Ranger oui, mais pas tout seul

Transcription

Ranger oui, mais pas tout seul
pratique réflexion
Ranger oui,
mais pas tout seul
Dans les lieux de l’enfance, le rangement est une activité à part entière,
indispensable pour rendre lisible l’espace à investir par le tout-petit ou
pour passer à une autre activité, mais qui ne fait pas l’unanimité auprès
des professionnels. Et pour cause. Qui doit ranger ? Que signifie ranger
pour un enfant ? Comment faire pour que cette activité reste un moment
de loisir partagé ?
P
arler de rangement, quel drôle de
sujet ? Dérisoire, matérialiste, qui semble délaisser l’élément noble du jeu à
savoir le joueur, et qui, vu de loin, ressemble
plutôt à une affaire d’obsessionnels...
Et pourtant, dans les lieux de l’enfance, le
rangement est une activité à part entière.
Raisons évidentes : les “objets-jouets” sont
ici en nombre important appartenant à des
catégories diverses que les enfants mélangent allègrement. Ce sont aussi des lieux où
cohabitent des enfants et des adultes qui,
pour l’accomplissement de leurs missions
éducatives, sont toujours prêts à faire feu de
tout bois.
Le rangement est une activité qui est loin de
faire l’unanimité ni dans ses arguments toujours plus ou moins pédagogiques ni dans
ses pratiques... un vrai sujet de débat : l’objet
principal concerne souvent l’exécutant. Qui
doit ranger ? Mais au fait, pourquoi vouloir
que les enfants rangent ? Pourquoi dit-on
qu’ils n’aiment pas ranger ?
La réponse à cette dernière question se déduit
de leur état d’enfant qui n’a pas encore les
compétences intellectuelles nécessaires pour
mettre en catégories. Ranger n’est pas pour
leur déplaire à condition que l’adulte mette à
leur disposition son savoir-faire, qu’il organise
l’activité et les accompagne par l’exemple.
Qui dira que les tout jeunes n’aiment pas remplir, mettre dedans et par là même se livrer à
une sorte de rangement ? Mais le remplir côté
verso n’est plus du même ordre, vider n’est
plus ranger... L’adulte doit saisir le moment
opportun pour signifier que l’activité est ter-
minée, lorsque tout est rempli avant... que les
enfants ne revident !
Lorsqu’ils sont plus grands, 2/4 ans, la difficulté vient de l’existence même de l’objet à
ranger, le jouet, dont la matérialité n’a d’intérêt que pour ce qu’il représente : la voiture...
de papa, le bébé... de maman, l’épée... du
chevalier Xéos qui dort sous le placard ou
Prédator malin qui pourrait éventuellement
aller manger la petite sœur. On demande à
l’enfant d’aller ranger cette part de lui-même,
qu’il met à distance grâce au jouet concret,
ou ses doubles dans lesquels il se projette
pour comprendre, expérimenter, exprimer,
partager, etc., pour être en somme.
Contrairement à l’adulte qui range des objets
inertes selon des critères matériels, le jeune
joueur est impliqué dans le rangement de la
part immatérielle des jouets et de leurs apparences imaginaires. Quelle complexité ! Quelles émotions ! Le désinvestissement symbolique n’est pas instantané et peut s’avérer
impossible. On ne range pas aussi facilement des cubes de plastique que la famille
des “copains de la forêt” avec ses papas,
ses mamans, ses enfants et les autres qui
doivent aller se reposer « au mitan de grands
lits carrés » comme dit la chanson1.
Quand range-ton à la crèche
ou à la ludothèque ?
Ř&KDFXQVDLWTXHOHJUDQGG«UDQJHPHQWUHQG
le jeu impossible. Qui n’a pas vu les enfants
quitter peu à peu le “coin dînette” ou le “coin
nursery” pour aller investir celui des toutpetits car l’espace était peu à peu devenu
illisible, incompréhensible et donc injouable
parce que « tout par terre ». Fréquemment, au
cours de la journée, il est nécessaire de revisiter ces espaces de jeu pour les remettre en
ordre et en état d’être joués : c’est le premier
type de rangement.
Ř/HVHFRQGLQWHUYLHQWDSUªVXQWHPSVGHMHX
pour passer à une autre activité, faire de la
place, faire place nette ou en fin de journée.
