Don Quichotte Kathy Acker - Éditions laurence viallet

Transcription

Don Quichotte Kathy Acker - Éditions laurence viallet
Don Quichotte
Kathy Acker
Critiques et Entretiens
La quête de l’amour et l’écriture du désir féminin
dans Don Quichotte de Kathy Acker
Richard Walsh (Professeur, American Studies, Cambridge) . . . . . . . 2
Don Quichotte : Texte et violence : Kathy Acker frappe à nouveau
C. Carr, Village Voice Literay Supplement . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
À propos de Don Quichotte, par Kathy Acker
Entretiens avec Larry McCaffery et Ellen G. Friedman. . . . . . . . . . 16
Don Quichotte de Kathy Acker ou la traduction donquichottesque
Laurence Viallet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
Kathy Acker : Don Quichotte
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▌LA QUÊTE DE L’AMOUR ET L’ÉCRITURE DU DÉSIR
FÉMININ DANS DON QUICHOTTE DE KATHY ACKER
Richard Walsh (Professeur, American Studies, Cambridge).
Dans Don Quichotte, Kathy Acker entreprend de mener une critique
féministe des relations hétérosexuelles et de l’autorité patriarcale, et de
trouver une forme dans laquelle pourrait s’exprimer le désir féminin et
s’affirmer l’amour hétérosexuel. Don Quichotte traite de la relation entre
la sexualité et le pouvoir, de façon obsessionnelle, l’insistance d’Acker
contredisant le nihilisme apparent de ses conclusions. Elle recourt
également à des méthodes narratives qui permettent de circonscrire cette
confrontation à la forme du texte en soi. Toutefois, cette interaction de
la forme et du fond nécessite un examen attentif : comment les décisions
formelles d’Acker dans ce roman contribuent-elles à son argument ? Et pour
commencer, pourquoi Don Quichotte ?
À première vue, le Don Quichotte d’Acker ne doit pas grand-chose à
l’original de Cervantès, pourtant la façon dont l’auteur elle-même relate son
origine dévoile toute autre chose. L’avortement, point de départ du roman, a
une source autobiographique, et la fusion de ce matériau avec Cervantès est
le résultat d’une association subjective. « Mme Acker s’est procuré le texte de
Cervantès il y a deux ans de cela… Alors qu’elle cherchait quelque chose
pour détourner son attention de son avortement imminent. « Je n’arrivais
pas à penser à autre chose qu’à l’avortement alors je me suis mis à écrire
ce que j’étais en train de lire, mais l’avortement ne cessait de s’y insinuer. »
Cette façon de lire/écrire fait écho à la manière dont les autres textes dont
elle s’empare dans le roman sont altérés par les préoccupations du contexte
dans lequel ils sont importés. Tel est le concept de « plagiat » chez Acker :
elle le hisse à la hauteur d’une stratégie formelle, dénuée de connotations
péjoratives de par le caractère flagrant de l’opération. La motivation n’est plus
de tirer gloire du travail d’autrui, mais d’avoir accès à un héritage culturel
trop chargé de signification subjective pour permettre le cadre disloqué
formé par des citations attribuées. Son recours à Cervantès, toutefois, est
Kathy Acker : Don Quichotte
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plutôt lointain, exploitant les caractéristiques formelles et thématiques plus
souvent que les mots en eux-mêmes.
L’usage que Kathy Acker fait du matériau et des motifs puisés dans
Cervantès est plus souvent dominé par ses propres intentions que dans
ses autres textes, et officie en fait surtout en tant que canevas discret
d’allusions, points d’ancrage du texte-hôte. Son Sancho Panza n’est
pas un seul personnage mais une suite de chiens grandement indéfinis.
Chez Kathy Acker, le chien est l’équivalent de Sancho Panza parce qu’il
s’oppose à la folie de don Quichotte, et symbolise la déférence à l’impératif
du pragmatisme. Mais ici le pragmatisme est avili, déshumanisé : il est
devenu un matérialisme vulgaire, égoïste. Dans Don Quichotte, les chiens
se répartissent entre victimes déshumanisées de l’idéologie – ceux qui
accompagnent le chevalier tout au long du roman ; et les teneurs glorieux
de l’idéologie – notamment Richard Nixon et son entourage.
Leur caractère canin se manifeste à la fois par la dégradation de leur
discours qui devient aboiement et glapissement, et de leur désignation
universelle par le pronom neutre it. S’il ne s’agit pas là d’une négation du fait
du sexe, mais de la dialectique psychologique humaine entre les sexes – le
fondement de l’amour. Si bien que lorsque Nixon et rentre à la maison pour
« copuler » de manière impénitente avec « sa chienne » le pronom neutre
dans le cas du chien Villebranche qui raconte « Une vie de chien » apparaît
comme une intersection critique dans sa relation avec don Quichotte dans
la partie hétérosexualité : « Mon Dieu ! s’exclama don Quichotte. Tu n’es
pas du sexe que je croyais ! Et pourtant je t’aime. » Cette ambiguïté est
également centrale dans l’histoire de Villebranche et de de Franville, dans
laquelle la confusion mutuelle des identités sexuelles devient le seul modèle
de sauvetage de l’hétérosexualité.
Un autre emprunt direct à Cervantès est celui du motif des enchanteurs
malins, identifiés comme des ennemis de la libre expression sexuelle et
émotionnelle, de Ronald Reagan au rédacteur en chef du Times Literary
Supplement, et à Andrea Dworkin. [...]
En fait c’est surtout la pratique subversive du plagiat chez Kathy Acker
qui lui permet, en soi, de faire allégeance envers Cervantès sur la base d’un
souci commun d’autres textes, chez Cervantès l’usage parodique des ballades
populaires et des romances chevaleresques. « J’écris en utilisant d’autres
textes écrits, plutôt qu’en exprimant la « réalité », ce que font la plupart
Kathy Acker : Don Quichotte
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des autres romanciers. Aujourd’hui notre réalité, majoritairement filtrée par
les médias, est d’autres textes. Je joue le même jeu que Cervantès. » Cette
analogie se traduit en termes thématiques, puisque le code chevaleresque de
l’amour courtois qui motive le premier don Quichotte trouve un équivalent
dans le roman d’Acker sous la forme de la notion obsessionnelle d’amour
romantique qui s’est emparée de la chevalier. La transition d’une conception
de l’amour courtois à celle de l’amour romantique, de même que celle d’un
chevalier et à une chevalier, transforme la quête de son personnage en un
vecteur permettant de mener l’enquête d’Acker sur la sexualité féminine
et les pressions sociales qui s’exercent sur elle. En écrivant le roman en
réponse à sa lecture de Cervantès, elle s’est trouvée fascinée par les efforts
du chevalier pour « transformer une réalité sociale plutôt intolérable en ce
qui est vraiment le Saint-Graal, cette quête absolument romantique. Toutes
sortes de problématiques féministes sont alors intervenues – ça a pris. »
Les attributs que le don Quichotte d’Acker emprunte à l’original sont
surtout paradoxaux. Elle épouse cette identité en mettant consciemment
l’accent sur ces contradictions, décidant de devenir « femme-homme »
ou « chevalier-nuit. » Acker joue également de la tension entre la vieille
chevalier – il est indiqué que son âgé est de soixante-six ans – et son idéal
d’amour juvénile (adolescent) mais la source principale du paradoxe réside
dans le personnage originel : chez les deux protagonistes la quête d’une
fin idéaliste, servie par un aveuglement complet vis-à-vis des impératifs
pragmatiques, trahit une combinaison ambiguë de folie et de vision. [...]
