La différence coréenne dans l`art des jardins extrême

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La différence coréenne dans l`art des jardins extrême
Park Jungwook
La différence coréenne dans l'art des jardins extrême-oriental
In: Extrême-Orient, Extrême-Occident. 2000, N°22, pp. 125-134.
Résumé
C'est à l'époque Chosôn (1392-1910) que l'art des jardins coréens trouve son esthétique propre. Cette esthétique, fortement
imprégnée du sens cosmologique du vide et du plein, privilégie la forme rectangulaire pour les terrasses, gradins et bassins. Elle
accentue l'interpénétration de l'intérieur et de l'extérieur, notamment par un agencement ad hoc du madang (jardin intérieur
typiquement coréen). L'esprit du zen a marqué l'art des jardins en Corée plus tôt qu'au Japon, et de façon différente, par la
recherche, non de la symbolique du jardin sec, mais de la profondeur de la nature du fond des forêts qu'anime la musique des
cascades.
Abstract
The Korean difference in the Far-Eastern Art of garden
The art of the Korean garden attained its specific aesthetic determination under the Chosôn period. Strongly influenced by a
cosmological philosophy contrasting Substance and Void, it tended to use rectangular forms for terraces and basins. It also
emphasized the interpenetration of interior and exterior, especially in the careful layout of the madang (interior garden). Zen
Buddhism made its mark on gardens in Korea earlier than in Japan, and in a different manner : less sophisticated than Japanese
dry gardens, they sought the sensation of remote nature in the depth of a forest, accompanied by the sound of water.
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Jungwook Park. La différence coréenne dans l'art des jardins extrême-oriental. In: Extrême-Orient, Extrême-Occident. 2000,
N°22, pp. 125-134.
doi : 10.3406/oroc.2000.1121
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/oroc_0754-5010_2000_num_22_22_1121
Extrême-Orient, Extrême-Occident 22 - 2000
La différence coréenne dans l'art des jardins extrême-oriental
Park Jungwook
Les jardins coréens sont restés longtemps ignorés par la recherche sur l'art des
jardins d'Extrême-Orient. La plupart d'entre eux ne correspondent pas, en effet, à l'idée
que Ton se fait le plus souvent d'un jardin, car ils ne constituent pas un paysage
artificiel avec des pierres et des arbres. Pourtant, il existe non seulement une notion,
mais aussi une esthétique propre aux jardins coréens. Avant l'époque Chosôn (13921910), les jardins semblent avoir évolué longtemps en Corée en suivant les modèles
anciens de montagne artificielle des jardins chinois. Mais à partir de cette époque l'art
du jardin coréen prend un développement fort différent. Même les exemples de jardin
qui continuent de s'inscrire dans la ligne du style jardinier chinois, comme celui du
Soswae (Subtil raffinement), que son propriétaire, le lettré Yang San-bo (1503-1557),
avait voulu à la semblance du Jardin des pêchers imaginé par le célèbre poète chinois
de l'époque des Jin, Tao Yuanming, ou celui du Puyongdong (Grotte du lotus), construit
en 1636 sur la petite île Pogil du sud de la péninsule en stricte conformité avec les
principes de la géomancie chinoise, portent la marque d'une spécificité coréenne :
parfaite continuité avec le paysage environnant sans intervention sur la topographie du
terrain ni sur rien de ce qui le garnit naturellement, arrangement du jardin propre à le
faire habiter et pas simplement regarder.
Les jardins de l'époque Chosôn ont en commun des structures singulières qu'on
peut classer en trois catégories : terrasses en gradins, bassin et île de forme
géométrique, composition en deux parties formant respectivement un jardin intérieur et
un jardin extérieur. Ces structures reflètent un concept propre à la culture coréenne,
englobant un sens particulier de la vacuité. Le jardin est un lieu mythique et un grand
récipient du vide chez les Coréens.
1. Terrasses en gradins, symbolisant la terre primitive et sacrée
Les terrasses en gradins apparaissent presque toujours dans le jardin à l'arrière du
bâtiment. Les gradins sont en général d'environ 1 m de haut et 80 cm de large. Ils
s'appellent hwagye (escalier fleuri), car ils ressemblent à une sorte d'escalier sur lequel
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des fleurs sont plantées en rangées. On y installe souvent des pierres de formes
étranges, soit directement fichées en terre, soit placées sur un support sculpté.