Cette activité sert alors à indiquer que l’on
passe à autre chose, qu’une journée vient de
se terminer, qu’il faut partir.
Mais que signifie “ranger” ?
Selon la définition du dictionnaire, ranger c’est
mettre de l’ordre, poser un objet dans une
place convenable, mettre à sa place. C’est
aussi ordonner, mettre en rangs, classer. C’est
encore mettre de côté, libérer le passage ou
se soumettre dans la forme pronominale du
verbe. Il est d’usage de ranger ou d’arranger quand les objets sont dérangés. Dans la
recherche terminologique, on trouve aussi les
“rangers”, militaires ou gardes forestiers qui
sont aujourd’hui bien connus des joueurs !
Par jeu, il est possible de ranger cet ensemble de mots en deux sinon trois catégories :
dans la première, ceux qui signifient mettre
de l’ordre, mettre à une place convenable,
mettre à sa place, mettre en rangs ; dans la
deuxième, ceux qui recouvrent l’idée d’ordonner, de classer et dans la troisième, se
soumettre, se ranger à un avis ou s’assagir.
Trois catégories, trois critères, trois raisons,
ce n’est pas pour nous surprendre dans la
mesure où toute personne a ses objectifs et
30
Métiers de la petite enfance Ř octobre 2008 Ř n° 143
© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. - Document téléchargé le 22/03/2012 par PINEAU VIRGINIE (374575)
réflexion
pratique
© Orédia/Antoine Juliette
Les outils de Quai des ludes
Les tout jeunes enfants aiment
remplir, mettre dedans, et par là
se livrent à une sorte de rangement.
son idée sur la question. À chacun son ordre
ou son désordre ! Cette courte taxinomie
nous éclaire sur le sens du rangement, selon
que l’on est l’adulte prescripteur de l’activité
ou l’enfant exécutant. Dans le “ranger” des
adultes se côtoient les “mettre de l’ordre”,
“ordonner”, “libérer le passage” et insidieusement le “soumettre”, dans le “ranger” des
enfants plutôt le “mettre à une place convenable”, “mettre à sa place”, “mettre en rangs”.
deux suivantes sont à classer en éducation
sociale et morale. La dernière nous rappelle
que ranger signifie quelquefois “se soumettre”. Il est curieux d’observer que les adultes
qui laissent tout à trac dans la journée sont
les plus obsédés par le rangement avec les
enfants le soir venu ! Comme s’il s’agissait
de faire disparaître les causes de fatigue et
d’agacement : ces jouets qui gisent pêle-mêle
entre les pieds des petits et des grands.
Dans les lieux
de l’enfance où cohabitent
deux générations, à quel
rangement se livre-t-on ?
Que font les enfants
quand ils rangent ?
Le rangement pour les adultes
À la question pourquoi ranger, les professionnels répondent : parce qu’il est plus facile de
jouer après ou parce qu’il faut que ce soit
rangé pour l’entretien des locaux. À la question pourquoi demander aux enfants de ranger, les réponses se répartissent selon quatre
catégories : parce qu’il faut bien leur apprendre ; parce que c’est celui qui a dérangé
qui doit ranger ; parce qu’il faut penser aux
autres et à ceux qui viennent après ; parce
que ranger permet de comprendre que le jeu
est terminé. La première de ces réponses fait
référence à un apprentissage nécessaire mais
dont on ne connaît pas le fondement. Les
Posons en préambule que l’activité de ranger
qui n’est « ni libre, ni gratuite » n’est pas jouer,
même si l’adulte sait lui donner les couleurs
du jeu.
Il est parfois regrettable que la chronologie
des tâches soit présentée à contresens :
« attention les enfants, c’est seulement si vous
rangez que vous pourrez jouer ». Quel jeu
peut-il s’ensuivre ? Dans de tels contextes,
en ludothèque particulièrement, il m’arrive
d’affirmer avec un peu de provocation, que
les enfants sont là pour jouer... et les adultes
pour ranger.
