TRANB 100 - 3eme partie - Syllabus 2016

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TRANB 100 - 3eme partie - Syllabus 2016
TRAN B 100 - HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
TROISIÈME PARTIE : PHILOSOPHIE MODERNE
Titulaire : Arnaud Pelletier
Le présent syllabus reprend l’intégralité des éléments vus au cours et constitue le programme
de l’examen. Une anthologie des textes abordés au cours est disponible sur l’Université
Virtuelle. Toutefois, seul ce qui est présenté dans le présent syllabus est exigible à l’examen.
Chapitre 1. La philosophie moderne et le problème de la connaissance
1. Préalable : il n’existe pas de livre de philosophie
2. Caractérisations de la philosophie moderne
3. Le problème de la philosophie moderne : connaissance et scepticisme
2
Chapitre 2. La certitude du monde
1. Le problème de la certitude des connaissances
2. Le cogito
3. Que faire du cogito ? La « règle générale de vérité »
4. Quelle certitude de l’existence du monde ?
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Chapitre 3. L’esprit et le corps
1. Fanatiques et terroristes
2. Le projet d’une éthique selon l’ordre géométrique
3. L’origine des préjugés
4. La thèse du parallélisme de l’esprit et du corps
5. Les mécanismes des affects
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Chapitre 4. Dieu : croyances et liberté
1. Le pari de Pascal : la condition pratique de la croyance
2. De quoi peut-il y avoir des preuves ? Des concepts de Dieu
3. La rencontre de Leibniz et Spinoza à La Haye
4. Problèmes de la théologie rationnelle : la liberté, le mal
35
Chapitre 5. La métaphysique, une question de mots ?
1. Trois caractères du discours métaphysique
2. Les positions empiriste et rationaliste et leurs limites selon Kant
3. Le projet kantien d’une critique de la raison pure
4. La voie de la science
5. La limite critique entre connaître et penser
44
Chapitre 6. Que dois-je faire ?
1. Raison théorique, raison pratique
2. Le dilemme du tramway
3. « Que dois-je faire ? » Les différents types d’impératifs
4. Liberté et Moralité selon Kant
5. Droit de mentir et Hospitalité
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Quelques remarques de conclusion sur la philosophie moderne
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Index des textes étudiés et des expériences de pensée correspondantes
66
1
CHAPITRE 1
LA PHILOSOPHIE MODERNE ET LE PROBLÈME DE LA CONNAISSANCE
1. PRÉALABLE : IL N’EXISTE PAS DE LIVRE DE PHILOSOPHIE
Vous savez déjà que l’activité philosophique est un peu étrange. Le discours
philosophique pose, parfois, des questions dont l’intérêt échappe au premier abord, y
répond souvent de manière complexe et, presque toujours, rend obscur ce que l’on
croyait savoir. Tel est sans doute son premier effet : rendre étrange ce que l’on
croyait bien connu et le rendre d’autant plus étrange qu’il est fait un usage inhabituel
– et peut-être contre-intuitif – de la langue commune. Vous avez alors peut être fait
l’expérience de Bouvard et Pécuchet, qui tentent de lire l’Éthique, le chef d’œuvre du
philosophe hollandais Spinoza (1632-1677) :
L’Éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits
marqués d’un coup de crayon, et comprirent ceci : La substance est ce qui est de soi, par soi,
sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu. Il est seul l’étendue – et l’étendue n’a pas
de bornes. Avec quoi la borner ? Mais bien qu’elle soit infinie, elle n’est pas l’infini absolu.
Car elle ne contient qu’un genre de perfection ; et l’absolu les contient tous. Il leur semblait
être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d’une course sans fin, vers un abîme
sans fond, – et sans rien autour d’eux que l’insaisissable, l’immobile, l’éternel. C’était trop
fort. Ils y renoncèrent.
Flaubert, Bouvard et Pécuchet, chap. VIII
Comment comprendre le sens – et partant la pertinence – d’une proposition
philosophique ? Et pour quel gain ? N’est-ce pas là un obscurcissement inutile de la
pensée ? En somme : qu’y a-t-il à apprendre en philosophie ?
A cette question posée par ses étudiants, le philosophe allemand Immanuel
Kant (1724-1804) a donné une réponse radicale qui mérite d’être examinée avant de
commencer un cours de philosophie : on ne peut apprendre la philosophie. La raison qu’il
en donne est qu’on ne peut apprendre que ce qui est déjà donné, déjà constitué.
Certaines sciences – les sciences historiques – reposent selon lui essentiellement sur
la collecte des faits et des données ; d’autres – les sciences mathématiques – reposent
essentiellement sur la démonstration rationnelle de propositions. Elles peuvent être
consignées dans des livres et l’on peut apprendre les faits d’un côté ou reproduire les
démonstrations de l’autre. Mais Kant indiquait à ses étudiants la singularité de la
philosophie parmi toutes les disciplines qu’ils devaient apprendre :
L'étudiant qui sort de l'enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant
qu'il va apprendre la Philosophie, ce qui est pourtant impossible car il doit désormais apprendre à
philosopher. Je vais m'expliquer plus clairement: toutes les sciences qu'on peut apprendre au
sens propre peuvent être ramenées à deux genres: les sciences historiques et mathématiques. […]
Or dans tout ce qui est historique l'expérience personnelle ou le témoignage étranger, et dans
ce qui est mathématique, l'évidence des concepts et la nécessité de la démonstration,
constituent quelque chose de donné en fait et qui par conséquent est une possession et n'a
pour ainsi dire qu'à être assimilé: il est donc possible dans l'un et l'autre cas d'apprendre. […]
Pour pouvoir apprendre aussi la Philosophie, il faudrait d'abord qu'il en existât réellement une.
On devrait pouvoir présenter un livre, et dire : « Voyez, voici de la science et des
connaissances assurées; apprenez à le comprendre et à le retenir, bâtissez ensuite là-dessus, et
vous serez philosophes » : jusqu'à ce qu'on me montre un tel livre de Philosophie […] qu'il
2
me soit permis de dire qu'on abuse de la confiance du public lorsque, au lieu d'étendre
l'aptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue d'une
connaissance personnelle future, dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie
prétendument déjà achevée […].
Immanuel Kant, Annonce du programme des leçons du semestre d’hiver 1765-1766 [TEXTE 2]
Kant révèle un objectif de l’enseignement de la philosophie : « étendre l'aptitude
intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et la former en vue d'une
connaissance personnelle future ». Il ne s’agit pas d’acquérir des connaissances (qui
seraient estampillées philosophiques sur la foi d’un professeur), mais avant tout
d’acquérir une aptitude : la philosophie n’est pas une doctrine (que l’on pourrait
apprendre dans un livre), mais une activité. Laquelle ? Autrement dit : si les
philosophes (et les textes philosophiques) n’ont pas d’objet propre1, que font-ils ?
Tournons-nous de nouveau vers un texte philosophique difficile à
comprendre, comme l’Éthique de Spinoza. La première chose qui s’y manifeste est un
usage peu commun de la langue, qui contribue fortement au sentiment d’étrangeté.
« Dieu est l’étendue et l’étendue n’a pas de bornes » (sic Flaubert) : les mots n’y sont
manifestement pas pris dans leur usage commun. La première erreur de lecture serait
donc d’y projeter un sens, notre sens, qui leur étranger : ce que font Bouvard et
Pécuchet, qui renoncent finalement. L’écriture philosophique comporte toujours une
certaine thérapie du langage ordinaire : là où les mots communs sont empreints d’une
certaine ambiguïté ou d’une certaine latitude dans leur usage courant, l’idéal de
l’écriture philosophique est, en première approche, l’idéal d’une écriture scientifique
qui soit rigoureuse dans son usage, et donc la plus univoque possible. C’est cela, un
concept : une saisie rigoureuse d’un aspect du réel qui soit univoquement déterminé.
On ne peut donc jamais postuler qu’un même mot (‘liberté’, ‘raison’, ‘désir’,
‘connaissance’ ou même ‘philosophie’, etc.) renvoie à un même concept chez des
auteurs différents – et même chez un même auteur dans des contextes différents.
C’est qu’un concept ne prend sens en effet que par rapport au problème particulier qui le
suscite : c’est bien ce problème qui engage une certaine manière de considérer l’objet et
par conséquent aussi un concept déterminé qui y réponde. Les concepts diffèrent dans
la mesure où des problèmes diffèrent, mais aussi dans la mesure où leur traitement
diffère. Bref, Bouvard et Pécuchet – archétypes des lecteurs non philosophes –
renoncent parce qu’ils n’ont pas compris deux choses : 1) le sens des concepts et 2) le
problème que Spinoza voulait résoudre par leur moyen.
Retenons ceci : il n’y a pas de textes qui soient philosophiques en eux-mêmes,
il n’y a que des lectures philosophiques de textes. Lorsque Kant écrit qu’il n’existe pas
encore un livre de philosophie qu’il pourrait apprendre, il signifie en réalité qu’il ne
peut y en avoir : le texte de philosophie est un dispositif pour susciter l’interrogation
ou la problématisation d’un aspect du réel, mais seul le lecteur décidera d’en faire une
lecture philosophique ou non – c’est-à-dire avant tout d’en comprendre le problème
et la manière dont il est résolu. Il n’est donc pas étonnant que Kant ait prodigué à ses
étudiants des conseils sur l’art de lire2.
Est-il alors possible de comprendre philosophiquement ce qu’est la philosophie
moderne ? Autrement dit : y a-t-il un problème spécifique associé à la philosophie
moderne et qui lui donnerait sens dans son ensemble ? Nous allons voir que le
Ce que Georges Canguilhem formule élégamment dans Le normal et le pathologique : « La philosophie
est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute
bonne matière doit être étrangère ».
2 Voir le TEXTE 1, « apprendre et penser ».
1
3
problème fondamental est celui de la connaissance. Et que la première question qui
se pose est nécessairement : que veut dire connaître ?
2. CARACTÉRISATIONS DE LA PHILOSOPHIE MODERNE
2.1. Essais de caractérisations de la philosophie moderne
D’un point de vue historique, la philosophie moderne peut être caractérisée par
l’ensemble des contributions des auteurs de la ‘période moderne’, c’est-à-dire des
XVIIe et XVIIIe siècles 3 . Une difficulté surgit immédiatement : celle de l’unité
possible de ces pensées. Comment pourrait-on parler d’une philosophie moderne
autrement que d’un point de vue purement chronologique si on y trouve des auteurs
religieux et d’autres athées, des matérialistes et des idéalistes, des empiristes et des
rationalistes, des dogmatiques et des sceptiques, etc. ?
Principaux auteurs modernes
Francis Bacon
Galileo Galilei
Thomas Hobbes
Pierre Gassendi
René Descartes
Blaise Pascal
Antoine Arnauld
Baruch Spinoza
John Locke
Nicolas Malebranche
Isaac Newton
1561-1626
1564-1642
1588-1679
1592-1655
1596-1650
1623-1662
1612-1694
1632-1677
1632-1706
1638-1715
1643-1727
Gottfried Wilhelm Leibniz
Pierre Bayle
Christian Wolff
George Berkeley
Montesquieu
Voltaire
David Hume
Jean-Jacques Rousseau
Denis Diderot
Condillac
Immanuel Kant
1646-1716
1647-1706
1679-1754
1685-1753
1689-1755
1694-1778
1711-1776
1712-1778
1713-1784
1714-1780
1724-1804
Malgré la diversité des auteurs, plusieurs caractérisations ont été proposées pour
penser leur communauté. Ils témoigneraient en effet tous à leur manière :
1) de l’invention d’un sujet rationnel, qu’il faut entendre comme l’invention (la
découverte, ou l’affirmation) de l’autonomie du sujet de la connaissance. L’homme est
reconnu comme le sujet fondateur de ses connaissances, capable de se donner à soimême ses propres règles pour obtenir et justifier des propositions vraies. Le sujet de
la connaissance s’émancipe de l’esprit divin : là où Augustin faisait de l’entendement
divin le lieu propre de nos idées, Descartes fait de nos idées des modes de notre esprit.
Il existe de nombreuses versions de cette histoire de l’invention d’un sujet rationnel :
- Paul Hazard (La crise de la conscience européenne. 1680-1715, 1935) la comprend
comme l’avènement d’un nouveau sens de la raison : de faculté
démonstrative, elle devient une faculté critique qui examine tous les savoirs ;
- Ernst Cassirer (La philosophie des Lumières, 1932) insiste sur l’aspect autonome
(et donc : discontinu) de cette histoire du sujet rationnel (ou histoire de la
raison) par rapport à l’histoire socio-économique : l’invention d’un sujet
rationnel, c’est l’affirmation d’une pensée qui suit ses propres contraintes, de
sorte qu’il n’est plus possible de « revenir en arrière » dans la pensée4.
Selon l’usage courant des historiens de la philosophie. Les historiens appellent « temps modernes » la
période entre les découvertes de Christophe Colomb et la Révolution française (1492-1789).
4 Sur la thèse de Cassirer, voir Michel Foucault, « Une histoire restée muette » (1966).
3
4
2) de l’invention d’un sujet politique qui s’émancipe des formes traditionnelles d’autorité et
qui cherche à réaliser universellement dans l’histoire les conditions de son autonomie
(politique et sociale), c’est-à-dire aussi d’une société plus juste. Il en existe là encore
différentes versions. Citons :
- Karl Löwith (Weltgeschichte und Heilgeschehen, 1949-1953, traduit en français
comme Histoire et salut) qui pense la philosophie moderne en termes de
sécularisation de la pensée chrétienne : la philosophie moderne serait le
moment d’une conversion de la pensée et de la conscience de son intérêt
pour un monde transcendant à son intérêt pour des buts immanents, ici-bas ;
- Eric Voegelin (Order and History, 1957-1987) qui en propose une lecture
encore plus radicale (et donc, aussi, plus contestable), et pour qui la
modernité se caractérise par la tentative violente (révolutionnaire) de réaliser
le bonheur terrestre par des moyens politiques.
Autonomie de la pensée humaine et sécularisation des institutions politiques ;
émancipation du sujet rationnel et du citoyen : il ne fait pas de doute que ces deux
traits sont, à bien des égards, caractéristiques de cette époque de la pensée. D’ailleurs, ce
sont biens ces traits caractéristiques qui ont été repris pour formuler, au XXe siècle,
la possibilité d’une ‘fin de la modernité’ (Michel Foucault) ou d’une ‘post-modernité’
(Jean-François Lyotard)5.
Seulement, la pertinence de ces traits caractéristiques de la « pensée
moderne » n’est peut être qu’un symptôme d’un bouleversement plus profond, ainsi
que l’écrit le grand historien des sciences Alexandre Koyré :
Tout n'est pas faux, bien loin de là, dans ces tentatives de caractériser la révolution - ou la
crise - du XVIIe siècle ; il est certain qu'elles nous font voir quelques uns de ses aspects bien
importants […]. Je crois, toutefois, qu'il s'agit là d'expressions et de concomitants d'un
processus plus profond et plus grave, en vertu duquel l'homme, ainsi qu'on le dit parfois, a
perdu sa place dans le monde ou, plus exactement peut-être, a perdu le monde même qui
formait le cadre de son existence et l'objet de son savoir, et a dû transformer et remplacer
non seulement ses conceptions fondamentales mais jusqu'aux structures mêmes de sa
pensée.
Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, avant-propos [TEXTE 3]
Que veut dire Koyré par : « l’homme a perdu le monde même qui formait le cadre
de son existence et l’objet de savoir » ? Il renvoie essentiellement à un double
Dans Les mots et les choses (1966), Michel Foucault caractérise ce qu’il appelle « l’âge classique » par le
fait que l’on pense la connaissance comme une mise en ordre des représentations censées être
parfaitement adéquates (ou transparentes) aux choses ; et la fin de l’âge classique (ce qu’il appelle…
modernité !) est caractérisée par l’abandon de cette croyance en un sujet de connaissance dominant les
choses : le sujet n’est plus premier, fondateur, transparent à ses objets, mais il est lui-même opaque,
pris dans l’histoire de ses propres conditions d’existence (la vie, le travail, le langage) qui sont des
conditions finies. Le sujet n’est que le moment, non originaire mais au contraire dernier, qui fait
advenir l’homme comme une figure quadripartite de la finitude : corps vivant, désir, parole, sujet. La
finitude, ainsi définie, est « le surplomb des choses sur l’homme – le fait qu’il est dominé par la vie, par
l’histoire, par le langage » (Les Mots et les choses, p. 346).
Dans La condition postmoderne (1979), Jean-François Lyotard prend acte de la dissolution des « grands
récits » ou « méta-récits » constitutifs de la modernité, et qui sont précisément ceux qui ont été
mentionnés plus haut : le récit de l’émancipation du sujet rationnel et celui de l’émancipation du
citoyen : « Qui décide ce qu’est savoir, et qui sait ce qu’il convient de décider ? La question du savoir à
l’âge de l’informatique est plus que jamais la question du gouvernement (p.20) ».
5
5
bouleversement des savoirs sur le monde, qui a suscité un bouleversement du rapport au
monde :
(1) l’invention de la « science moderne » et la découverte que la terre (« monde clos »)
est intégrée à un univers infini ;
(2) la découverte des nouveaux mondes (Amériques et Chine) et la découverte des
diverses manières d’habiter sur terre.
Revenons sur le premier bouleversement avant d’en voir la portée
philosophique.
2.2. Le premier bouleversement : l’invention de la « science moderne »
Le premier bouleversement est celui de l’abandon de la représentation
aristotélicienne du monde (en grec : cosmos), qui impliquait la conception d’un espace
qualitativement différencié entre le monde sub-lunaire et le monde supra-lunaire, au
profit d’un espace qualitativement homogène et susceptible d’être appréhendé de
manière purement quantitative par la géométrie euclidienne.
Ce sont d’ailleurs les partisans de la nouvelle science – Galilée, Descartes –
qui s’affirme contre la science aristotélicienne qui s’appellent eux mêmes des
« modernes » ou des novateurs (novatores)6.
Comprendre une chose de la nature ne signifie plus en saisir le « principe
interne » ou « les qualités internes » qui font qu’elle devient ce qu’elle est (c’est l’un
des sens de la phusis en grec) ; mais signifie identifier les lois (que l’on peut
entièrement expliciter) qui permettent d’expliquer et de prévoir les phénomènes qui
apparaissent dans la nature, c’est-à-dire avant tout dans un espace extérieur
mesurable.
Prenons exemple : l’inertie.
Dans la physique du monde sublunaire (ou terrestre) héritée d’Aristote, un
corps n’est en mouvement que si la force qui l’a mis en mouvement continue de
s’exercer sur lui (ce corps doit donc posséder la « qualité interne » d’une force de
mouvement qui le fait se mouvoir). Galilée conteste ce principe dans le Dialogue sur les
deux principaux systèmes du monde, paru en 1632 : idéalement, un corps peut se mouvoir
sans qu’aucune force n’agisse sur lui pourvu que rien n’empêche son mouvement
initial. La formulation canonique en sera donnée par la première loi du mouvement
de Newton :
« Tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans
lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui et ne le contraigne à changer
d’état » (Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1686).
Le point fondamental de l’énoncé est son universalité, qui fonde sa valeur de loi : il
vaut pour tout corps. Les lois de la nature (prise comme objet de connaissance)
s’uniformisent et s’universalisent d’un même coup : il n’y a plus de différence
d’essence (ou de nature) entre les mondes sublunaire et supralunaire qui suivaient des
lois du mouvement différentes. Le « monde clos » suit les lois de « l’univers infini ».
Tel est le point de départ du mécanisme universel de la science galiléocartésienne : rien ne fait exception aux lois de la nature. Pas même l’Écriture Sainte. Ainsi,
6
Leurs adversaires n’hésitent pas à tourner en dérision ces « nouveaux philosophes » (voir, par
exemple, Jean-Baptiste de La Grange, Les principes de la philosophie, contre les nouveaux philosophes Descartes,
Rohault, Regius, Gassendi, le P. Maignan &c, Paris, 1675).
6
Galileo Galilei tenait que les passages des Écritures Saintes qui sont apparemment
contraires à la nouvelle science de la nature (par exemple concernant les miracles) ne
doivent pas être interprétés à partir d’autres lois (surnaturelles) : c’est au contraire par
un progrès dans les connaissances des lois de la nature qu’une meilleure
compréhension des Écritures peut être acquise. Ainsi écrit-il à la Grande Duchesse
Christine en 1615 :
La nature au contraire se conforme inexorablement et immuablement aux lois qui lui sont
imposées sans en franchir jamais les limites, et ne se préoccupe pas de savoir si ses raisons
cachées et ses manières d'opérer sont à la portée de nos capacités humaines7.
Une conception semblable de l’unicité des lois naturelles se retrouve presque expressis
verbis dans la préface de la troisième partie de l’Éthique de Spinoza (1675) :
La nature est toujours la même, et a partout une seule et même vertu et puissance d’agir ;
c’est-à-dire, les lois et les règles de la nature, selon lesquelles tout se fait et passe d’une forme
dans une autre, sont partout et toujours les mêmes.
Le problème : Que reste-t-il une fois que l’on a détruit l’ordre cosmologique
hiérarchisé et que les lois de la terre et des cieux se trouvent unifiées ?
(1) Il ne reste d’abord que l’espace de la géométrie euclidienne. Les lois du
mouvement peuvent être expliquées mathématiquement : « La philosophie [c’est-àdire la philosophie naturelle au sens de Newton, ou la physique au sens moderne] est
écrite en langage mathématique [sans lequel] on erre vainement dans un labyrinthe
obscur »8.
(2) Ayant renoncé à exposer un « principe interne des choses », il ne reste
ensuite qu’à expliquer les phénomènes naturels tels qu’ils nous apparaissent en les
rapportant à des propriétés quantifiables des corps tels qu’ils nous apparaissent. Cette
dualité du sujet et de l’objet de la connaissance est fondamentale. Galilée en vient
même à distinguer deux types de propriétés : les « qualités premières » qui
appartiennent aux corps indépendamment de tout observateur (par exemple, sa
solidité, son mouvement, son étendue, sa figure, etc.) ; et les « qualités secondes » qui
ne désignent pas propriétés des corps mais des modalités de notre perception des
corps, c’est-à-dire les effets des corps sur les sens de l’observateur (la couleur, la
saveur, l’odeur, etc.). Typiquement : la forme du citron appartient au citron ; le jaune
n’y appartient pas. On appelle alors « explication mécaniste » d’un phénomène
naturel celle qui ne fait intervenir que la forme, la grandeur et le mouvement des
corps (voir TEXTE 5 : Galileo Galilei, L’essayeur, 1623). La distinction des qualités
suscite immédiatement un scrupule : Que peut-on alors vraiment connaître des objets ?
2. 3. Le deuxième bouleversement des savoirs
Trad. F. Russo, in : Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, 17/4, 1964, p. 338-368.
Galilée, L’essayeur, 1623 : « La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement
ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à
comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage
mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans
lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans
un labyrinthe obscur »
7
8
7
Le premier bouleversement concerne les connaissances théoriques, avec
l’intégration de notre monde dans un univers. Le deuxième bouleversement concerne
les connaissances pratiques, avec les ‘découvertes’ des Nouveaux Mondes par Matteo
Ricci et Christophe Colomb, lesquelles inaugurent une série de réflexions sur la
justification des choix, des valeurs, des manières de vivre des Européens. Ainsi
Montaigne met-il en scène un dialogue après une « fête cannibale », au cours de
laquelle de jeunes indiens (« cannibales ») de l’actuel Brésil ramenés avec les navires
revenant du Nouveau Monde furent montrés au Roi de France.
Après cela, quelqu'un en demanda à leur avis, et voulut savoir d'eux ce qu'ils y avaient trouvé
de plus admirable ; ils répondirent trois choses, d'où j'ai perdu la troisième, et en suis bien
marri ; mais j'en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu'ils trouvaient en premier lieu fort
étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi
(il est vraisemblable qu'ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un
enfant, et qu'on ne choisisse plutôt quelqu'un d'entre eux pour commander ; secondement
(ils ont une façon de leur langage telle, qu'ils nomment les hommes moitié les uns des autres)
qu'ils avaient aperçu qu'il y avait parmi nous des hommes pleins gorgés de toutes sortes de
commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de
pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une
telle injustice, qu'ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons.
Montaigne, Les Essais (1580-1588), Des cannibales, TEXTE 4.
L’indien ne comprend pas la justification des valeurs établies dans le pays
qu’il découvre, et qui lui semblent contraire à l’ordre naturel. Pour reprendre les
termes de Blaise Pascal, les « grandeurs d’établissement » ne reflètent pas les
« grandeurs naturelles » : tel enfant est roi et commande à des adultes ; telle minorité
est riche quand le reste du groupe meurt de faim. Avec ce texte, Montaigne inaugure
le motif d’une contestation – sceptique – des mœurs et des institutions occidentales
par un décentrement du point de vue, qu’il soit cannibale ou oriental : on retrouve ce
motif dans L’espion turc (1684) de Giovanni Paolo Marana ou les Lettres persanes (1721)
de Montesquieu.
En quoi ces deux bouleversements furent des événements pour la
philosophie ?
D’abord, il faut bien comprendre que ce double bouleversement n’affecte pas
la philosophie de l’extérieur mais est un événement pour elle-même : jusqu’à Kant au
moins, les sciences de la nature relèvent de la philosophie et sont désignées comme
« philosophie de la nature » ou « philosophie naturelle » (songeons aux Principes
mathématiques de la philosophie naturelle de Newton, publiés en 1687).