L'ensemble évoque des objets de vénération élevés sur des autels. On trouve en effet
de tels objets symboliques en pierre sculptée sur les terrasses en gradins des jardins
royaux, comme s'il s'agissait d'un jardin pour des rituels. Le jardin de la montagne
Ami du palais de Kyôngbok en fournit un parfait exemple. Parfois les terrasses en
gradins sont coupées d'un escalier escarpé comme une échelle qui monte au Ciel. C'est
dans les temples que Ton trouve le plus souvent cette structure, qui y a effectivement
le sens d'une architecture permettant de monter au Ciel. En témoignent les fameux
escaliers du temple Pulkuk de l'époque Shilla à Kyôngju. On peut remarquer presque
la même structure dans la partie du bassin des lotus du palais Ch'angdôk. La porte
située à l'extrémité de cet escalier s'ouvre sur un autre jardin haut où se trouve
généralement l'architecture élégante d'un belvédère avec un grand espace vide. Dans
cet espace, les bâtiments portent des noms qui évoquent le Ciel, comme Chewôldang
(Pavillon de la Lune) ou Chuhaplu (Belvédère du Cosmos).
Le mur situé tout en haut est décoré d'un beau motif qui le met en harmonie avec
les arbres en fleurs ainsi qu'avec l'escalier de pierre. Les petites briques rouges et
noires y constituent des motifs décoratifs variés : motif linéaire, floral, de caractères
chinois, etc. Ce mur s'appelle kkotam (mur fleuri) à cause de sa décoration en couleur,
à l'instar du nom de hwagye (escalier fleuri) donné aux terrasses. Kkot est synonyme
de hwa (fleur). Ces noms peuvent aussi désigner les « jardins de femmes », car ce genre
de jardin était en général un espace réservé aux dames des maisons aristocratiques. Les
femmes devaient vivre dans le secret de l'espace arrière de la maison, sans licence d'en
sortir. Aussi trouvaient-elles un passe-temps à y créer leur propre jardin. Le mur fleuri
est devenu un élément important de la décoration du jardin, non seulement dans
l'espace des femmes, mais aussi de tous les espaces entourant la maison. Dans l'espace
des hommes, il se présente sans structure de gradins, mais sous la forme d'une structure
en briques ou en pierres d'esthétique similaire. Le bas du mur est constitué d'une image
qui représente en général des terrasses en gradins figurées en deux dimensions, d'une
manière plus abstraite. En coréen, mur se dit tam, paronyme de tan qui signifie
« autel », dont la graphie chinoise signifie « escalier ». Il semble qu'à l'origine autel,
mur et escalier étaient la même chose.
2. Pangji (bassin rectangulaire), récipient symbolique du Ciel
L'autre particularité remarquable du jardin coréen est le bassin rectangulaire qui ne
comprend presque aucune décoration sur les bords. Ceux-ci sont toujours en ligne
droite. On trouve souvent un îlot au milieu du bassin, mais cet îlot n'a rien à voir avec
un paysage pictural et élégant. Au contraire, toutes les réalisations de ce genre donnent
l'impression de vestiges sans grande importance, oubliés depuis des siècles. Ce
dénuement est remarquable par rapport à ce qu'on trouve dans les jardins chinois et
japonais. On ne peut pas ne pas se demander pourquoi les Coréens n'ont pas voulu
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embellir les bassins de leurs jardins comme le font les Chinois et les Japonais.
Répondre par l'hypothèse d'une insuffisance des capacités techniques nécessaires à la
construction de beaux bassins ornés de belles îles est irrecevable : les Coréens avaient
mis au point des systèmes de drainage et d'évacuation des trop-pleins attestant le haut
degré de raffinement des techniques qu'ils maîtrisaient. L'entrée et la sortie de l'eau
dans leurs bassins sont toujours très architecturées, sans rien à envier aux bassins des
jardins chinois et japonais. Mais ce qu'on trouve par ailleurs au bord du pangji, c'est
une structure en gradins de taille réduite, voire parfois une pierre de forme bizarre
fichée dans un pot ou placée sur un support en pierre taillée. Un mur côtoie aussi
d'assez près le pangji, constituant quelque fois un élément complémentaire du bassin.