Les contradictions de la chevalier d’Acker opèrent dans un cadre que
Cervantès avait également fait sien, celui de la quête. La folie sublime de
cette quête est établie dès le premier paragraphe, et définit toute l’action du
roman : « Quand elle fut enfin folle parce qu’elle s’apprêtait à se faire avorter,
il lui vint l’idée la plus insensée que jamais femme eût conçue. C’est-à-dire
aimer. » Toutefois le roman ne répond pas aux attentes d’une narration
monolinéaire qui pourrait être induite par ce modèle. Acker ne se soucie pas de
produire une narration linéaire car son argument n’implique pas l’évolution
d’un scénario génératif, mais l’articulation d’une perspective ou état des
choses. Il y a là un glissement d’un modèle de narration représentationnel
à un modèle discursif, qui redéfinit la cohérence narrative en tant que la
reconnaissance de relations thématiques fortes entre des fragments textuels
disparates. Partant, « la narration n’est plus un problème. Même lorsqu’on a
Kathy Acker : Don Quichotte
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recours à une histoire discontinue les gens font des connexions. » La forme
de l’œuvre d’Acker en général ne repose pas sur la narration, mais sur des
tableaux ; elle n’offre pas d’événements mais des positions. Lorsqu’elle parle
des romans plus conventionnels et réalistes, elle se plaint « quand je lis des
romans aujourd’hui on dirait qu’ils n’ont rien à voir avec rien. Impossible
de dire où sont les tripes de l’écrivain – les romans devraient pourtant être
destinés à ajouter quelque chose au discours culturel. » [...] En incorporant
la structure narrative de Don Quichotte à son roman elle évite l’écueil d’une
narration qui ne mènerait à rien : « Je ne me permettrai pas de me couper des
ressources extrêmement riches d’une histoire linéaire. Dans Don Quichotte
j’ai construit une narration au-dessus des cut-ups et puisque le roman de
Cervantès est lui-même épisodique, le problème des séquences est résolu. »
Le choix par Kathy Acker de la quête, en tant que forme fermement dirigée
vers une fin mais épisodique, permet de véhiculer ici la plus forte direction
narrative possible avec le plus faible asservissement possible à la structure
narrative. Dans le roman d’Acker, la narration épisodique et le cadre de la
quête qui unifie le tout opèrent en contradiction l’un vis-à-vis de l’autre
puisque la problématique sexuelle qu’elle explore dans ses différents
scénarios ne progresse pas, mais reste statique, paralysée. Le roman n’offre
pas d’évolution dialectique ; son argument est cyclique, arrêté net par une
succession d’injections paradoxales. La structure proposée de la quête ne
fonctionne par conséquent que potentiellement, de même que la volonté
d’échapper à ce cycle. La nature cyclique des épisodes narratifs s’affirme
dans le sous-titre de la partie « La dernière aventure », qui ajoute : « Jusqu’à
ce que ce livre recommence », de même que par la fonction de la répétition
et de la réitération tout au long du livre, et par les successions de fausses
fins, ultimes visions et morts de don Quichotte. [...]
L’équilibre dynamique du roman est reflété par un développement
émotionnel au point mort de ses différents personnages, seulement
partiellement différenciés. Don Quichotte, saint Siméon, Villebranche,
Lulu, Juliette, et les différentes narratrices anonymes partagent tous une
sensibilité où des besoins sexuels et émotionnels obsessionnels sont
maintenus dans un état de frustration constant et nécessaire. [...] À travers
tous ces personnages, Kathy Acker explore une impasse émotionnelle où
le personnage féminin ne peut atteindre la liberté émotionnelle du fait des
réalités de sa situation, sans toutefois renoncer à ses désirs impossibles.
Kathy Acker : Don Quichotte
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Cette aliénation à la vie courante est reflétée par le ton principal du roman,
à la fois exalté et naïf, caractérisé par l’affirmation idéaliste de l’émotionnel
inatteignable et des déclamations contre l’inévitable. Ce ton ne se cantonne
pas aux personnages du roman, il est également celui de la narration à
la troisième personne, laquelle revendique donc une affinité émotionnelle
forte avec les personnages qu’elle met en scène. Cette narration apparaît
au moins directement autobiographique. Elle a également une fonction
satirique qui apparaît le plus clairement dans les digressions politiques.
[...]
Cette naïveté inflexible est celle de l’adolescence, le stade émotionnel où
la confrontation entre le moi et la société à laquelle il doit s’accommoder
atteint des sommets ; stade auquel le désir et la libido sont nouveaux, et
aussi absolus que les codes sociaux et politiques répressifs qui les affectent
dans leurs interactions sociales et sexuelles. Ainsi, les personnages de Don
Quichotte sont tous pris en tenaille entre une volonté de créer des liens
et un refus de compromettre leur intégrité émotionnelle. L’impossibilité
de l’intégration sociale est garantie par l’antipathie des idéaux dominants
de la société vis-à-vis de l’ouverture émotionnelle, sa subordination de
l’homme aux valeurs économiques. Le matérialisme est perçu comme un
développement rationnel de l’instinct de préservation, sa seule valeur étant
la domination des structures naturelles, sociales et politiques. Les gardiens
du matérialisme sont les enchanteurs malins, et la quête d’amour de don
Quichotte, par conséquent, représente aussi une bataille contre eux : « Dès
qu’on cessera tous d’être enchantés, expliqua don Quichotte, l’amour
humain il redeviendra possible. » Pour don Quichotte, et pour les autres
personnages centraux du roman, l’aliénation aux structures d’autorité, fruit
de leur refus du matérialisme, est un état de rébellion perpétuelle. Cette
mise à l’écart des valeurs sociales est extrême ; les personnages de Kathy
Acker sont absolument irréconciliés, d’une manière qu’il serait difficile de
soutenir vis-à-vis des forces de la réalité sociale. Leur oscillation permanente
à la lisière de l’autodestruction émotionnelle est, au sein du contexte du
roman (sous-titré « Ce qui était un rêve »), la condition cauchemardesque
du temps arrêté ou cyclique. Cette sensation onirique est accentuée par la
répétition et la variation de sa narration centrale et l’impression d’être pris
au piège que produisent les faux développements du roman. Sa fonction
pour le lecteur est analogue à l’accès à l’inconscient que peut procurer un
Kathy Acker : Don Quichotte
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rêve, mettant à nu des moi perdus ou refoulés, escamotés par l’intégration
à une condition socialisée, intégration que les personnages de Kathy Acker
refusent. [...]