Ensuite, ces bouleversements vont susciter une interrogation sur les savoirs et
les connaissances en général, chez ces mêmes auteurs : Quand a-t-on une
connaissance vraie ? Que sait-on du bon et du mauvais, du bien et du mal, de l’utile
et du nuisible ? Qu’est-ce qui fonde ma « vision du monde » ou mes « représentations
métaphysiques » ? Bref, l’émergence de nouveaux savoirs s’accompagne d’une crise
sceptique, c’est-à-dire d’une interrogation sur le bien fondé des connaissances.
3. LE
PROBLÈME
SCEPTICISME
DE
LA
PHILOSOPHIE
MODERNE
:
CONNAISSANCE
ET
8
3.1. L’origine sceptique de la modernité
Pour le résumer d’une phrase, c’est par la nouveauté des savoirs, et en
particulier de la science mathématique de la nature, que l’ensemble de la philosophie
devient moderne – pour autant qu’elle tente de répondre au problème sceptique de la
certitude des connaissances. C’en ce sens qu’Alexandre Koyré indiquait que, s’il y avait
sans doute de nombreuses manières de caractériser intellectuellement l’époque
moderne, elles manifestaient toutes un même bouleversement dans les conditions
d’existence de l’homme et dans la définition des objets de son savoir.
Sans doute ne faut-il y chercher aucune communauté de doctrine entre tous
les auteurs modernes, mais seulement une communauté de problème : ce qui fait que
ces auteurs sont tous modernes malgré leurs différences particulières, c’est qu’il
posent un certain type de problème et qu’ils se situent donc dans un même cadre.
Au delà des caractérisations historiques, il faut tenir que la philosophie moderne
tient son origine d’une double crise sceptique : d’un côté le scepticisme moral à l’égard des
principes de nos actions ; de l’autre, le scepticisme épistémologique à l’égard de la
certitude même de nos connaissances théoriques. Ces deux faits qui entrent en scène
– le pluralisme des valeurs et la mathématisation du monde – et les deux défis qu’ils
posent – celui de surmonter ou non le scepticisme moral et celui d’assurer la
certitude et même la vérité des savoirs – constituent encore le sol actuel de notre
modernité.
Le problème fondamental de la philosophie moderne ainsi déterminé, on
comprend :
1) Que la question de la connaissance est la question première chez ces
auteurs, lesquels rédigent des Règles pour la direction de l’esprit, Discours de la méthode
(Descartes), Traité de la réforme de l’entendement (Spinoza), Essai sur l’entendement humain
(Locke), Critique de la raison pure (Kant),etc.
2) Que le raisonnement mathématique, qui a eu tant de succès dans les
sciences (mathématiques de la nature), est pris comme un modèle de référence pour
comprendre la nature de la connaissance et ainsi formuler les exigences d’une
connaissance philosophique : Descartes annonce que ses démonstrations
métaphysiques « égalent, voire surpassent en certitude et évidence les démonstrations
de géométrie » (Méditations métaphysiques, adresse à la faculté de Paris, p. 38) ; Spinoza
écrit une Éthique more geometrico ; Kant confronte la certitude philosophique à la
certitude mathématique.
3) Que l’évolution de la philosophie moderne de Descartes à Kant peut-être
comprise comme une extension progressive du problème de la scientificité des
connaissances :
- Descartes cherche à garantir la scientificité des sciences de la nature (la
« physique ») ;
- Spinoza cherche à étendre l’intelligibilité scientifique (mathématique) à
l’éthique ;
- Kant cherche à déterminer si la philosophie elle-même peut être une science.
Avant d’examiner les auteurs modernes, il peut être utile de préciser et d’illustrer
davantage ce que l’on entend pas scepticisme épistémologique et scepticisme moral.
9
3.2. Approche du scepticisme épistémologique : les cas Gettier
En 1963, Edmund Gettier a publié un article - devenu depuis lors une référence en
théorie de la connaissance – afin de réfuter la compréhension commune de ce que
nous appelons « avoir une connaissance ». Quand savons-nous quelque chose vraiment ?
Gettier part d’une proposition de Platon pour distinguer la connaissance de la simple
croyance (ou opinion): la connaissance serait une croyance à la fois vraie et justifiée9.
Ce qu’il formule de la manière suivante10 :
Un Sujet S sait que la proposition P est vraie si et seulement si
1) P est vraie,
2) S croit que P,
3) S est justifié à croire que P.
En somme : on ne sait quelque chose que lorsque l’on peut justifier sa croyance en la
vérité de la proposition. Pour Gettier, ces conditions sont nécessaires, mais non pas
suffisantes – ce qu’il expose par des contre-exemples restés fameux. En voici un
(deuxième « cas Gettier », légèrement modifié).
Smith et Jones sont amis. Smith a toujours vu que Jones conduisait une vieille
Ford, mais sait que Jones veut acheter une Cadillac. Un jour, Smith voit Jones
passer au volant d’une Cadillac neuve : Smith croit donc que « Jones s’est
enfin acheté une Cadillac » (P). Mais Smith ne sait pas que Jones ne conduit
pas à ce moment-là sa voiture, mais la voiture de son frère. Pourtant, le matin
même, Jones s’est acheté, en même temps que son frère, une Cadillac du
même modèle.
Question : Smith sait-il que « Jones s’est acheté une nouvelle Cadillac » (P) ?
Les conditions mentionnés plus haut sont remplies : P est vraie, Smith croit que P est
vraie et Smith est justifié à croire que P est vraie. Pourtant on s’accordera assez
unanimement pour dire qu’il ne sait pas que P : bien qu’il ait de bonnes raisons de
croire P, il n’en a pas d’infaillibles. Se pose alors le problème de la possibilité d’un
critère externe pour justifier les justifications : est-ce seulement possible ? Et dans ce
cas, si l’on n’a pas de bonnes raisons de croire que P, ne doit-on pas renoncer à
pratiquement toutes nos connaissances dont nous n’avons pas de preuve définitive,
irréfutable, infaillible ? Savons-nous alors seulement notre date de naissance ? Le
problème de Gettier permet de comprendre que la réponse à la question « Smith
sait-il que Jones s’est acheté une nouvelle Cadillac ? » dépend de ce que l’on attend
d’une connaissance. De trois choses l’une :
- soit nous exigeons une norme infaillible de ce qu’une connaissance vraie doit
être (approche normative de la connaissance) ;
- soit nous admettons que nous disposons de certaines justifications de nos
connaissances, mais qui ne sont pas infaillibles (approche faillibiliste de la
connaissance) ;
9
Platon, Théétête.
Edmund L. Gettier « Is Justified True Belief Knowledge ? », Analysis, 23, 1963.
10
10
-
soit nous reconnaissons qu’aucune justification véritable ne peut être donnée
et qu’il n’y a par conséquent que des croyances (scepticisme épistémologique
fort : nous ne savons (presque) rien).
Dans leur grande majorité, les auteurs modernes ont soutenu une approche
normative de la connaissance et cherché à déterminer les règles d’une connaissance
assurée : ils ont proposé des manières de distinguer les idées claires et distinctes des
idées confuses (Descartes), ou de distinguer différents genres de connaissance
(Spinoza) ou encore de distinguer trois manières de «tenir pour vrai» (Führ-wahrhalten), à savoir l’opinion, la croyance et la connaissance (Kant). Ils se sont alors
principalement interrogés sur la question de la méthode de la connaissance, et en
particulier sur la possibilité de considérer les connaissances mathématiques comme
proposant une certaine norme de vérité qu’il serait possible d’étendre, ou du moins
d’imiter, hors des mathématiques. Le titre du premier ouvrage de Descartes résume
cette approche : Règles pour la direction de l’esprit.
En tout état de cause, soutenir une approche normative de la connaissance
c’est avant tout un moyen de surmonter le scepticisme épistémologique.
3.3. Approche du scepticisme moral : l’effet de cadrage
Le problème du scepticisme moral est sans doute d’appréhension plus intuitive –
sans doute par ce que l’on fait plus souvent l’expérience que nos choix pratiques ne
sont pas infaillibles. Le scepticisme moral ne se réduit pas au relativisme moral :
celui-ci soutient que nos choix pratiques, nos valeurs, nos intuitions morales
dépendent pour partie d’un certain nombre de conditions dont nous avons héritées
(le « cannibale » de Montaigne ne partage pas les valeurs du roi de France). Mais le
scepticisme moral fort soutient que chaque sujet, pris individuellement, ne sait pas de
manière assurée ou constante ce qui est bien, ou mal ou meilleur pour lui-même.
Une illustration peut être fournie par une expérience imaginée par des
économistes s’intéressant à la psychologie des choix (avec l’intention de nuancer la
thèse de l’économie politique classique selon laquelle les choix résultent d’un calcul
rationnel de maximisation du profit)11. Ils ont mis en lumière un « effet de cadrage »
dans nos choix : la représentation que nous avons du cadre ou cadrage (framing) dans
lequel nos réflexions et décisions, en particulier pratiques, prennent place influe sur la
manière dont nous raisonnons et prenons nos décisions. L’expérience menée fut la
suivante :
Il fut demandé à un premier groupe d’étudiants de se représenter qu’une
épidémie va frapper leurs pays, provoquant la mort de 600 personnes. Deux
méthodes ont été établies et, dans l’urgence, une seule peut être mise en
place :
- méthode A a pour conséquence de sauver 200 personnes à coup sûr
- méthode B présente 1 chance sur 3 de sauver les 600 personnes. Laquelle
choisir ?
Amos Tversky et Daniel Kahneman, « The Framing of Decisions and the Psychology of Choice »,
Science, 211, 1981, p. 453-458.
11
11
Maintenant, un autre groupe d’étudiants a dû choisir entre les 2 méthodes
suivantes :
- méthode C a pour conséquence la mort de 400 personnes à coup sûr
- méthode D présente 1 chance sur 3 pour que personne ne meure et 2
chances sur 3 pour que les 600 meurent. Laquelle choisir ?
Dans le premier groupe, 72 % des étudiants se sont prononcés en faveur de la
méthode A. Dans le deuxième groupe, seuls 22 % des étudiants choisissent la
méthode C (qui est pourtant, en fait, identique à la méthode A). Qu’est-ce qui diffère
entre les deux cas ? Dans le premier, la formulation et l’accent sont mis sur les
personnes qui vont être sauvées ; dans le second, sur les personnes qui vont périr.
Les auteurs en concluent que la manière de présenter ou de « cadrer » les choses
interfère dans l’ordre des préférences, donc : dans la justification de nos choix.
Toutes les enquêtes d’opinion connaissent bien « l’effet de cadrage ».
Bien entendu, cette expérience de pensée est artificielle (peu de personnes
seront confrontées à ce genre de cas) et ignore que le fait très courant que les choix
pratiques sont pris dans l’ignorance des conséquences réelles. Ceci dit, l’expérience
est tout de même révélatrice du fait que nos préférences ou nos intuitions sur le
meilleur choix à faire sont (très) faillibles. C’est également ce type de « faillibilisme
moral » que les auteurs modernes ont dû affronter.
12
CHAPITRE 2
LA CERTITUDE DU MONDE
Reprenons le problème soulevé dans la dernière leçon : la philosophie moderne
trouve son sol commun – et quelle que soit la diversité des doctrines formulées –
dans le problème du scepticisme tant théorique (problème du scepticisme
épistémologique) que pratique (problème du scepticisme moral). Rappelons que le
septique considère que la vérité de nos savoirs ne peut être garantie de manière
infaillible.
La présente leçon est consacrée au problème du scepticisme épistémologique,
que nous avons d’abord illustré par le « problème de Gettier ». Rappelez-vous :
Gettier imagine une situation où (1) Jones a bien acheté une nouvelle Cadillac (cette
proposition P est vraie), (2) Smith croit que P est vraie et (3) Smith a de bonnes
raisons de le croire (puisqu’il a vu Jones au volant d’une nouvelle Cadillac) – c’est-àdire une situation où les conditions usuelles (nécessaires et censées suffisantes) d’une
connaissance sont remplies et où, pourtant, on ne dira généralement pas que Smith
sait P. En réalité, tout dépend de la définition adoptée de la connaissance : doit-elle être
justifiée de manière infaillible (approche normative de la connaissance) ou non
(approche faillibiliste) ? Ou faut-il même renoncer à toute connaissance certaine
(scepticisme épistémologique fort) ?
Maintenant, compliquons encore le problème de Gettier, et imaginons que
Smith s’est trompé de plusieurs manières, de sorte qu’il en sait beaucoup moins qu’il
ne le croit : il a cru voir Jones passer en voiture (mais ce n’était pas lui), il a confondu
Jones (qui a bien une Cadillac) et John (qui a bien une vieille Ford), ou alors il a
complètement oublié que Jones a acheté cette nouvelle Cadillac parce qu’il est atteint
de troubles de la mémoire. Mais dans ce dernier cas, peut-on encore poser le
problème de la connaissance si l’on oublie tout ce que l’on sait, comme ce poète
espagnol évoqué par Spinoza :
Il arrive parfois qu’un homme pâtisse de changements tels qu’on aurait bien du mal à dire
qu’il reste le même, comme j’ai entendu dire d’un certain poète espagnol, qui avait été frappé
par la maladie et qui, quoique guéri, demeura dans un tel oubli de sa vie passée qu’il ne
croyait pas que les Fables et les Tragédies qu’il avait faites fussent de lui, et à coup sûr on
aurait pu le prendre pour un bébé adulte s’il avait aussi oublié sa langue maternelle.
Spinoza, Éthique (1675), IV, 39, scolie
Dans ce cas-là, il semble qu’il faille renoncer à toute connaissance si l’on maintient à
la fois : (1) qu’une connaissance doit avoir une justification indubitable et (2) que
toutes les connaissances que je crois avoir jusqu’ici sont fausses (par l’effet de
quelque maladie ou trouble neurologique). C’est pourtant le défi relevé par Descartes.
1. LE PROBLÈME DE LA CERTITUDE DES CONNAISSANCES
1.1. Le point de départ : l’instabilité de nos certitudes
13
Il faut bien comprendre que le problème ne concerne pas quelques cas particuliers :
Smith-qui-ne-sait-pas-vraiment-ce-qu-il-sait ou le poète-fou-qui-a-tout-oublié. Mais il
concerne toutes les certitudes sur lesquelles nous nous appuyons quotidiennement.
Seulement, dans la vie quotidienne, nous ne nous interrogeons presque jamais
sur les raisons de nos certitudes. Nous faisons simplement l’expérience qu’il y a des
choses dont nous sommes absolument sûrs (par exemple les objets qui m’entourent en
ce moment), d’autres dont nous ne sommes pas complètement certains (par exemple :
telle décision), et d’autres dont nous sommes, pour ainsi dire, certains de ne pas être
certains.
Le philosophe René Descartes part du cas suivant, bien plus banal : même ce
qui nous apparaît absolument sûr en un certain moment peut se révéler incertain par
après. Bref, on peut être parfaitement certain de ce qui est pourtant faux. Peut-être
même que la plupart de nos croyances personnelles ou de nos opinions se révèlent
éphémères ou inconstantes (que nous avons illustré, dans la leçon précédente, par
« l’effet de cadrage »). Les psychologues disent même que 30 % de nos souvenirs
sont de faux souvenirs. Au début de ses Méditations, il propose ainsi d’examiner une
fois dans sa vie (semel in vita) les raisons qui font que nous sommes, parfois, certains de
quelque chose :
Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu
quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes
si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait
entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais
reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je
voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences.
Descartes, Méditation Première (TEXTE 9)
Ce que le sujet des Méditations veut établir, c’est un moyen de justifier et de garantir,
de manière constante, la certitude des sciences. Bien entendu, ce sujet semble bien
disposer d’un certain nombre de certitudes constantes, concernant, par exemple, les
mathématiques ou l’existence d’un monde extérieur. La question devient alors :
Qu’est-ce qui garantit la constance de ces certitudes-là ? Ou encore : comment puisje, par mon esprit même, m’assurer du fondement de mes certitudes ? Tel est le
problème soulevé par les Méditations.
1.2. Le titre des Méditations métaphysiques
Les Méditations métaphysiques (titre de la traduction française de 1647) paraissent en
latin en 1641 sous le titre de Méditations touchant la philosophie première dans lesquelles
l’existence de Dieu et la distinction réelle de l’âme et du corps de l’homme sont démontrées.
Arrêtons-nous sur lui.
Il s’agit de Méditations et non d’un traité de philosophie : l’auteur ne présente
pas le résultat de ses réflexions, mais propose l’histoire d’un sujet qui médite, en
première personne ; et qui découvre progressivement un certain nombre de thèses ;
et qui résout au cours des six méditations, présentées comme ayant lieu au cours de
six journées successives, un certain nombre de difficultés ; et qui, finalement, change
sa manière de comprendre les connaissances. Les Méditations sont un exercice
spirituel que le lecteur est invité à accomplir lui-même. Et ce lecteur-méditant est, en
même temps, l’objet des Méditations : il s’agit pour lui d’examiner ses propres pensées,
ses propres contenus mentaux.
14
Ce sont aussi des méditations métaphysiques ou touchant la philosophie première :
Descartes reprend ici un terme d’Aristote (philosophia prima), qui engage une certaine
conception de la métaphysique comme étant une science plus fondamentale que
toutes les autres en ce qu’elle cherche à établir les principes ou fondements les plus
essentiels de celles-ci. Descartes ne reprend pas à son compte le contenu de la
métaphysique d’Aristote, mais il en reprend l’approche fondationnaliste de la
connaissance : la conception selon laquelle toute connaissance doit reposer sur une
fondation sûre, par exemple un petit nombre de principes incontestables. Descartes
illustre cette approche par l’image d’un arbre :
Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est
la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se
réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale.
Descartes, Préface aux Principes de la Philosophie (1644) [TEXTE 8]
Conformément à cette approche fondationnaliste, l’enjeu du texte est très
clair dès le premier paragraphe : il s’agit, pour le sujet des Méditations, « d’établir
quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » (Méditation Première, TEXTE
9). Bref, il s’agit d’établir une norme de vérité indubitable pour nos connaissances, et
en particulier pour les nouvelles sciences quantitatives ou physico-mathématiques de
la nature que Descartes invente en même temps que Galilée, Leibniz, Newton etc. et
qui renversent les conceptions héritées d’Aristote. Descartes en donne un
témoignage dans sa correspondance :
Je vous dirai, entre nous, que ces six Méditations contiennent tous les fondements de ma
physique. Mais il ne faut pas le dire, s’il vous plaît ; car ceux qui favorisent Aristote feraient
peut-être plus de difficulté de les approuver ; et j’espère que ceux qui les liront,
s’accoutumeront insensiblement à mes principes, et en reconnaîtront la vérité avant que de
s’apercevoir qu’ils détruisent ceux d’Aristote.
Lettre à Mersenne du 18 février 1641
On comprend alors qu’il ne mentionne pas cet enjeu dans le titre. Il y mentionne au
contraire deux objets qui peuvent tromper le censeur : démontrer l’existence de Dieu
et la distinction réelle entre l’âme et le corps – qu’il veut même démontrer de manière
absolument certaine, en présentant des raisons qui « égalent, voire surpassent en
certitude et évidence les démonstrations de géométrie » (préface aux Méditations).
Mais il faut savoir lire entre les lignes puisque Descartes « écrit entre les lignes »12 :
démontrer la distinction réelle de l’âme et du corps, c’est établir que l’on peut
connaître les corps indépendamment de toute âme (ou forme aristotélicienne), et
c’est donc établir une autre physique des corps.
1.3. La fiction du doute hyperbolique et la recherche d’un point fixe
Afin d’établir un tel point fixe dans les sciences, Descartes imagine l’expérience de
pensée du doute hyperbolique – c’est-à-dire d’un doute exagéré, « extravagant », et
qu’il finira par qualifier de « ridicule » (Sixième Méditation) : il s’agit de rejeter comme
fausses toutes les connaissances en lesquelles on peut imaginer une raison de douter
ou une possibilité d’erreur – même si, du point de vue de la certitude psychologique,
le sujet n’en doute absolument pas. Insistons : il ne s’agit pas d’un doute
12
Cf. Leo Strauss, La persécution et l’art d’écrire, Paris, Tel Gallimard, 2009.
15
psychologique. Autrement dit, le sujet ne doute pas, en pratique, qu’il a des mains,
par exemple. Mais la question est : est-ce que j’en ai une justification infaillible ou
indubitable ? C’est à cela que sert le doute hyperbolique : écarter toute possibilité
d’erreur, au-delà de nos certitudes présentes. L’expérience de pensée se révèle
dévastatrice pour toutes les connaissances que l’on croyait acquises dans les
différents domaines de notre savoir :
- Peut-on imaginer une possibilité d’erreur dans nos connaissances sensibles ?
Oui, les illusions des sens en témoignent. Songeons aux illusions d’optique,
mais aussi aux multiples manières dont la perception, dans son
fonctionnement normal, sélectionne les informations.
- Peut-on imaginer une possibilité d’erreur quant à l’existence des choses
extérieures ? Oui, les expériences du rêve ou de la folie indiquent que la
distinction entre des perceptions véridiques et hallucinées n’est peut-être pas
si claire. Ai-je un critère infaillible pour justifier que je ne rêve pas en ce
moment ? Songeons à l’expérience du « faux réveil », lorsque l’on rêve que
l’on se réveille…
- Peut-on, enfin, imaginer une possibilité d’erreur dans nos connaissances
intellectuelles, par exemple en mathématique ? Chacun en a déjà fait
l’expérience.
Le sujet des Méditations fait alors intervenir une généralisation de la possibilité
d’erreur sous la forme d’un mauvais génie « qui emploie toute son industrie à me
tromper » (TEXTE 10) : c’est l’hypothèse d’un dérèglement constant du
fonctionnement de l’esprit – et par conséquent des contenus mentaux. Avec
l’hypothèse radicale du malin génie – beaucoup plus universelle que le problème de
Gettier – Descartes a invalidé les deux critères usuels de la vérité :
-
le critère de la vérité-correspondance (qui est le critère traditionnel des
connaissances sensibles et qui détermine le vrai par un rapport de conformité
ou similitude entre la représentation et la chose : adaequatio rei et intellectus) ne
peut s’appliquer puisque l’existence même des choses sensibles est mise en
doute ;
-
le critère de la vérité-cohérence (qui est le critère traditionnel des connaissances
intellectuelles ou, dans un langage cartésien, des vérités éternelles qui concernent
l’essence des choses indépendamment de leur existence) ne s’applique pas
non plus puisque toute cohérence est remise en cause par l’hypothèse d’une
perturbation permanente de l’esprit.
Par conséquent, en l’absence de règle normative de la vérité, la seule manière de
savoir si un énoncé est vrai est d’essayer, de manière récursive, d’imaginer une raison
d’en douter. Le problème est qu’il suffit d’une seule raison de douter à laquelle je ne
pense pas pour que l’indubitabilité supposée se révèle toute relative (et donc fausse).
On peut ainsi reformuler l’hypothèse du mauvais génie : c’est l’incarnation de l’infinité des
raisons possibles de douter d’un énoncé – y compris celles auxquelles je ne pense
pas.
Insistons bien : la fiction du doute hyperbolique et la figure du mauvais génie
ne sont que des manières de formuler le problème de l’instabilité et de la fragilité de
16
nos certitudes les plus banales, pratiques, quotidiennes. Une formulation plus
contemporaine est : comment être sûrs que nous ne sommes pas des « cerveaux dans
une cuve »13 ?
Mais la formulation du problème est désormais si radicale qu’il semble
insoluble : est-il possible de trouver un « point fixe » malgré l’hypothèse d’un
dérèglement complet de l’esprit ? Au début de la Méditation seconde, le sujet perd pied :
il est tombé « dans une eau très profonde », celle du scepticisme qui nous dérobe tout
fondement stable.
2. LE COGITO
Au cours de leur examen, tous les contenus de l’esprit sont pris en défaut et rejetés
par le doute hyperbolique, jusqu’à ce que l’esprit tombe sur un énoncé qui résiste au doute
: « Moi, je suis ; moi, j’existe » (Ego sum, Ego existo). La reduplication (« je suis,
j’existe ») est à comprendre au sens où « je suis » renvoie ici au fait de l’existence
(« j’existe ») et non pas au contenu d’une essence, par exemple « je suis un homme » :
Mais je me suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel,
aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je
n'étais point ? Non certes, j'étais sans doute (certe), si je me suis persuadé, ou seulement si j'ai
pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui
emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis,
s'il me trompe ; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois
rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir
soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette
proposition je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que
la conçois dans mon esprit.
Descartes, Méditation seconde [TEXTE 11]
L’énoncé « je suis, j’existe » est désigné comme le « cogito » (latin : « je
pense ») cartésien par les commentateurs. La raison en est que dans des formulations
parallèles de l’argument, Descartes fait intervenir la formule, devenue plus célèbre,
mais philosophiquement moins directe : « je pense donc je suis »14. Si les Méditations
ne suivent pas cette dernière formule, c’est qu’elles la dissocient en deux vérités
successives : (A) je suis et (B) je suis pensant (– ou je suis une chose qui pense).
