour comprendre les rapports à l’enfermement. En ce sens, si
le rapport subjectif à la peine fait partie de l’étude (quand peine il y a, car, rappelons-le, les
prévenus n’exécutent aucune peine !), c’est parce qu’il constitue un facteur parmi d’autres du
rapport à l’enfermement, objet central de l’analyse.
Typologie des rapports subjectifs à l’enfermement
Pour analyser ces rapports à l’enfermement, j’ai cherché à construire un dispositif analytique qui
devait permettre de décrire l’ensemble des situations d’incarcération, et de saisir la perception et
l’évaluation des contraintes relatives à ces situations. L’opération consistait à substituer au gouffre
significatif des récits biographiques, puits sans fond de symboles et de pratiques, des îlots
d’intelligibilité, cohérents et rationnels14. Cette grille de sens sociologique prend ici la forme d’un
système d’idéaux-types weberiens de rapports à l’enfermement, qui doit permettre d’appréhender
les dimensions proprement sociales des expériences et des récits individuels. Posons la typologie,
puis explicitons son usage et son contenu.
Idéaux-type des rapports
Situations idéales-typiques d’interface intérieur/extérieur
à l’incarcération
Incarcération inéluctable
Aboutissement de la galère, répression routinière
Routine carcérale, va-et-vient permanent
Incarcération break
Régulation d’une toxicomanie problématique
Arrêt d’une « dérive délictueuse »
Pause d’une « désorganisation interne »
Incarcération catastrophe
Incarcération calculée
« Normalité sociale » brisée par un crime supposé et sa répression
Passage probable et assumé d’un mode de vie à risque (ex. délinquance
« professionnelle »)
L’incarcération préparée
Incarcération protectrice
« Libération » d’un univers violent (ex. oppression conjugale, manque
de ressources vitales)
Incarcération
l’extérieur.
14
volontaire :
Schnapper, 1999, 1.
4
« déphasage »
et
« déculturation »
à
Instrument privilégié de la compréhension sociologique, la construction idéale-typique n’est pas le
but de la recherche, mais le moyen de rendre intelligibles les relations sociales que l’enquête permet
d’analyser ; l’idéal-type est un tableau simplifié et schématisé de l’objet de la recherche auquel
l’observation systématique du réel doit être confrontée 15. Autrement dit, cette construction idéaletypique s’inscrit dans un va-et-vient interprétatif et constitue une étape intermédiaire de la
réflexion : elle émerge d’une première analyse des entretiens et constitue une abstraction qui, en
retour, doit permettre d’organiser la description et l’interprétation des expériences narrées à travers
les récits – en respectant leurs spécificités individuelles.
L’INCARCERATION INELUCTABLE
Ce premier type peut outiller la description de situations au sein desquelles l’incarcération apparaît
comme l’aboutissement d’une trajectoire de galère, le point d’orgue provisoire d’une logique
d’assignation rythmée par de nombreuses condamnations. L’incarcération s’inscrit ici dans le cadre
d’une « répression routinière ». Ainsi, par exemple, François, fataliste et désabusé qui, au moment
de l’entretien, endure sa huitième incarcération, résume l’enchaînement des sanctions précarcérales : « Quand t'es mineur, que tu fais des vols à la roulotte ou un cambriolage comme ça de
temps en temps, ils vont te mettre du sursis, du sursis, du sursis, mise à l'épreuve, semi-liberté, ceci
cela, quoi, des TIG16… Mais dès que t'arrives majeur (…) là, c'est foutu quoi. Là directement, on
va en prison, en général ».
Cette incarcération, subjectivée comme « inéluctable », peut, dans la continuité, prendre la forme
d’une « routine carcérale », terme qu’emploie Justin, 23 ans : « C'est une routine. Quand tu viens la
première fois ici, ça te choque, ça te calme même ; mais après, ils te plombent et ils te plombent
encore. Même tous les surveillants, quand ils me voient, je les connais, c'est une routine ; c'est bidon
leur truc. C'est grave ». Cette routine carcérale est caractérisée par le fait que, dans le prolongement
de la première incarcération, les détentions suivantes forment un système de vie bien plus qu’elles
ne rompent ou donnent les moyens de le rompre. Les pratiques, les stratégies et les contraintes que
l’acteur met en œuvre quand il est dit « libre » dans son quartier, et quand il est « privé de liberté » à
l’intérieur de la prison relèvent d’une expérience similaire : temporalité de l’existence similaire
basée sur l’immédiateté, rapports aux autorités répressives proches (policiers d’un côté, surveillants
de l’autre), etc. L’ « habitué » retrouve en détention ses pairs de misère qui, comme lui, entrent et
ressortent régulièrement ; il sait comment se déroulera sa détention, depuis les « rites
d’admission17 » jusqu’à sa sortie ; il développe des relations personnalisées avec les surveillants,
maîtrise les combines en détention pour améliorer son quotidien, etc. Cette routine s’accompagne
d’un processus de désaffiliation, d’exclusion et de stigmatisation qui met l’acteur face à de lourdes
impasses, fruits cumulés d’une série d’échecs.