Nous pouvons donc supposer qu'il y a, dans cette structure globale du pangji, la même
esthétique que celle du tam. Tout de même, le pangji ne nous rappelle pas une terre
mythique. Il n'y a vraisemblablement aucun lien entre aucun mythe coréen et le pangji.
Que signifie ce vide, marqué par la cavité du bassin dénuée de toute décoration ? Pour
le comprendre, voyons comment on remplace le pangji là où l'espace manque. Dans le
jardin de la montagne Ami du palais Kyônbok, on trouve à sa place des sortes de
baignoires rectangulaires en pierre. Ces bassins miniaturisés portent les noms de
Sôkyônji (Bassin du lotus de pierre), Hamwôlji (Bassin emboîtant la lune), Hamgaji
(Bassin emboîtant les nuages du crépuscule). La fonction du bassin est donc désignée
comme celle d'un réceptacle de la beauté du Ciel. En grand format, ce réceptacle
devient un bassin creusé dans la terre, mais restant fait pour contenir les éléments
célestes, non pour compléter le paysage construit sur ses bords. Les pavillons coréens
donnent en général non pas sur le paysage du rivage, mais sur le reflet du ciel dans Teau
du bassin. Cette structure nous emporte donc au Ciel. Ceci explique qu'elle ne
comporte aucun élément décoratif rapporté au paysage terrestre. Construisons une île
des immortels au milieu du bassin coréen : à la différence de celles des bassins chinois
ou japonais ornées de décors très artistiques, l'île flotte ici sur le ciel pur reflété par
Teau sans décor.
3. Le jardin extérieur t 'ô, récipent symbolique de l'univers terrestre
Le mot t'ô signifie l'endroit où les bâtiments sont construits. Le choix de cet endroit
était toujours, pour les Coréens, une affaire très sérieuse : le destin de la famille en
dépendait. On suivait pour cela les règles de la géomancie chinoise, dont le principe
était d'harmoniser la maison avec son environnement naturel de montagnes et de
rivières. Très influencé par cette théorie, l'art coréen des jardins n'a pas manqué
d'élargir le jardin, aménagé en petit univers, au grand univers de l'environnement réel
de la nature alentour de la maison. D'ailleurs, la géographie de la Corée prêtait à ce que
de partout se voient plusieurs montagnes ou collines, à ce que de partout on ne soit pas
loin d'une rivière, d'un ruisseau ou d'une source, et cela aussi bien dans la grande ville
que dans les villages de campagne. Il suffisait donc toujours de quelques efforts
minimes dans le choix de l'emplacement de la maison pour cadrer celle-ci dans un
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paysage naturel convenable. C'est là la raison profonde du fait que l'art coréen des
jardins ne s'est pas développé dans le sens de la création de paysages artificiels
fabriqués de toutes pièces par l'aménagement du terrain situé devant le bâtiment. À cet
égard, est particulièrement remarquable le style du jardin arrière (huwôri),
caractéristique de l'art des jardins de l'époque Chosôn. En général, l'espace arrière de
la maison est directement commandé par une colline boisée, en bon ordonnancement
géomantique, et on transforme le bas de cette colline en jardin. Ainsi apparaît le
hwagye, avec ses gradins de rangées de fleurs. À l'arrière du palais de Ch'angdôk, le
jardin le mieux conservé de l'époque Chosôn commence par un hwagye qui s'étage
derrière les bâtiments de la chambre du roi et celle de la reine. La colline à laquelle
s'adosse cette structure est devenue progressivement, à travers plusieurs règnes, une
partie du jardin arrière, espace « secret » réservé au roi. À cette époque, ce qui du jardin
était situé derrière la maison apparaissait ainsi comme jardin arrière (huwôn) avec
escalier fleuri fondu dans le paysage naturel de collines et de montagnes situées
derrière la maison. Tout ce dispositif s'explique par la géographie du pays. La
topographie de l'ensemble est souvent celle d'une trouée dans les montagnes creusées
de rivières entourant le terrain choisi. Le terrain prend ainsi figure de centre d'un
microcosme en état d'expansion vers l'extérieur. Cette structure se répète à l'intérieur
du jardin avec les terrasses en gradins qui montent ou qui descendent vers le bâtiment.