Lorsque les conditions du bien ranger sont
réunies, cette tâche enfantine peut être analysée au même titre qu’un atelier ou que
n’importe quelle activité dirigée et ses intérêts
ŘLudoscope,«GLWLRQDQQXHOOH/HOXGRVFRSH
ERQVMHX[HWMRXHWVGHOőDQQ«H
DQDO\V«VHWFRPPHQW«VSDUOHVOXGRWK«FDLUHVGH
4XDLGHV/XGHVHWOHVIRUPDWULFHVGH4XDLGHV
/XGHV)RUPDWLRQ6RUWLHQRYHPEUH
ŘLe COL, classement des objets ludiques&H
IDVFLFXOHSU«VHQWHXQFODVVHPHQWVLPSOLIL«GHV
MHX[HWMRXHWV¢OőXVDJHGHVSURIHVVLRQQHOVGHV
FUªFKHV«FROHVFHQWUHVGőDQLPDWLRQS¶OHVGH
MHXOXGRWKªTXHVHWF5«DOLV«SDUGHVVS«FLDOLVWHVGXMHXOXGRWK«FDLUHVHWSV\FKRORJXHVVRXV
ODGLUHFWLRQGő2GLOH3HULQROH&2/HVWXWLOLV«
FRPPHP«WKRGHGőRUJDQLVDWLRQ
ŎSRXUUDQJHUOHVMHX[HWMRXHWV
ŎDP«QDJHUOHVHVSDFHVGHMHX
ŎRUJDQLVHUXQSDUF¢MRXHWV
Ŏ«YDOXHUXQIRQGVGHMHX[HWMRXHWV
6RUWLHG«FHPEUH
/HOXGRVFRSHHWOH&2/VRQWSXEOL«VDX[«GLWLRQV
)0-/\RQ
Pour en savoir plus ou commander en ligne
ZZZTXDLGHVOXGHVIRUPDWLRQFRP
sont multiples : pour la construction sociale
de l’enfant, quand il s’agit de faire ensemble
en suivant des consignes qui font office de
règle du jeu ; pour le développement dans le
registre émotionnel car ranger, c’est déconstruire, faire disparaître et donc se résigner
mais c’est aussi remettre de l’ordre dans ses
émotions, ses craintes ou ses désirs.
Pour les plus jeunes, le rangement donne
l’occasion de consolider ses repères dans
l’espace car il faut s’orienter pour se déplacer
à bon escient. Il permet aussi de retrouver un
ordre initial, de revenir à une situation antérieure en expérimentant la notion piagétienne
de “réversibilité”.
Avec les opérations de rangement, le joueur
passe du jeu, qui s’accompagne d’états
émotionnels variés, à une activité plus intellectuelle, qui entre dans le champ de la
construction cognitive. C’est ainsi que ranger demande d’entrer dans l’acceptation
d’un système de conventions qui sera plus
tard si propice à l’émergence d’une pensée
mathématique.
31
Métiers de la petite enfance Ř octobre 2008 Ř n° 143
© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. - Document téléchargé le 22/03/2012 par PINEAU VIRGINIE (374575)
pratique réflexion
place des espaces thématiques et le rapprochement des objets “contigus” propose ainsi
une forme d’exercice pour passer des premiers schémas des jeunes enfants à d’autres
plus élaborés jusqu’à la compréhension des
véritables catégories.
© Phanie/Burger
Comment faire pour que
cette activité reste un
moment de loisir partagé ?
Piaget2 et ses successeurs nous expliquent
que la maîtrise des opérations de classification et de sériation sous-tend en grande partie la compréhension profonde de la notion
de nombre naturel. Or, le rangement (qui est
une méthode empirique contrairement aux
méthodes logiques du seul raisonnement)
s’appuie sur les opérations de sériation
(ordonner les objets en fonction de leur différence) et de classification (ranger les objets
en un ensemble en ne prêtant attention qu’à
leurs qualités communes). Avec le deuxième
type de rangement pour réorganiser les espaces de jeu et les remettre en état d’être joués
tels que définis dans l’approche du “cadre
ludique”3, nous sommes dans l’organisation
conceptuelle de ce que les chercheurs de
la psychologie développementale comme
Katherine Nelson appellent des “schémas”
sur lesquels s’appuie la capacité de catégorisation : compétence fondamentale et nécessaire à tout être humain.