L’INCARCERATION BREAK
Le second idéal-type, l’incarcération break, prend racine au cœur de trois situations typiques,
relevant des domaines sanitaire, pénal et psychologique. La première situation est celle où
l’incarcération apparaît comme un moyen, brutal certes mais efficace – au moins le temps de la
détention –, de marquer une pause régulatrice des pratiques toxicomaniaques. Dans ce cadre, le
rapport au corps est essentiel, comme ces quelques citations piochées au cœur des entretiens en
témoignent : « en prison, on se remet à niveau comme on dit » ; « quand je suis rentré, je faisais 45
15
Weber, 1965 [1922].
Travail d’intérêt général.
17
Goffman, 1968.
16
5
kilos, maintenant, j’en fais 70, ça fait une différence quand même » ; « c'était le seul moyen pour
moi d’en réchapper » ; « quand je rentre en prison et quand je sors de prison, je suis
irreconnaissable, je suis transformé » ; « en prison, je me fais une petite cure » ; ou encore « la
prison, c’est la santé ». L’incarcération, dans ce cadre, est parfois vécue comme salvatrice. Daniel,
27 ans, résume cette régulation et ces rechutes incessantes ; on peut en outre saisir à travers l’extrait
d’entretien comment cette situation peut s’entremêler intimement à « routine carcérale » évoquée
plus haut : « Quand on sort de prison, on est tout frais, on est en forme, bien, musclé, parce que le
mec était sportif en prison. Quand vous sortez, vous êtes bien, mais vous voyez des gens qui sont
déjà dans la galère et vous re-traînez avec eux parce que c'est votre milieu, c'est vos copains. Avant
de rentrer en prison, vous traîniez avec eux, vous viviez dans le quartier, je peux pas les renier. Si
j'ai toujours retombé en prison c'est en rapport à la came. Je restais des, 5 mois, 6 mois dehors, le
temps de bien se re-dégrader, et c'est la prison qui me met un frein à main quoi. Ils envoient en
prison, on se refait une santé, mais après ça recommence ».
Plus rare, la deuxième situation d’interface de l’incarcération break est celle où les détenus
l’interprètent comme venant mettre un frein à des activités délictueuses qui devenaient de plus en
plus « graves ». L’incarcération marque l’arrêt d’une dérive délictueuse, qui aurait pu plus mal
finir : maladie, mort, peine de prison très longue. Ainsi, Justin raconte certaines de ses activités, très
risquées d’un point de vue pénal, avant de conclure : « Heureusement après je suis rentré en prison
pour un petit vol bidon, sinon je serais peut-être parti aussi [comme ses complices de l’époque] pour
six, huit ans ».
Enfin, l’idéal-type de l’incarcération break renvoie à des situations où l’acteur interprète la mise
sous écrou comme le résultat d’un « pétage de plomb », d’une désorganisation psychologique
violente liée à l’incapacité à supporter des événements brutaux – mort d’un proche par exemple –
qui aboutit, de manière plus ou moins rapide, à une mise sous écrou.