Le début du passage énonce : « J'étais sans doute (certe), si je me suis persuadé,
ou seulement si j'ai pensé quelque chose ». Il s’agit donc bien d’une première vérité
indubitable (certe), mais aussi d’une vérité conditionnelle : il n’est pas affirmé que
l’énoncé « je suis » est indubitable ; mais qu’il est indubitable toutes les fois que je
pense quelque chose. En quel sens est-il indubitable ? L’argument peut être
reconstruit de la manière suivante :
- [1] Quelles que soient mes pensées (et en particulier si leurs contenus sont
tous tenus pour faux dans le cadre du doute radical), le fait même de
l’existence de mes pensées est, lui, indubitable (A’).
- [2] L’énoncé « je suis » (A) dégage donc le présupposé existentiel, ou la
condition de possibilité, de l’existence même de mes pensées. Pourquoi ?
Parce qu’il ne peut en être autrement. Il est contradictoire de penser : « Je
n’existe pas » car, dans ce cas, le contenu de l’énoncé (ne pas exister)
Hilary Putnam, « Brains in a Vat », in : Reason, Truth, and History, 1981, Chap. 1.
Cf. Discours de la méthode, IV (1637) ; AT VI, 32 ; Méditations, Secondes Réponses (1641); AT IX, 110111 ; Principes de la philosophie I, 10 (1645) ; AT IX, 96.
13
14
17
contredirait la condition même de l’acte même d’énonciation (pour penser, il
faut être).
L’argument du cogito n’a donc pas la forme d’une déduction qui conclurait des
prémisses à une conséquence, mais il a la forme d’une inférence du conditionné à sa
condition [que l’on qualifierait aujourd’hui d’argument transcendantal].
Il faut rappeler que l’enjeu du cogito n’est en aucune manière de prouver l’existence du
sujet méditant, mais d’établir une première vérité indubitable : l’argument consiste
précisément à partir de l’évidence de l’existence des pensées et du sujet des pensées
pour en formuler une première vérité. Autrement dit : l’acte d’avoir des pensées (B’)
suppose que j’existe (A’), de sorte que l’énoncé « je suis » est indubitable (A). Mais il
n’est indubitable que pour autant que je pense quelque chose : la deuxième vérité
indubitable est bien « je suis pensant » (B). Le chemin de l’argumentation du fait de la
pensée à l’énoncé « je pense » est le suivant :
[Je suis] (A’)
[Je pense] (B’)
(B)
plan de l’existence
« Je suis, j’existe » (A)
« Je suis une chose qui pense »
plan des énoncés
Le point de départ de l’argument est donné par n’importe quel acte de pensée,
indépendamment de son contenu, mais non pas par n’importe quel acte d’existence.
Par exemple, du fait que je me promène, je ne peux conclure à la certitude de mon
existence ; par contre, de la pensée que « je me promène », je peux tirer que
« j’existe » est indubitable :
Car, par exemple, cette conséquence ne serait pas bonne : Je me promène, donc je suis, sinon en
tant que la connaissance intérieure que j’en ai est une pensée, de laquelle seule cette
conclusion est certaine, non du mouvement du corps, lequel parfois peut être faux, comme
dans nos songes, quoiqu’il nous semble alors que nous nous promenions, de façon que de ce
que je pense me promener, je puis fort bien inférer l’existence de mon esprit, qui a cette
pensée, mais non celle de mon corps, lequel se promène.
Descartes, Méditations métaphysiques, Cinquièmes réponses
Le cogito énonce ainsi une première certitude indubitable : la certitude que l’âme se
sait exister. Mais quel peut être l’intérêt d’une telle certitude pour les sciences ?
3. QUE FAIRE DU COGITO ? LA « RÈGLE GÉNÉRALE DE VÉRITÉ »
L’établissement du cogito a fait intervenir la certitude à deux niveaux :
- La certitude d’un acte : l’acte de penser (i.e. douter, concevoir, imaginer,
sentir, aimer, etc.). Il est évident que c’est moi qui doute, qui imagine, etc. On
peut alors appeler conscience la certitude que ces actes m’appartiennent. La
conscience (terme que Descartes n’emploie pas dans les Méditations) n’est pas
18
l’essence de l’esprit mais un critère pour identifier les actes de l’esprit, du
moins certains.
- La certitude de la vérité d’un énoncé : « Je suis, J’existe ».
Un problème se pose alors : dans l’hypothèse d’un malin génie (qui dérègle mon
esprit), comment puis-je affirmer que je suis bien certain dans les deux cas ?
Autrement dit : est-il possible d’expliciter les raisons qui ont fait dire que « j’étais sans
doute si je me suis persuadé de quelque chose » (Deuxième Méditation) ?
La réponse de Descartes est que j’en suis certain non en raison d’une
quelconque règle de vérité, mais parce que cela est évident (manifestum) ou, en langage
plus technique, parce que ce sont des pensées absolument claires et distinctes. La
clarté et la distinction sont des caractères du cogito à partir desquels il est possible –
enfin – de formuler une « règle générale » ( Troisième Méditation) de la vérité, qui sera
dite « règle de vérité » (Cinquième Méditation) :
Règle générale de vérité : Tout ce qui se conçoit clairement et distinctement est vrai.
La justification qu’en donne Descartes est la suivante :
Maintenant je considérerai plus exactement si peut-être il ne se retrouve point en moi d’autres
connaissances que je n’aie pas encore aperçues. (1) Je suis certain que je suis une chose qui
pense ; mais ne sais-je donc pas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose
? Dans cette première connaissance, (2) il ne se rencontre rien qu’une claire et distincte
perception de ce que je connais ; (3) laquelle de vrai ne serait pas suffisante pour m’assurer
qu’elle est vraie, s’il pouvait jamais arriver qu’une chose que je concevrais ainsi clairement et
distinctement se trouvât fausse. (5) Et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle
générale, que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont
toutes vraies.
Méditations métaphysiques, [TEXTE 12]
Cette justification peut être décomposée de la manière suivante :
1. Je suis certain que je pense.
2. Il ne se rencontre en (1) « rien d’autre qu’une claire et distincte perception ».
3. La clarté et la distinction ne pourraient suffire à garantir la vérité de (1) si la
clarté et la distinction s’appliquaient également au faux. Le faux ne peut être clair
et distinct.
4. Or le cogito atteste que je perçois clairement et distinctement que « je suis » et
que je ne perçois rien d’autre en lui (2).
5. Conclusion : « que toutes les choses que nous concevons fort clairement et
fort distinctement, sont toutes vraies ».
Remarque 1 : La règle établit une implication du « Clair & Distinct » au « Vrai », non
une équivalence.
Remarque 2 : Il s’agit d’une preuve apagogique ou indirecte car elle repose en (3) sur la
négation de l’énoncé selon lequel le faux peut être clair et distinct. On pourrait alors
objecter que des énoncés faux semblent parfaitement clairs et distincts – et c’est
d’ailleurs ce qui expliquerait nos erreurs. Mais Descartes maintient qu’il n’y aurait
dans ce cas, en réalité, qu’une apparence de clarté et distinction : une illusion n’est
donc jamais parfaitement claire et distincte. L’identification de la clarté et de la
distinction comme des critères suffisants (et pas seulement nécessaires) du vrai tient à
19
l’énoncé (2) : la simplicité du cogito atteste qu’il n’y a « rien d’autre (nihil aliud est)
qu’une claire et distincte perception » en lui : sans cela, on pourrait douter que la
vérité du cogito ne repose sur quelque autre propriété.
Remarque 3 : L’explication de la clarté et de la distinction intervient dans un autre
texte :
Il y a même des personnes qui en toute leur vie n’aperçoivent rien comme il faut pour en
bien juger ; car la connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être
non seulement claire, mais aussi distincte. J’appelle claire celle qui est présente et manifeste à
un esprit attentif ; de même que nous disons voir clairement les objets lorsque étant présents
ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte, celle qui est
tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elle ne comprend en soi que ce qui
paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut.
Descartes, Principes de la philosophie (1644), I, art. 45
Autrement dit, la clarté concerne l’identification d’un objet de la pensée (qui a
un sens très général chez Descartes car elle recouvre tous les contenus mentaux). Par
exemple, une vive douleur sera dite perçue clairement. Par contre, de nombreuses
perceptions sensibles – qui ne sont pas aussi vives qu’une douleur – ne sont pas
perçues clairement. La distinction, quant à elle, concerne l’identification complète
d’un objet – de telle sorte qu’il soit entièrement différenciable de tous les autres : la
distinction n’est pas une donnée immédiate de la conscience comme les pseudo-évidences
des opinions pseudo-claires et pseudo-distinctes ; mais elle est essentiellement le
produit d’un travail logique de l’entendement : la règle ne vaut que si l’on peut concevoir
quelque chose clairement et distinctement. Ainsi, pour être claires, de nombreuses
douleurs ne sont pas distinctes : je sais que j’ai mal, mais je ne sais pas exactement où
j’ai mal et ce qui provoque cette douleur.
La règle générale de vérité constitue ainsi le point fixe que cherchait le sujet
des Méditations : c’est elle qui permet « d’établir quelque chose de ferme et de constant
dans les sciences », à savoir de garantir la vérité indubitable et la certitude infaillible
des connaissances. On comprend alors que le fameux cogito cartésien n’a pas de sens
pour lui-même chez Descartes, mais uniquement par ce qu’il permet d’établir.
Structure générale de l’argumentation
1. La fiction d’un malin génie invalide tous les critères usuels de la vérité.
2. Le sujet découvre le cogito (« je suis, j’existe ») comme le premier énoncé
indubitable, c’est-à-dire comme constamment vrai : « Cette proposition : Je
suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou
que je la conçois en mon esprit » (Méditation seconde).
3. Le contenu de ce premier énoncé indubitable ne permet cependant pas à
lui seul d’acquérir de nouvelles vérités.
4. Par contre, les propriétés ou qualités logiques de l’énoncé (à savoir sa
clarté et sa distinction) mettent sur la voie d’une règle générale : ce qui se
conçoit clairement et distinctement est vrai (Troisième Méditation).
5. Une fois cette règle de vérité établie, alors l’objection du malin génie est
levée : qu’il me perturbe tant qu’il voudra, il ne pourra faire que des
propositions claires et distinctes soient fausses.
20
Il est deux choses particulièrement remarquables dans la stratégie cartésienne 15 .
D’une part, le sujet des méditations parvient à une première vérité (caractérisée par
l’indubitabilité) sans avoir besoin d’une règle préalable ; c’est au contraire à partir de
cette première vérité constamment vraie qu’une norme de vérité peut en être tirée.
D’autre part, cette règle vaut pour des propositions indépendamment de l’existence
des choses sur lesquelles portent ces propositions. Il n’est pas besoin de savoir, par
exemple, que le boson de Higgs-Englert existe pour en connaître des propriétés : si
ces propriétés sont connues et démontrées – à l’intérieur d’une théorie – d’une
manière parfaite claire et distincte, alors elles sont réputées vraies même si l’on n’a
pas encore établi qu’une telle particule existe réellement. Autrement dit, Descartes
garantit l’objet de la science pure (mathesis pura) indépendamment de l’existence des
choses matérielles. Tel est le véritable renversement d’Aristote.
L’objection du malin génie est ainsi levée, assurément, dans les sciences.
C’est-à-dire dans le très petit nombre de cas où l’on peut se prévaloir d’énoncés
parfaitement clairs et distincts. Mais qu’en est-il dans tous les autres cas ? Qu’en est-il
par exemple du doute frappant l’existence des choses extérieures ? Bref : qu’en est-il
du scepticisme métaphysique ?
4. QUELLE CERTITUDE DE L’EXISTENCE DU MONDE ?
D’un point de vue pratique, il n’est vraiment pas raisonnable de douter de l’existence
des choses extérieures, ou du fait que j’ai des mains – et personne n’en doute, à
moins d’être un insensé :
Mais, encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et
fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne peut pas
raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je
sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et
autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce
corps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le
cerveau est tellement troublé […]
Descartes, Méditation Seconde [Texte 9]
Pourtant, ces propositions sont révoquées par le doute hyperbolique dans un premier
temps. Mais sont-elles susceptibles d’être justifiées par la règle de vérité découverte
pour les sciences ? Peut-on, de manière absolument claire et distincte, et donc de
manière absolument indubitable ou infaillible, distinguer la réalité du rêve ou d’une
hallucination ?
La réponse intervient à la toute fin des méditations :
Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules,
particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais
distinguer de la veille : car à présent j’y rencontre une très notable différence, en ce que notre
mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de
notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés.
Nous ne donnons ici que le mouvement général de l’argumentation : en toute rigueur, pour que
cette règle soit valide dans sa généralité, il faut à la fois s’assurer (1) qu’il existe une garantie de sa
validité et (2) qu’il est possible de suspendre son jugement lorsque le sujet a affaire à des énoncés ni
clairs ni distincts. Ce qui fait l’objet des Troisième et Quatrième Méditations.
15
21
Descartes, Sixième méditation [TEXTE 13]
L’existence des choses matérielles reste problématique à la fin des Méditations :
la liaison de mes perceptions sensibles ne m’en donnera jamais qu’une certitude
morale (à savoir la certitude d’une vérité qui n’est pas susceptible d’une justification
de type démonstratif), non une certitude métaphysique (portant sur une vérité
justifiée de manière démonstrative, à la manière des mathématiques). L’argument du
rêve est levé en pratique, non en théorie. Il n’y a donc pas de démonstration de
l’existence des choses matérielles qui soit comparable à une démonstration
mathématique : le scandale philosophique n’est pas qu’il n’y en ait pas, mais que l’on
veuille en chercher une. On ne démontre pas l’existence des choses comme on
démontre les propriétés de leurs essences. Le doute, en ce cas, se révèle bien
« hyperbolique et ridicule ». Il est « hyperbolique » (ou exagéré) parce qu’il va au-delà
de ce qui était recherché : établir quelque chose de ferme et de constant dans les
sciences, et non dans le monde.
La dernière leçon de Descartes est que le scepticisme métaphysique ne peut
être réfuté infailliblement : il n’y a que des présomptions – concordantes – de
l’existence des choses extérieures par la liaison entre nos pensées, mais aussi par la
variété et la vivacité de leur contenu ou encore par leur caractère involontaire. Bref,
toutes les connaissances ne sont pas susceptibles d’une approche fondationnaliste de
leur vérité et de leur certitude.
Résumons.
Toute l’argumentation de Descartes est d’expliciter progressivement les
conditions sous lesquelles on peut penser une certitude indubitable : il parvient
finalement à une règle de vérité, qui est elle-même garantie par Dieu – c’est-à-dire en
supposant que nous disposions d’une certaine structure de l’esprit telle que tout ce
que nous concevons véritablement comme « clair et distinct » doit être tenu pour
vrai. Mais il est possible que cela ne concerne qu’un domaine restreint de nos
connaissances : les sciences physico-mathématiques de la nature proprement dites.
Mais il y a une autre manière, négative, de lire cette argumentation, à savoir :
toutes les autres ‘certitudes’ (qui constituent en réalité la quasi-totalité) de nos
connaissances ne sont jamais indubitables, infaillibles – et restent donc inconstantes
et éphémères.
La position que l’on adoptera alors relativement au scepticisme métaphysique
dépendra, en fin de compte, de la prémisse que l’on adoptera :
- Soit j’affirme savoir qu’il existe des choses extérieures, que j’ai des mains ou
que je ne suis pas un « cerveau dans une cuve » - en m’appuyant sur un
certain nombre d’indices concordants et tout en accordant que mais je ne
peux le justifier infailliblement de mon point de vue ;
- Soit je commence par reconnaître que je ne peux rien justifier infailliblement
sur ce sujet – et j’en conclus alors que je ne sais pas s’il existe des choses
extérieures, si j’ai des mains ou si je ne suis pas un cerveau dans une cuve.
En fin de compte, la certitude de l’existence des choses extérieures repose sur
notre pratique ou notre usage du monde : tout dans mes pensées et dans mes
perceptions (et plus précisément : leur liaison, leur variété, leur caractère involontaire
ou frappant) contribue à renforcer la croyance en l’existence des choses extérieures.
22
Ou, pour reprendre une expression de Ludwig Wittgenstein, tout contribue à former
une image du monde dans lequel il existe des choses extérieures :
Quelqu'un peut-il avoir une raison plausible de croire que la terre n'existe que depuis peu,
disons seulement depuis sa naissance? Supposons qu'on le lui ait toujours dit ; aurait-il une
bonne raison d'en douter? Des hommes ont cru qu'ils pouvaient faire pleuvoir ; pourquoi un
roi n'aurait-il pu être élevé dans la croyance que le monde a commencé avec lui?
Ludwig Wittgenstein, De la certitude (1949-1951), § 92
En toute rigueur, les critères invoqués par Descartes ne justifient pas qu’il
existe des choses matérielles en dehors de moi ; ils justifient seulement qu’il y a quelque
chose extérieur à mon esprit : si j’ai des pensées liées, involontaires, vivaces, etc., c’est
parce que quelque chose en dehors de mon esprit les suscite. Nous pouvons appeler
cela la thèse d’une dépendance ontologique externe de mes pensées. Le philosophe
irlandais George Berkeley en tirait la conséquence – très peu intuitive et pourtant
parfaitement logique – qu’il n’existe pas de choses matérielles en dehors de moi mais
seulement un esprit, analogue au mien, qui suscite mes pensées et mes perceptions :
[…] Il est hors de mon pouvoir de déterminer à ma guise de quelles idées particulières je
serai affecté en ouvrant les yeux ou en prêtant l’oreille ; elles doivent donc exister en quelque
autre esprit, dont c’est la volonté qu’elles me soient montrées. De tout cela je conclu qu’il y a
un esprit qui m’affecte à chaque moment de toutes les impressions sensibles que je perçois. […] Et tout cela
n’est-il pas tout à fait simple et évident ?
George Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, Deuxième Dialogue, 1713 [Texte 14]
23
CHAPITRE 3
L’ESPRIT ET LE CORPS
Nous abordons dans ce chapitre l’autre versant de la double crise sceptique à
l’origine de la modernité philosophique, à savoir le scepticisme moral. Celui-ci prend
deux formes principales, selon qu’il souligne :
(1) l’incertitude morale de nos décisions pratiques (ou l’impossibilité de parvenir
à une justification absolue – ou du moins suffisamment claire, ferme et constante –
de nos choix ou de nos valeurs). Nous avons tous fait l’expérience de ne pas savoir
quel parti prendre ou, au contraire, d’avoir fait un choix en toute sincérité pour se
rendre compte ensuite que ses raisons ou motifs n’étaient pas clairs, et ne nous
correspondaient peut-être même pas16.
(2) l’impuissance morale à agir selon nos propres choix (que ceux-ci soient clairs
ou confus), et que l’on traduit souvent dans les termes d’une « faiblesse de la
volonté ». Là encore, nous avons aussi fait l’expérience de notre incapacité à tenir
certaines résolutions : « je vois et j’approuve le meilleur, mais je fais le pire » (Ovide,
Métamorphoses, VII, 20-21 : video meliora proboque, deteriora sequor).
La question est : est-il possible de surmonter l’incertitude et l’impuissance
morales, ou est-on voué au scepticisme moral ? L’une des réponses les plus courantes
à cette question jusqu’à l’époque moderne est d’en appeler aux ‘facultés intellectuelles
humaines’ ou à la ‘raison’ censée capable de donner et de justifier des règles de
conduites contre le désordre de nos passions : celui qui vivrait « sous la conduite de
la raison » (et non pas selon ses opinions, ses passions, ses inclinations, etc.) serait
censé échapper tant à l’incertitude qu’à l’impuissance morales. Bref, si nous étions
plus rationnels, nous serions aussi plus raisonnables. Mais, de nouveau, on peut
douter qu’une telle raison (ou notre esprit, ou nos facultés intellectuelle) puisse nous
servir de guide sûr de nos choix (1), et puisse être un motif véritablement efficace
pour agir (2)17.
Telle est la question fondamentale que Spinoza (1632-1677) a voulu poser
dans toute sa radicalité : Que peut vraiment la raison pour la conduite de notre vie ?
C’est-à-dire aussi : Que ne peut-elle pas ? Ou encore : Peut-on fonder une éthique
rationnellement, et qui soit aussi certaine et démontrée que les mathématiques ? Tel
est le projet de son Éthique démontrée à la manière des géomètres (Ethica more geometrico
demonstrata). Si la métaphysique de Descartes voulait surmonter le scepticisme
épistémologique en garantissant et fondant sa physique, la philosophie de Spinoza est
un effort pour étendre l’intelligibilité scientifique aux actions humaines. Et s’il est le
premier à avoir posé le problème de cette manière, c’est qu’il est aussi le premier à
Cf. Marcel Proust, Un amour de Swann : « Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu
mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon
genre ! ».
17 Christine Korsgaard appelle (1) la première forme de scepticisme moral content scepticism et (2) la
seconde motivational scepticism ("Skepticism about Practical Reason," The Journal of Philosophy 83 (1), 1986,
p. 5-25).
16
24
avoir bouleversé la compréhension de ses termes fondamentaux, à savoir : l’esprit et le
corps. En particulier, Spinoza va dénoncer l’illusion – pourtant très commune – d’une
possible maîtrise de son corps (de ses passions, etc.) par l’esprit. Voyons comment.
1. FANATIQUES ET TERRORISTES
Avant d’examiner les termes de la question chez Spinoza, nous pouvons rappeler
quelques faits. Spinoza a manifestement très tôt rejeté la thèse d’un Dieu créateur
transcendant la création : pour ses prises de position, il est exclu définitivement (par
un herem) de la communauté juive d’Amsterdam le 27 juillet 1656 et fait l’objet d’une
tentative d’assassinat par un fanatique religieux. C’est le début de sa réputation
d’auteur dangereux et de « philosophe maudit » (dès le pamphlet de Kortholt, Des
trois imposteurs, 1680). Cela l’a peut-être décidé à publier en 1670, de manière
anonyme, un traité théologico-politique (Tractatus theologico-politicus), qui est condamné
par la cour de Hollande en 1674. La thèse qu’il y défend est que la liberté de penser
s’accorde avec – et est même nécessaire à – la théologie (et en particulier la piété) et
la politique (et en particulier la sécurité de l’État). Cet énoncé peut sembler moderne
du point de vue de nos sociétés sécularisées ; mais, pris dans son contexte historique,
il visait à renverser une certaine forme d’asservissement politique au travers des
autorités théologiques. La situation que dénonce Spinoza est celle où certaines sectes
fondamentalistes usent de leur autorité théologique pour imposer des formes de
gouvernement politique et partant, aussi, imposer certaines croyances et en bannir
d’autres. Bref, Spinoza dénonce avant tout l’utilisation de la religion (« en paroles »)
comme un moyen de contrainte politique sur la pensée (« en fait ») :
Tous, assurément, reconnaissent en paroles que l’Écriture sainte est la parole de Dieu qui
enseigne aux hommes la vraie béatitude ou le chemin du salut. Mais, dans les faits, ils
montrent tout autre chose. Car le vulgaire ne semble se soucier de rien moins que de vivre
selon les enseignement de l’Écriture sainte ; presque tous, nous le voyons, cherchent à faire
passer leurs inventions pour parole de Dieu et s’appliquent uniquement, sous prétexte de
religion, à contraindre les autres à penser comme eux.
Spinoza, Tractatus Theologico-politicus, chap. VII (trad. J. Lagrée)
Cette situation où des fanatiques « sous prétexte de religion » agissent en terroristes
pour « contraindre les autres à penser comme eux » est, 350 ans plus tard, y compris
en Europe, violemment actuelle. Spinoza, conformément à l’une de ses devises (« Ne
pas tourner en dérision, ne pas pleurer, ne pas s’indigner mais comprendre »),
interroge cette situation de différentes manières : Comment expliquer les mécanismes
de soumission à des autorités prétendument religieuses ? Ou, de manière plus
générale : comment expliquer la persistance d’un certain nombre de préjugés qui se
révèlent être, finalement, an pratique, mortifères ? Et comment expliquer
l’enchaînement affectif (tout à la fois mental et corporel) qui mène un individu au
fanatisme meurtrier ? Ou, de manière plus générale : est-il possible de comprendre la
vie affective selon des mécanismes naturels ? Et alors : est-il possible d’échapper à la
pente sombre qui mène au fanatisme mais aussi à la dépression (melancholia) ?
Une fois encore, le propos de Spinoza n’est pas de condamner (moralement)
des opinions ou des croyances : de ce point de vue là, Spinoza, auteur athée au sens
courant du terme, cherche même à justifier l’accommodement des croyances dans
une république. Son propos n’est pas d’exclure, par exemple, le terroriste comme un
‘fou’, un ‘esprit faible’ ou un ‘paumé’ – toutes sortes de qualificatifs qui coupent
25
précisément court à toute explication – mais il est plutôt de se demander : comment
un individu en arrive-t-il à un tel état affectif (sachant que l’affect est toujours
compris pour Spinoza comme un état à la fois mental et corporel) qui le fait renoncer
à sa propre puissance de penser, à sa propre puissance d’agir, à la communauté des
autres hommes, et à sa vie même ?
Tel est le projet d’une éthique selon l’ordre géométrique, qui nécessite de
reconsidérer les rapports de l’esprit et du corps.
