Les grandes bouches

Transcription

Les grandes bouches
François Chaffin
Les grandes bouches
(extrait)
Texte intégral paru en 2003
aux éditions Lansmann
contact : François Chaffin — 6, rue d’Orsay — 91140 Villejust — 06 07 49 74 43
francois.chaffi[email protected]
[…]
© François Chaffin, toute reproduction interdite sans autorisation écrite préalable.
LA GRANDE BOUCHE DU PUBLICITAIRE
— Approchez, approchez, tâtez de ma chair de poule aux œufs d’or, j’ai
l’inutile et l’accessoire, le matin et la nuit dans vos porte-monnaie !
Ce n’est pas le pain que je multiplie, mais le désir de pain.
Ce n’est pas l’eau que je change en vin, mais le vin en château,
et le château en Espagne.
Mon pays est un pays de fées et de princes plasmatiques, un pays
de lingeries, de robots multifonctions, de chromes et d’épluche-patates...
N’hésitez plus, ne choisissez pas, mais prenez le tout !
Quatre kilomètres sur trois. Ma gueule comme une évidence dans ton
regard... Ton crédit pour un mirage !
Alors vous serez des millions et des milliards en chemin vers l’illusion,
pèlerins boiteux et soiffards, vos doigts croches griffant le vide,
vous avancerez en colonnes, gueux à gueux, abandonnant aux chiens vos
suffisances à deux sous.
Têtes dressées, le corps noué par d’horribles crampes, vous arriverez
en rampant, la bouche pleine de Tantale, et il sera le temps où vous
ne bougerez plus, obèses d’une envie graisseuse, anéantis de vouloir plus,
encore et toujours plus !
Ainsi, vitrifiés, vos regards vrilleront une fois dernière dans ma
direction : quatre mille kilomètres de large sur trois mille kilomètres de haut,
ma figure vous servira de ciel, et distribuera l’ombre et la paillette, de son
gros spot d’abondance...
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© François Chaffin, toute reproduction interdite sans autorisation écrite préalable.
Alors, mes chères tirelires, encore gluantes de désir, abandonnées sur le dos,
les mains brisées de s’être tendues, si mal et si souvent,
alors il vous suffira de me dire oui : chèques, CCP, espèces, gold ou platine,
et je vous montrerai le dernier rêve.
Lui que vous n’osiez imaginer, lui pour qui vous bandez une fois encore, qui
vous fait face, écarté, quadrichromique.
Magicien, magicienne ! Quarante mille kilomètres sur trente mille,
ma gueule comme un océan vu du fond...
Clients et cochons, toutes libidos, déraison, hystérie : ils en voudront tous, de
ma béance, y plongeront corps et âme, et s’engloutiront
en consommant.
Finiront dissous.
Brisés davantage, les yeux crevés, tympans arrachés, l’existence rincée, plus
rien ni personne, sinon l’écho d’une image, sinon le rôt
de la réclame...
Tous possédés !
Mon travail ici s’achève. J’ai satisfait l’annonceur et les annoncés, confondu
le produit et son illusion, le monde et son stimulus.
L’homme ne vivra pas que de pain.
Quant à moi, je me retire, je tombe l’image et le masque, je tombe
de l’affiche, des nues et des superflus.
Je vais acheter une petite maison au bord d’une carte postale.
Pépère, je n’aurai besoin de rien. Quelques planches pour abriter mes
évidences, du poisson et des coquillages pour aller vieux, la lumière du jour
pour me donner corps, chaleur et continuité.
Pour me distraire, je penserai aux hommes.
Je suis venu, j’ai vu, j’ai tout vendu.
Basta.
Je n’ai besoin de rien, merci.
J’ai tout ce qu’il me faut.
[…]
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