L’INCARCERATION CATASTROPHE
L’incarcération dite « catastrophe » est relative, le plus souvent, à des crimes supposés : agressions
sexuelles, meurtre, etc. Elle se distingue par le passage d’un statut caractérisé par une certaine
« normalité sociale », définie par le triptyque travail-logement-famille, à un statut d’ « infâme » ; la
mise en détention préventive, malgré la présumée innocence du nouveau reclus – le jugement n’a
pas encore eu lieu –, entraîne des reconversions identitaires radicales et douloureuses, produites par
une stigmatisation et une rupture violente avec l’entourage. La détention est vécue comme un
hybride lugubre de moratoire (incertitude radicale sur le jugement, sur les capacités à survivre à
l’humiliation) et d’enfer (oppression systématique en prison par les autres détenus, survie dans la
peur, tentations suicidaires). L’analyse de l’entretien de Pascal par exemple, incarcéré pour
agression sexuelle, a fait apparaître des oppositions symboliques qui structurent l’entretien et
laissent entrevoir cette reconversion identitaire violente. Une série de termes permet en effet de
distinguer, d’un côté, un passé reconstruit en terme d’harmonie et de bonheur et, d’un autre côté, un
présent vécu très difficilement. Entre les deux, il y a cette « énorme bêtise » que sont les abus
sexuels, auxquels il se déclarait, « comme fou », incapable de résister. Ainsi, le statut de « bon
père » s’oppose à celui de « belle ordure », celui de « type bien » à différentes caractérisations
négatives, telles le « chien », le « diable » ; l’affirmation « j'avais tout pour être heureux » s’oppose
quant à elle à l’état présent : « être ici, envie de se suicider ». L’extrait suivant exprime cette rupture
et cette stigmatisation radicale, profondément intériorisée : « J’ai perdu toute ma fierté. (…) J’étais
commun, j’étais plutôt boulot dodo, la vie normale, j’allais au café… J’ai tout perdu, j’ai perdu,
bon la confiance de ma femme, je le sens dans ses lettres (…) Mes frères, mes sœurs, je peux les
contacter, mais sachant que j’ai fait quelque chose de mal, je me retiens, j’essaie de m’isoler. Je
pense à ceux qui sont en train de penser ce qu’ils pensent, et ça doit être terrible pour elle [sa
femme]. En sachant que je l’ai trahie, c’est surtout ça. Surtout que sans me vanter, j’étais quand
même un mec bien, je rendais service assez facilement ».
6
L’INCARCERATION CALCULEE
Quatrième idéal-type, l’incarcération « calculée » renvoie principalement à deux situations
d’interface. Dans la première, le passage en prison est vécu comme un risque tangible et assumé
d’un mode de vie choisi. Ici, la délinquance est perçue comme une activité professionnalisée qui, en
ce sens, demande des compétences spécifiques (sang-froid, concentration, intuition, réseau de
connaissances), requiert un code moral que l’on essaiera de ne pas trop enfreindre (« ne pas attaquer
les personnes âgées », ne s’en prendre « qu’aux institutions », etc.), comporte ses tâches indignes,
ses fautes professionnelles (« le dealer qui se met à consommer son produit est voué à se faire
prendre »), ainsi que ses risques, contenus essentiellement dans l’appareil pénal et son centre
névralgique, la prison. Ainsi, Paul, 33 ans, qui s’auto-définit comme « voyou » (« la signification du
voyou, pour moi, c’est le mec qui est fainéant et qui a des goûts de luxe ») explique les risques du
métier : « C’est comme dans tout métier, dans la menuiserie, le risque, c’est de te couper une main,
quand t’es voyou, c’est la prison ».
La seconde situation d’interface idéale-typique, peut être considérée, sous sa forme épurée, comme
une incarcération « préparée ». Proche de la première, elle implique également que ce passage est
non seulement probable ou obligé, mais également « géré » : le futur détenu économise pour vivre
« confortablement » en prison, s’entoure d’un bon avocat ou d’une batterie d’avocats, se forme au
droit, etc. Miloud résume, tout à la fois fataliste – lui aussi subjective sa situation dans les termes de
l’inéluctabilité – et calculateur : « à force, je suis devenu prévoyant quand même, on mettait de
l'argent de côté en cas de coup dur ».
L’INCARCERATION PROTECTRICE
Enfin, l’incarcération « protectrice », cinquième et dernier idéal-type, recouvre schématiquement
deux situations d’interface : la « libération » et le « volontariat ». Dans la première, l’incarcération
vient davantage marquer une amélioration de l’existence : elle met fin à une oppression extérieure,
telle des conditions de vie indécentes ou l’oppression d’un mari violent ; l’incarcération constitue
alors une libération d’un univers perçu comme pire à que la prison. Ainsi, l’expérience de Félicie,
incarcérée pour complicité de viols et non dénonciation de crime, constitue une subjectivation en
termes de « catastrophe », en ce sens qu’elle a bel et bien le sentiment que sa vie a basculé, mais
cette rupture biographique prend également une connotation « positive », malgré la dureté des
conditions de détention : « Tout ce que j'ai vécu, tout ce que j'ai enduré, je préférais quand même
être en prison qu’avec lui (silence). L'air était plus respirable... Je savais que je pourrais vivre
tranquille (silence). Sans crainte, sans rien, voilà... J'étais à la prison à l'extérieur déjà ; donc, ça m'a
pas fait grand-chose de rentrer, si je puis dire. Au contraire, c'était peut-être mieux pour moi, parce
qu'on sait pas comment j'aurais fini ».