2. LE PROJET D’UNE ÉTHIQUE SELON L’ORDRE GÉOMÉTRIQUE
Le projet d’une éthique (1) selon l’ordre géométrique (2) implique deux présupposés :
(1). Une visée éthique est possible, c’est-à-dire qu’il est possible de déterminer
non ce que l’on doit faire mais ce que l’on peut faire pour être heureux ou, dans le
vocabulaire de Spinoza, atteindre la béatitude ou la sagesse – et par conséquent se
prémunir de ce qui nous en éloigne : les « biens décepteurs » ou les « faux biens »
(plaisirs, richesses, honneurs) et les états de « servitude » qui s’ensuivent. Cette visée
éthique est explicite dans le titre des œuvres de Spinoza : le Traité de la réforme de
l’entendement où il dénonce les biens décepteurs comme nuisibles à la bonne santé de
l’esprit (vers 1657-9), le Court traité sur Dieu, l’homme, la santé de l’âme et sa béatitude (en
néerlandais : Welstand), première ébauche non publiée de sa philosophie en 1661-62 ;
le Traité théologico-politique où l’on montre que la liberté de philosopher peut-être concédée sans
porter atteinte à la piété et à la paix de la République (publié de manière anonyme en 1670) ;
et enfin l’Éthique (sans doute achevée en 1675 mais publiée après sa mort en 1677) et
qui est une exposition complète de la philosophie (présentant une ontologie – ou
théorie de l’être –, une philosophie de l’esprit, un traité des passions, des
conséquences politiques). Si l’ensemble de la philosophie peut être appelée une
éthique, c’est qu’elle ne prend sens que du point de vue l’éthique18.
(2). Il faut faire l’hypothèse – en éthique comme en physique – d’un
déterminisme naturaliste universel : non seulement rien ne fait exception à des
relations de causalité nécessaire (tout a une cause nécessaire, tout a un effet nécessaire
– de sorte que dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent toujours les
mêmes effets), mais il n’y a de plus de causalité que naturelle (et non transcendante).
Autrement dit, toutes choses - et donc tous nos actes, toute notre vie mentale, etc. –
sont soumises aux mêmes lois nécessaires et universelles de causalité : la philosophie
naturelle, la religion naturelle, le droit naturel mais aussi l’éthique et la politique
naturelles ne se distinguent pas comme des domaines qui auraient chacun leurs
propres lois – mais se distinguent seulement comme des aspects différents d’une
seule et même nature soumises aux seules et mêmes lois. C’est en ce sens que
Spinoza parle d’un ordre géométrique : comme en géométrie, seules des lois et des
règles à la fois nécessaires et universelles s’appliquent. Cette conception de l’unicité
des lois naturelles se retrouve dans la préface de la troisième partie de l’Éthique (« Des
affects ») :
Notons que le sens spinoziste de l’éthique ne correspond pas à ce que l’on entend aujourd’hui par
l’éthique des comités d’éthique : ceux-ci évaluent les actes d’un point de vue extérieur et déterminent
ce que l’on doit faire, de sorte qu’ils sont souvent des instances de décision politique – et même des
sources du droit.
18
26
La nature est toujours la même, et a partout une seule et même vertu et puissance d’agir ;
c’est-à-dire, les lois et les règles de la nature, selon lesquelles tout se fait et passe d’une forme
dans une autre, sont partout et toujours les mêmes.
Ce point de départ engage pour Spinoza un certain nombre de thèses:
- tous les changements naturels s’expliquent par des relations nécessaires de
causalité entre les êtres (déterminisme épistémologique), c’est-à-dire aussi à l’intérieur des
êtres puisque, par exemple, l’effet d’un autre corps sur le mien s’atteste d’abord
comme une modification interne de mon corps ;
- toutes les valeurs sont instituées relativement à une situation sans référence
possible à un absolu transcendant (relativisme moral) ;
- il n’y a qu’une seule nature ou réalité (monisme ontologique) – et par conséquent
il n’y a pas d’arrière-monde ou de réalité surnaturelle.
Ces trois caractères renvoient, tous les trois à leur manière, au fait que
Spinoza ne reconnaît que des causes efficientes immanentes (qu’il oppose aux causes
transitives) : les commentateurs parlent de philosophie de l’immanence.
Revenons sur la thèse du monisme ontologique, selon laquelle il n’y a qu’une seule
réalité à laquelle s’applique un même ensemble de lois nécessaires et universelles.
Elle a été ici justifiée comme une conséquence du projet d’extension de
l’intelligibilité scientifique de la nature (selon la manière galiléenne) à la sphère
morale. De ce point de vue, la justification paraît acceptable. Mais elle implique
également une position beaucoup moins intuitive : s’il n’y a qu’une seule réalité, alors
l’esprit et le corps ne sont pas des réalités de nature distincte – si l’on entend par esprit
l’ensemble de nos opérations mentales, à la manière de Descartes (concevoir,
imaginer, rêver, affirmer, vouloir, etc.).
Note de vocabulaire
Dualisme : thèse selon laquelle existe au moins deux entités distinctes irréductibles.
Par exemple : l’esprit est distinct du corps au sens où il ne f(er)ait pas partie du
monde physique (et qu’il sui(vrai)t donc des lois distinctes du monde physique).
Monisme : thèse selon laquelle il n’existe qu’un seul type d’entité au monde. Il en existe
deux grandes variantes : l’idéalisme selon lequel tout est de nature mentale (par
exemple, l’idéalisme immatérialiste de Berkeley soutient que les objets physiques et la
matière n’existent que comme des idées dans notre esprit) ; et le physicalisme, selon
lequel tout ce qui existe est de nature physique (de sorte que les états mentaux ne se
distinguent pas des états physiques). Certains vont soutenir que l’esprit se réduit donc
à des opérations mentales de nature physique (physicalisme réductionniste) ; d’autres
que l’esprit lui-même est un terme sans référent, et qu’il faut donc éliminer
(physicalisme éliminativiste).
La thèse dualiste nous semble ordinairement la plus évidente ou la plus
intuitive : on a tendance à poser que l’esprit et le corps sont deux réalités distinctes.
La raison est double : d’une part, il semble que l’on constate des phénomènes de
corrélation entre le corps et l’esprit (comme l’attestent les phénomènes de la douleur, de la
dépression, de l’acte volontaire, de l’effet placebo, etc.) ; d’autre part, des études en
psychologie attestent que l’enfant développe assez tôt une théorie de l’esprit – à savoir la
27
faculté d’attribuer à autrui des états mentaux, de discerner ce que autrui sait et ne sait
pas (par exemple, un enfant sachant ce que ses parents ne savent pas), de
comprendre les intentions d’autrui et d’en inférer un comportement futur19.
Bref, la thèse dualiste apparaît comme la manière la plus directe (la plus
distincte, la plus évidente) pour expliquer les phénomènes du corps, de l’esprit et de
leur corrélation apparente. Dans ce cas, quel argument peut-on avancer pour soutenir
la thèse moniste ? Spinoza avance deux manières de justifier une telle thèse :
(1) Une justification métaphysique: on peut établir qu’elle résulte directement de la
définition classique de la substance ou de la réalité comme « ce qui est par soi
et est connu par soi » (Ethique, 1, Def. 3). C’est la voie argumentative de
Spinoza dans la première partie de l’Éthique : c’est un texte difficile que nous
n’abordons pas ici.
(2) Une justification épistémologique : si le critère retenu pour maintenir la thèse
dualiste est celui de la ‘meilleure explication disponible’, alors, fait observer
Spinoza, il faut adopter la thèse moniste parce qu’elle présente, après-coup,
une plus grande fécondité philosophique ou puissance d’explication des
phénomènes. C’est la voie que nous suivrons ici : à poser la thèse moniste
selon Spinoza, on est amené à déconstruire un certain nombre d’évidences
immédiates et par conséquent à mieux comprendre ce qu’est notre corps,
notre esprit, et des phénomènes d’incertitude et d’impuissance morales.
La première tâche d’une éthique selon l’ordre géométrique est donc de déconstruire
un certain nombre de préjugés communs – ou de pseudo-évidences – qui nous
empêchent de concevoir adéquatement ce qu’est notre pouvoir d’agir. Nous
envisagerons ici deux préjugés fondamentaux selon Spinoza : [section3] le préjugé de
la finalité (et l’illusion du libre-arbitre qu’il entraîne) et [section 4] le préjugé de la
distinction réelle de l’esprit et du corps (et l’illusion attenante d’une maîtrise de ses
désirs par sa volonté).
3. L’ORIGINE DES PRÉJUGÉS
Spinoza identifie un préjugé fondamental et constitutif de tous les autres préjugés :
c’est le préjugé de la finalité [ou la thèse du finalisme] selon lequel tout arrive – et par
exemple mes actions – non comme un effet de causes antérieures efficientes mais en
vue d’une fin à réaliser (ou cause finale).
Tous les préjugés que j'entreprends de dénoncer ici viennent de cela seul, que les hommes
supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, à
cause d'une fin, et vont même jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même règle tout en vue
d'une certaine fin précise, ils disent en effet que Dieu a tout fait à cause de l'homme, et a fait
l'homme pour qu'il l'honore.
Spinoza, Éthique 1, appendice [TEXTE 15]
Un point remarquable de l’analyse de Spinoza est celui de l’engendrement naturel de
ce préjugé, qui explique la difficulté de le dénoncer et sans doute l’impossibilité de
l’éradiquer complètement. Les préjugés ne sont pas des fausses opinions (ou des
19
L’étude de référence est : H. Wimmer et J. Perner, « Beliefs about beliefs: Représentation and
constraining function of wrong beliefs in young children's understandign of deception », Cognition, 13,
1983.
28
idées inadéquates, mutilées, confuses) qui nous seraient transmises de l’extérieur : ils
sont toujours produits par mon propre esprit. Le préjugé de la finalité résulte ainsi
d’une situation épistémique banale : nous avons conscience de nos désirs mais pas
conscience de leurs causes effectives.
Quant à déduire [les préjugés] de la nature de l’esprit humain, ce n’est pas ici le lieu : Il suffira
que je prenne pour fondement ce qui doit être à la connaissance de tous ; je veux dire que les
hommes naissent tous ignorants des causes des choses, et qu’ils ont tous l’appétit de chercher
ce qui leur est utile, chose dont ils ont conscience. Car de là suit, premièrement, que les
hommes se croient libres, pour la raison qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur
appétit, et que, les causes qui les disposent à appéter et à vouloir, il les ignorent, et n’y
pensent pas même en rêve.
Spinoza, Éthique 1, appendice [TEXTE 15]
La première fiction ou illusion est donc de croire que mes désirs n’ont d’autre cause
que moi-même, c’est-à-dire que la fin que je leur imagine : j’en ignore la cause réelle
efficiente, mais j’en connais la cause finale que j’imagine, et par conséquent je
m’imagine en être la cause libre.
L’argument de Spinoza consiste donc à distinguer deux plans:
- le plan de ce dont j’ai conscience (par ex. mes désirs, le fait que je puisse
bouger mon corps quand je le veux, etc.) : c’est le plan des causes que je
perçois (par ex. je me perçois comme la cause de mes actes) ;
- le plan des causes réellement efficientes (le plus souvent inconnues).
Il faut être très attentif aux formulations : Spinoza ne dit pas que la conscience est
illusoire, car la conscience n’est que la manifestation ou le savoir de certaines idées en
mon esprit (Spinoza dit que la conscience est « idée d’idée »). Par contre l’imagination
peut donner une interprétation falsificatrice de mes désirs, des événements qui
arrivent, etc. en leur attribuant une cause illusoire, dans l’ignorance qu’elle est des
causes réelles des choses et des idées.
C’est en appliquant cette distinction entre les deux plans (causes finales
imaginaires-causes efficientes réelles) que Spinoza dénonce, pour commencer,
l’illusion du libre-arbitre.
Le libre-arbitre (ou libre jugement) de la volonté désigne en effet, depuis le
De libero arbitrio de Saint Augustin, l’état d’indépendance totale de la volonté par
rapport à des déterminations extérieures (influences, penchants, passions) qui
pourraient l’incliner. Accorder à l’homme un libre-arbitre, c’est ainsi reconnaître qu’il
peut être la source active exclusive de ses actes, qu’il est donc à la fois entièrement libre
et entièrement responsable de ses actes. Mais c’est précisément, pour Spinoza,
confondre alors deux concepts de liberté. Affirmer que j’ai une puissance d’agir
(potentia agendi) est une chose que l’on peut accorder d’expérience. Mais affirmer que
les choix qui président à mes actes sont totalement libres de toutes détermination
extérieure (liberum arbitrium) est une affirmation que je ne peux justifier en toute
rigueur : de quel acte puis-je être certain qu’il ne résulte pas d’une cause que
j’ignore ?
L’argument de Spinoza prend la forme d’une réduction à l’ignorance : j’ai
conscience d’être libre – car je ne perçois rien d’autre qui ne me détermine que moimême – mais j’ignore en réalité les causes efficientes qui agissent sur/dans mon
esprit et mon corps au-delà de ce que j’en sais.
En indiquant que notre esprit ne se réduit pas à la conscience que nous en
avons, Spinoza indique simplement que nous ne pouvons pas justifier la thèse du
libre-arbitre par notre seule « conscience d’être libres ». Un argument semblable
29
contre la thèse métaphysique du libre-arbitre a été renouvelé par l’une des premières
expériences sur l’activité neuronale du cerveau : l’expérience de Libet20.
L’expérience consiste à comparer l’activité neuronale du cerveau avec le
moment où l’on est conscient d’un acte moteur : Que se passe-t-il dans le cerveau
quand je veux bouger ma main ? Le dispositif est le suivant : un sujet doit opérer un
mouvement du corps (par exemple : appuyer sur un bouton ou lever la main). Ce
sujet doit repérer sur une pendule (ou un oscilloscope) le moment où il est conscient
de vouloir effectuer ce mouvement. Des électrodes mesurent l’activité neuronale de
son cerveau pendant la durée de cette action. Il est donc possible de comparer trois
instants : l’instant où commence l’activité du cerveau relativement à l’action ; l’instant
où le sujet est conscient d’avoir l’intention d’effectuer l’acte ; et l’instant où le sujet
accomplit effectivement l’acte. Les résultats sont les suivants : l’acte se produit en
moyenne 200 ms après la
conscience
de
l’intention
(« awareness of intention ») ; mais
surtout l’activité neuronale menant
à cette conscience a commencé en
moyenne 350 ms avant la
conscience. Autrement dit : les
« actions volontaires » de notre
corps ont des causes corporelles antérieures à notre propre conscience de l’action.
Certains en ont tiré un argument contre la thèse du libre-arbitre en insistant sur la
différence entre les déterminismes neuronaux inconnus et la conscience de nos
actes ; d’autres – comme Libet lui-même – maintiennent la possibilité d’avoir un
pouvoir de refuser une action en insistant sur la différence entre le moment de la
conscience et le moment de l’action effective. Dans les deux cas, on maintient un
certain type de relation causale entre le corps et l’esprit (ou la partie consciente de
l’esprit). Spinoza va cependant refuser comme un préjugé une telle conception.
4. LA THÈSE DU PARALLÉLISME DE L’ESPRIT ET DU CORPS
On peut en effet distinguer deux grandes interprétations du rapport de l’esprit au
corps21 :
-
-
Hyp1 : il existe des relations de causalité psycho-physiques entre le corps et
l’esprit en tant qu’ils sont réellement distincts : ainsi la douleur prouverait
l’action du corps sur l’esprit ; et la dépression, l’influence de l’esprit sur le
corps.
Hyp2 : il n’y a aucune relation de causalité entre le corps et l’esprit parce
qu’ils ne sont que deux expressions différentes d’une seule et même réalité
Benjamin Libet, "Time of Conscious Intention to Act in Relation to Onset of Cerebral Activity
(Readiness-Potential) - The Unconscious Initiation of a Freely Voluntary Act", Brain ,106/1983, p.
623–642.
21 Il existe d’autres hypothèses – comme l’occasionalisme ou l’harmonie du corps et de l’esprit – que
nous laissons de côté ici.
20
30
traversée par un seul et même type de causalité (hypothèse du parallélisme du
corps et de l’esprit). C’est l’hypothèse de Spinoza :
L’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses.
Spinoza, Éthique, 2, P13sc
Cette hypothèse est une conséquence directe de l’ontologie moniste, c’est-à-dire qu’il
y a une identité des causes réelles qui conduisent aux modifications des corps et des
idées. C’est ce que l’on appelle l’hypothèse du ‘parallélisme’ de l’esprit et du corps : l’esprit
et le corps ne sont que des expressions phénoménales diverses (ou modes) d’une
seule et même chose (ou substance) selon les divers constituants de la réalité (ou
attributs).
L’Esprit et le Corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la
Pensée, tantôt sous celui de l'Étendue. D'où vient que l'ordre ou l'enchaînement des choses
est le même, que la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre (Ibid).
L’hypothèse dite du parallélisme écarte par conséquent tout lien de causalité psychophysique selon laquelle il y aurait à la fois :
- des causes mentales d’effets corporels (mes volitions, le phénomène de
dépression, l’effet placebo, etc.),
- et des causes corporelles d’effets dans l’esprit (par exemple la douleur, y
compris de membres fantômes)
De nouveau, et comme pour la réfutation du libre arbitre, Spinoza distingue le niveau
des relations de causalité qui sont perçues (et qui nous semblent évidentes : par
exemple que telle volition est suivie de tel effet) et le niveau des causalités réelles (que
nous ignorons) : dans le détail, le fonctionnement des corps est tout aussi inconnu
que celui de l’esprit ou, selon une formule bien connue « personne n'a jusqu'à présent
déterminé ce que peut le Corps » :
Personne en effet ne connaît si exactement la structure du Corps qu'il ait pu en expliquer
toutes les fonctions, pour ne rien dire ici de ce que l'on observe maintes fois dans les Bêtes
qui dépasse de beaucoup la sagacité humaine, et de ce que font très souvent les somnambules
pendant le sommeil, qu'ils n'oseraient pas pendant la veille, et cela montre assez que le Corps
peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son Esprit de
l'étonnement. Nul ne sait, en outre, en quelle condition ou par quels moyens l’Esprit meut le
Corps, ni combien de degrés de mouvement elle peut lui imprimer et avec quelle vitesse elle
peut le mouvoir. D'où suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du
Corps vient de l’Esprit, qui a un empire sur le Corps, ne savent pas ce qu'ils disent et ne font
rien d'autre qu'avouer en un langage spécieux leur ignorance de la vraie cause d'une action
qui n'excite pas en eux d'étonnement.
Spinoza, Éthique, Troisième partie, Prop. 2, scolie [TEXTE 16]
Du fait que nous percevons des relations de causalité entre l’âme et le corps, il ne
s’ensuit pas qu’il y ait réellement une telle relation dans les choses : il se pourrait bien
que l’on ignore ce que peut le corps d’un côté, et ce que peut l’esprit de l’autre (car
on ignore tout autant comment le corps agirait sur l’âme que l’âme sur le corps). Au
lieu de parler d’une double causalité, il se pourrait que l’esprit et le corps ne soient
que des expressions concomitantes d’une seule et même causalité.
Pour être apparemment moins plausible ou intuitive, l’hypothèse du
parallélisme permet de fonder l’enquête scientifique de tous les phénomènes de la
nature qui sont soumis aux mêmes lois (« la nature est partout et toujours la même »,
31
« l’homme n’est pas un empire dans un empire » E3Pref.) Par conséquent, il est
possible d’aborder les affects non du point de vue du moraliste mais du point de vue
du naturaliste puisque l’on peut en déterminer les mécanismes ou les chaînes de
causalité comme pour tout phénomène naturel. L’Éthique ne s’accomplit
véritablement que dans une connaissance scientifique, ou géométrique, des affects.
5. LES MÉCANISMES DES AFFECTS
Deux conséquences doivent être tirées pour l’analyse de la vie affective :
(1) Toute vie affective doit pouvoir être expliquée naturellement par des
relations de causalité nécessaire. Nous en avons un aperçu dans
l’engendrement de certains de nos affects : la tristesse des uns peut attrister –
ou réjouir – les autres ; la peur peut provoquer d’autres affects (la vengeance,
la mélancolie, etc.)
(2) Tout affect (joie, amour, tristesse, mélancolie, haine, orgueil, etc.) doit
pouvoir être défini tant du côté du corps que du côté de l’esprit.
D’un côté, l’affect est saisi comme modification consciente du corps (et peu importe
qu’une connaissance adéquate corresponde à cette conscience) ; d’un autre côté,
l’affect est une idée – distincte dans le cas des affects actifs et confuse dans le cas des
passions – de la puissance du corps :
Par affect, j’entends les affections du corps qui augmentent ou diminuent, aident ou
contrarient la puissance d’agir de ce corps, et en même temps les idées de ces affections
(E3Def3).
L’affect, qu’on dit une passion de l’âme, est une idée confuse par laquelle l’esprit affirme une
force d’exister de son corps, ou d’une partie de son corps, plus grande ou moindre
qu’auparavant (E3, Def. Générale)
Dans les deux cas, l’affect n’est pas lié à un état du corps, mais à une variation de sa
puissance d’agir. Elle s’effectue en deux sens qui déterminent les deux grands types
d’affects : les affects positifs qui augmentent notre puissance d’agir (par ex. la joie,
l’amour, etc.) et les affects négatifs qui la diminuent (la tristesse, la haine, etc.). Tout
le monde a déjà fait l’expérience de l’exaltation liée à la joie, et de l’abattement lié à la
tristesse ou à la maladie. Cette typologie suppose que l’on ait établi :
(1) le fait qu’un être puisse être caractérisé par sa puissance d’agir, et
(2) le fait que cette puissance d’agir puisse varier.
Or, c’est précisément ce qui a été établi par l’hypothèse déterministe : toute chose
singulière est prise dans des chaînes de causalité et est déterminée à exister (comme
effet de causes) et à opérer (comme cause d’effets). Chaque chose est ainsi
naturellement caractérisée par une certaine quantité de puissance propre, laquelle
détermine à la fois ce que la chose est (son essence) et ce vers quoi elle tend (à savoir
la persistance dans son essence).
Les choses font effort et c’est pourquoi leur essence actuelle, leur notion
lorsqu’elle se réalise en acte, est un effort. A chaque instant, chaque être se réalise
totalement dans les conditions qui sont les siennes : il ne peut pas être meilleur en cet
instant – compte tenu de sa puissance, c’est-à-dire des affections de sa puissance et
des images dont il est capable alors.
32
Spinoza appelle conatus ou effort (E3P6) cette puissance qui caractérise
l’essence de toute chose, c’est-à-dire l’effort interne pour réaliser son essence (esse) et
éviter ce qui la détruit. Volonté, appétit et désir ne sont donc que des noms différents
d’un même conatus, qui définit l’essence de chaque chose. Si l’on pense à l’homme en
particulier, il n’y a donc aucun sens à vouloir, comme les moralistes, opposer sa
volonté à ses désirs ou croire que l’on puisse maîtriser ses passions ou ses désirs par
la volonté. Le désir, loin d’être condamnable, constitue l’essence même de l’homme
chez Spinoza.
Avec le conatus, Spinoza réintroduit la considération de l’individualité dans un
monde déterministe : mon conatus - et ma puissance d’agir – ne sont pas ceux d’autrui
qui, de par sa constitution, n’éprouve jamais exactement les mêmes affects que moi :
« N’importe quel affect de chaque individu discorde de l’affect d’un autre, autant que
l’essence de l’un discorde de l’essence de l’autre » (E3P57). Cela signifie que la vie
affective est infiniment complexe : par définition, l’Éthique de Spinoza ne peut donner
des règles que chacun pourrait mettre immédiatement en œuvre. Elle présente
simplement les grandes tendances de la vie affective.
Sans entrer dans le détail, Éthique 3 se propose d’exposer un certain nombre
de mécanismes de dérivation et de multiplication des affects à partir des trois affects
primaires (qui sont des variations sans objets) : le désir, la joie (au augmentation de la
puissance d’agir) et la tristesse (ou diminution de la puissance d’agir). Spinoza ne
prétend ni être exhaustif ni assurer que des mécanismes aussi simples correspondent
à la vie affective – mais il veut avant tout convaincre de la nature ‘géométrique’ de la
vie affective.
L’effort propre de l’esprit est non seulement de représenter le corps mais
d’imaginer tout ce qui peut augmenter la puissance d’agir du corps : il s’agit du
fonctionnement naturel de l’esprit en tant qu’expression du conatus. Autrement dit, il
y a un mécanisme d’imagination tout à fait naturel (comme c’était le cas dans la
production du préjugé de libre-arbitre) qui va être à l’origine d’un certain nombre
d’affects :
Proposition XII
L'Esprit, autant qu'il le peut, s'efforce d'imaginer ce qui accroît ou ce qui seconde la
puissance d'agir du Corps.
Proposition XIII.
Quand l'Esprit imagine ce qui diminue ou contrarie la puissance d'agir du Corps, il s'efforce,
autant qu'il peut, de se souvenir de choses qui en excluent l’existence.
Corollaire
De là suit que l’Esprit a de l’aversion à imaginer ce qui diminue ou contrarie sa puissance et
celle du Corps.
Scolie
Par là, nous comprenons clairement ce qu'est l'Amour, et ce qu'est la Haine. A savoir, que
l'Amour n'est rien d'autre qu'une Joie qu’accompagne l'idée d'une cause extérieure, et la
Haine, rien d'autre qu'une Tristesse qu’accompagne l'idée d'une cause extérieure. Nous
voyons, ensuite, que [celui] qui aime, nécessairement s'efforce d’avoir en sa présence la chose
qu’il aime, et de la conserver ; et que, au contraire, qui hait s’efforce d'éloigner la chose qu’il a
en haine et de la détruire.