Le roman de Kathy Acker traite de façon très directe de l’expression du
désir et de sa confrontation aux limites imposées à son expression et à sa
réalisation. Ces limites ont des origines politiques, morales et religieuses,
mais sont aussi le fruit des sexual politics [la politique du mâle, en référence
à Kate Millett]. La problématique centrale est toujours une confrontation
entre le désir et le contrôle. En termes politiques, la défense du désir par
Acker se traduit par une quête de la liberté individuelle, une réaction
anarchique à l’autorité. En Amérique, pays de la liberté, cela signifie une
exposition aux mythes de la liberté qui renforcent les structures de pouvoir.
La vision de la société américaine de Kathy Acker est proche de celle de
Hobbes, sa vision canine de l’humanité est une métaphore de la réduction
matérialiste de la société, et par conséquent des relations humaines, à l’état
de nature de Hobbes. « Une vie de cabot repose sur des relations de pouvoir
inégales ou sur la lutte pour le pouvoir. C’est la société dans laquelle on vit.
Une vie de chien, même quand le chien est mort comme moi, est solitaire,
misérable, ignoble, brutale, brève. La condition de chien est une condition
de guerre, de tous contre tous : si bien que chaque chien a tous les droits,
même vis-à-vis du corps d’un autre chien. C’est la liberté. » Kathy Acker
offre une kyrielle de démythifications des mythes de la liberté de l’Amérique,
qui prennent la forme de réponse possible à la question : « Quels sont les
mythes fondateurs de l’Amérique ? ». [...]
Les forces s’opposant à la libre expression du désir sont également
manifestes dans le code répressif de la morale sociale et l’internalisation
de ce code via le processus d’intégration sociale. [...] La famille en tant
que mode d’intégration sociale est également attaquée par le roman.
Dans « Portrait d’une famille américaine », la fille prodigue a quitté les
horreurs de New York pour se réfugier dans sa famille. La scène d’accueil
est représentée comme la rapide transformation de l’environnement aimant
et rassurant pour lequel elle est revenue en un cauchemar de contraintes :
« Tu as eu tout à fait raison de revenir ici… La famille c’est le seul refuge
qu’on ait, tous autant que nous sommes. Papa et moi, nous en parlons en
ce moment… C’est normal que les enfants se détachent de leurs parents.
Tu avais envie de t’esbaudir dans le monde extérieur. Tu t’es esbaudie dans
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la haine et l’ordure extérieures… Tu as regagné la prison de ton plein gré.
À partir de maintenant, tu feras ce que je te glapirai de faire et, surtout, tu
seras qui je te demande d’être. C’est un disjoncteur. » [...]
Cependant, les premiers rapports de pouvoir, qui forment la première
forme d’oppression, sont ceux qui règnent entre les sexes : la quête d’amour
qui agit don Quichotte et ses avatars est rendue impossible moins par les
forces extérieures de la société que par la structure des relations sexuelles
elles-mêmes. Ainsi est récusée l’idée d’une réciprocité dans l’amour car
il s’agit d’une structure de domination dans laquelle le sexe dominant
(masculin) définit l’autre en tant qu’objet dans le mécanisme du désir.
[...] Le portrait par Acker de femmes encloses dans les relations sexuelles
doit beaucoup à Luce Irigaray. L’analyse par Luce Irigaray du concept de la
femme définie par les hommes comme absence ou vide – et la chosification
des femmes comme biens sexuels – est présente dans toutes les relations
sexuelles du livre, mais de façon plus concise encore dans l’emboîtement
que fait Acker du Lulu de Wedekind dans les intrigues de Pygmalion de
Bernard Shaw. Dans la première partie de ce texte, « La vente de Lulu » le
père de Lulu, Schigold, la vend à Schön : « La fille m’appartient. Vous l’avez
prise. Vous ne croyez donc pas à l’économie de marché ? » Et quand Schön,
dont « l’expérience sociale » consiste à ce que Lulu devienne quelque chose,
étant née de rien, finit par réagir contre la relation paternelle/sexuelle qu’il
a nouée avec elle, il recule devant la menace posée par l’absence qu’il a
définie : « Je te hais, trou… Je refuse tes démonstrations d’amour. Tu n’es
rien, rien. Je refuse que tu entres par effraction dans mon monde, que tu me
brises, me détruises. »
Pour Acker, l’enjeu principal du féminisme est le besoin d’affirmer la
sexualité féminine sans accepter le déterminisme social que cette sexualité
implique dans une société dominée par les hommes. Le féminisme d’Acker
n’est pas une condamnation définitive des relations sexuelles, mais la
recherche constante pour leur procurer une forme viable. Elle rejette la
tendance séparatiste du féminisme, lui préférant la quête dangereuse d’une
hétérosexualité libérée. Par conséquent, ses personnages féminins sont
vulnérables et désespérées : elles n’ont aucune autonomie et sont le plus
souvent complètement dirigées par l’autre. Comme l’observe Cindy Patton :
« la voix de ses femmes est beaucoup plus ambiguë que celle de la “femme
forte” idéalisée dans de nombreuses fictions féministes. »
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Le livre s’achève par un rêve de don Quichotte dans lequel accepte
l’impossibilité des relations avec les hommes, ou son « maître ». Elle se
détourne de l’autonégation qui lui était imposée par la sexualité de son
maître, son pouvoir absolu devenant l’égal du pouvoir de Dieu, jusqu’à ce
que Dieu intervienne : « La ferme. D’où, d’où diable – du diable ? – t’est
venue l’idée que je suis un homme ? » L’Absolu met lui-même en doute son
sexe, et évacue ainsi les excuses d’une structure prédéterminée destinée
aux relations sexuelles : « Dieu continua de se condamner, lui ou elle :
“Donc maintenant que tu sais que j’ai des défauts, nuit, que tu ne peux te
tourner vers Moi : tourne-toi vers toi-même :” » Il n’est plus possible pour
don Quichotte d’attribuer l’échec de sa sexualité à un code masculin sexuel
absolu. La chevalier accepte ces enseignements et sort de son rêve pour
s’engager de nouveau dans le monde : « Tandis que je marchais aux flancs
de Rossinante, je songeai à Dieu une minute de plus puis j’oubliai. Je fermai
les yeux, la tête penchée en avant, comme une personne saoule depuis si
longtemps qu’elle ne sait plus qu’elle est saoule, et puis, saoule, m’éveillai
au monde qui se trouvait devant mes yeux. » Cette affirmation solide ne
suggère pour autant aucune résolution, aucun succès si ce n’est la survie de
la volonté. Le cycle des défaites infligé à la quête d’amour de don Quichotte
laisse derrière lui un résidu de désir. Ces scories, c’est-à-dire la volonté
sempiternelle de nouer des liens, de trouver une forme d’amour viable, est
la valeur principale d’Acker et sa réfutation d’un nihilisme émotionnel.