Enfin, le « volontariat » constitue une forme radicalisée de cette première situation : l’individu
choisit délibérément, pour quitter une situation qu’il n’arrive plus à supporter à l’extérieur, de
réintégrer la prison par différents moyens. Ici, levolontariat est l’aboutissement d’un processus de
prisonniérisation (défini comme l’intériorisation des contraintes carcérales) et de déculturation
(comme perte progressive des normes et des repères extérieurs), démultipliés par la stigmatisation et
la désaffiliation qui caractérisent ce type de parcours. Pierre, 35 ans, incarcéré pour trafic de
stupéfiants, tente d’expliciter sa situation : « J'ai trop vécu ici. J'ai trop vécu ici [en prison]. J'ai
trop… Même ma femme, elle m'avait dit « quand t'es ici, c'est peut-être mieux pour toi »… Même
ma femme. Parce que dehors, je pense négativement. (…) Déjà là, j'étais en permission, j'ai eu un
aperçu… « emmenez-moi vite dans ma cellule ! » Ouais, « ramenez-moi dans ma cellule ! ». Ça va
pas dehors, c'est pas… J'ai peur. […] Ma femme elle a beaucoup de problèmes d'argent, j'ai vu
qu'elle galérait quoi. Ça m'a fait mal quelque part, parce que je suis impuissant. Ma femme, elle est
7
là, elle galère avec les enfants, et je peux pas l'aider. Un sentiment d'impuissance. Quand je suis
rentré de permission, c'était bienvenu ».
De l’idéal-type à la trajectoire
Rappelons la fonction et l’usage de l’idéal-type : chaque type correspond à une forme
unilatéralement accentuée de la réalité, qui permet ensuite de recomposer celle-ci en mesurant les
écarts à la construction ; ainsi, à l’opposé d’une visée classificatrice, un « jeu » et une combinaison
dynamique entre les différents idéaux-types doivent permettre de décrire les expériences les plus
singulières à l’aide d’un outillage conceptuel unifié. Par souci pédagogique, j’ai mis ici en valeur
certaines expériences qui ne peuvent retrouver leur consistance existentielle que par la combinaison
souple de différents types : l’inéluctabilité se mêle au calcul ou au break, la catastrophe à la
libération et à l’arrêt d’une dérive, etc. Il est ainsi possible d’explorer, d’espoirs en rêves déchus,
d’une « reprise de sa vie en main » à un fatalisme radical, d’une délinquance de misère au trafic
d’envergure, un ensemble de contradictions et de complexités subjectives attachées à une trajectoire
donnée. Ces outils doivent donc permettre d’inscrire l’expérience carcérale au cœur d’une
sociologie des contraintes (déterminismes structurels, effets de carrière) et des formes ambivalentes
de subjectivation, de tentatives de gestion et de contournement de ces contraintes.
Une fois cette cons truction idéale-typique échafaudée, j’ai pu replacer des successions
possibles de situations types au sein d'un dispositif analytique plus large. J’ai ainsi construit trois
ensembles de trajectoires : les trajectoires d'engrenage, qui forment les récits de la désaffiliation ;
les trajectoires de professionnalisation, qui forment les récits de la carrière délinquante ; enfin, les
trajectoires de chute, qui forment les récits de la rupture biographique. Ces trajectoires, qui sont
analysées au cours des trois premiers chapitres de mon livre, renvoient à la fois aux réalités de la
structure diachronique du parcours et à la réalité discursive du récit. Loin d'une sociologie du passage
à l'acte, mais cherchant néanmoins à définir le sens de pratiques délinquantes « en dehors », dans
un premier temps, du processus répressif, les trajectoires ont été appréhendées comme le produit
d'une dialectique délinquance/répression, des milieux de vie qui forment le contexte de cette
dialectique, et d'un ens emble d'événements biographiques qui structurent les parcours. Ces trois
ensembles de trajectoires - engrenage, professionnalisation, chute – ont permis de mettre en valeur,
grâce aux idéaux-types, l'évolution des rapports à l'enfermement et des réalités sociales-historiques
dont ils s ont les symptômes.
Conséquemment, l’objet cette analyse n’est pas, comme dans un certain discours criminologique,
ressassant et purement utilitaire, l’étude du criminel et de sa personnalité, de ses tares et de ses
pathologies, de ses chances de rédemption et de sa dangerosité, mais plutôt l’analyse des processus
sociaux, structurels et longitudinaux, qui lient les vies d’individus spécifiques au système pénal et à
la prison. L’analyse des expériences carcérales doit donc éclairer un ensemble de rapports sociaux
spécifiques, marqués, selon les cas, du sceau de la désaffiliation, de la domination, du stigmate, de
la révolte, de l’infamie, etc. L’optique appréhende donc la construction sociale du crime, du
délinquant et du châtiment dans une dynamique complexe, et vise à éclairer le sombre cercle social
qui, indissociablement, lie la prison à la délinquance et la délinquance à la prison.
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REFERENCES
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