Proposition XX
Quand on imagine que l'objet de sa haine est détruit, on se réjouit.
Spinoza, Éthique 3, Prop. 12, 13, 20.
33
A la question de savoir ce que je peux faire pour éviter, non pas les affects négatifs,
mais que la proportion d’affects négatifs ne l’emporte sur les autres (et me plonge
insensiblement dans une spirale descendante de diminution constante de la puissance
d’agir), Spinoza répond principalement : faire l’effort de considérer les causes
adéquates (réelles) de mes affects. Le principe général de la ‘thérapie spinoziste’ est
ainsi que la vie affective implique toujours, par définition, des idées ou
représentations et que le rapport le plus immédiat que l’on peut entretenir à ses
affects est de les connaître adéquatement. Cette ‘thérapie’ ou ces ‘remèdes’ peuvent
paraître bien modestes dans leur portée :
- Spinoza n’affirme pas en effet que les affects puissent être toujours
changés ; et il affirme même qu’il est impossible de supprimer tout à fait un affect ;
- par contre, il tient qu’une représentation adéquate de la cause réelle des
affects peut amener à modifier ceux-ci (par exemple, la représentation adéquate de la
cause de sa haine ou de sa peur peut amener à modifier son rapport à l’objet de peur
ou de haine : de manière triviale, les compagnies aériennes proposant des stages pour
appréhender la peur de l’avion appliquent un principe spinoziste) ;
- mais Spinoza n’affirme pas qu’il est aisé ni même toujours possible de
parvenir à une telle connaissance adéquate ;
- par contre, il indique qu’une simple connaissance – même adéquate – ne
pourra jamais combattre ou limiter en elle-même un affect puisque seul un autre
affect, plus puissant, peut limiter l’effet d’un autre affect.
C’est cela, la béatitude selon Spinoza : non le sentiment (illusoire) de bienêtre, mais la possession d’idées adéquates (de nos affects) – possession toujours
précaire puisque nous ne sommes jamais à l’abri de la tristesse – et d’abord de la
tristesse des autres. Et la tristesse est précisément le plus grand danger pour Spinoza :
plus on est triste, plus sa puissance d’agir diminue, moins on peut tenter de modifier
cet état, et plus l’esprit et le corps plongent dans un ‘état’ de tristesse.
34
CHAPITRE 4
DIEU : CROYANCE ET LIBERTÉ
L’un des effets les plus connus de la crise sceptique de la modernité que
d’avoir reposé la question du concept et de la croyance en Dieu.
D’un côté, il est clair pour les auteurs modernes que l’existence de Dieu ne
peut être démontrée à la manière d’une démonstration mathématique. Nous ne
savons pas – en ce sens du savoir absolument certain – si Dieu existe. Et nous ne savons
pas démontrer non plus son inexistence : et c’est la raison pour laquelle il est objet de
croyance(s), que ce soit la croyance en son existence ou en son inexistence.
D’un autre côté, la croyance en Dieu ne peut être purement et simplement
rejetée comme une absurdité irrationnelle qu’il ne faudrait pas prendre au sérieux.
Comme si la croyance n’avait que des causes (particulières ou sociales) mais aucune
raison(s). C’est que la croyance, pour n’être pas une connaissance absolument
certaine, n’est pas non plus une ignorance totale : elle est, au contraire, une
représentation plus ou moins probable (la croyance comprise comme contenu
propositionnel) à laquelle on donne plus ou moins son assentiment (la croyance comprise
comme état mental subjectif). Il n’est alors pas étonnant que les auteurs modernes
aient constamment cherché à distinguer les connaissances des croyances, mais aussi à
appuyer leurs croyances sur des preuves.
Telle est la question – épistémologique et métaphysique – que nous voulons
poser ici : de quel type de preuve la croyance en Dieu est-elle susceptible ?
1. LE PARI DE PASCAL : LA CONDITION PRATIQUE DE LA CROYANCE
L’argument du pari est sans doute le texte le plus célèbre de Blaise Pascal, qui devait
figurer dans la préface de son Apologie de la religion chrétienne, ouvrage inachevé dont il
n’a laissé derrière lui que des Pensées disjointes.
Examinons donc ce point. Et disons : Dieu est ou il n’est pas ; mais de quel côté
pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare.
Il se joue un jeu à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile [c’est-à-dire
pile ou face]. Que gagerez-vous ? Par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison
vous ne pouvez défendre nul des deux.
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n’en savez rien.
Non, mais je les blâmerai d’avoir fait non ce choix, mais un choix, car encore que celui qui
prend croix et l’autre soient en pareille faute ils sont tous deux en faute ; le juste est de ne
point parier.
Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrezvous donc ? Voyons ; puisqu’il faut choisir voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez
deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre
volonté, votre connaissance et votre béatitude, et votre nature a deux choses à fuir : l’erreur
et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée puisqu’il faut nécessairement choisir, en
choisissant l’un que l’autre. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la
perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez vous gagnez
tout, et si vous perdez vous ne perdez rien : gagez donc qu’il est sans hésiter.
Blaise Pascal, Pensées (1656-1662), fragment 397 (édition Le Guern) [TEXTE 22]
Le texte est souvent présenté comme une manière de convaincre un incroyant (peutêtre un libertin, comme le chevalier de Méré) de risquer un pari sur Dieu en
35
s’appuyant sur un raisonnement probabiliste : puisque la probabilité que Dieu existe
n’est pas nulle, puisque la mise est finie et puisque le gain de celui qui croit sera infini
si Dieu existe, alors il semble que l’on tout intérêt à croire en Dieu. Les cas peuvent
être présentés ainsi :
Dieu existe (résultat)
Pari sur l'existence de
Dieu
Pari sur l'inexistence
de Dieu
Dieu n'existe pas (résultat)
« vous gagnez tout » (vrai et bien)
« vous ne perdez rien » (erreur et bien)
« vous perdez tout » (erreur et
misère)
« vous ne perdez rien » (vrai et bien)
Si Dieu n’existe pas, le croyant et l’incroyant ne « perdent rien » ; par contre, si Dieu
existe, le croyant « gagne tout » et l’incroyant « perd tout ». C’est pour éviter ce
dernier cas (menant à l’erreur et à la misère) qu’il serait préférable de parier sur Dieu.
A quelle condition l’argument est-il valide ? A la seule condition que l’on
souscrive à la prémisse : « si vous perdez, vous ne perdez rien ». Or, quelle est la mise
dans une croyance ? Il s’agit précisément de la vie pratique du croyant : si vous
prenez le pari sur Dieu, cela veut dire que vous allez vous efforcer de vivre en accord
avec cette croyance (par exemple de mener une vie vertueuse et charitable) en vue
d’une béatitude à venir, et par conséquent, que vous allez renoncer à la vie du libertin
et à sa béatitude terrestre faite de plaisirs. Il faut donc préciser : si vous pariez sur
Dieu et que Dieu n’existe pas, vous ne perdez rien du point de vue de la vie
éternelle ; et l’on peut même considérer que vous avez gagné une vie terrestre tout à
fait vertueuse ; mais l’on peut aussi considérer que vous avez perdu une vie faite de
plus grands plaisirs terrestres. Autrement dit, l’argument n’est valide que si l’on
admet que perdre sa vie terrestre n’est rien au regard de la possibilité de la béatitude
éternelle : d’un point de vue mathématique, les biens finis que peuvent nous apporter
cette vie terrestre ne peuvent jamais être mis en balance avec les biens infinis de la vie
éternelle. C’est ce que confirme Pascal dans la conclusion de la Logique de Port-Royal, à
laquelle il a contribué de manière anonyme :
Il n’y a que les choses infinies, comme l’éternité et le salut, qui ne peuvent être égalées par
aucun avantage temporel, et ainsi on ne doit jamais les mettre en balance avec aucune des
choses du monde. C’est pourquoi le moindre degré de facilité pour se sauver vaut mieux que
tous les biens du monde joints ensemble.
Blaise Pascal, in : Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l’art de penser (1662).
„La moindre possibilité que Dieu existe vaut mieux que tous les biens du monde“ :
telle est la prémisse – janséniste – de l’argument, qu’un libertin n’est certainement pas
prêt d’accepter.
Quel est alors le sens du texte du pari si l’on ne peut pas raisonnablement
penser qu’il s’agit de convertir un incroyant ?
Il semble qu’il s’agisse plutôt pour Pascal, au tout début de son Apologie, de
rappeler la condition à la fois pratique et nécessaire de la croyance.
Premièrement, la croyance en Dieu n’est pas une affaire de la raison
théorique : « La raison n’y peut rien déterminer […]. Par raison vous ne pouvez faire
ni l’un ni l’autre ; par raison vous ne pouvez défendre nul des deux ». Mais c’est avant
tout une question pratique : ce que met en scène le pari, c’est que la croyance n’est
pas fondée sur la raison théorique mais engage toujours sa propre vie et la manière
dont on la mène. Ma propre vie est la mise du pari. C’est la raison pour laquelle la
croyance n’est pas l’affaire d’une proclamation théorique ou d’une simple déclaration
36
d’opinion : les actes, plus que les mots, jugent de la croyance. Si Tartuffe est un
imposteur, c’est bien qu’il est dévot en paroles et non en actes. C’est la raison pour
laquelle Pascal écrit une Apologie : il ne s’agit pas d’une démonstration, mais d’une
justification ou d’une défense argumentée22.
Deuxièmement, puisque la croyance en Dieu a pour mise sa propre vie, on ne
peut échapper à la croyance, que cela soit volontaire ou non : « Le juste est de ne
point parier. Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué ».
Autrement dit, l’intention principale du texte semble de refuser la position agnostique
qui consiste à s’abstenir de parier. L’agnostique se méprend en effet sur la nature de
la croyance : il prétend refuser de croire parce que la raison théorique n’y peut rien
déterminer, mais il oublie que la croyance en Dieu, parce qu’elle engage sa vie même,
n’est pas une simple affaire d’opinion.
On comprend alors que Pascal ait voulu placer le texte du pari en tête de son
Apologie. Son intention n’est pas de convaincre le libertin, sans doute joueur, par un
langage probabiliste. Mais il est de rappeler la condition nécessaire de la croyance :
que l’on y pense ou non, on ne peut échapper au pari sur Dieu. Et l’on peut
considérer que l’ensemble des Pensées est une sorte de long commentaire de la
prémisse au fondement de l’argument : « que la moindre possibilité que Dieu existe
vaut mieux que tous les biens du monde ». Est-ce donc cela seul que l’on peut
attendre des soi-disant « preuves de l’existence de Dieu » : une exposition des
prémisses indémontrables de la croyance ?
2. DE QUOI PEUT-IL Y AVOIR DES PREUVES ? DES CONCEPTS DE DIEU
Dans la Cinquième des Méditations métaphysiques, Descartes reprend la matrice de la
preuve a priori formulée d’abord par Anselme, et que Kant appellera « preuve
ontologique » de l’existence de Dieu (Critique de la raison pure, B 620). On peut se
demander pourquoi Descartes aurait-il besoin d’une telle preuve dans un texte où il
cherche à « établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences ». Sans
développer l’argumentation, on peut indiquer ici que les trois preuves de l’existence
de Dieu présentées par Descartes ne valent pas par elles-mêmes mais par ce qu’elles
permettent d’établir, à savoir : l’existence d’une cause (infinie) en dehors de mon
esprit et le fait que la règle générale de vérité soit elle-même infaillible (voir chapitre
2). La preuve est formulée ainsi :
Or maintenant, si de cela seul que je puis tirer de ma pensée l'idée de quelque chose, il
s'ensuit que tout ce que je reconnais clairement et distinctement appartenir à cette chose, lui
appartient en effet, ne puis-je pas tirer de ceci un argument et une preuve démonstrative de
l'existence de Dieu? Il est certain que je ne trouve pas moins en moi son idée, c'est-à-dire
l'idée d'un être souverainement parfait, que celle de quelque figure ou de quelque nombre
que ce soit. Et je ne connais pas moins clairement et distinctement qu'une actuelle et
éternelle existence appartient à sa nature, que je connais que tout ce que je puis démontrer de
quelque figure ou de quelque nombre, appartient véritablement à la nature de cette figure ou
de ce nombre. […] Lorsque j’y pense avec plus d’attention, je trouve manifestement que
l’existence ne peut non plus être séparée de l’essence de Dieu, que de l’essence d’un triangle
rectiligne la grandeur de ses trois angles égaux à deux droits, ou bien de l’idée d’une
montagne l’idée d’une vallée.
Descartes, Cinquième Méditation [TEXTE 20]
Conformément à la Première épître de Pierre 3, 15 : « Soyez prêts à tout moment à présenter une
défense (apologia) devant quiconque vous demande de rendre raison de l’espérance qui est en vous ».
22
37
L’argument est constitué de trois propositions :
(1) J’ai l’idée d’un être souverainement parfait.
(2) Je ne peux concevoir que l’existence [qui compte parmi les perfections]
puisse être séparée de l’essence de cet être [souverainement parfait].
(3) Dieu existe [en tant que souverainement parfait].
Cet argument a été rejeté par Gassendi puis par Kant comme concluant de manière
illégitime du concept (1) à l’existence de la chose dont il y a le concept (3). Kant, en
particulier, objecte que l’existence n’est pas un prédicat et que tout concept non
contradictoire – que ce soit de Dieu ou de 100 thalers – n’est que le concept d’une
chose possible et non d’une chose existant effectivement.
Or Descartes a lui-même rejeté cette illusoire déduction de l’existence
comprise comme un prédicat contenu dans le concept : « Ma pensée n’impose
aucune nécessité aux choses », écrit-il dans la même Cinquième Méditation. Pourtant, il
affirme bien que l’existence de Dieu est inséparable de son concept. Comment
concilier ces deux énoncés ?
Il faut en conclure que Descartes pense l’inséparabilité ou l’implication de
l’existence par l’essence autrement que sur le mode de l’inclusion d’un prédicat (ou
ingrédient conceptuel) dans un concept. L’existence n’est pas un caractère compris
dans le concept, mais est pourtant inséparable du contenu conceptuel. Comment ?
Cela ne s’explique que si le contenu même des représentations implique une
représentation des modes d’existence des objets auxquels ces contenus font référence
: le contenu représentatif d’une chimère implique une existence impossible; le
contenu représentatif d’un concept mathématique implique une existence possible ;
le contenu représentatif de Dieu implique une existence nécessaire :
Chimère
: existence impossible (contradictoire)
Triangle
: existence possible (non contradictoire)
Dieu
: existence nécessaire (contraire impossible)
Ce que je pense des choses ne leur impose pas d’exister : il ne suffit pas que je pense
à 100 thalers dans ma poche pour que j’aie effectivement 100 thalers. Au contraire,
ce sont les choses qui imposent leur mode d’existence à ma pensée : penser à Dieu,
c’est nécessairement penser un Dieu qui existe et ma pensée n’exprime alors que la
nécessité inhérente à la chose que je pense.
Comme avec l’argument de Pascal, il faut de nouveau déplier la prémisse qui
rend l’argument valide. Ici, il s’agit d’une certaine conception du rapport de la pensée
à ses objets. Pour Descartes, toutes mes pensées sont bien « dans mon esprit » (elles
sont des « modes de l’esprit ») mais leur contenu n’est pas arbitrairement inventé par
moi-même, puisque la manière dont les objets de mes pensées existent est une donnée.
On appelle ces manières des modalités : possible ou impossible, contingent ou
nécessaire.
Il faut ainsi être prudent lorsqu’on se réfère à une ‘preuve ontologique de
l’existence de Dieu’. Si l’on appelle ainsi l’argument selon lequel « l’essence de Dieu
implique son existence », cela peut bien s’appliquer à Descartes et à Anselme – mais
non de la manière que Kant présente. En effet, toute la question est de déterminer le
type d’implication en jeu :
- Kant affirme qu’il s’agit de l’inclusion d’un prédicat dans un concept - ce qui
ne s’applique ni à Anselme, ni à Descartes ni sans doute à aucun philosophe ;
38
-
Anselme affirme que ce n’est pas le concept de Dieu qui implique son
existence, mais au contraire l’absence d’un concept de Dieu qui implique ou
présuppose une nécessaire extériorité à ma pensée ;
Descartes, enfin, pense l’implication comme la survenance ou l’émergence d’une
propriété qui résulte d’un certain contenu conceptuel.
On comprend alors que cette preuve de l’existence de Dieu – comme toutes
les autres – est en réalité une preuve de la possibilité du concept de Dieu, c’est-à-dire
encore une analyse de la manière dont on peut penser Dieu. La conclusion des
‘preuves de l’existence de Dieu’ n’est donc jamais : ‘Dieu existe’ mais : ‘on peut
penser que Dieu existe comme X’.
Descartes distingue ainsi trois modes de connaissance relativement à l’idée de
Dieu : je peux en avoir une pensée (et Descartes emploie le terme général percipere ou,
simplement, cogitare) ; je peux même l’entendre ou la concevoir clairement et
distinctement (clare percipere ou intelligere) ; mais je ne peux la comprendre
(comprehendere). Entendre l’idée de Dieu, c’est en avoir une idée claire et distincte (par
exemple l’idée d’infini) ; mais pour comprendre l’idée de Dieu, il faudrait pouvoir
saisir l’ensemble (cum prehendere) des éléments constitutifs de l’idée de Dieu – ce qui
est impossible : l’infini est incompréhensible pour un esprit fini. Il y a donc toujours
des aspects de l’idée de Dieu que je ne peux « aucunement atteindre par la pensée »
ou « toucher par la pensée ». Il est donc particulièrement remarquable que toutes les
‘preuves de l’existence de Dieu’ chez Descartes reposent sur la conception de Dieu
comme absolument incompréhensible :
Et ceci ne laisse pas d'être vrai, encore que je ne comprenne pas l'infini (non comprehendam
infinitum), ou même qu'il se rencontre en Dieu une infinité de choses que je ne puis
comprendre, ni peut-être aussi atteindre aucunement par la pensée (nec forte etiam attingere
cogitatione) : car il est de la nature de l'infini, que ma nature, qui est finie et bornée, ne le puisse
comprendre; et il suffit que je conçoive bien cela, et que je juge (sufficit me hoc ipsum intelligere,
ac judicare) que toutes les choses que je conçois clairement (clare percipio), et dans lesquelles je
sais qu'il y a quelque perfection, et peut-être aussi une infinité d'autres que j'ignore, sont en
Dieu […] afin que l'idée que j'en ai soit la plus vraie, la plus claire et la plus distincte de toutes
celles qui sont en mon esprit.
Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Troisième Méditation [TEXTE 21]
3. LA RENCONTRE DE LEIBNIZ ET SPINOZA À LA HAYE
Puisque les preuves philosophiques relativement à Dieu ne sont que des preuves (de
la pensabilité) du concept de Dieu, elles peuvent être refusées si l’on conteste 1) la
théorie de la pensée qui les soutiennent ou 2) le concept même de Dieu qui est pris
au fondement de la preuve.
C’est ainsi que le philosophe allemand Leibniz va adresser une objection à
l’encontre de la preuve cartésienne : elle prend pour prémisse « l’idée d’un être
souverainement parfait » (ou : d’un être le plus parfait), dont Descartes dit qu’il la
trouve en lui. Mais peut-on seulement concevoir un tel concept, d’autant plus si l’on
admet que Dieu est incompréhensible ? N’est-ce pas là une expression vide de sens
et vide de référence comme « le mouvement le plus rapide » ou « le nombre le plus
grand » ? Bref : un tel concept – que l’on trouve chez Anselme, Descartes ou Spinoza
– est-il possible ?
39
Leibniz a soumis directement à Spinoza une preuve que « l’être tout parfait
existe ». Après avoir passé quatre ans à Paris, Leibniz part pour Londres le 4 octobre
1676 puis rentre à Hanovre en passant par Amsterdam. Il rend plusieurs visites à
Spinoza, à La Haye, entre le 18 et le 21 novembre 1676. Il rapporte que Spinoza avait
d’abord contredit cette preuve avant de la juger solide (solidam ratiocinationem). Cette
preuve de la possibilité du concept de tout-parfait, c’est-à-dire la preuve qu’il n’est pas
impossible de penser toutes les perfections ensemble, est la suivante :
1. Une perfection est une qualité simple unique – c’est-à-dire qu’elle n’est
limitée par rien d’autre et qu’elle ne peut être analysée. Leibniz ne donne pas
d’exemple, mais considérons les attributs divins traditionnels : la bonté, la
justice, l’omniscience, l’omnipotence, etc. s’ils sont des perfections, alors (1)
ils sont infinis (car rien ne les limite) et (2) aucun ne peut être défini à partir
d’autres perfections (la bonté n’est pas définie à partir de la justice,
l’omniscience à partir de l’omnipotence, etc.).
2. Le problème est de savoir si toutes les perfections peuvent être pensées
ensemble. Posons donc la proposition : les deux perfections A et B sont
incompatibles (dans un même sujet). Peut-on démontrer une telle proposition ?
3. On ne peut démontrer aucune proposition universelle dont les termes ne
sont pas analysables. En effet, une proposition universelle du type tout A est B
ne peut être démontrée que si on peut analyser le contenu conceptuel de A
(et montrer qu’il comprend le caractère de B) ou le contenu conceptuel de B
(et montrer qu’il peut convenir à certains A).
4. Les seules propositions universelles, indémontrables et nécessairement vraies
sont les propositions identiques (A est A, ou A=A).
5. La proposition « A et B sont incompatibles » n’est pas une proposition
identique : elle est donc fausse.
6. Donc, quelles que soient les perfections A et B, A et B sont compatibles : l’êtretout parfait est pensable (on peut le concevoir), donc il existe.
L’ensemble de la preuve de la possibilité du concept « d’être tout-parfait » (ens
perfectissimum) repose sur deux prémisses qui lui donnent un sens :
- une perfection doit être pensée comme simple (donc inanalysable)
- toute démonstration rationnelle suppose l’analyse des termes de l’énoncé jusqu’à
montrer l’inclusion du prédicat dans le sujet, selon le modèle : A est B, or B est C –
donc A est C.
Retenons le sens des preuves dites de l’existence de Dieu : elles explicitent les
prémisses à partir desquelles un concept de Dieu est pensable. Que ce soit le Dieu
transcendant du croyant ou le Dieu immanent de Spinoza. Bien entendu, elles ne
contraignent ni la pensée ni la croyance : l’agnostique vit sans se poser la question de
l’existence de Dieu (même si Pascal considérerait cela comme une croyance
involontaire ou une croyance par défaut). La question métaphysique de Dieu ne se
réduit cependant pas à la caractérisation de son concept, mais ouvre le champ
immense des problèmes de la théologie rationnelle.
40
4. PROBLÈMES DE LA THÉOLOGIE RATIONNELLE : LA LIBERTÉ, LE MAL
Deux des objections les plus courantes contre l’existence de Dieu ne concernent en
effet pas sa pensabilité comme être souverainement parfait, mais plutôt la
compatibilité de ce concept avec :
(a) la position d’une liberté humaine
(b) l’existence du mal.
Autrement dit : (a) si Dieu a créé et crée continûment ce monde de toute
éternité, alors tout est déterminé, les actions humaines ne sont pas libres et il n’y a
même plus de sens à vouloir agir si l’issue prédéterminée se produira nécessairement
(« argument paresseux »). Et encore : (b) si Dieu existe, comment laisse-t-il tant de
maux et d’injustices dans le monde ? Dieu semble ne pouvoir être exempté d’être
l’auteur du mal si l’on considère l’alternative suivante : soit les hommes n’ont aucune
liberté, et donc tout ce qui leur arrive (nous nous limiterons ici au mal moral – ou
péché – en laissant de côté le mal physique – les douleurs, les maladies – et le mal
métaphysique – la finitude inhérente à chaque être) lui est directement imputable ;
soit les hommes sont libres, mais Dieu est tout de même responsable du péché en
tant qu’il a créé ces hommes ainsi et contribue à leur actes. Ces deux problèmes sont
connus comme :
(a) le problème du compatibilisme : la liberté humaine est-elle compatible
avec le déterminisme (divin) ?
(b) le problème du concurrentisme : dans quelle mesure Dieu concourt-il de
manière causale à la production des actions humaines ?
Remarquons que les deux problèmes reviennent à poser la question de la liberté
humaine – et que le premier peut tout à fait être repris sans faire l’hypothèse de Dieu.
On comprend alors que défendre la possibilité du concept de Dieu, c’est aussi
chercher une argumentation rationnelle pour surmonter, déplacer ou déconstruire les
objections qui ont été formulées. L’une des défenses les plus élaborées a été donnée
par Leibniz, qui affronte les deux problèmes :
Je vous dirai donc ce qui m'embarrasse: nous sommes tous d'accord que Dieu sait toutes
choses, et que l'avenir lui est présent tout comme le passé. Je ne saurais remuer le bras dans
ce moment sans qu'il l'ait prévu de toute éternité. Il sait si je ferai un meurtre, crime, ou
quelque autre péché. Et par conséquent sa prescience étant infaillible, il est infaillible que je
ferai le péché qu'il a prévu. Il est donc nécessaire que je pécherai, et il n'est pas en mon
pouvoir de m'en abstenir. Ainsi je ne suis point libre.