La quête de don Quichotte n’est ni résolue ni abandonnée, mais
réaffirmée dans le dernier cycle du roman, le cycle du jour et de la nuit, qui
identifie la quête à l’existence elle-même. Cette forme cyclique, essentielle à
l’argument du roman, a également une fonction stratégique. L’usage que fait
Acker d’un modèle narratif réitératif, épisodique, lui permet d’introduire
de nombreuses sous-narrations : la continuité du texte étant une fonction
des caractéristiques thématiques et du cadre de la quête qu’elle emprunte
à Cervantès, sa substance jouit de la liberté d’une extrême discontinuité.
La fonction de cette discontinuité est de créer une pluralité d’articulations
textuelles et, ainsi, de subvertir toute identité narrative monolithique. [...]
Son usage du plagiat est une stratégie centrale à ce processus. Il s’agit à la
fois d’une attaque du « je » autobiographique et d’une stratégie d’originalité :
non d’un abandon du contrôle de l’auteur, mais de sa textualisation. Acker
a recours à cette stratégie tout au long de Don Quichotte, mais surtout
Kathy Acker : Don Quichotte
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dans la deuxième partie, « Autres textes », où elle fait le plus violence au
cadre narratif du roman, en se justifiant par l’annonce succincte suivante :
« Étant morte, don Quichotte ne pouvait plus parler. Étant née dans un
monde d’hommes, faisant partie d’un monde d’hommes, elle n’avait pas
de langage propre. Il ne lui restait plus qu’à lire des textes d’hommes qui
n’étaient pas les siens. » Cette partie du roman se fonde sur quatre titres :
Pétersbourg, de Biély, Le Guépard, de Lampedusa, Godzilla, le film japonais,
et l’Esprit de la terre de Wedekind ainsi que La Boîte de Pandore. Comme le
dit Tom LeCLair, « Don Quichotte a lu quatre œuvres de quatre écrivains qui
créent ou perpétuent involontairement des stéréotypes dommageables aux
femmes » « que Mme Acker malmène par la parodie débridée et la révision
grotesque. » C’est se méprendre sur le but du plagiat révisionniste d’Acker.
[...] Le plagiat chez Acker ne fait pas revenir le lecteur à l’auteur plagié, car
il ne s’agit pas d’une tentative de se cacher derrière d’autres textes, mais
de se les approprier. Son plagiat n’est pas un principe mécanique mais un
processus révisionniste hautement subjectif, dans lequel le texte plagié est
écrasé par les préoccupations qu’elle greffe dessus.
[...] Ce plagiat revendiqué, telle que la lecture de Don Quichotte dont Kathy
Acker stipule qu’elle est à l’origine de son roman, implique une association
forte entre son mode d’écriture et son mode de lecture : la lecture non
comme réception d’un texte, mais comme interaction entre le lecteur actif
et subjectif et un texte toujours regardé comme ouvert ou sous-déterminé.
C’est également le mode de lecture que sa propre œuvre encourage. [...]
Écriture et lecture sont des formes équivalentes qui forment une
interface entre le moi et le texte. Cette coexistence de la textualité et de la
subjectivité apparaît dans certaines manies stylistiques du roman, qui tend à
mêler un formalisme textuel rigide à de fortes idiosyncrasies. Les narrations
imbriquées d’Acker réclament souvent deux ou trois niveaux de dialogue,
doublement ou triplement des guillemets et des tirets de dialogue [...] Ce
soin de la mécanique du texte se retrouve dans l’usage fréquent que Kathy
Acker fait des parenthèses, souvent doublées lorsqu’elles sont emboîtées les
unes dans les autres, et rouvertes sans être refermées lorsqu’elles inaugurent
un nouveau paragraphe. [...]
Elle crée les mêmes genres d’effets à un niveau sémantique par son usage
du « ou » pour lier deux équivalents plutôt qu’alternatives. Ce procédé (avec
ses variantes « c’est-à-dire », « à savoir ») est omniprésent dans le roman,
Kathy Acker : Don Quichotte
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et induit une impression de discours philosophique dans lequel l’argument
procède en établissant une équivalence logique entre certains concepts
fondamentaux. En fait le lien entre ces concepts ainsi liés est rarement un
lien d’équivalence nécessaire, mais est grandement associatif. Les concepts
sont unis non sur la base d’une identité logique générale mais selon leurs
liens antérieurs dans un contexte précis, souvent chargé émotionnellement.
En dehors de sa fusion significative entre le subjectif et l’objectif, cette
élévation de l’association affective au rang de l’équivalence logique participe
grandement à l’atmosphère du roman. Les motifs dominants exprimant les
thèmes de l’impossibilité des relations sexuelles, la négation des femmes,
l’étranglement des conditions sociales et politiques et la persistance perverse
du désir deviennent tous si inextricablement entremêlées que la sensation
d’emprisonnement au sein d’une matrice d’impératifs contradictoires est
tangible dans l’écriture.
Un autre choix stylistique qui met à jour la coexistence du personnel
et du textuel est l’abréviation insistante par Acker de toutes les formes du
verbe to be, pas seulement dans le discours mais aussi dans la narration.