Le bâtiment se situe au centre de l'expansion du cosmos, et le jardin apparaît, avec ses
terrasses successives en pente, comme une image de la nature bien ordonnée en état
d'expansion cosmique. Chôngwôn, le mot coréen qui signifie jardin, est le composé de
deux caractères chinois signifiant, le premier le jardin intérieur clos, et le second le
jardin extérieur ouvert. Si Ton fait appel à d'autres termes apparentés du lexique coréen
relatif au jardin, à wôn répond t'ô, qui se rapporte au centre autour duquel les
montagnes et les rivières figurent l'expansion macrocosmique, et à chông répond nul,
qui se rapporte à la nature aménagée en terrasses en gradins par répétition jardinière
microcosmique de cette expansion du macrocosme. Cette conception du jardin révèle
une mentalité pénétrée du sens du vide. S'y exprime l'idée du centre de l'univers
comme vide originel à partir duquel est généré le cosmos. Ainsi le jardin coréen laisse
vide un espace central autour duquel s'ordonnent toutes les constellations du paysage
naturel. Tel est le sens profond du mot t'ô. Ce qui porte à découvrir un double sens dans
ce qu'expriment les jardins coréens de l'époque Chosôn : l'environnement naturel
choisi par le géomancien prend le sens d'un jardin extérieur, au sein duquel le jardin
intérieur - jardin proprement dit - est celui où s'accomplit le sens ultime du cosmos
dans l'esprit de la pensée coréenne. D'où la signification fondamentale de la
structuration du jardin à partir d'un vide central dans l'architecture jardinière coréenne.
De ce point de vue, on peut considérer les stéréotypes paysagers de la tradition
coréenne tels que celui des Neuf vallées (kugok) ou que celui des Huit paysages
successifs (p'algyông) comme représentatifs du jardin extérieur, et l'aménagement du
jardin intérieur comme représentatif du vide central. D'autre part, la culture
architecturale du t'ô est révélatrice de l'esprit du concept de p 'ungryu ([dynamisme] du
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vent et de Teau courante). Ce concept est très ancien et très important en Corée. Il
s'enracine dans la religion coréenne du Sôndo (Voie des immortels), appelée aussi
P'ungwôldo (Voie du vent et de la lune) ou P'ungryudo (Voie du vent et de Teau
courante). L'expression est devenue une métaphore de l'esprit lettré en tant qu'exaltant
la joie de la vie en pleine nature, chantant la beauté du paysage et celle des quatre
saisons. Les Coréens aiment visiter un beau site naturel et chanter et danser en le
regardant. Cette tradition a fini par conduire à la création, à l'époque Chosôn, d'un type
particulier de jardin, réalisé par les riches fonctionnaires retraités désireux de recréer un
lieu dep'ungryu dans un beau paysage, près de leur maison. Cette classe aristocratique,
férue de culture chinoise, s'est pénétrée de l'influence taoïste. À la lecture des livres
chinois racontant la vie des ermites, elle a idéalisé un certain savoir-vivre fait de
simplicité au sein de la nature agrémentée du plaisir de lire des poèmes. Cet idéal
taoïste, tout empreint de la philosophie de Zhuang zi de « joyeux non-agir » et de goût
de « retraite loin du monde dans la sylve des montagnes », était en parfaite
correspondance avec l'esprit du p' ungryu et l'aspiration au bonheur de l'âme coréenne.
Il conduisait à un grand respect de la nature telle qu'elle est, sans y projeter de grandes
transformations mais seulement quelques constructions symboliques évoquant
l'atmosphère du monde idéal. Les jardins privés de cette époque, comme celui du la
Grotte du lotus de l'île Pogil ou comme les parties privatives du jardin arrière du palais
Ch'angdôk à Séoul, traduisent bien cette conception de l'art des jardins.
