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IV) Le bonheur est-il préférable à la liberté ?
A) Position du problème
La question de la valeur relative du bonheur et de la liberté est une vieille question
philosophique ; on la trouve notamment dans la Fable de la Fontaine « Le chien et le
loup » : vaut-il mieux vivre dans une situation où nos besoins et nos désirs sont satisfaits,
et où nous sommes privés de liberté (cas du chien), où vivre en connaissant la frustration
et l’angoisse, mais libre (cas du loup) ?
Cette question est également très présente dans la science fiction des années 60 et 70,
notamment aux Etats-Unis. Dans Le meilleur des mondes, Aldous Huxley nous présente
une société dans laquelle l’homme n’est pas libre, puisque :
a)
les hommes, qui ne naissent plus par voie « naturelle », sont déterminés
avant même la naissance par un ensemble de dispositifs qui les déterminent
génétiquement à avoir telles ou telles propriétés. Ils sont notamment
déterminés à appartenir à une certaine classe d’individus (alpha, bêta,
gamma ou epsilon), les alpha correspondant à l’élite et les epsilon à la classe
inférieure. Déterminisme corporel, donc.
b) Les hommes sont soumis dès l’enfance à un ensemble de dispositifs de
conditionnement social (messages nocturnes, réflexes conditionnés, etc.),
qui les conduit à intérioriser un système d’idées, de normes, de valeurs, etc.
différentes en fonction de l’appartenance (les « alpha » ne sont pas
conditionnés de la même manière que les « epsilon, etc.). Déterminisme
social, donc.
c)
Le gouvernement central veille soigneusement au contrôle des productions
culturelles, notamment dans le domaine artistique. Sont censurées toutes les
œuvres qui pourraient conduire à une déstabilisation de l’ordre établi.
Paternalisme politique, donc.
Mais cette privation de liberté a pour contre-partie une forme de bonheur généralisé,
puisque les habitants du meilleur des mondes :
a)
ne connaissent pas la frustration. Le conditionnement social, notamment, les
conduit à ne désirer que des choses qui sont à leur portée, et à ne ressentir
aucune envie à l’égard des autres. Les epsilon ne sont pas du tout jaloux des
alpha, ils sont au contraire très satisfaits d’être des epsilon, puisque cela leur
épargne les contraintes et responsabilités de la vie d’alpha, etc. Dans le
meilleur des mondes, chacun est intimement satisfait de son sort.
b) Ne connaissent pas l’angoisse. L’Etat veille à leur sécurité, à leur
subsistance et à leur bien-être, et si toutefois une angoisse vient à paraître,
ils peuvent sans difficulté (ils y sont même encouragés) recourir à la
consommation de « soma », sorte d’antidépresseur légal qui apaise les
angoisses et rend doucement euphorique.
Il est donc très difficile de dire que les citoyens du Meilleur des mondes ne sont pas
« heureux », même s’ils ne sont pas libres. La question est : faut-il souhaiter vivre dans ce
« meilleur des mondes » ?
Cette question est introduite dans le roman par la présence du « Sauvage », qui a passé la
première partie de sa vie dans l’une des « réserves » au sein desquelles subsistent encore
quelques humains « à l’ancienne ». Le Sauvage est en effet amené, ainsi que sa mère, à
sortir de la réserve et à rejoindre la société du meilleur des mondes. Or, contrairement à
sa mère qui, très satisfaite de ce changement, va absorber des quantités sans cesse
croissantes de « soma », le Sauvage va refuser radicalement de s’acclimater à sa nouvelle
situation. Pour lui, manifestement, il est absolument inacceptable de renoncer à la liberté
en échange du « bonheur » distribué et garanti par l’Etat au sein du meilleur des mondes.
La question est donc de savoir s’il a tort, ou raison. Quels arguments peut-on proposer
pour justifier ce refus ? On remarquera que la conclusion du livre reste ambiguë, puisque
si, d’un côté, la description qui nous est faite du meilleur des mondes choque entre en
conflit avec certaines des valeurs qui nous sont chères (liberté, respect de la personnalité
individuelle, etc.), de l’autre le choix du Sauvage le conduit… à la folie et au suicide.
B) Bonheur sans liberté : bonheur « insoutenable » ?1
Qu’est-ce qui peut conduire à justifier le choix de la liberté contre un « bonheur » au sein
duquel ne subsistent ni frustration, ni angoisse, et où même le désir de liberté est satisfait,
puisque les individus ont l’illusion d’être libres ?
Pour justifier ce choix de la liberté, on peut repartir d’une illustration : celle de Matrix,
film dans lequel deux individus (Cypher et Néo) vont faire des choix opposés. Cypher va
choisir de vivre dans la matrice, c'est-à-dire dans un état au sein duquel il vit une vie
programmée par des machines, au sein d’un rêve dont les contenus sont obtenus par
stimulation des terminaisons nerveuses. Cypher fait ce choix pour une raison simple :
cette vie « rêvée » sera une vie « de rêve », puisqu’il obtient des machines qu’il sera
programmé à rêver une vie dans laquelle tous ses désirs seront satisfaits, rêver une vie
dans laquelle tous ses désirs seront satisfaits, y compris son désir de liberté, puisqu’il ne
sera pas conscient d’être programmé (il insiste sur le fait qu’il devra oublier qu’il vit dans
la matrice.) Cypher choisit donc le bonheur plutôt que la liberté, ce qui s’explique par le
fait qu’il est pour lui beaucoup plus important d’obtenir un bonheur réel et une illusion de
liberté, qu’une liberté réelle mais sans bonheur.