L’effet immédiat d’une telle manie est de suggérer le caractère idiomatique du
discours, de créer une forte impression de voix narrative individuelle, d’un
texte comme discours retranscrit. Mais l’usage qu’en fait Acker s’éloigne tant
de l’oralité normale du discours qu’elle renverse en fait cet effet, présentant
plutôt un procédé textuel qui renforce son extrême artificialité : « That’s how
males’re ». […]
La chevalier dans sa folie offre deux visions conflictuelles de la possibilité
d’acquérir un langage qui fasse sens en dehors du discours dominant. La
première est optimiste : « J’écris des mots pour vous que je ne connais pas
ni ne peux connaître, pour vous qui serez toujours différents de moi et
me serez étrangers. Ces mots demeurent aux confins du sens et ne sont
pas grammaticalement corrects. Car lorsqu’il n’y a pas de pays, pas de
communauté, le locuteur ne sait quel langage utiliser, comment parler,
s’il est possible de parler. Le langage est communauté. Chiens, j’invente
à présent une communauté pour vous et moi. » Ici, la communauté est
création de langage. Plus tard, la possibilité inverse apparaît : « Je voulais
trouver un sens ou mythe ou langage qui fût mien, plutôt que ceux qui
essaient de me contrôler ; mais le langage est commun or il n’y a pas de
communauté ici. » Le roman n’offre pas de résolution, et Kathy Acker ne
Kathy Acker : Don Quichotte
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croit pas non plus qu’il y en ait une, mais elle s’attelle toutefois à user d’un
langage qui la définisse de manière qu’elle ne puisse en communiquer la
rébellion que dans son caractère ineffable : « J’écris. Je veux écrire je veux
que mon écriture n’ait pas de sens je veux que mon écriture soit stupide.
Mais le langage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fabrique, c’est ce
qui m’est donné. Le langage est toujours une communauté. Le langage est
ce que je sais et c’est mon cri. »
© Novel Arguments, Cambridge University Press, 1995.
Kathy Acker : Don Quichotte
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▌DON QUICHOTTE : TEXTE ET VIOLENCE :
KATHY ACKER FRAPPE À NOUVEAU
Village Voice Literay Supplement, C. Carr
Don Quichotte est aujourd’hui une « theoretical girl », un personnage
féminin progressant sur les jambes grêles du poststructuralisme ; à savoir,
elle peut vous expliquer ce que signifie être un con. Katy Acker remet donc
au goût du jour un nouveau classique. […]
De par son didactisme intelligemment caché, son don Quichotte a
quelque chose en commun avec l’original. Cervantès espérait que les
lecteurs apprendraient à « abhorrer les histoires mensongères et aberrantes
des livres de chevalerie » qui avaient rendu fou son don Quichotte. Le don
Quichotte d’alors croyait en la fiction et voyait dans ce misérable monde
un paysage de monstres, d’enchantements, et de princesses se languissant
d’amour. La don Quichotte d’Acker ne croit en rien. Elle sait qu’elle erre
dans un monde de mensonges et de faux-semblants, que l’identité en soi est
une fiction internalisée.
N’empêche qu’elle aussi est devenue folle, parce qu’elle est sur le point
de subir un avortement. Comme le dit une autre jeune narratrice dans un
des précédents livres d’Acker, Sang et stupre au lycée : « Les avortements
sont le symbole, l’image extérieure des relations sexuelles dans ce monde.
Décrire mes avortements est pour moi la seule façon réelle de vous parler
de la douleur et de la peur… » Son avortement procure à don Quichotte
« l’idée la plus insensée que jamais femme eût conçue. C’est-à-dire aimer. »
Si bien que ce rien-errant se battra contre l’amour tout comme le vieux don
contre ses moulins à vent, car dans le monde des romans d’Acker, l’amour
n’existe pas. En tout cas, assurément pas l’amour romantique.
Dans tous ces livres, Acker est obsédée par son rapport aux hommes et au
langage (des hommes). L’échec est sans doute inévitable, mais elle se trouve
dans l’obligation de continuer à essayer. L’échec, en fait, est parfaitement
Kathy Acker : Don Quichotte
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rationnel du point de vue intellectuel. Kathy Acker fait partie de cette
tradition séculaire d’écrivains – des dadaïstes aux déconstructionnistes –
qui ont agoni d’injures les limites du monde. Et elle a assurément incorporé
les théories poststructuralistes sur la mort de l’Auteur (de l’originalité), la
fin de l’humanisme, l’impossibilité de la vérité. Comme l’une des jeunes
narratrices de Don Quichotte explique à une amie, ces philosophies lui ont
donné « un langage pour parler de mon travail ». C’est donc ce que fait don
Quichotte, car Kathy Acker déconstruit le genre dans ce roman comme elle
l’a encore jamais fait. En tant qu’écrivain qui se sent davantage à l’aise dans
le milieu de l’art contemporain que dans le milieu littéraire, Acker s’attelle
aux problématiques posées par la sexualité et sa représentation que nous
voyons dans l’œuvre d’artistes telles que Barbara Kruger, Sherrie Levine, et
Cindy Sherman. Peu de romancières se collettent avec des questions aussi
difficiles de manière aussi frontale. […]
Don Quichotte meurt à la fin de la première partie, elle n’apparaît pas
dans la section médiane du livre, intitulée « Autres textes ». (Dans les
textes de Kathy Acker, la « mort » signifie souvent qu’il n’y a aucun espoir
d’obtenir ce que l’on désire – comme c’est le cas ici. « Autres textes » se
révèle être des variations par Acker sur le Lulu de Wedekind, débordant
d’incidents présentant une vision victimaire de la femme : une femme se
tailladant les poignets tandis qu’un homme lui dit « jamais un homme
ne t’aimera » ; une femme se demandant « comment mon corps éprouvet-il du plaisir ? » et répondant par ce qui procure du plaisir à son petit
ami. Mais toute cette partie a été préfacée par une note stipulant que don
Quichotte, étant morte, ne peut parler. « Il ne lui restait plus qu’à lire des
textes d’hommes qui n’étaient pas les siens ». Sachant cela, elle évite d’être
une victime, mais ne parvient pas non plus à devenir victorieuse. Elle est
dans les limbes, se promène dans les ombres de New York et de Londres
et apparemment, aussi dans le temps, espérant combattre les enchanteurs
malins qui empêchent la connaissance de soi et rendent l’amour impossible :
la pauvreté, l’aliénation, la peur, l’incapacité à agir sur le désir, l’incapacité à
ressentir. Elle comprend qu’elle mène une quête picaresque dans une terre
masculine, donc étrangère.
Pour continuer il va lui falloir devenir en partie homme. Don Quichotte
se déclare donc « femme-homme » ou « chevalier-nuit » après avoir pris
pour nom « cathéter » et « rosse-rossée ». Et pour la première fois sans
Kathy Acker : Don Quichotte
15
doute dans un roman de Kathy Acker, la narratrice rencontre une série de
compagnons – ses Sancho Panza –, plutôt que d’amants. Le premier, saint
Siméon, disparaît rapidement pour revenir quelques pages plus tard sous la
forme d’un chien doué de parole.
Don Quichotte philosophie beaucoup. Sur son avortement : « Ma
blessure est intérieure. C’est la blessure du manque d’amour. Puisque vous
ne pouvez la voir, vous dites qu’elle n’est pas là. » Sur la façon dont les
choses ont changé entre les hommes et les femmes : « Aujourd’hui l’amour
est une condition du narcissisme, parce qu’on nous a appris la possession ou
le matérialisme plutôt que l’amour non possessif. Ces gens des temps jadis
n’avaient pas de langage propre, c’est-à-dire une Haute Culture correcte. Ils
étaient simplement confus, et cette confusion les portait à l’amour. ». Sur sa
quête personnelle : « Fallait-il vraiment qu’elle fût un homme pour aimer ?