Si nous choisissons comme exemple simple
la situation de la dînette, nous pouvons observer que le joueur a tendance à mettre ensemble l’assiette et la tomate qui sont liées par
des relations de contiguïté. Au cours du jeu,
cette relation évolue pour mettre ensemble
tomate et aubergine jusqu’à l’élaboration de
catégories (au plein sens du terme), fondées
sur des propriétés communes. La remise en
L’activité de rangement, finalement si riche
pour les enfants, gagne à se dérouler tranquillement. Or, il arrive fréquemment qu’elle
se transforme en confrontation, comme si, en
faisant ranger les objets, on avait le désir de
ranger les enfants : stress de l’adulte qui ne
parvient pas à ses fins face à celui de l’enfant
qui résiste !
Comme toute activité dirigée, ranger et faire
ranger demande réflexion, préparation, organisation et transmission de consignes.
La première qualité d’une consigne se trouve
dans sa clarté. Pas trop longue, elle tient
compte du nombre d’objets à ranger, du
nombre de catégories et donc du nombre
de contenants mis à disposition. « Et comme
l’empan de la mémoire de travail des jeunes
enfants n’est pas suffisant, il faut savoir rappeler les consignes » ainsi que l’écrit Jacques
Lautrey5.
Le choix des catégories doit être précis et
bien déterminé sachant qu’il dépend du type
de rangement : par thèmes ou fonctions des
objets pour ranger les espaces de jeu (schémas), par couleur, volume ou type de jouets
lorsqu’il s’agit de faire place nette (classification et sériation) selon les catégories proposés par Piaget que l’on retrouve dans le
classement des objets ludiques (COL)6.
Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, l’expérience individuelle de chaque enfant et la
relation qu’il entretient avec les jouets qu’il
faut ranger vont influencer son intérêt pour
l’activité, de même que son appartenance
culturelle (s’est-on jamais demandé ce que
signifie le rangement pour des enfants touaregs ?).
Enfin, au fil d’observations effectuées de crèche en crèche et de crèche en ludothèque, on
s’aperçoit que les pièges du rangement sont
nombreux pour les adultes :
– ne pas détourner cette activité au profit
du comptage (qui repose sur des principes
précis) pour ne pas rendre le rangement trop
complexe et décourager les enfants ;
– limiter les exigences (l’obsession et la manie
se tiennent embusquées !) ;
– ne pas trop s’appuyer sur le goût naturel
des collègues... en attendant qu’ils rangent
les espaces, car la qualité du jeu en dépend
pour qu’il se déroule et se prolonge dans le
calme, l’attention, la concentration et qu’il
offre aux jeunes joueurs un espace d’expérience affective, relationnelle, cognitive et
langagière.
En conclusion, le neurophysiologiste
Israël Rosenfield a déclaré lors d’une conférence à Lyon : « le bien-être vient de notre
capacité à mettre en catégories »7. Il parlait
de la sérénité mentale qui naît de la compréhension du monde et de la place que nous y
occupons. À qui faisait-il allusion ? À l’astronome pensif devant des espaces interstellaires ou au joueur de Clipo® actif dans son
espace de jeu ? Les deux sans doute... Odile Perino
Responsable de Quai des Ludes
Centre du jeu et du jouet de Lyon (69),
ludothèque
www.quaidesludes.com
www.quaidesludes-formation.com
Notes
1. Aux marches du palais.
2. Piaget J. Le mécanisme du développement
mental et les lois du groupement des
opérations : esquisse d’une théorie opératoire de
l’intelligence. Archives de psychologie. 1941 ; 28
(112) : 215-85.
3. Perino O. Des espaces pour jouer. Pourquoi
les concevoir et comment les aménager ?
Ramonville-Sainte-Agne, Érès, 2006.
4. Nelson K. Language in cognitive development :
emergence of the mediated mind. Cambridge,
Cambridge University Press, 1996.
5. Lautrey J. In : Collectif. Piaget près Piaget.
Grenoble, Éditions La Pensée sauvage, 1998.
6. Le COL ou classement des objets ludiques est
à l’usage des professionnels de l’enfance ou de
l’animation qui ne sont pas spécialistes des jeux
et jouets.
7. Rosenfield I. Conférence “La pensée et le
cerveau”, 27 avril 2002. Traduction de l’auteur.
32
Métiers de la petite enfance Ř octobre 2008 Ř n° 143
© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. - Document téléchargé le 22/03/2012 par PINEAU VIRGINIE (374575)

Documents pareils