Leibniz, Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et l’origine du mal (1695) [TEXTE 23]
Tout comme la ‘preuve ontologique’ de l’existence de Dieu engageait toute une
théorie de l’esprit, on voit ici que les problèmes du compatibilisme et du
concurrentisme engagent ce que l’on appelé une « science divine », c’est-à-dire une
théorie de ce que Dieu sait. Le point de départ est donné par la « préscience divine » :
si Dieu sait tout d’avance, peut-on parler de liberté humaine et peut-on exempter
Dieu du mal ? La réponse de Leibniz – qui reprend pour l’essentiel un argument déjà
formulé par Thomas d’Aquin – est de distinguer deux types de nécessité :
- la nécessité absolue selon laquelle il est impossible que les choses arrivent ou
soient autrement qu’elles ne sont. Par exemple, Leibniz considère qu’il est
absolument nécessaire que 3 X 3 = 9 : Dieu lui même doit observer les lois
nécessaires des mathématiques.
41
-
la nécessité conditionnelle selon laquelle il est impossible que les choses arrivent
ou soient autrement qu’elles ne sont si Dieu a prévu qu’elles étaient ainsi.
Autrement dit, les événements du monde ne sont pas absolument nécessaires
en eux-mêmes, mais ils sont hypothétiquement nécessaires, c’est-à-dire
hypothétiquement nécessaires du point de vue de la préscience divine : ils sont à la
fois conditionnés par la prévision divine, et nécessaires dans la mesure où il
est impossible que ce qui est vu soit autrement qu’il n’est vu.
L’argument est à la fois subtil et complexe puisqu’il nécessite maintenant d’expliciter
ce que veut dire pour Dieu de prévoir les événements sans les prédéterminer de manière
nécessaire. La solution leibnizienne est la suivante :
(1) Dieu peut voir (ou prévoir) l’infinité des mondes possibles qui résultent de
l’infinité des actions possibles de l’infinité des êtres qui composent ce monde. Ces
mondes possibles n’existent que dans l’entendement divin : il existe un monde
(actuel) où je suis en train de lire maintenant ces lignes, mais il existe une infinité
d’autres mondes où je vais autre chose exactement en ce même moment. Bref, Dieu
voit l’infinité des mondes qui résultent de la liberté humaine.
(2) Ayant (pré-)vu tous ces mondes, Dieu choisit de créer le meilleur de tous les
mondes possibles, défini comme celui qui contient le plus de réalité. On voit qu’une
telle solution permet à la fois de maintenir l’hypothèse de la liberté humaine et
d’affirmer que les événements arriveront nécessairement, c’est-à-dire de manière
hypothétiquement nécessaire du point de vue divin :
Et pour ce qui est de la prescience divine, Dieu prévoit les choses telles qu'elles sont, et n'en
change point la nature. Les événements fortuits et contingents en eux-mêmes le demeurent,
nonobstant que Dieu les a prévus. Ainsi ils sont assurés, mais ils ne sont point nécessaires.
[…] Il y a de la différence: il est nécessaire que trois fois trois font neuf, < et cela ne dépend
d'aucune condition >. Dieu même ne le saurait empêcher. Mais un péché futur peut être
empêché, si l'homme fait son devoir, quoique Dieu prévoie qu'il ne le fera point. Ce péché
est nécessaire parce que Dieu l'a prévu, et si Dieu ne l'a prévu que parce qu'il sera, il s'ensuit
que c'est comme si on disait: il sera nécessairement supposé qu'il sera. C'est ce qu'on appelle
une nécessité conditionnelle.
Leibniz, Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et l’origine du mal (1695) [TEXTE 23]
Maintenant, qu’est-ce qu’une telle construction théorique implique du point de vue
humain ? D’une part, il faut bien reconnaître que le déterminisme des événements et
des actes conduit – comme chez Spinoza (voir chapitre 3) – à une réfutation du librearbitre :
Dieu pourrait toujours rendre raison du parti que l’homme a pris, en assignant une cause ou
une raison inclinante qui l’a porté véritablement à le prendre, quoique cette raison serait
souvent bien composée et inconcevable à nous-mêmes, parce que l’enchaînement des causes
liées les unes avec les autres va loin.
Leibniz, Essais de théodicée (1710), I, 49 [TEXTE 24]
Mais comment penser encore une liberté humaine dans un tel contexte déterministe ?
La réponse de Leibniz est qu’il n’y a de préscience de tout ce qui arrive que du point
de vue divin. Du point de vue humain, ce déterminisme absolu, partout et en tout
temps, est une fiction : la science n’établit que des régularités, pour lesquelles l’idée de
déterminisme est certes une idée régulatrice, mais qui n’exclut pas la contingence.
D’autre part, du point de vue humain toujours, ce déterminisme n’implique aucune
prédictibilité des événements : si je savais d’avance toutes les nécessités qui s’appliquent
à moi, il semble que mon action serait entièrement prévisible, et que je ne serais plus
42
du tout libre 23 . Mais dans la mesure où ne connaissons rien de la nécessité
(hypothétique) des circonstances particulières infinies qui entrent dans nos actions
présentes, on ne peut savoir si l’action arrivera avec ou sans mon concours actif – ce
qui réfute l’argument paresseux :
Il y avait un sophisme semblable chez les anciens philosophes, qu'on appelait le syllogisme
paresseux, parce qu'il concluait qu'il ne fallait rien faire: Car si la chose est prévue < et
infaillible >, elle se fera sans mon travail, et si elle n'est point prévue elle ne se fera point
quoique je puisse faire. A cela je réponds en niant ce qu'on avance sans preuve, que la chose
prévue se fera quoique je fasse. S'il est prévu que je la ferai, il est prévu aussi que je ferai ce
qu'il faut pour cela, et si elle ne se fera pas à cause de ma paresse, ma paresse même aura été
aussi prévue. Ce qu'un proverbe allemand dit de la mort, qu'elle veut avoir une cause, se peut
dire aussi de la mort éternelle ou de la damnation, et du péché ou de toute autre chose. Ainsi
comme nous ne savons rien de ce qui est prévu, nous ferons le nôtre, sans nous arrêter à la
question inutile, si le succès est prévu ou non, d'autant plus que Dieu se contente de notre
bonne volonté quand elle est sincère et ardente.
Leibniz, Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et l’origine du mal (1695) [TEXTE 23]
En réalité, et supposé que je connaisse toutes les nécessités, je pourrais toujours intentionnellement
vouloir déjouer la prédiction.
23
43
CHAPITRE 5
LA MÉTAPHYSIQUE, UNE QUESTION DE MOTS ?
1. TROIS CARACTÈRES DU DISCOURS MÉTAPHYSIQUE
Dans le précédent chapitre, consacré à la manière de penser le concept de Dieu et la
liberté humaine, nous avons remarqué que les différents arguments proposés
impliquent toujours certaines prémisses ou certains concepts qui sont admis sans être
eux-mêmes analysés : l’argument du pari de Pascal n’est valide que si l’on souscrit à la
prémisse selon laquelle la possibilité même de l’existence de Dieu justifie à elle seule
de lui sacrifier tous les biens du monde (chap. 4.1) ; la version cartésienne de la
preuve dite ontologique de l’existence de Dieu repose sur une certaine théorie de
l’esprit, et plus précisément du rapport entre la manière dont nos pensées sont
formées et la modalité de leurs objets (chap. 4.2) ; enfin, Leibniz s’interrogeait sur la
possibilité de caractériser Dieu comme « être souverainement parfait » (chap. 4.3) : et
nous avons vu que son argument repose à la fois sur une théorie de la démonstration
(seul ce qui peut être analysé est démontrable) et sur la prémisse selon laquelle ce que
l’on appelle perfection renvoie à une qualité simple indémontrable. Et l’on pourrait
alors adresser à Leibniz la requête suivante : (à quelles conditions) est-ce le cas ?
L’enchaînement de ces différents arguments nous permet de repérer trois
caractéristiques du discours métaphysiques qui sont, de manière récurrente,
attaquées :
(1) Ces arguments reposent eux-mêmes sur d’autres théories (théories de l’esprit, de
la démonstration, de la prévision divine, de la béatitude) et impliquent toujours en fin
de compte une prémisse inanalysée, acceptée comme telle. Cela ne disqualifie pas le
discours argumentatif, mais fait voir qu’il repose sur des propositions que chacun
plus ou moins tendance à accepter : bref, pour reprendre l’enjeu du texte de Pascal,
on n’échappe à la croyance.
Appendice : Que croient les philosophes ?
Une enquête a été réalisée auprès de 2000 professeurs de philosophie d’universités anglo-saxonnes au
sujet de leurs croyances à propos de 30 sujets majeurs de philosophie (David Bourget, David J.
Chalmers, „What do philosophers believe?“, Philosophical Studies, 170/3, Septembre 2014, p.465-500).
Voici les réponses sur quelques sujets abordés au cours :
1. connaissances a priori : oui 71.1%; non 18.4%; autre 10.5%.
2. monde extérieur : réalisme non sceptique 81.6%; scepticisme 4.8%; idéalisme 4.3%; autre 9.2%.
3. libre arbitre : compatibilisme 59.1%; libre arbitre 13.7%; pas de libre arbitre 12.2%; autre 14.9%.
4. Dieu : athéisme 72.8%; théisme 14.6%; autre 12.6%.
5. connaissance: empirisme 35.0%; rationalisme 27.8%; autre 37.2%.
6. esprit : physicalisme 56.5%; idéalisme 27.1%; autre 16.4%.
(2) On peut alors se demander quel est l’intérêt – théorique autant que pratique – de
ces discours. Ne sont-ce pas là de simples discours – souvent étranges en ce qu’ils
prennent le contre-pied de notre expérience quotidienne – mais qui ne changent rien
à celle-ci ?
Reprenons la question de la liberté. Spinoza, autant que Leibniz, rejettent le concept
de « libre-arbitre » compris comme la possibilité d’agir de manière totalement
indépendante de circonstances, influences ou causes extérieures à l’agent.
44
Appendice : l’âne de Buridan
Pour justifier de la possibilité du libre-arbitre, on a invoqué l’expérience de pensée de
l’âne de Buridan, qui est supposément placé à égale distance de deux seaux
d’avoine (de telle sorte que les déterminations extérieures pour aller vers un sceau ou
vers l’autre sont de force égale) : l’âne, manquant de libre jugement, ne pourra se
décider entre les deux seaux ; cette situation étant réputée absurde pour l’homme, on
en conclut à la possibilité humaine de se décider intérieurement indépendamment des
circonstances extérieures. Bien entendu, cette situation est fictive : l’argument dit
seulement que dans une telle situation d’équilibre ou d’indifférence (qui ne se
produira peut-être jamais), l’âne mourra quand l’homme pourra encore se décider
(par libre-arbitre, dit encore « liberté d’indifférence »).
Spinoza et Leibniz se rejoignent sur un point : le concept de libre-arbitre est vide
puisque l’expérience que nous avons de notre puissance d’agir (dans laquelle nous avons
conscience d’agir uniquement par nous-mêmes) se fait dans l’ignorance des causes réelles
(en nombre infini) qui interviennent dans nos actions. Les deux se rejoignent alors
dans la position d’un déterminisme épistémologique absolu. Et les deux se rejoignent
– mais par des voies très différentes – pour indiquer que ce déterminisme n’est pas
un fatalisme (selon lequel tous les événements arriveraient quoique nous fassions),
parce qu’il n’implique aucune prédictibilité des événements24 : rien, en pratique, ne me
permet d’être certain de l’effet de mes actes. Mais alors n’est-ce pas jouer sur les
mots, et regagner en pratique une sorte de ‘libre-arbitre’ qui a été rejeté en théorie ?
(3) La troisième caractéristique souvent soulevée comme une faiblesse est que le
discours philosophique – y compris dans ses réponses aux scepticismes – s’est
appuyé sur des énoncés « métaphysiques » portant sur des objets qui échappent à
l’expérience :
(1) « Je me persuadais qu’il n’y avait rien dans le monde » (Descartes, texte
11).
(2) « L’Esprit et le Corps sont une seule et même chose » (Spinoza, texte 16).
(3) « Dieu prévoit les choses telles qu'elles sont » (Leibniz, texte 23).
Les trois objets principaux impliqués par le défi sceptique sont le monde, l’esprit et
Dieu : ce sont trois objets principaux de la métaphysique. Bien entendu, le terme de
« métaphysique » n’est pas univoque – et l’on peut même affirmer que l’histoire de la
métaphysique occidentale est, en partie, une histoire de la compréhension du terme
même de « métaphysique ». Toutefois, au début du XVIIIe siècle, Christian Wolff va
proposer une division de la métaphysique qui aura une très grande
réception (Philosophia prima sive ontologia, 1729) :
La métaphysique générale, ou philosophie première, ou ontologie, est une théorie
de l’étant en général ;
La métaphysique spéciale traite d’étants particuliers, et regroupe la cosmologie
rationnelle (qui traite du monde), la psychologie rationnelle (qui traite de
l’esprit), et la théologie rationnelle (qui traite de Dieu).
24
Pour une critique du discours astrologique, voir le texte de Theodor W. Adorno,
Des étoiles à terre : la rubrique astrologique du Los Angeles Times, étude sur une superstition
secondaire (1956, trad. fr. 2000).
45
Maintenant, on peut poser une question encore plus radicale : quel est le statut de ces
énoncés métaphysiques ? Ne sont-ils que des mots vains et vides ? Ou ont-ils le statut
d’énoncés scientifiques ? Tel est le problème que va poser Immanuel Kant, et par lequel
il va achever la philosophie moderne comme réponse au scepticisme : Peut-on
déterminer de manière définitive quelles connaissances relèvent d’une rigoureuse
scientificité ? C’est-à-dire encore : A quelles conditions pourrait-on penser la métaphysique
comme science ?
Ce problème est formulé dans la Critique de la raison pure (1781 pour l’édition
A, 1787 pour l’édition B). Notons d’emblée l’audace et la radicalité de la question, qui
suggère qu’il n’y a peut-être jamais eu de métaphysique (comme science) depuis
Aristote. D’ailleurs, le premier constat de Kant est qu’aucun philosophe n’a encore
été en mesure de répondre à une telle question parce qu’aucun n’a encore compris la
nature de nos connaissances.
2. LES POSITIONS EMPIRISTE ET RATIONALISTE ET LEURS LIMITES SELON KANT
Nous avons vu (cf. chapitre 1) que l’un des problèmes majeurs de la
philosophie moderne concernant la connaissance est celui de son origine. Rappelons
les deux positions : la conception rationaliste de la connaissance admet la possibilité
d’une connaissance absolument indépendante de l’expérience (même s’il peut y avoir
des connaissances empiriques par ailleurs) ; la conception empiriste de la connaissance
affirme que toutes nos connaissances - y compris intellectuelles – dérivent de
l’expérience sensible.
John Locke soutient la thèse empiriste et convoque à son appui :
Le problème de Molyneux
Supposez un aveugle de naissance, qui soit présentement homme fait, auquel on ait appris à
distinguer par l'attouchement un cube et un globe, du même métal, et à peu près de la
même grosseur, en sorte que lorsqu'il touche l'un et l'autre, il puisse dire quel est le cube, et
quel est le globe. Supposez que le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle
vienne à jouir de la vue. On demande si en les voyant sans les toucher, il pourrait les
discerner, et dire quel est le globe et quel est le cube.
John Locke, Essai sur l’entendement humain (1690), L. II, chap. IX, § 8.
Locke pense – comme William Molyneux qui lui a posé le problème – qu’un aveugle
de naissance ne pourra distinguer par la simple vue les deux objets qu’il connaissait
par le toucher (le globe et le cube) si jamais il venait à retrouver la vue. Autrement
dit, les idées de sphéricité et de cubicité acquises par le sens du toucher ne pourraient
être « reconnues » lorsque l’aveugle voit pour la première voit les formes sphérique et
cubique : l’expérience sensible serait donc indispensable à cette connaissance. Il
faudrait donc que l’aveugle devenu voyant touche les deux objets pour pouvoir
associer son ancienne idée du cube avec la forme du cube nouvellement révélée. Ce
cas sera fortement discuté tout au cours du XVIIIe siècle, ainsi que l’expérience de
Cheselden (1728) qui semblait donner une confirmation expérimentale à la thèse de
Locke : avec l’invention de l’opération de la cataracte, un jeune aveugle de naissance
a pu recouvrer la vue, mais s’est ensuite montré incapable de distinguer les formes
sphérique et cubique par la simple vue (non plus que d’autres formes d’ailleurs).
46
Contre la thèse empiriste, les rationalistes convoquent deux arguments
principaux. L’un est que l’on peut penser des objets qui ne peuvent apparemment pas
nous être donnés par les sens ou l’imagination : par exemple, un chiliogone ou
polygone à mille côtés. L’autre est que l’empiriste suppose trop facilement que nos
facultés intellectuelles sont d’abord toutes passives à l’égard de l’expérience : que
notre esprit est d’abord « vide de contenu » et que tout contenu de connaissance doit
ultimement lui être donné. Pourtant, même un empiriste comme David Hume25, va
reconnaître la validité d’un contre-exemple :
La nuance manquante de bleu
Supposons donc un homme qui ait joui de la vue pendant trente ans et qui soit devenu
parfaitement familier de couleurs de toutes sortes, sauf d'une nuance particulière de bleu,
par exemple, qu'il n'a pas eu l'occasion de rencontrer. Plaçons devant lui toutes les diverses
nuances de cette couleur, à l'exception de cette nuance inconnue, dans une gradation
descendante de la plus foncée à la plus claire. Il est évident qu'il percevra un vide là où la
nuance de couleur doit se trouver […]. Cette personne, par sa seule imagination, sera-t-elle
capable de produire par elle- même l'idée de cette nuance particulière, bien qu'elle ne lui soit
jamais parvenue par ses yeux? Je crois que peu nombreux sont ceux qui penseront qu'elle
ne le peut pas.
David Hume, Enquête sur l'entendement humain (1748), II, § 8 [TEXTE 7]
David Hume reconnaît ainsi que, dans la perception d’un contenu aussi simple
qu’une couleur, l’esprit n’est pas qu’une « feuille blanche » sur laquelle une donnée
brute viendrait s’imprimer. En effet, pouvoir saisir qu’il manque une nuance de bleu
intercalaire – même si on n’a jamais perçu celle-ci, comme par exemple l’International
Blue Klein d’Yves Klein – implique que l’on puisse imaginer un dégradé continu de
nuances à partir duquel on peut comparer nos différentes sensations. Bref : on
perçoit certes un contenu empirique isolé (tel bleu), mais cette perception implique
tout un système de comparaisons (de ressemblances et dissemblances possibles) qui,
lui, n’est pas perçu empiriquement. Bien que David Hume ait lui même formulé ce
contre-exemple, il ne le considérait toutefois que comme une exception ne remettant
pas en cause la thèse empiriste.
Ce débat entre les positions empiriste et rationaliste ne semble pouvoir être
tranché de manière définitive : bien que la plupart des philosophes admettent la
possibilité d’une connaissance a priori, on ne peut prouver l’impossibilité d’une
interprétation empiriste de celle-ci. C’est que les positions reviennent en fin de
compte à des hypothèses que l’on jugera, selon les cas, plus ou moins adéquates ou
explicatives.
Notons surtout que les deux cas invoqués en faveur de chacune des deux
positions concernent la perception visuelle (des formes ou des couleurs). Cela témoigne
sans doute de la difficulté de rendre compte du phénomène. D’ailleurs, l’un des
débats contemporains les plus intenses en théorie de connaissance – et présentant de
nombreuses analogies avec le débat empirisme/rationalisme – a été suscité par une
expérience de pensée impliquant la vision des couleurs : « la pièce noire et blanche de
Mary ».
La pièce noire et blanche de Mary
25
Voir le Texte 26 sur l’explication empiriste de la relation de causalité.
47
Mary est une neuroscientifique qui a passé toute sa vie dans une même pièce où tout est blanc et noir.
On suppose donc qu’elle n’a fait l’expérience que de ces deux seules couleurs pendant toute sa vie.
Elle a pu acquérir, au travers de livres et d’écrans en noir et blanc, toutes les connaissances possibles sur
la physique de la vision des couleurs : elle connaît les différentes longueurs d’onde qui correspondent
aux prédicats « bleu », « rouge », etc. ; elle connaît exactement le mécanisme physique de la rétine qui
produit une information neuronale et la manière dont celle-ci est travaillée dans le cerveau, etc. Par
exemple, si on lui transmet le scanner (noir et blanc) du cerveau d’une personne, elle peut dire s’il
regarde du bleu ou du rouge.
Que se passe-t-il lorsque Mary quitte sa pièce et voit les couleurs pour la première fois ? « Il semble
évident qu’elle va acquérir une nouvelle connaissance du monde et de notre expérience visuelle de
celui-ci. Mais il est alors inévitable que sa connaissance antérieure des couleurs était incomplète.
Pourtant, elle avait toute la connaissance physique. C’est donc qu’il y a plus que cela, et le physicalisme
est faux »26.
Le cas de Mary, comme on le voit, a été avancé pour indiquer qu’une
connaissance complète des faits physiques n’est pas suffisante pour rendre compte
de la ‘conscience’ que je peux en avoir (ou plus précisément : pour une connaissance
complète de l’état mental associé). Selon l’argument, il y aurait des propriétés de la
perception – les qualia – qui seraient donc inexplicables en termes purement
physiques. Autrement dit : dans la vision des couleurs, il existe des propriétés du
cerveau irréductibles à des propriétés purement physiques. La vision des couleurs (=
un état mental) ne se réduit pas à des faits physiques (= un état de fait physique) : le
physicalisme est faux27. Sans reprendre les termes du débat contemporain, on peut
souligner l’analogie avec le débat des modernes :
- l’empiriste pense que les contenus de connaissance sont réductibles à des
sensations
- le physicaliste pense que les états mentaux sont réductibles à des états
physiques.
Retournons maintenant à Kant. Il constate qu’aucune des deux positions
(empiriste et rationaliste) n’a pu surmonter les objections de l’autre. En attendant un
règlement définitif de la nature de la connaissance, la métaphysique prend
l’apparence d’un « champ de bataille » (Kampfplatz) sans aucun vainqueur ; alors que
les autres sciences accumulent des connaissances (même au prix de controverses).
Cela ne serait-il pas dû à la nature des objets de la métaphysique ?
En effet, le point commun des objets de la métaphysique spéciale est qu’ils ne
sont pas donnés dans l’expérience sensible : Dieu, l’esprit, le monde. Les
connaissances métaphysiques, si elles existent, doivent donc être des connaissances
rationnelles indépendantes de l’expérience, ou connaissances a priori.
Dans l’introduction de la Critique de la raison pure, Kant donne deux critères
distinctifs des connaissances a priori : elles sont universelles et nécessaires. C’est ce
qui les distingue des connaissances a posteriori dérivées de l’expérience sensible : par
26
Franck Jackson, 1982, “Epiphenomenal Qualia”, Philosophical Quarterly 32/1982, p.
127–136.
27
Sur le physicalisme, voir également le chapitre 3 ; et Leibniz, Monadologie (1714), §
17 : « Feignant qu'il y ait une machine dont la structure fasse penser, sentir, avoir
perception, on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions,
en sorte qu'on y puisse entrer comme dans un moulin. Et cela posé on ne trouvera,
en le visitant au dedans, que des pièces qui se poussent les unes les autres, et jamais
de quoi expliquer une perception ».
48
induction sur l’expérience sensible, je ne peux justifier que des propositions générales
mais jamais universelles, et je ne peux justifier que des propositions probables et
jamais nécessaires. Par exemple : « L’eau bout à 100°C », « Le soleil se lèvera
demain », « Tous les cygnes sont blancs ». Si ces énoncés ne sont justifiés que par des
observations répétées, ils ne sont que généraux et probables parce qu’ils n’excluent
pas alors le cas contraire. Par contre, s’ils sont justifiés par une explication physique
causale, ils seront nécessaires et universels dans ce système explicatif.
La question kantienne se trouve ainsi re-déterminée : les objets de la
métaphysique (l’esprit, le monde, Dieu) peuvent-ils faire l’objet de connaissances
objectives a priori ?
3. LE PROJET KANTIEN D’UNE CRITIQUE DE LA RAISON PURE
Kant part d’un double constat à propos des énoncés portant sur Dieu, le monde ou
l’esprit.
Le premier est qu’aucun n’a fait l’objet d’une démonstration universellement
valable : on n’observe en métaphysique – et contrairement aux sciences établies – ni
démonstration ni progrès. Par exemple : les soi-disant preuves de l’existence de Dieu
n’ont jamais convaincu personne28. Autrement dit : la métaphysique n’est pas sur « la
voie de la science ». On pourrait alors considérer qu’il faut tout à fait écarter la
tentation métaphysique de la philosophie et tenir, comme l’écrivain argentin Jorge
Luis Borges, qu’elle n’est qu’une « branche de la littérature fantastique » 29
puisqu’aucun de ses arguments n’ont jamais pu convaincre quiconque30. Le problème
est que la raison trouve précisément – et paradoxalement – son plus grand intérêt
dans la métaphysique.
En effet, le second constat est que la métaphysique est cependant inévitable :
la raison ne peut s’empêcher de penser aux objets de la métaphysique spéciale. Les
énoncés métaphysiques sont même d’une certaine manière plus importants encore
que ceux des sciences de la nature car ils concernent « l’intérêt » même de la raison31.