Une femme, qu’était-ce ? Une femme, était-ce différent d’un homme ?
Qu’était cet « amour » que pour trouver, elle chamboulait toute sa vie,
après n’avoir fait qu’en rêver ? »
[…] Dans Don Quichotte, la chevalier, très consciente d’être un « objet »,
un « miroir », et un « trou sans fond » s’aperçoit que son problème réside
en partie dans les définitions et ceux qui ont le pouvoir de définir. « Je
voulais trouver un sens ou mythe ou langage qui fût mien, plutôt que ceux
qui essaient de me contrôler » se dit Don Quichotte vers la fin du livre,
sachant qu’elle a échoué.
Comme chez les féministes françaises telles que Luce Irigaray et Hélène
Cixous, les personnages féminins d’Acker trouvent leur seule vérité dans
le corps, dans la sexualité. Comme l’une des chiennes compagnes de Don
Quichotte lui dit : « Mes sensations physiques m’effraient parce qu’elles me
confrontent à un moi alors que je n’ai pas de moi ». Cette chienne pourrait
facilement être don Quichotte soi-même. Les narratrices dans l’œuvre de
Kathy Acker semblent toujours interchangeables, différents noms portant
une voix enragée – obscène, cynique, perplexe, exigeant d’être baisée. »
[…]
© War of the Words: 20 Years of Writing on Contemporary Literature, Joy
Press, 2001.
Kathy Acker : Don Quichotte
16
▌À PROPOS DE DON QUICHOTTE
PAR KATHY ACKER
Entretiens avec Larry McCaffery et Ellen G. Friedman.
La raison principale pour laquelle j’ai écrit Grandes espérances et Don
Quichotte était de voir comment des textes déjà établis au sein de notre
matrice sociétale fonctionnaient – ou bien je voulais les détruire, ou en
faire quelque chose d’autre. Alors je prenais un texte qui me plongeait dans
la confusion ou la perplexité, voire que je trouvais formidable, et j’ai fait
interagir ces choses avec d’autres textes. Mais ce texte était toujours donné,
et ce que je faisais, c’était produire une réaction envers lui. Je ne construisais
rien d’autre que ma propre réaction envers lui, c’était donc clairement un
processus de déconstruction. Je démontais les choses, comme le font parfois
les enfants, et j’utilisais toutes les stratégies auxquelles je pouvais penser
pour les démantibuler. Et puis, à la fin de Don Quichotte, je n’ai plus envie
de faire ce genre de choses.
Don Quichotte a été choisi au hasard, même si une fois que j’avais
commencé avec ce livre je l’ai gardé pour des raisons précises. Il s’est trouvé
que Don Quichotte était le livre que j’avais emporté avec moi à l’hôpital alors
que j’étais sur le point de subir un avortement. En fait, la première scène de
Don Quichotte est exactement ce que j’ai écrit juste avant l’avortement. Je
n’arrivais pas à réfléchir pendant que j’attendais, donc je me suis simplement
mise à copier Don Quichotte. C’était ma version d’un tableau de Sherrie
Levine, quand tu copies quelque chose sans aucune justification théorique
derrière ce que tu fais. On me demandait sans cesse si j’avais choisi Don
Quichotte pour une certaine perspective féministe, mais ce n’était pas
vraiment le cas. Il a quelques passages dans le livre où je me suis retrouvée
à traiter de problèmes féministes – par exemple un endroit j’ai essayé de
me colleter avec la perspective d’Andrea Dworkin, selon qui les hommes
sont absolument mauvais et responsables de toute la merde qu’il y a dans
un monde. Et bien après être arrivée au milieu du livre, j’ai commencé à
entrevoir que l’objet du livre était, d’un certain côté, de s’approprier des
textes d’hommes et de tenter de trouver sa voix en tant que femme (j’en
Kathy Acker : Don Quichotte
17
parle beaucoup dans la deuxième partie du livre). Mais au début j’étais
surtout fascinée par cette notion de Levine qui consiste à voir ce qui se
produit lorsque l’on copie quelque chose sans raison apparente. J’ai gardé le
livre parce que quand je me suis mise à lire Don Quichotte (je n’avais jamais
lu avant) je me suis trouvé fascinée par la façon dont il fonctionnait. Si bien
que déconstruire Don Quichotte était pour moi un acte de lecture. En fait,
tous mes textes sont très profondément des actes de lecture.
Au départ, comme pour faire une blague, j’ai simplement procédé aux
changements du masculin ou féminin pour voir que ça donnerait. Je ne
crois pas qu’il y avait grand-chose derrière, outre ce mouvement direct et
simple. Quand j’utilise « je », je suis et je ne suis pas ce « je ». C’est un petit
peu comme au théâtre : je suis une actrice et c’est le rôle que j’interprète.
Je suis arrivée au plagiat depuis une autre perspective, après avoir exploré
la schizophrénie et l’identité, et j’avais envie de voir à quoi ressemblerait
un pur plagiat, en partie parce que je ne comprenais pas ma fascination.
J’ai choisi Don Quichotte comme sujet par hasard, vraiment. Je pense que
le fait qu’il s’agissait d’un texte d’homme était un petit peu accidentel,
peut-être consciemment accidentel. Quand j’étais petite, j’allais dans une
école pour filles. La première fois que j’ai entendu parler de féminisme,
j’étais à l’université. Je n’avais jamais rien lu sur le féminisme jusqu’à ce
que je grandisse et m’aperçoive que la société était profondément sexiste.