4. Le jardin intérieur (madang), symbole du vide comme récipient du Ciel
Un aspect original du jardin de l'époque Chosôn est l'organisation, dans
l'architecture des maisons coréennes de style traditionnel, du chemin et des niveaux des
bâtiments de manière à composer une belle vue sur l'espace extérieur. La structure de
la maison traditionnelle coréenne participe de celle du jardin ; en ce sens, la maison est
extravertie plutôt qu'introvertie. Cela se voit bien en ce que l'espace propre à chaque
pièce - appelé maru - est à moitié exposé sur le jardin sans aucune porte, tout en étant
aménagé en chambre avec meubles et parquet de bois. On peut voir un parfait exemple
de cette extraversion dans le jardin arrière du palais Ch'angdôk à Séoul. La structure
des pavillons s'harmonise si bien avec l'environnement qu'elle donne l'impression
d'un même corps, qui est non seulement le paysage extérieur, mais encore une sorte
d'architecture ou de structure prolongée du bâtiment à l'extérieur. Par exemple,
l'espace devant le belvédère Chuhap (du Cosmos, plus précisément : de la
Convergence radiale des directions cosmiques), dans la partie du jardin où se trouve le
bassin Puyong (du Lotus), a une structure prolongeant le bâtiment, avec la porte Ôsu
(des Poissons dans Teau) au milieu des terrasses en gradins. Naturellement la porte et
les terrasses en gradins peuvent être considérées à la fois comme éléments du bâtiment
et comme éléments du jardin. On ne sait pas vraiment où commence le bâtiment et où
commence le jardin dans cet espace. De plus, la vue du Puyong à travers la porte Ôsu
se prolonge jusqu'à l'intérieur du belvédère Chuhap en se transformant à chaque
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niveau de cet espace intermédiaire entre la porte et le belvédère. Si nous montons
l'escalier en passant par la porte Ôsu, les toits du pavillon Puyong sont vus superposés
au toit de la porte Ôsu. Le pavillon Puyong ressemble enfin à un lotus dans le bassin
quand on le regarde depuis le belvédère Chuhap. On a même l'impression que le
belvédère est construit à partir du pavillon en comprenant toute la partie intermédiaire
entre les deux comme partie extérieure du bâtiment. Ainsi le bassin rectangulaire et
l'espace devant le belvédère Chuhap en tant que jardin-escalier sont intégrés dans la
structure du belvédère. Mais toutes ces structures extérieures sont disposées sans aucun
couloir les reliant, et des éléments naturels - des arbres, de Teau, une île - sont placés
entre elles. C'est une sorte de mélange entre l'architecture des pavillons et celle du
jardin. Une structure extérieure originale apparaît ici par décomposition de la structure
intérieure du bâtiment - porte, chambres, escaliers, hall - par leur exposition dans le
jardin et la redisposition des espacements. Ainsi, entre les pavillons règne une
composition singulière de l'espace, qui n'est ni celle du bâtiment, ni celle du jardin.
C'est ce genre d'espace décomposé que Ton appelle en coréen madang (espace à la fois
intérieur et extérieur). Caractéristique de la maison coréenne traditionnelle, il n'existe
pas dans les jardins chinois ou japonais. Cette technique de décomposition de l'espace
est de ce fait ignorée dans les jardins coréens plus anciens, influencés par les jardins
impériaux chinois.
Outre cette structure particulière du madang, notons encore les traits suivants du
style jardinier coréen : 1) le mur bas qui permet d'intégrer le paysage environnant, 2) la
terre du sol laissée en l'état, de même que les arbres exempts de taille, 3) la végétation
à feuilles caduques dont on laisse les feuilles mortes tomber sur le madang,
4) l'imitation d'un dessin d'arbre dans le dessin des pavillons, 5) l'utilisation comme
motif décoratif des dessins naturels des pierres du mur, brutes de tout traitement, 6) les
dessins de porte en forme d'arbre, 7) la variété des motifs décoratifs des treillis de
fenêtre et des balustrades du mur.
À l'époque Chosôn on relève enfin des modifications spécifiquement coréennes de
deux grands éléments traditionnels de l'art des jardins d'Extrême-Orient : la montagne
artificielle et l'île des immortels. La montagne artificielle est modifiée soit par
réduction à une pierre posée sur un support de pierre taillé géométriquement, soit par
aménagement sous forme de terrasses en gradin, et l'île des immortels est modifiée en
ce qu'on lui donne une forme parfaitement circulaire ou rectangulaire. C'est qu'à
l'époque l'imagination des Coréens est particulièrement portée sur les formes
géométriques. Ainsi, les bordures des bassins sont alors soigneusement arrangées en
lignes nettes, ce qui ne se fait nulle part ailleurs en Extrême-Orient. De même, on
affectionne les kiosques ou les petits pavillons de forme géométrique, entourés sur tous
les côtés de petits paysages partiels. Ces paysages se combinent autour du kiosque pour
être regardés de tout près, et donner des vues différentes sur chaque côté. Les vues
diffèrent aussi complètement d'un kiosque à l'autre dans un même jardin. On ne trouve
jamais non plus sur un même plan du jardin deux kiosques au même niveau, ni orientés
de la même façon. Le jardin confère ainsi à l'espace une organisation pluri130
La différence coréenne dans Tart des jardins extrême-oriental
dimensionnelle, qui s'expérimente au fil d'un invisible chemin naturel : chaque partie
du jardin s'enfile invisiblement sur ce chemin qui n'est fait que de l'attirance d'un
certain parcours de promenade que ne matérialise aucun guidage. Les chemins guidés
structurent des compositions de paysage dont on sent trop combien elles ont été
artificiellement arrangées pour le plaisir des yeux, et ils mettent en définitive le paysage
à distance. L'absence de chemin guidé laisse au jardin coréen une structure plus libre,
plus naturelle. C'est ce qui aide à l'expérience du vide.