Néo, lui, fait le choix inverse. Quels arguments nous sont proposés par le film pour
justifier ce choix ? L’un des éléments de réponse est donné par le passage dans lequel
Néo affirme ne pas aimer l’idée de « destin », car il ne supporte pas l’idée de ne pas être
aux commandes de sa propre vie. Pour lui, l’absence de liberté est donc insoutenable,
quelle que soit la vie à laquelle elle est liée.
: « Un bonheur insoutenable » est le titre (français) d’un roman d’Ira Levin, qui s’inscrit dans le prolongement
du Meilleur des mondes. Le bonheur « insoutenable » est celui d’individus d’une société de contrôle généralisé
des individus par l’Etat, au sein de laquelle la satisfaction de chacun est obtenue, notamment, par l’absorption
d’une drogue obligatoire.
1
Comment comprendre ce refus ? L’une des pistes de réponse est de faire de la liberté un
besoin de l’homme. Rappelons, encore une fois, la définition du « besoin » : est un besoin
pour une chose ce qui lui est nécessaire pour rester ce qu’elle est, pour rester conforme à
sa nature. Or, pour Rousseau, la liberté fait partie de la « nature » de l’homme, dans la
mesure où elle découle du fait qu’il est doté de raison et de conscience. Priver un homme
de sa liberté c’est donc, pour Rousseau, le priver de son humanité, le réduire à l’état de
sous-humain : l’esclavage est donc une pratique inhumaine. De même, renoncer à notre
liberté, c’est renoncer à ce qui fait de nous un être humain, c’est renoncer à notre
humanité. On voit donc que, pour Rousseau, la liberté peut bien être considérée comme
un besoin, dans la mesure où sans la liberté l’homme ne peut rester conforme à son
essence, à sa nature, à ce qui le définit : à son humanité.
Et l’on comprend alors en quoi il ne peut y avoir, pour Rousseau et pour Néo — de
bonheur véritable sans liberté. Car le bonheur dont il s’agirait alors pourrait certes être un
état de satisfaction complète, mais il resterait un état inhumain : le « bonheur » dont il
s’agirait serait donc, peut-être, un bonheur animal, mais certainement pas un bonheur
humain. On comprend alors pourquoi on peut dire, avec Rousseau — et Néo — qu’un
bonheur fondé sur l’illusion de la liberté serait effectivement un bonheur illusoire, dans la
mesure où il ne s’agirait pas d’un bonheur humain. C’est donc un bonheur
« insoutenable », pour reprendre l’expression d’Ira Levin.
Il ne s’agit donc pas, en réalité, de préférer la liberté au bonheur, mais de préférer une
liberté humaine à un bonheur inhumain. Il s’agit de donner à la satisfaction d’un besoin
une importance supérieure à la satisfaction d’autres désirs… ce qui rejoint la conception
du bonheur que nous avions exposée dans les deux premières parties. Faire le choix de
Néo, c’est choisir de rester fidèle à notre nature, ce qui est la condition absolue de tout
bonheur véritable.
Remarque finale : Ceci ne doit pas nous faire oublier que ce choix n’implique pas, pour
Néo, le fait d’être heureux. Car, de fait, le choix de la liberté implique pour tous ceux qui
font ce choix une vie dans laquelle la frustration et l’angoisse existent bel et bien. La vie
des éveillés, dans Matrix, est une vie de guerillero dans laquelle la satisfaction des désirs
est drastiquement réduite aux besoins (Néo et ses compagnons n’absorbent qu’une
nourriture répétitive et insipide, quand Cypher déguste, lui, (de façon imaginaire, mais les
sensations sont réelles) un steak succulent. La vie à bord du Nabuchodonosor est en
quelque sorte un stage d’Epicurisme forcé ! De même pour l’angoisse : la vie des éveillés
est une vie dans laquelle ils sont constamment traqués, pourchassés par les machines…
Le prix de la liberté, c’est donc à la fois la frustration, et l’angoisse.
On peut donc enrichir notre réponse : Néo préfère une liberté humaine à un bonheur
inhumain ; mais le prix de ce choix, c’est… une frustration et une angoisse humaines !
On peut donc dire qu’il ne peut y avoir de bonheur humain sans liberté, et que le sacrifice
de la liberté ne peut conduire qu’à un bonheur inhumain. Mais la quête du bonheur
humain, dans la mesure même où celui-ci implique la liberté, implique aussi le risque de
la frustration et de l’angoisse. Par où la quête du bonheur humai semble exiger de notre
part le renoncement à la sécurité du bonheur animal.

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