Je n’écris pas consciemment en tant que féministe [...]. Je n’ai jamais posé
comme règle : « Je suis une femme, féministe, et je vais m’approprier des
textes d’hommes ». Il se trouve que je donne un cadre à mon œuvre bien
après l’avoir écrite. L’épigraphe que vous avez citée au début de l’entretien
(« Étant morte, don Quichotte etc. ») provient d’une question que je me
suis posée : « Pourquoi ai-je écrit tous ces textes ? » En fait, j’avais d’abord
écrit la deuxième partie de Don Quichotte en réécrivant des textes, prise
d’une impulsion semblable à celle de Sherrie Levine. Puis j’ai écrit la
première et la troisième partie, plus tard. Le passage sur Lulu m’avait été
demandé par Peter Brooks pour une pièce. Et il me semble bien que j’avais
aussi écrit au préalable le passage sur Le Guépard. Puis j’ai vraiment subi
un avortement. Puis je me suis retrouvée avec tous ces morceaux et j’ai
pensé qu’ils pourraient s’assembler harmonieusement. Je me suis aperçue
que Don Quichotte, plus que n’importe quel autre de mes livres, pose la
question de l’appropriation des textes d’hommes et que la partie médiane
Kathy Acker : Don Quichotte
18
de Don Quichotte traite vraiment de la tentative de trouver sa voix en tant
que femme. Si bien que le féminisme qu’on peut y trouver est presque une
pensée après coup, ce qui n’est pas une façon d’invalider le féminisme. Mais
je ne dis pas, je suis féministe, par conséquent je vais faire telle et telle
chose. Il est arrivé que les gens se plaignent, au sujet de mon œuvre, du
fait que je ne travaille pas à partir d’une tradition morale ou idéologique. Je
prends des matériaux et c’est seulement à la fin que je comprends ce qui est
à l’œuvre dans mon écriture. Par exemple, pendant que je l’écrivais, je ne me
suis jamais dit que Sang et stupre au lycée était particulièrement misandre,
or c’est la raison pour laquelle les gens ont été très contrariés. [...]
© Some Other Frequency, Pennsylvania University Press, 1996.
© The Review of Contemporary Fiction, Dalkey Archive Press, 1989.
Kathy Acker : Don Quichotte
19
▌DON QUICHOTTE DE KATHY ACKER
OU LA TRADUCTION DONQUICHOTTESQUE
Laurence Viallet
Kathy Acker, pirate des lettres, plagiaire magnifique, passe son œuvre à
questionner le concept d’originalité, qui lui paraît caduc au XXe siècle, et dans
ce Don Quichotte plus que dans aucun de ses autres textes. En réinventant
en 1986 le roman picaresque de Cervantès, dans lequel son don Quichotte
est une femme, elle s’impose d’emblée, par cet infratexte, un cadre, un
référent conceptuel.
Un des aspects modernistes du texte de Miguel de Cervantès fut sa
mise en question de la position auctoriale, notamment en stipulant que
le texte dont il nourrissait ses écrits avait été produit par l’Arabe Cid
Hamet Benengeli, véritable auteur du texte. Cette première mise en abyme
permettait d’ouvrir la boîte de pandore du palimpseste et de l’intertextualité
dont Kathy Acker s’est ensuite régalée.
Cervantès tisse aussi un entrelacs de textes d’une richesse exubérante.
Don Quichotte, fou d’avoir trop lu de romans de chevalerie, s’en va mener
une quête qui devient également narrative et dans laquelle seront mêlées
références aux romans d’amour courtois, ballades, poèmes, chansons, etc.
en une polyphonie moderniste.
Il n’est pas donc pas étonnant que Kathy Acker se soit emparée avec
joie de ce texte, auquel elle désire faire écho. Sa version de Don Quichotte
m’a paru fournir un écho conceptuel étonnamment juste au Cervantès
originel.
Chez Kathy Acker, don Quichotte est une femme de soixante-six ans
rendue folle non par la lecture de trop nombreux romans de chevalerie,
mais par un avortement, et qui entreprend de se livrer à la quête la plus
folle que femme puisse entreprendre, à savoir celle de l’amour. Cette quête,
qui pose la question de l’identité féminine, est aussi celle d’un langage.
Née dans un monde d’hommes, appartenant à un monde d’hommes, don
Quichotte n’a pas de langage propre. Ce roman est sa tentative d’en trouver
un, notamment en réécrivant des textes d’hommes.
C’est de ce point dont je voudrais parler ici pour évoquer les enjeux posés
par la traduction de ce texte. Tout comme Kathy Acker reprend le canevas
conceptuel de Cervantès, j’ai choisi pour traduire ce texte en français de
reprendre le canevas conceptuel d’Acker. La traduction que je présente s’est
donc attachée à être fidèle au concept, et non pas à la lettre. Il a non pas
fallu traduire ce que disait Kathy Acker, mais s’interroger sur la production,
l’origine de son énonciation, sans toujours la traduire littéralement, afin
de démêler la question de l’intertextualité dans son Don Quichotte. Il m’est
apparu que faire autrement, en considérant le texte d’Acker comme texte
qui lui aurait été propre, qui aurait été sien et non pas habité par ceux
des autres, aurait été corrompre ses intentions, son dispositif, sa vision
de la littérature et de l’écriture comme lecture. Je me suis ainsi retrouvée
en position d’enquêtrice-lectrice. Kathy Acker déclara au sujet de ses
expériences littéraires : « Je me suis alors intéressée au “texte pur”. Aux textes
des autres… C’était comme quand on est petit ; tout à coup ouvre un magasin de
jouets et le magasin de jouets s’appelait «la culture». »
Afin de voir quels étaient les jouets qu’elle avait déballés dans son texte,
j’ai dû procéder à un travail de sourcier, d’enquête, pour tenter de démêler
les fils de l’intertexualité (en l’absence de l’auteur mort) et de repérer les
textes d’autres incorporés à la narration, et voir dans quelle mesure Kathy
Acker pratiquait la citation verbatim, la paraphrase, la réécriture, ou bien
l’évocation référentielle avec saupoudrage lexical calqué sur l’original
destiné à induire une impression d’authenticité, malmenant ou déformant
ces textes.
La question se posait notamment, bien entendu, pour le texte source,
le Don Quichotte de Cervantès, pour lequel il a fallu voir avec quelle
traduction en anglais Kathy Acker avait travaillé. Analysant ensuite les
passages concernés, j’ai pu noter les altérations qu’elle avait apportées au
texte. Lorsque la traduction de Cervantès était citée verbatim par Kathy
Acker, j’ai suivi le même procédé avec la traduction de Cervantès en français
(choisissant celle de Jean Raymond Fanlo).
Dès lors, il s’agissait de passer à la question tous les mots du texte, de
chercher leurs fantômes, en repérant les textes de langue anglaise (Milton et
Le Paradis perdu, Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent, Ben Jonson, Pygmalion
de Bernard Shaw, Wilkie Collins, Conrad, Pearl Buck, Lawrence Durrell
et Justine, Shakespeare Roméo et Juliette et Le Marchand de Venise, Woolf
et Orlando, Conrad, et ceux des pères fondateurs de l’Amérique – John
Kathy Acker : Don Quichotte
21
Cotton, William Dewsbury –, de Thomas Jefferson, de Francis Bacon…).
Il a également fallu aller aux sources des emprunts à la littérature traduite
(Sade, Augustine de Villeblanche ou Le Stratagème de l’amour, l’Histoire
de Juliette, La Bible, Biély et Pétersbourg, Wedekind et Lulu, Sophocle et
Œdipe roi, Le Guépard de Lampedusa, Dante, Céline, Samuel Beckett et En
attendant Godot, Catulle, et bien sûr Cervantès et Don Quichotte mais aussi
Le Dialogue des chiens, issu des Nouvelles exemplaires), pour ensuite les
adapter aux traductions françaises des mêmes textes.