28
Kant, Critique de la raison pure, B XXXII : « Je demande au plus obstiné dogmatique
si la preuve de la permanence de notre âme après la mort qui se tire de la simplicité
de la substance ; si celle de la liberté de la volonté que l'on oppose au mécanisme
universel en se fondant sur les distinctions subtiles, mais impuissantes, de la nécessité
pratique subjective et objective ; si la démonstration de l'existence de Dieu qui se tire
du concept d'un être souverainement réel (de la contingence des choses changeantes,
et de la nécessité d'un premier moteur) ; je lui demande si toutes ces preuves, nées
dans les écoles, ont jamais pu arriver jusqu'au public et exercer la moindre influence
sur ses convictions ». Sur Dieu, voir le chapitre 4.
29
Jorge Luis Borges, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » (Fictions), in: Oeuvres Complètes,
Gallimard, 1993, p. 459.
Ibid., p. 457 : « Hume nota pour toujours que les arguments de Berkeley n’admettaient pas la
moindre réplique et n’entraînaient pas la moindre conviction ».
31 Kant [TEXTE 27], B XIV : « Cette connaissance n'a pas encore été assez favorisée du sort pour
pouvoir entrer dans le sûr chemin de la science, et pourtant elle est plus vieille que toutes les autres, et
elle subsisterait toujours, alors même que celles-ci disparaîtraient toutes ensemble dans le gouffre
d'une barbarie dévastatrice ».
B XV : « Or, d'où vient qu'ici la science n'a pu ouvrir encore un chemin sûr ? Cela serait-il par hasard
impossible? Pourquoi donc la nature aurait-elle inspiré à notre raison cette infatigable ardeur à en
rechercher la trace, comme s’il s’agissait d'un de ses intérêts les plus importants ? ».
30
49
Pourquoi y a-t-il une « métaphysique naturelle », c’est-à-dire un besoin inhérent à la
raison de penser les objets supra-sensibles de la métaphysique spéciale ? Kant écrit :
En effet, ce qui nous pousse nécessairement à sortir des limites de l'expérience et de tous les
phénomènes, c'est l'inconditionné, que la raison exige nécessairement et à juste titre, dans les
choses en soi, pour tout ce qui est conditionné, afin d'achever ainsi la série des conditions.
Kant, Critique de la raison pure (1787), B XX [TEXTE 27]
La raison – qui est mentionnée dès le titre de l’ouvrage mais qui n’est pas encore
définie – est caractérisée avant tout comme un désir de connaître, par conséquent
comme cherchant en permanence à dépasser les connaissances acquises, à les justifier
complètement, définitivement, inconditionnellement. Si Aristote indiquait, dès les
premiers mots de la Métaphysique, l’existence naturelle d’un désir de connaître32, Kant
identifie cette disposition naturelle dans la pensée de l’inconditionné, c’est-à-dire d’un
terme ultime de la connaissance qui n’aurait plus lui-même de condition :
Cette remarquable disposition naturelle à tout homme […] fait que rien de temporel ne
saurait satisfaire l’homme (parce que ne suffisant pas aux besoins de sa destinée complète) [et
fait] naître l'espérance d'une vie future ; la claire représentation de nos devoirs, en opposition
à toutes les exigences de nos penchants, nous donne seule la conscience de notre liberté ;
l'ordre magnifique, la beauté et la prévoyance qui éclatent de toutes parts dans la nature sont
seuls capables de produire la croyance en un sage et puissant auteur du monde, et une
conviction fondée sur des principes rationnels et susceptible de pénétrer dans le public.
Kant, Critique de la raison pure (1787), B XXXII-XXXIII
Kant propose ainsi comme une genèse naturelle de la métaphysique spéciale à partir
de la recherche de l’inconditionné constitutive de la raison même. C’est en raison
d’une disposition naturelle (Anlage seiner Natur) que l’homme est conduit
1) à ne pas se satisfaire de son existence temporelle mais à en penser un terme
inconditionné – et ainsi émerge le problème de l’immortalité de l’âme ;
2) à ne pas se satisfaire de son existence comme déterminée par des influences
et des causes extérieures dans le monde mais à se penser comme l’origine
inconditionnée de ses actions – et ainsi émerge le problème de la liberté ;
3) à ne pas se satisfaire de son existence comprise comme contingente33 dans le
monde mais à penser une origine intelligente de cette existence actions – et
ainsi émerge le problème de l’existence de Dieu.
Les trois objets de la métaphysique spéciale (esprit/âme, monde, Dieu) et les trois
problèmes qui leur sont associés (immortalité, liberté, existence d’un auteur de mon
existence) émergent ainsi comme trois manifestations naturelles (donc inévitables) du
désir d’inconditionné inscrit au cœur de la raison. Ce ne sont donc ni des objets de
fiction ni des objets propres aux philosophes.
La question de départ se trouve de nouveau précisée : la métaphysique, à la
fois inévitable mais n’ayant jamais produit de connaissance scientifique, peut-elle
prétendre au statut de science ? Pour y répondre, Kant ne va pas considérer telle
32
Aristote, Métaphysique, A1 : « Tous les hommes ont, par nature [φύσει], le désir de
connaître ».
33
Est nécessaire ce qui ne peut être autrement (par exemple : 2+2=4) ; est contingent ce
qui aurait pu être autrement (et par conséquent aussi aurait pu ne pas être : mon
existence est contingente.
50
science constituée comme modèle d’intelligibilité, mais va examiner la possibilité ou
l’essence même de la science.
4. LA VOIE DE LA SCIENCE
Le début de la Préface est consacré à opposer le tâtonnement caractéristique des savoirs
qui n’ont pas encore atteint le statut de science (permettant entre autre
l’accumulation des connaissances) et la méthode assurée qui permet aux sciences de
progresser : le chemin (en grec : odos) de la science passe par la méthode (meth-odos).
Seul un changement de méthode permet d’entrer sur la voie de la science, et Kant donne
plusieurs exemples de celle-ci :
- la logique traite des règles formelles de la pensée et n’a donc pas affaire à d’autres
objets que ceux que la raison lui donne ;
- la mathématique construit elle-même ses objets : les propriétés du triangle ne sont
pas découvertes en le percevant mais en le construisant ;
- de même, en physique « la raison n’aperçoit que ce qu'elle produit elle-même
d'après ses propres plans ». Telle est la voie de la science :
Lorsque Galilée fit rouler ses boules sur un plan incliné avec une accélération déterminée et
choisie par lui-même, ou que Toricelli fit porter à l'air un poids qu'il savait être égal à celui
d'une colonne d'eau à lui connue, ou que, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et
celle-ci à son tour en métal, BXIII en y retranchant ou en y ajoutant certains éléments, alors
ce fut une nouvelle lumière pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aperçoit
que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans, qu'elle doit prendre les devants
avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la
nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme en lisières.
Kant, Critique de la raison pure (1787), B XII-XIII [TEXTE 27]
Kant propose d’opérer par analogie le même type de changement de
méthode en métaphysique : si l’on n’a pu jusqu’ici parvenir à des connaissances
métaphysiques, c’est que la nature même de la connaissance n’a pas été suffisamment
comprise et qu’il faut « opérer un changement dans la façon de penser » (B XVIII). Au
lieu de vouloir imiter un certain type de connaissances (par exemple mathématiques)
ou une certaine méthode, la métaphysique ferait mieux d’imiter le changement de
méthode qui a présidé à leur scientificité – et opérer une révolution à la manière de
Copernic :
On a admis jusqu'ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; mais,
dans cette hypothèse, tous nos efforts pour établir à l'égard de ces objets quelque jugement a
priori et par concept qui étendît notre connaissance n'ont abouti à rien.
Que l'on cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la
métaphysique, en supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s'accorde
déjà mieux avec ce que nous désirons démontrer, à savoir la possibilité d'une connaissance a
priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard, avant même qu'ils nous soient
donnés. Il en est ici comme de la première idée de Copernic : voyant qu'il ne pouvait venir à
bout d'expliquer les mouvements du ciel en admettant que toute la multitude des étoiles
tournait autour du spectateur, il chercha s'il n'y réussirait pas mieux en supposant que c'est le
spectateur qui tourne et que les astres demeurent immobiles
Kant, Critique de la raison pure (1787), B XVI [TEXTE 27]
Le « changement de méthode dans la manière de penser » repose sur l’homogénéité
de la raison dans la production des connaissances rationnelles : comme en
51
mathématiques (où la raison construit ses concepts) et en physique (où la raison
anticipe les lois qu’elle veut découvrir dans la nature), il faut poser qu’en
métaphysique aussi, « nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y
mettons nous-mêmes [par la raison] » (B XVIII). Cette « révolution copernicienne » a
deux conséquences majeures.
1. Elle permet de réfuter le scepticisme empirique en garantissant la
possibilité de connaissances a priori. Pour David Hume, par exemple, la connaissance
d’une relation de causalité n’est en effet jamais a priori mais est comprise comme le
produit d’une généralisation à partir de cas particuliers (ou induction). En effet, par
l’expérience nous ne percevons pas que « A est cause de B » mais que « l’état B suit
de l’état A » :
La connaissance de la cause et de l’effet ne s’obtient, en aucun cas, par des raisonnements a
priori, mais naît entièrement de l’expérience, quand nous trouvons que des objets particuliers
sont en conjonction constante l’un avec l’autre.
Hume, Enquête sur l'entendement humain (1748) [TEXTE 26]
L’induction, fondée sur l’expérience, ne permet jamais de garantir la nécessité et
l’universalité d’une proposition : ce n’est pas parce que l’on constate empiriquement
100 fois que l’eau bout à 100°C dans les conditions normales de pression que l’on
peut garantir que ce sera toujours nécessairement le cas.
2. Elle implique que les connaissances a priori n’ont de signification objective
que pour des objets qui nous sont donnés dans l’expérience – ou plutôt dans une
intuition (c’est-à-dire dans une représentation immédiate singulière) : de même que
les objets de la mathématique sont donnés dans l’espace; de même les objets de la
physique sont donnés de manière sensible dans l’intuition empirique. Autrement dit,
il n’y a de connaissance au sens strict que lorsqu’un concept (même a priori) est rapporté à un objet
dans l’intuition.
La « voie de la science » ainsi déterminée, il s’ensuit qu’il n’y a pas
métaphysique spéciale légitime comme science puisque ses objets ne sont pas donnés
dans l’intuition (ils sont suprasensibles). Telle est la signification historique et
philosophique fondamentale de Kant : notre connaissance est bornée aux objets de
l’intuition. Si l’on veut encore déterminer la métaphysique comme science, il faut
alors la redéfinir comme la science des limites de la connaissance, c’est-à-dire comme
la critique des limites que la connaissance ne peut dépasser.
5. LA LIMITE CRITIQUE ENTRE CONNAÎTRE ET PENSER
Il est enfin possible de préciser davantage ce qu’est la raison pour Kant. L’originalité
de la conception kantienne tient dans la distinction entre l’usage théorique et l’usage
pratique de la raison – selon la manière dont elle se rapporte (y compris a priori) à son
objet :
1. ou bien la raison détermine son objet ou son concept (c’est l’usage théorique
qui se donne comme la contemplation – en grec : theoria – d’un objet qui n’est pas
modifié ou transformé) ;
52
2. ou bien elle le réalise, le rend effectif ou réel (selon l’usage pratique de la
raison, dont il s’avèrera que cet usage relève de la liberté)34.
La Raison théorique n’est pas caractérisée par la connaissance mais par le savoir, lequel
se distingue à son tour en connaissance et pensée. Connaître un objet consiste à en
démontrer la possibilité réelle (empiriquement ou a priori), c’est-à-dire s’assurer de la
validité objective de la proposition en question (= s’assurer qu’un objet correspond
bien à la proposition). Au contraire, penser un objet consiste à en démontrer la
possibilité logique ou la non-contradiction, indépendamment de la validité objective :
on peut penser une chimère – même si aucune chimère n’existe véritablement ou
matériellement –, mais on ne peut penser un cercle-carré qui est une proposition
formellement contradictoire. Dans le dispositif critique, nous connaissons les phénomènes (donnés
dans l’intuition) mais nous pensons les noumènes.
Raison
(fac. ou pouvoir des principes de nos connaissances, actions et jugements esthétiques/téléologiques)
Usage théorique (savoir = wissen)
Connaître (erkennen)
Penser (denken)
Usage pratique
Réaliser (un objet) (glauben)
Limite critique continuité entre pensée théorique
& intérêt pratique
La ‘critique de la raison’ pure examine la détermination de la limite entre connaître et
penser : c’est une enquête sur le pouvoir de connaître pur (a priori) de la Raison (en
général). Elle est donc à la fois une science de l’étendue et des limites de la raison pure qui
permet de déterminer de manière correcte la métaphysique ; un tribunal de la raison qui
établit les prétentions légitimes de la raison tout en écartant ses présomptions
abusives ; un traité de la méthode qui indique par quels moyens il faut réaliser ou écrire
la nouvelle métaphysique. La critique comporte ainsi un aspect négatif (la limitation
des connaissances et raisonnements théoriques illégitimes) et un aspect positif (la
préparation d’une métaphysique critique, non dogmatique) : la critique doit fonder la
métaphysique comme système de la Raison Pure.
En raison de la double nature de la raison, on comprend que la limitation du
domaine théorique délimite du même coup le domaine de la raison pratique :
« Il me fallait donc mettre de côté le savoir (Wissen) afin d’obtenir de la place pour la
croyance (Glauben) » (B XXX).
La croyance en question n’est pas une opinion subjective (et idiosyncrasique) mais un
besoin (universel) inscrit dans la raison : l’intérêt de la raison – et l’intérêt de la
métaphysique – est, pour Kant, essentiellement pratique et toute la métaphysique
doit être dorénavant comprise comme fondant non la physique mais la pratique.
Kant [TEXTE 27], B IX-X : « S'il y a de la raison dans ces sciences, il faut aussi qu'il y ait quelque
connaissance a priori, et d'autre part la connaissance de la raison peut se rapporter à son objet de deux
manières : ou bien il s'agit simplement de le déterminer lui et son concept (qui doit être donné d'autre
part), ou bien il s'agit de le réaliser. Dans le premier cas, on a la connaissance théorique, dans le second, la
connaissance pratique de la raison ».
34
53
CHAPITRE 6
QUE DOIS-JE FAIRE ?
1. RAISON THÉORIQUE, RAISON PRATIQUE : COMMENT SAVOIR CE QUE JE DOIS
FAIRE ?
Nous avons vu au chapitre précédent en quel sens Kant affronte le problème
moderne du scepticisme (théorique) – et en particulier le débat sans fin entre les
positions empiriste et rationaliste – en opérant une révolution dans notre manière de penser
la connaissance. En analysant la manière dont différents sciences présentent des
connaissances a priori (c’est-à-dire indépendantes de l’expérience), Kant se rend
compte qu’une véritable connaissance répond à certains réquisits de la position
rationaliste et de la position empiriste, et ainsi que :
- les connaissances ne se règlent pas sur les objets, mais au contraire les objets
sur les connaissances, c’est-à-dire que les ‘structures’ de la raison imposent leur
forme aux objets (c’est la « révolution copernicienne » en théorie de la
connaissance) ;
- il n’y a de connaissance au sens strict que pour des objets de l’intuition (par
exemple, pour la physique, les objets sensibles donnés dans l’intuition
empirique ; et pour la géométrie, les objets abstraits construits dans l’espace
mathématique – qui est pour Kant une forme de l’intuition pure) ;
- les objets traditionnels de la métaphysique spéciale (Dieu, l’âme, le monde),
parce qu’ils ne peuvent être donnés dans aucune intuition, ne peuvent jamais
être connus mais seulement pensés.
La signification fondamentale de la Critique de la raison pure (1781) est ainsi de mettre
un terme, de manière définitive dans l’histoire de la philosophie, à l’universalité de
l’intelligibilité mathématique : la métaphysique, au sens classique, ne peut être une
science.
Une conséquence majeure est qu’il faut limiter le domaine des objets que la
raison peut connaître effectivement ou objectivement. Une deuxième conséquence
est que la raison ne se réduit ni à la production de connaissances ni à un usage
purement théorique. Même si celle-ci peut être nominalement caractérisée comme
une « faculté des principes », il faut en effet distinguer selon Kant :
- l’usage théorique de la raison qui consiste à déterminer un objet, c’est-à-dire
soit déterminer sa possibilité réelle (ce que Kant appelle connaître un objet) soit
déterminer sa possibilité logique (ce que Kant appelle penser un objet)
- l’usage pratique de la raison qui consiste à réaliser un objet, c’est-à-dire à
produire quelque chose de réel en déterminant sa volonté à le faire.
Mais il faut s’interroger davantage sur le sens de la limitation réciproque entre
raison théorique et raison pratique, que Kant énonce dans une phrase devenue
célèbre : « Il me fallait donc mettre de côté le savoir (Wissen) afin d’obtenir de la place
pour la croyance (Glauben) » (B XXX). Pourquoi la limitation de l’usage théorique de la
raison justifierait-il qu’il existe un usage pratique de la raison ? Et que serait une
raison pratique ?
54
Lorsque Kant parle de raison théorique, il indique que la raison peut parvenir
à des propositions universellement et nécessairement valables (par ex. 7+5=12). Mais peuton parvenir à des principes universellement et nécessairement valables de ce que je dois faire ?
Notre expérience la plus quotidienne tendrait plutôt à confirmer l’une des variantes
du scepticisme moral : que ce soit le relativisme moral (il existe des faits moraux et des
vérités morales qui varient selon certains facteurs) ou le nihilisme moral (il n’existe pas
de faits moraux). Qu’en est-il ?
2. LE DILEMME DU TRAMWAY
Il s’agit d’une expérience de pensée, imaginée il y a quelques décennies par la
philosophe britannique Philippa Foot (en 1967 dans la Oxford Review sous le titre
« The Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect“), et qui est sans doute l’un
des arguments les plus commentés de la philosophie pratique contemporaine.
Le dilemme du tramway
Cas 1 : Un tramway est lancé à pleine vitesse en descente. Ses freins ont lâché. Il se dirige tout droit
vers un groupe de cinq personnes qui ne pourront se dégager à temps (et mourront assurément). Vous
êtes le conducteur de la machine folle et vous avez la possibilité, en appuyant sur un bouton,
d'actionner un aiguillage qui vous conduira sur une voie parallèle sur laquelle ne se trouve qu'un seul
piéton.
Que faites-vous : restez-vous sur la voie ou changez-vous de voie ?
Cas 2 : Le tramway, toujours sans frein, se dirige tout droit vers cinq personnes qui sont condamnées
à mourir. Mais cette fois-ci vous vous trouvez sur un pont, sous lequel le tramway va passer. A côté de
vous, il y a une très grosse personne dont vous vous dites que si elle tombait devant le tramway, elle
mourrait, mais le tramway serait freiné et les cinq autres personnes épargnées (il s’agit d’une
expérience de pensée dans laquelle on suppose que la personne obèse freinerait véritablement le
tramway).
Que faites vous : poussez-vous la personne obèse sur la voie ou n’intervenez-vous pas ?
Cette expérience a fait l’objet de très nombreuses enquêtes auprès de populations, de
pays et de cultures très différentes. Toutefois, les résultats sont étonnamment
constants : dans le cas 1, environ 80 % des personnes interviendraient (pour
entraîner la mort d’une personne et sauver les cinq autres) ; dans le cas 2, environ 90
% restent sans rien faire (et refusent de sacrifier une personne pour en sauver cinq).
Autrement dit :
- dans le cas 1, on accepte de concevoir la mort d’une personne comme un
moyen pour épargner cinq vies ;
- dans le cas 2, on n’accepte pas d’utiliser la personne obèse comme un
moyen pour épargner la vie des autres.
Cette expérience est invoquée pour manifester deux caractères des actions humaines :
D’une part, la plupart des personnes interrogées se déclarent incapables de
justifier les raisons de leurs choix (et le fait qu’elles aient répondu de manière
différente dans les deux cas) : cela tendrait à justifier la position intuitionniste en
philosophie morale (selon laquelle nous sommes conscients de nos choix moraux
mais nous ne sommes pas conscients des principes de nos actions morales) contre la
position rationaliste (selon laquelle nous sommes conscients de nos principes moraux,
que nous appliquons aux cas particulier qui nous sont soumis afin de formuler un
55
choix moral)35. Nous laisserons ce dernier débat de côté – à savoir si nous sommes
conscients des principes de nos actions morales ou non – pour simplement examiner
les différents types de principes et de justifications morales.
D’autre part, les raisons ou les principes qui justifient nos actes relèvent de
deux types d’arguments ou deux types de morale : la morale conséquentialiste et la morale
déontologique (selon que l’acte est préférable en vertu de ses conséquences ou en vertu
de ses principes) :
- la morale conséquentialiste justifie le choix de l’acte par ses conséquences
(dont l’une des variantes est l’utilitarisme de Jeremy Bentham & John
Stuart Mill qui justifie le choix de l’acte par le maximum d’utilité publique
ou personnelle). Dans le cas 1, on juge que les conséquences seront moins
mauvaises si l’on décide de changer de voie.
- la morale déontologique qui justifie le choix de l’acte par la qualité de l’acte
lui-même, intrinsèquement et indépendamment des conséquences (dont
l’une des variantes est l’impératif catégorique de Kant qui juge de la moralité
de l’acte par l’intention – ou non – d’accomplir son devoir,
indépendamment de l’utilité ou du bonheur que cela peut procurer). Dans
le cas 2, on juge que l’acte même de pousser intentionnellement
quelqu’un à la mort est intrinsèquement mauvais et doit être évité pour
cette raison, indépendamment des conséquences.
Une manière simple de comprendre leur différence est de l’illustrer par la question du
mal : la position conséquentialiste (de type utilitariste) consiste à minimiser la
quantité globale de mal dans le monde (fût-il pour commettre certains maux) ; la
position déontologique consiste à refuser de commettre absolument tout mal (même
si cela permettrait d’éviter de plus grand maux).
Leur différence essentielle est toutefois que la position conséquentialiste est
circonstantielle : elle dépend des circonstances particulières et de la capacité à prévoir
(ou calculer) les conséquences (par exemple, dans le cas 1, peut-être vaudrait-il mieux
ne pas intervenir car quelque chose sur la voie pourrait faire dérailler le tramway et
épargner la vie des cinq personnes). Au contraire, la morale déontologique est catégorique et
s’applique en toute circonstance. Kant va montrer que seul un principe catégorique
de l’action répond aux exigences d’une raison pratique.
3. « QUE DOIS-JE FAIRE ? » : LES DIFFÉRENTS TYPES D’IMPÉRATIFS
Quels peuvent être les différents principes ou règles de nos actions ?
Dans un texte intitulé Fondements de la Métaphysique des Mœurs (FMM, 1785),
Immanuel Kant s’attache précisément à déterminer (1) ce qu’est la liberté et (2) ce
que doit être le principe suprême de la moralité, à savoir le principe permettant de
répondre à la question « Que dois-je faire ? ». Le titre même de l’ouvrage témoigne
du changement de perspective adopté par Kant : la tâche de la métaphysique n’est
plus principalement de fonder la physique, mais de fonder la morale.
Il faut d’abord remarquer que la question « Que dois-je faire ? » n’est qu’une
manière d’interroger les actions humaines : la question du devoir est celle de ce que
Ne confondez pas l’opposition entre empirisme et rationalisme en théorie de la connaissance ; et entre
intuitionnisme et rationalisme en philosophie morale.
35
56
l’on appelle couramment « la morale » ; mais nous avons vu que Spinoza posait
plutôt, dans l’Ethique, la question du pouvoir sur/de nos actions (« Que puis-je
faire ? » et non pas « Que dois-je faire ? »). Toujours est-il que pour Kant la question
du devoir est l’une des trois questions qui déterminent la question « Qu’est-ce que
l’homme ? » :
Le domaine de la philosophie se ramène aux questions suivantes : 1) Que puis-je savoir ? 2)
Que dois-je faire ? 3) Que m’est-il permis d’espérer ? 4) Qu’est- ce que l’homme ? A la
première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la
quatrième l’anthropologie, puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière ».
Kant, Logique
Quels principes observons-nous alors quand nous agissons ? Kant appelle
« impératif » une formulation du devoir (compris comme détermination
contraignant la volonté) :
« La REPRÉSENTATION d'un principe objectif, en tant que ce principe est contraignant pour
une volonté, s'appelle un commandement (de la raison), et la formule du commandement
s'appelle un IMPÉRATIF. Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir ».
Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs [TEXTE 28]
Il distingue alors trois types trois types possibles d’impératifs, les règles, les conseils et
les lois :
Impératifs ou principes contraignants la volonté
Impératif hypothétique
Impératif catégorique
= représente une action comme un moyen nécessaire en vue d’une
fin
= représente une action
« comme nécessaire pour ellemême, et sans rapport à un
autre but »
= s’énonce de manière conditionnelle : « si tu veux A, alors fais B »
=
s’énonce
de
manière
catégorique : « Il faut que A »
Les impératifs hypothétiques sont de deux sortes :
Impératif technique
Impératif pragmatique
= lorsque la fin (A) et les
moyens (B) sont précisément
déterminés
= lorsque la fin visée (A) est à la
fois
certaine
mais
non
précisément déterminée, et que
les moyens (B) pour y arriver
sont donc indéterminés et
incertains.