Quant au jardin zen, on sait qu'il apparaît au Japon pour la première fois dans la
cascade sèche du temple Saihô, construite vers 1339 sans doute par le moine Musô
Kokushi. La pierre y joue le rôle d'un catalyseur de la communion intuitive avec le
Bouddha. Cela aurait dû conduire à Tart du jardin zen comme à un art avant tout sobre
et simple : l'apparence de la pierre a peu d'importance ; ce qui compte, c'est la présence
d'une pierre comme moyen de concentration. Or, Tart japonais du jardin zen s'est
intéressé davantage au décor, à l'aspect pictural du jardin, qu'à son sens religieux et
philosophique. Ainsi, au Japon, le lieu de méditation a pris l'importance d'un pavillon
avec de grandes portes coulissantes, d'où se contemple le décor extrêmement raffiné du
jardin, plutôt que ne se poursuit la difficile quête de l'essence pure de la nature. En
Corée, par contre, le lieu de méditation est idéalement un rocher couché, perdu au fond
de la forêt. Dans le temple de Ch'ôngp'yong, situé dans la province de Kangwôn, le
jardin Munsuwôn (jardin du comble du raffinement) est un jardin forestier offrant un
exemple typique de jardin zen coréen. Sa partie sud est constituée de trois pierres de
méditation, de deux pierres en forme de tortue, d'une composition paysagère de pierres,
d'une cascade et d'un ruisseau. Les pierres de méditation sont faites de rochers
couchés, de forme rectangulaire. À chacune de ces pierres est adjointe, en contre-bas,
une autre pierre plus petite, pour faciliter la montée. Les deux pierres en forme de tortue
sont placées le long du ruisseau de sorte qu'elles forment avec la troisième pierre de
méditation un triangle equilateral. Les autres éléments de la composition sont ajoutés à
partir de cette structure triangulaire. Une longue pierre est placée à côté de la première
pierre de méditation et un cercle de petites pierres est relié aux deux grandes. Ce cercle
de petites pierres apparaît souvent dans les jardins coréens. L'ensemble ne constitue pas
un paysage réel comme tel. Les trois pierres en triangle et le ruisseau qui coule derrière
elles figurent plutôt un paysage miniaturisé. La troisième pierre de méditation fait face
à un groupe étrange de pierres qui représente une grande tortue traversant la rivière en
compagnie de trois petites tortues. Ce groupement rappelle celui de temple Ryôan de
Kyoto, que les Japonais décrivent comme figurant une tigresse traversant la rivière
avec ses petits. Partout, dans le jardin Munsuwôn les pierres sont utilisées comme
symboles, comme au Japon. Mais la composition comporte un ruisseau qui, aux deux
extrémités du jardin, dégringole en cascade sur cinq petites pierres entassées, en
produisant un doux effet sonore. Les deux petites cascades sont cachées derrière la
composition de pierres. Seul le bruit de Teau qui s'échappe des interstices des pierres
entassées trahit leur existence. L'effet sonore de la chute d'une eau courante est l'un des
thèmes importants du jardin coréen. La cascade est construite pour donner un son
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musical au jardin. Cet effet sonore est totalement supprimé dans le jardin zen japonais :
la cascade sèche y représente Teau sans produire aucun bruit. La sévérité de ce silence
fait régner dans le jardin une atmosphère presque glaciale. En Corée, le bruit de Teau
incite à penser à la vitalité de la nature pure. En revanche, l'aspect pictural de Teau qui
coule est négligé dans le jardin coréen. Il est évident que le zen est interprété d'une
autre façon dans Tart des jardins coréen, qui exprime l'animation de la nature pure, à
l'opposé de Tart des jardins japonais, qui exprime la transformation picturale de la
nature sauvage. En somme, la partie sud du jardin Munsuwôn exemplifie parfaitement
trois traits typiquement coréens : 1) les formes géométriques de base de la composition
(triangle des pierres de méditation, cercle de petites pierres), 2) l'effet sonore de la
cascade, 3) l'utilisation tels quels des éléments fournis par la nature, sans remaniement
artistique ni recherche architecturale.