Par exemple, voyant qu’elle citait Beckett avec cette phrase en anglais :
« What are you waiting for ? », que j’aurais spontanément pu traduire par
« Qu’attends-tu ? » Ou même « Qu’attendez-vous » (l’anglais ne disposant
pas de la différenciation vouvoiement/tutoiement) je ne pouvais en rendre
une traduction satisfaisante qu’en vérifiant qu’il s’agissait-là d’une copie de
la traduction anglaise d’En attendant Godot, qui correspondait en français,
dans le texte original, à « Qu’est-ce que tu attends ». Il s’agissait alors de
suivre cette partition, aussi contraignante, voire oulipienne soit-elle, aussi
imperceptible les nuances soient-elles pour le lecteur non averti, pour
rendre toute la couleur, les connotations, l’intelligence, et les intentions du
texte ackérien.
Faisant référence à Roméo et Juliette de William Shakespeare, Kathy
Acker fait intervenir dans son texte une nurse, terme anglais polysémique
signifiant à la fois infirmière (ce qui convient très bien au contexte hospitalier
dans lequel se trouve Don Quichotte du fait de son avortement) et nourrice,
puisqu’il s’agit-là de la nourrice qui gronde Juliette. J’ai choisi de me rallier
à la traduction de Shakespeare, pour honorer le travail d’intertextualité,
faisant le choix de la littérature, du canon, plutôt que du contexte, regrettant
toutefois que l’ambiguïté ménagée par l’anglais soit ainsi pulvérisée par le
passage au français.
Quand Acker, faisant intervenir la théâtralité dans son texte, joue avec
le Lulu de Wedekind, la technique d’intertextualité se complique encore. En
effet, petit à petit, l’évocation du texte de Wedekind se fait dévorer par celui
de Bernard Shaw, Pygmalion, phagocytage littéraire que seule une lecture
soupçonneuse pouvait mettre à jour. Nous sommes là dans un système
de mises en abyme multiples, une sorte de vertigineux cannibalisme en
poupées russes.
En fin de volume, Kathy Acker s’amuse de l’Histoire de Juliette, de Sade.
Kathy Acker : Don Quichotte
22
Dans ce cas, il a fallu ausculter la manière dont le texte sadien avait été
traduit en anglais, originellement, pour ensuite repérer les permutations
ackeriennes. Dès lors, j’ai suivi le même mode opératoire dans la traduction
en français, en copiant le texte de Sade quand Kathy Acker avait copié sa
traduction anglaise, et y mêlant la narration d’Acker. Cela a été pour moi
l’occasion de découvrir que Sade était massacré en anglais, sa traduction
étant tronquée, défectueuse, fausse, et détournée par le traducteur. La
traduction que je propose du passage concerné en citant Sade présente donc
un hiatus par rapport au texte offert par Kathy Acker, hiatus qui tient à cette
piètre traduction de Sade en anglais. Dans ce cas, l’infidélité par rapport au
texte présenté par Kathy Acker n’est pas le fait de contresens mais le fruit
de cette volonté de me mettre, en tant que traductrice, dans la position où
se trouvait Kathy Acker.
Don Quichotte est le texte d’Acker qui pose le plus la question du
genre, de l’identité sexuelle, dans une volonté performative de s’éloigner
d’un essentialisme mortifère. Il se trouve que le fait que les adjectifs ne
soient pas accordés en anglais, lors des narrations à la première personne,
ne permet pas de spécifier clairement le sexe du locuteur. Le français
n’autorise pas cette indétermination. Dès lors, il a aussi été nécessaire de se
fonder sur les textes sources pour pouvoir prendre ces partis, et respecter
le sexe du locuteur. À cette confusion des sexes, des genres, se mêle une
confusion des espèces. Kathy Acker, en référence au Dialogue des chiens de
Cervantès, in Nouvelles exemplaires, fait apparaître dans la troisième partie
de don Quichotte une meute de chiens bavards, d’hommes déshumanisés et
rabaissés au rang de bêtes (Nixon, Kissinger, etc.) Le marqueur en anglais
est le plus souvent un discret it, ce qui constitue dans le fil de la narration un
très fort ressort comique. Le français ne dispose pas de ce pronom neutre, mais
il m’a semblé qu’il ne fallait pas forcer le trait en surtraduisant et en spécifiant
« le chien ». Donc, un peu à la manière d’Acker, j’ai décidé d’introduire des
accidents cocasses dans le texte, tel personnage se « lavant les pattes » de telle
situation, tel autre tombant « truffe à truffe » sur un ami, etc.
On le voit, ce texte de Kathy Acker est marqué par une profusion verbale,
une poésie débridée, une fantaisie azimutée et spectaculaire, qu’elle traduise
Catulle, raconte des fables, décrive des peintures de Goya, rédige des essais
philosophiques et politiques, relate le film Godzilla, fasse de la poésie, des
commentaires de texte, des références à la santería…
Kathy Acker : Don Quichotte
23
Notons en conclusion que Kathy Acker, l’Arabe, nous donne la clé de ses
manipulations, dans un passage drolatique p 27 :
Les dirigeants arabes sont des menteurs ; le
mensonge est constitutif de la culture arabe tout
autant que la véracité et le franc-parler, c’est américain.
Contrairement à la culture américaine et occidentale
(en règle générale), les Arabes (dans leur culture)
n’ont aucune (notion de l’) originalité. C’est-à-dire, de
la culture. Ils écrivent de nouvelles histoires peignent
de nouveaux tableaux et cætera en se contentant
d’embellir de vieilles histoires de vieux tableaux…
Ils écrivent en découpant des morceaux de textes
déjà écrits et trouvent d’autres moyens de défigurer
les traditions : en changeant des noms importants en
noms idiots, en faisant des blagues salaces à propos
de choses qui devraient nous paraître de la plus haute
importance, comme la guerre nucléaire. Peut-être
demanderez-vous ce que les Arabes peuvent bien
savoir de l’armement nucléaire. Notre réponse sera
que les hommes, étant cupides, poltrons, et esclaves
d’un pouvoir cruel, ont toujours su. Les Arabes ne font
pas exception. Pour cette raison, un texte typiquement
arabe, ou un tableau, ne contient ni personnages ni
narration, car l’Arabe, estimant que de telles fictions,
c’est mal, idolâtre le néant.
© Laurence Viallet, 2010.
Kathy Acker : Don Quichotte
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Éditions Laurence Viallet
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site internet : www.editions-laurence-viallet.com
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