Exemples :
Que dois-je faire pour réparer
la fuite d’eau ? réussir mon
examen ? pour guérir ? etc.
Kant : « la foule de choses
diverses que les parents
apprennent aux enfants »
Exemples :
Il est certain « qu’être heureux
fait partie de l’essence de
l’homme », mais que dois-je
faire pour être heureux ?
Un IT explicite une règle pour
Un IP n’est donc rien d’autre
Exemples :
?
(encore indéterminé)
Un IC explicite une loi d’après
57
agir dans un cas particulier,
avec un but particulier
qu’un conseil pour agir – sous
la condition d’avoir déterminé,
de manière subjective et contingente, la
fin indéterminée : si pour toi
être heureux veut dire A, alors
fais B.
laquelle agir qui est valable
indépendamment des
circonstances particulières
(contrairement à l’IT) et des
opinions subjectives de l’agent
(contrairement à l’IP)
règle
conseil
loi
[TEXTE 28]
Un point remarquable – et qui a souvent été souligné et reproché à Kant – est que la
recherche du principe d’une action bonne en elle-même (indépendamment des
circonstances et des conséquences) n’implique aucunement que ces actions
contribuent au bien-être ou au bonheur de l’individu. Cela ne veut pas dire que
l’action conforme à un impératif catégorique ne puisse pas, de manière dérivée,
rendre heureuse la personne ; mais cela signifie que la recherche du bonheur, comme
telle et par définition, ne peut relever d’un impératif catégorique (qui expliciterait de
manière infaillible et universelle ce qu’il faut faire pour être heureux) mais seulement
d’un impératif pragmatique. Autrement dit : la question « Que dois-je faire ? » n’est
tout simplement pas la question « Que dois-je faire pour être heureux ? ».
La raison en est, pour Kant, que l’idée du bonheur est à la fois inévitable (en
tant qu’idéal de l’imagination) et en même temps complètement indéterminée d’un
point de vue objectif – c’est-à-dire que chacun va, subjectivement déterminer ce qu’il
entend par bonheur sans pour autant être certain que cela épuise la série des
conditions qui permettraient de le réaliser :
« Mais, par malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le
désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis
et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments
qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils
doivent être empruntés à l'expérience, et que cependant pour l'idée du bonheur un tout
absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future,
est nécessaire.
On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d'après des principes déterminés, mais
seulement d'après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime
sévère, l'économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui, selon les enseignements de
l'expérience, contribuent en thèse générale pour la plus grande part au bien-être.
Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut
favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble; il n'y a donc
pas à cet égard d'impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend
heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination, fondé
uniquement sur des principes empiriques ».
Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs [TEXTE 28]
Nous avons déjà vu [voir le chapitre 5] qu’il y a un désir d’inconditionné
inscrit au cœur de la raison qui explique que la raison ne peut s’empêcher de penser
les objets de la métaphysique spéciale. Cette fois-ci, Kant parle du bonheur comme
d’un idéal de l’imagination, c’est-à-dire comme la représentation d’un maximum de
bien-être, inconditionnellement : c’est le plein épanouissement de notre nature
sensible, le désir d’accomplissement des désirs. C’est en ce sens que l’idée du
bonheur « fait partie de l’essence de l’homme ». Mais en même temps, on ne connaît
pas le contenu objectif d’un tel idéal, mais uniquement ce qu’on y projette
subjectivement : rien ne dit que l’on serait heureux si l’on arrivait à réaliser la
58
représentation que l’on se faisait du bonheur (faire carrière, aimer, être riche, etc.).
Développons quelques conséquences :
- D’un point de vue kantien, tous les livres sur le « bien-être » ne sont que
des projections de l’imagination de quelques représentations subjectives
et contingentes de ce qu’est « être heureux ». Or, si « personne ne peut
jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et
il veut », comment penser que je le trouverai dans tel livre ? La raison de
leur succès toujours renouvelé est très claire pour Kant : c’est un objet
inévitable de l’imagination et le lecteur potentiel espère peut-être y
trouver des solutions définitives (catégoriques) là où il ne pourra avoir
que des conseils pragmatiques (donc incertains).
- Si l’on prend un exemple plus philosophique, Spinoza cherche bien dans
l’Éthique une voie vers la béatitude de l’homme et propose un certain
nombre de moyens pour y parvenir [cf. chapitre 3]. Mais il est évident que
l’entreprise repose sur une certaine idée de la béatitude et du lien entre
connaissance (y compris de ses affects) et bonheur.
- Kant disjoint complètement le problème de la moralité (ou de la bonne
action) du problème du bonheur ou du plaisir : il rompt en cela aussi avec
les morales grecques de l’eudémonisme et de l’hédonisme.
- La règle d’or (« Ne fais pas à autrui ce que tu en voudrais pas qu’il te
fasse ») est une variante du conséquentialisme et relève elle aussi d’un
impératif hypothétique.
Avant de déterminer le contenu d’un impératif catégorique, une dernière remarque
peut être ajoutée : si une action accomplie selon un impératif hypothétique est
justifiée par une fin extérieure ; une action accomplie selon un impératif catégorique
ne peut être justifiée… que par l’impératif catégorique même, c’est-à-dire par
l’intention de réaliser l’impératif catégorique même. Dans ce cas, le moyen de l’action
est aussi la fin de l’action. Cet impératif catégorique (car il est unique, contrairement à
l’infinité des impératifs hypothétiques) est au cœur de la compréhension kantienne de
la moralité.
4. LIBERTÉ ET MORALITÉ SELON KANT
La différence introduite par Kant entre une action qui est bonne (et donc
préférable) en elle-même (et relève d’un impératif catégorique) et une action qui est
bonne en vue d’autre chose (et relève d’un impératif hypothétique) implique qu’il soit
fait deux usages de sa volonté : un usage libre et un usage nécessaire.
En effet, au sens usuel, la liberté est comprise comme absence d’obstacle à la
réalisation de sa volonté : « être libre, c’est faire ce que l’on veut », dit-on. Pour Kant,
cet énoncé n’a aucun sens tant que l’on ne précise pas de quelle manière on veut, et par
conséquent selon quelles motivations mais aussi selon quels impératifs on agit. Autrement
dit, ce sont les raisons ou les motifs qui décident – selon Kant – si l’action est libre
(et morale) :
- si l’action trouve sa justification en dehors de la raison (par exemple dans
les instincts, les plaisirs, les penchants, les désirs particuliers réglés par des
impératifs techniques, le désir d’être heureux régi par l’imagination, etc…)
alors l’acte n’est pas libre car il est soumis à une nécessité externe ;
59
-
si l’action trouve sa justification dans une loi, un impératif que la raison se
donne elle-même, alors elle sera dite libre au sens où elle sera
indépendante de toute influence externe.
Autrement dit :
Agir librement signifie alors être être à l’origine de ses propres actions, et par
conséquent agir d’après une loi que je me donne moi-même : Kant nomme cela
l’autonomie de la volonté (autos : soi-même ; nomos : loi) ; ce qui correspond à la possibilité
traditionnelle d’un libre-arbitre de la volonté absolument indépendant de toutes
influences externes.
Agir nécessairement signifie au contraire agir d’après des motifs, inclinations,
tendances que je peux vouloir mais que je n’ai pas choisis moi-même car ils se sont
imposés à moi : Kant nomme cela l’hétéronomie de la volonté.
L’autonomie et l’hétéronomie diffèrent ainsi quant à la manière de considérer
le sujet de l’action : dans un dispositif hétéronome, l’agent se considère comme le
moyen ou l’instrument d’une fin qu’il n’a pas choisie (l’agent devient, par exemple,
l’instrument de ses passions, désirs, inclinations, etc.) ; dans une morale d’autonomie,
l’agent se pense comme une fin en soi-même (indépendamment de ses passions,
désirs, inclinations sensibles, etc.).
Le concept d’autonomie de la volonté est central : d’un côté, il permet de
caractériser la liberté ; de l’autre il permet aussi de caractériser un acte moral. Être
moral, c’est être capable d’agir de manière autonome en résistant à ses intérêts
sensibles.
De manière rétroactive, Kant fait même de la moralité la preuve de la liberté :
dans la Critique de la raison pure, il indiquait que l’on peut penser la liberté, mais qu’on
ne pouvait la connaître. Ici, le fait que l’on puisse agir uniquement par le devoir de
respecter la personne comme moyen et non comme fin prouve que la volonté peut se
déterminer uniquement par la raison même, indépendamment de toute influence
sensible : bref, que la volonté peut-être libre.
Le critère de l’hétéronomie permet d’identifier un certain nombre d’actions non
morales au sens de Kant, et qui ont été beaucoup commentées :
- vouloir ce qui nous fait plaisir (se considérer comme un moyen
d’augmenter ses plaisirs)
- vouloir se suicider (se considérer comme un moyen de faire cesser les
déplaisirs, et non plus comme une fin en soi)
- vouloir être honnête (ou fair-play, généreux, etc.) en vue de préserver sa
réputation, etc.
Maintenant, peut-on préciser en quel sens un acte ou une volonté ou une
intention est bon(ne) en soi ? Peut-on formuler le principe suprême de la moralité
dont nous n’avons pour l’instant que des caractérisations (catégorique, autonome,
bon en soi, libre, etc.) ?
La difficulté est qu’un acte moral, vu de l’extérieur, ne se distingue pas d’un
acte immoral (voir les exemples ci-dessus), puisque seule l’intention qui le justifie le
rend moral. Kant propose trois formulations de l’impératif catégorique (IC) dans
l’introduction des Fondements de la métaphysique des mœurs :
« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle
devienne une loi universelle » (FMM, AA 4, 421).
60
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne
de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un
moyen » (FMM, AA4, 430)
(Agis de telle sorte) « que la volonté puisse se considérer elle-même comme légiférant
universellement en même temps par sa maxime » (FMM, AA 4, 434)
Ce sont trois formulations d’une seule et même loi – que Kant appelle la « loi
morale » :
- la 1ère insiste sur le principe de non-contradiction de la maxime (la
maxime d’une action est la règle subjective d’après laquelle le sujet agit, et
que l’on a appelée plus haut des motivations ou des principes de
l’action) ;
- la 2ème insiste sur le principe de dignité de la personne humaine comme
fin
- la 3ème insiste sur la pureté de l’intention (l’absence d’intérêt particulier) –
qui seule garantit l’autonomie.
Ces trois formules proposent un critère commun de la moralité : une action est
morale si sa maxime est universalisable sans contradiction (considérer l’humanité et
non l’individu ; considérer la loi universelle et non la maxime particulière). De
manière courante, on appelle cela le « test d’universalité ». Par exemple : dérober ne
peut être un acte moral car cela revient à déposséder quelqu’un d’un droit de
propriété et par conséquent, si j’universalise la maxime, à déposséder celui qui dérobe
de jouir de la propriété de ce qu’il a dérobé. Bref : « quand je vole, je me vole ».
Une première objection peut être adressée à ce test d’universalité : c’est qu’il
permet de discriminer tous les devoirs mais non pas toutes les actions bonnes en soi. En
effet, un acte dont la maxime ne serait pas universalisable n’est pas nécessairement
un acte qu’il ne faut pas faire, mais c’est un acte qui n’est pas un devoir.
John Stuart Mill a adressé une seconde objection à Kant au chapitre 1 de
L’utilitarisme : l’argument kantien ne serait-il pas un argument conséquentialiste
déguisé dans la mesure où l’impératif catégorique fait appel aux conséquences de
l’action une fois la maxime universalisée ? Or, précisément ce ne sont pas les
conséquences de l’action qui sont prises en compte, mais les conséquences de
l’action une fois la maxime universalisée. Autrement dit, le sujet kantien ne calcule pas les
conséquences supposées réelles de son action ; mais il envisage les conséquences
possibles de son action si tout le monde suivait la même maxime.
L’objection de John Stuart Mill – au demeurant pertinente – permet de
souligner un aspect de la loi morale selon Kant : elle implique de supposer que tout le
monde est capable d’agir moralement, c’est-à-dire que tout sujet est capable de
résister à ses penchants (hétéronomes) et de se donner à soi-même sa propre loi
(autonomie) Le sujet moral est ainsi posé comme membre d’une communauté
symbolique où tous les sujets sont considérés comme des fins en soi et en même
temps comme législateurs. Kant appelle cette communauté symbolique « le règne des
fins ». Ce règne est un idéal, un focus imaginarius, une « communauté éthique parfaite »,
un principe régulateur qui n’est possible qu’en faisant trois hypothèses – ou plutôt
trois postulats de la raison pratique (correspondant précisément aux trois objets de la
métaphysique spéciale qui avait été écartés de la connaissance) : la liberté ;
l’immortalité de l’âme ; l’existence de Dieu.
Autrement dit, la moralité n’est possible que si l’on considère l’homme en tant
qu’être intelligible (ce que Kant appelle le point de vue nouménal) et que l’on refuse le
61
de considérer comme purement empirique (ou comme déterminé uniquement par ses
penchants sensibles – ce que Kant appelle le point de vue phénoménal) :
- Si l’homme était purement empirique, il n’y aurait aucune action morale ;
- Si l’homme était purement intelligible, il n’agirait que de manière autonome ;
- L’homme est cependant les deux : Kant assure donc que l’homme est capable
d’agir moralement sans pour autant garantir qu’il y ait jamais eu un seul acte moral.
SYNTHÈSE
conséquentialisme
déontologie
Point de vue sur
l’action
L’agent est
les conséquences sont bonnes
l’intention est bonne en soi
un moyen en vue d’une fin externe
une fin en soi-même
Impératif
hypothétique
catégorique
Motif de la
volonté
Détermination
de la volonté
Modalité de la
volonté
Justification
ontologique
Moralité possible
Critère (test
d’universalité)
inclinations
devoir
hétéronomie
autonomie
nécessité
liberté
diversité des inclinations sensibles
unicité de la raison pratique universelle
non
Maxime de l’action non universalisable
sans contradiction
oui
Maxime de l’action universalisable sans
contradiction
5. DROIT DE MENTIR ET HOSPITALITÉ
Il s’agit là encore d’une expérience de pensée – proposée par Benjamin Constant à
l’encontre de Kant – mettant aux prises des logiques conséquentialiste et
déontologique. Le cas est le suivant :
L’homme menacé de mort
Quelqu’un frappe à votre porte et demande à se cacher chez vous en affirmant qu’il est menacé de
mort par quelque ennemi. Vous le laissez entrer et le cachez. Quelques minutes plus tard, on frappe de
nouveau à la porte : un homme armé vous demande si vous n’avez pas vu une personne
correspondant exactement au descriptif de la personne que vous cachez. Que faites-vous : dites-vous la
vérité ou mentez-vous ?
La réponse de Kant concernant la possibilité ou le droit occasionnel de mentir est
claire.
Du point de vue de la 1ère formulation de l’impératif catégorique, on ne peut
accorder un droit de mentir en cette occasion car sinon, en universalisant la maxime,
tout le monde pourrait mentir en toute occasion et il n’y aurait plus de présomption
de véracité (laquelle est nécessaire au mensonge : on ne ment que parce que l’on sait
qu’autrui présume que l’on dise vrai). Bref, ce serait une maxime auto-contradictoire.
62
Du point de vue de la 2ème formulation, mentir serait utiliser quelqu’un
comme un moyen en vue de mes propres fins, et ne peut donc être justifié quelles que
soient les circonstances. C’est ainsi que Kant répond à Benjamin Constant :
« La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme
envers chacun , quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un
autre ».
Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797) [TEXTE 29]
Benjamin Constant s’insurge contre ‘l’inhumanité’ d’une telle morale :
« Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de
celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il
n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux
qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui ».
Benjamin Constant cité par Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797) [TEXTE 29]
La réplique de Kant permet de souligner le défaut fondamental de l’argument
conséquentialiste : seul un point de vue omniscient permettrait de s’assurer du sens
de l’expression d’une « vérité qui nuit à autrui ». Autrement dit, le conséquentialiste
est-il sûr de pouvoir calculer toutes les conséquences de son acte ? La personne qu’il
cache, par exemple, n’est-elle pas un dangereux criminel qui occasionnera de bien
plus « grandes nuisances à autrui » ? [Reprenons le cas 1 du dilemme du tramway :
qui sait si les cinq personnes sur la voie ne sont pas des saboteurs qui voulaient faire
dérailler le tramway, et recommenceront si le tramway ne prend pas leur voie ?] Bref,
le conséquentialiste ne peut ‘calculer’ que les effets probables de son acte, tels qu’il
les imagine subjectivement :
« C’est ainsi que si tu as par un mensonge empêché quelqu’un d’agir alors qu’il s’apprêtait à
commettre un meurtre, tu es juridiquement responsable de toutes les conséquences qui
pourraient en découler. Mais si tu t’en es tenu à la stricte vérité, la justice publique ne peut
s’en prendre à toi, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui s’ensuivent. Il est
cependant possible que, après que tu as loyalement répondu par l’affirmative au meurtrier qui
te demandait si celui à qui il en voulait était dans ta maison, ce dernier en soit sorti sans qu’on
le remarque et ait ainsi échappé au meurtrier, et qu’ainsi le forfait n’ait pas eu lieu ; mais si tu
as menti et dit qu’il n’était pas à la maison, et que de fait il soit effectivement sorti (encore
que tu ne le saches pas), supposé que le meurtrier le rencontre lors de sa sortie et perpètre
son acte, c’est à bon droit qu’on peut t’accuser d’être à l’origine de sa mort ».
Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797) [TEXTE 29]
Il existerait encore une autre manière de défendre la position de Kant (à savoir le
devoir de dire la vérité) sans pour autant tomber sous le reproche d’absurdité morale
formulé par Constant, à savoir : répondre par un énoncé formellement vrai mais qui
pourrait être trompeur. Par exemple : « Je ne sais pas où est cette personne », ce qui
peut s’entendre en un sens absolu (« Je ne sais pas du tout où se cache cette
personne ») ou relatif (« Je ne sais pas si elle se cache dans la cave ou sous le lit »). On
pourrait objecter qu’une telle réponse a pour intention de tromper l’interlocuteur et
n’est donc pas conforme à l’impératif catégorique. En réalité, l’intention première
d’une telle réponse est de ne pas mentir et d’éviter un énoncé faux – tout en espérant
sans doute que l’interlocuteur se trompe sur son interprétation.
Et pourquoi l’hôte ne chercherait-il pas à ne pas mentir sans pour autant dire
toute la vérité ? Après tout, l’expérience de pensée proposée par Kant repose sur une
situation qui a été peu commentée : un homme offre l’hospitalité à un étranger qui se
63
présente à lui. Voilà une autre question, préjudicielle : y a-t-il un devoir universel
d’hospitalité ? Kant pense en effet qu’il y a un droit/devoir universel d’hospitalité, mais
que celui-ci ne doit pas être illimité (ou inconditionné) afin qu’il puisse relever d’une
prescription catégorique. Dans le face-à-face interpersonnel, Kant défend comme
une proposition de la raison pratique le devoir d’accueillir l’étranger menacé (sans
pour autant octroyer de droit permanent de résidence) :
L'hospitalité (hospitalitas) signifie le droit pour l'étranger, à son arrivée sur le territoire d'un
autre, de ne pas être traité par lui en ennemi. On peut le renvoyer, si cela n'implique pas sa
perte (Untergang), mais, aussi longtemps qu'il se tient paisiblement à sa place, on ne peut pas
l'aborder en ennemi. L'étranger ne peut pas prétendre à un droit de résidence (cela exigerait
un traité particulier de bienfaisance qui ferait de lui, pour un certain temps, un habitant du
foyer) mais à un droit de visite : ce droit, dû à tous les hommes, est celui de se proposer à la
société, en vertu du droit de la commune possession de la surface de la terre, sur laquelle,
puisqu'elle est sphérique, ils ne peuvent se disperser à l'infini, mais doivent finalement se
supporter les uns à côté des autres et dont personne à l'origine n'a plus qu'un autre le droit
d'occuper tel endroit.
Kant, Vers la paix perpétuelle (1795), 3ème article
64
QUELQUES REMARQUES DE CONCLUSION SUR LA PHILOSOPHIE MODERNE
Les auteurs que nous avons abordés ont tous posé la question du scepticisme,
celle de l’étendue de la scientificité des savoirs avec, parfois, le projet d’une extension
de l’intelligibilité mathématique à d’autres domaines, laquelle serait censée mettre un
terme au scepticisme épistémologique (voir chapitre 1). Toutefois, chacun des
auteurs, selon son questionnement propre, découvre les limites d’un tel projet et la
finitude du sujet qui le porte : Descartes finit par conclure à la certitude seulement
morale et non métaphysique de l’existence des choses autour de nous (chapitre 2) ;
Spinoza met en lumière les effets perturbateurs de l’imagination dans la production et
la connaissance de nos propres affects (chapitre 3) ; Leibniz développe les conditions
sous lesquelles seules des arguments portant sur Dieu peuvent être formulés
(chapitre 4) ; Kant, enfin, limite les connaissances, stricto sensu, au seuls objets qui
peuvent être donnés dans l’intuition (dans l’expérience des choses sensibles ou dans
l’espace mathématique) et conclut ainsi que la métaphysique spéciale ne pourra
jamais prétendre au statut de science (chapitre 5).
Au-delà de ces problèmes caractéristiques de la philosophie moderne (ils ne
sont pas propres à la seule philosophie moderne, mais ils y sont fondamentaux, premiers et
même préjudiciels : voir chapitre 1), nous avons surtout donné un aperçu de ce qui est
propre à toute réflexion philosophique en général, à savoir : revenir sur les évidences
qui nous semblent acquises ; comprendre que les énoncés, les attitudes ou les
croyances dont nous partons spontanément ne sont peut-être pas les plus justifiés ;
rendre étrange ce qui nous était familier. Selon une étymologie approximative, on dit
parfois que la philosophie est « amour de la sagesse » : comme telle, cette expression
n’explicite rien de l’activité philosophique – et aucun des auteurs abordés ne l’a
employée. Par contre, tous produisent des arguments inattendus : que l’existence du
monde extérieur, qui nous est la plus immédiate et sans doute la plus certaine, ne sera
jamais aussi certaine qu’un énoncé mathématique (Descartes) ; qu’il n’est pas moins
justifié de penser que le corps et l’esprit sont deux expressions d’une même réalité
que de croire, comme on le fait usuellement, qu’ils sont deux réalités distinctes
(Spinoza) ; que la logique conséquentialiste que nous employons chaque jour n’est
pas morale, parce qu’elle n’est pas libre (Kant). Tel est le risque de la lecture des
textes philosophiques : désapprendre ce que l’on croyait savoir.
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INDEX DES TEXTES ÉTUDIÉS ET DES EXPÉRIENCES DE PENSÉE CORRESPONDANTES
Les numéros des textes renvoient à l’anthologie disponible sur l’Université Virtuelle. Les
textes 19 et 25 sont hors programme.
1. La philosophie moderne et le problème de la connaissance
1. Kant : apprendre et penser
2. Kant : il est impossible d’apprendre la philosophie
3. Koyré : la pensée moderne, du monde clos à l’univers infini
4. Montaigne : le relativisme des valeurs et l’origine sceptique de
la modernité
5. Galilée : de la physique de la qualité à la physique de la
quantité
6. Locke : la position empiriste ou l’hypothèse de la table rase
7. Hume : la nuance manquante de bleu, contre-exemple à la
thèse empiriste ?
2. La certitude du monde
8. Descartes : l’approche fondationnaliste de la connaissance
9. Descartes : la mise en cause sceptique de nos connaissances
sensibles
10. Descartes : la fiction du malin génie et l’expérience de pensée
du doute
11. Descartes : le ‘cogito’ ou le premier énoncé à résister au doute
méthodique
12. Descartes : la règle générale de vérité et le problème de sa
justification
13. Descartes : examen des différentes manières d’assurer
l’existence des choses matérielles
14. Berkeley : Y a-t-il quelque chose en dehors de mon esprit ?
3. L’esprit et le corps
15. Spinoza : la déconstruction du préjugé finaliste à l’origine de
tous les préjugés
16. Spinoza : Un argument contre le dualisme de l’esprit et du
corps
17. Spinoza : affects primaires et nature de l’esprit
18. Spinoza : la joie de la haine
19. Spinoza: les remèdes aux affects
4. Dieu : Croyances et liberté
20. Descartes : l’idée et l’existence de Dieu
21. Descartes : les modes de l’idée de Dieu en mon esprit
22. Pascal : le pari sur Dieu et la condition pratique de la croyance
religieuse
23. Leibniz : dialogue sur la liberté de l’homme et l’origine du mal
24. Leibniz : La réfutation du libre-arbitre
Expérience de pensée :
Le problème de Gettier
L’effet de cadrage (Tversky)
Le doute radical (Descartes)
Le cerveau dans une cuve
(Putnam)
L’âne de Buridan
L’expérience de Libet
Le pari de Pascal
5. La métaphysique, une question de mots ?
25. (Kant : Qu’est-ce que les Lumières ?)
26. Hume : la relation de causalité et la nature de l’explication
scientifique
27. Kant : le projet d’une critique de la raison pure
Le problème de Molyneux
(Locke)
La nuance de bleu (Hume)
La pièce de Mary (Jackson)
6. Que dois-je faire ?
28. Kant : Y a-t-il un impératif du bonheur ?
29. Kant : la controverse sur le droit de mentir
Le dilemme du tramway
L’homme menacé de mort
(Constant)
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