En laissant de côté la partie nord du jardin, relevons, dans sa partie médiane, un
bassin à plusieurs niveaux appelé Bassin du miroir. Une habile construction de
canalisation de Teau permet en effet d'obtenir un effet de miroir permanent, par
ralentissement du courant, et le fond du bassin est recouvert de pierres, de sable et de
feuilles mortes pour que Teau reste toujours claire. Ajoutons que trois pierres de formes
irrégulières y sont dressées en triangle. Le sommet Puyong (en Lotus) de la montagne
Kyông-un se reflète dans Teau du bassin, et s'y conjugue avec le triangle des îlots de
pierre pour produire un effet de contraste du monde irréel des reflets et du monde réel
des pierres qui s'interpénétrent.
Ce serait une erreur d'avancer que Musô Kokushi a créé le jardin zen. L'art zen
dans la construction du jardin existait avant lui depuis longtemps déjà en Corée. Il est
plus exact de dire qu'il a supprimé la fonction de Teau qui existait antérieurement dans
le jardin zen. Rappelons-nous d'ailleurs que le jardin du temple Saiho, tel qu'il existait
avant que Musô Kokushi y construise sa spectaculaire cascade sèche, était la création
d'un moine coréen sûrement empreint de culture zen coréenne. Nous sommes ainsi
amenés à dire qu'un certain type de jardin zen coréen était connu au Japon, et même
mis en uvre dans ce pays, dès avant la réalisation de Musô Kokushi ; mais qu'au
Japon cette sorte de jardin a évolué par accentuation exagérée de la fonction des pierres
effaçant celle de Teau. L'eau s'est ainsi transformée en cailloux blancs, et la cascade
musicale s'est pétrifiée. Par contre, en Corée, le jardin zen a continué à développer
l'importance de Teau, et c'est ainsi qu'on arrive à l'effet sonore de la cascade et au
reflet dans le bassin en contraste avec le monde réel du jardin de Munsuwôn.
La beauté du jardin coréen ne se révèle pas tout de suite à première vue comme
c'est le cas pour le jardin chinois ou japonais. Il faut attendre que s'établisse, entre le
jardin et le promeneur, l'empathie de T« essence vitale » (chông). C'est seulement
après la réalisation de cette expérience personnelle et intime que l'esprit comprend que
toute l'apparence du jardin n'est qu'image de la « vacuité » (kong) pour contenir et
faire mûrir les sentiments du promeneur. Le jardin est ainsi vide, invisible et simple. Il
est comme un enfant innocent, complètement ouvert à toutes les relations sentimentales
uniquement avec celui qui l'aime. Dans l'esprit coréen, la vacuité signifie donc ici
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finalement cette ambiance intime que génère le mûrissement de la relation entre le
maître et tout ce qui compose le jardin, à travers l'expérience de l'essence vitale. Le
jardin coréen n'est donc pas un jardin parfait, mais un jardin qui attend de trouver sa
perfection par résonance avec l'essence vitale du maître. Ainsi, il est spirituel plutôt que
matériel, invisible plutôt que visible et vide plutôt que plein.
Indications bibliographiques
Park Jungwook, « Les jardins en Extrême-Orient et l'esthétique du Tao, du Qi, du Zen et du
Kong, étude comparative », thèse non publiée, manuscrit déposé à l'Institut d'Art,
Paris.
Kim Ho-yôn, « Notion du jardin coréen, analyse du jardin arrière du palais Ch'angdôk, son
prototype », Revue de Corée, vol. 11, n° 4, Séoul, 1979.
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Park Jungwook
Index des hanjia utiles
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