Marc Angenot

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Marc Angenot
Marc Angenot
Les portraits écrits
de Robespierre
Discours social, 2015
õ Volume 46 õ
Discours social est une collection de monographies et de travaux collectifs
relevant de la théorie du discours social et rendant compte de recherches
historiques et sociologiques d’analyse du discours et d’histoire des idées. Cette
collection est publiée à Montréal par la CHAIRE JAMES-MCGILL D’ÉTUDE DU DISCOURS
SOCIAL de l’Université McGill.
Elle a entamé en 2001 une deuxième série qui succédait à la revue trimestrielle
Discours social / Social Discourse laquelle avait paru de l’hiver 1988 à l’hiver 1996.
Discours social est dirigé par Marc Angenot.
Nouvelle série, année 2015, volume XLVI
Marc Angenot,
Les portraits écrits de Robespierre
Un volume de 141 pages in-quarto
$ 15.00 – € 12.00
Version en .pdf : $ 5.00
© MARC ANGENOT 2015
Marc Angenot
Les portraits écrits de Robespierre
J’aborde un objet en indivision entre la littérature, le roman nommément, et les dehors de
la littérature, chez les mémorialistes, les publicistes, les historiens : le portrait écrit, la
description verbale, textuelle des traits du visage et de l’habitus corporis de personnages
réels – nommément de ces personnages que l’on qualifie d’historiques – ou bien de
personnages de fiction – et leur herméneutique physiognomoniste, cette «science» dévaluée
mais à la mode au 18e siècle et qui continue à inspirer plus tard George Sand, Honoré de
Balzac et les grands romanciers réalistes. Qui survit ainsi tout au long du siècle suivant
dans la sphère littéraire.
! Remarque. On parle parfois de «portrait littéraire» – par opposition à portrait
peint ou gravé – mais l’adjectif est inadéquat dans la mesure où je veux
précisément, avec le «cas» de Robespierre, montrer que le portrait écrit – qui
appelle à coup sûr de la part de son rédacteur un effort de «style» qu’il me faudra
caractériser – est d’abord et pour longtemps le fait de publicistes, de mémorialistes,
d’historiens et seulement sur le tard de littérateurs, de romanciers.
La notion de réalisme est elle-même une catégorie qui n’est pas strictement littéraire, mais
en indivision entre les belles lettres et leurs dehors. Le réalisme n’est jamais la mise en
texte d’un réel unidimensionnel. Pas de réalisme sans une herméneutique du visible mué
en trace déchiffrable du caché «intérieur», de l’imperceptible. Le visage humain est alors
par excellence le lieu du déchiffrement; ce que le narrateur invite à y lire permet d’anticiper
la destinée du personnage et la suite de l’«intrigue». Les mots de la perception immédiate
des «traits» (schématisée selon des paradigmes culturels variables dans le temps) ne sont
que le point de départ de conjectures, d’anticipations — et de fantasmes.
Ces notes sont une esquisse, illustrée d’un exemple-clé, lui-même sommairement traité,
esquisse d’un projet de recherche que je ne pousserai pas et dont je donne l’idée à qui
veut. Ce n’est pas un essai sur Robespierre, mais bien sur le portrait écrit. — Et à divers
égards, sur l’écriture de l’histoire confrontée à l’écriture romanesque.1
1. On peut rapprocher cette réflexion esquissée de la critique narratologique élaborée par l’histoire discursive, par ce qu’on a
appelé la «métahistoire» produit du Linguistic turn américain. Je songe à l’œuvre de Hayden White surtout. Voir: Hayden White, The
Content of the Form, Narrative Discourse and Historical Representation. Baltimore: John Hopkins U.P., 1987 & Tropics of Discourse, Essays
in Cultural Criticism. Baltimore: Johns Hopkins UP. Le Linguistic Turn n’aboutit pas nécessairement, comme l’en accusent ceux qui
n’en connaissent pas les travaux abondants et divers, à la «réduction» de tout récit savant sur le passé à des mots et des discours,
mais il réclame en somme de la communauté historienne un retour introspectif et critique sur sa propre activité langagière,
3
Par contre, ce n’est certes pas par hasard ni au hasard que j’ai élu pour cette analyse et
pour ma réflexion les portraits de Maximilien Robespierre. Voici plus de deux siècles que
les contemporains d’abord, témoins visuels crédibles ou non, puis les mémorialistes, puis
les historiens, ensuite les romanciers (en attendant les cinéastes et les bédéistes, retour
à l’image) dépeignent tous «avec des mots» l’Incorruptible — sans s’entendre ni sur ses
traits physiques, ni encore moins sur ce que ceux-ci étaient censés laisser entrevoir de son
caractère, de son «tempérament» et de son «rôle» historique.2
J’ai développé la notion de gnoséologie romanesque dans un article qui a été beaucoup
cité: «Rhétorique du discours social», dans Rhétorique et littérature, ensemble dirigé par
MICHEL MEYER, Langue française (Paris: Larousse), 79: 1988, pp. 24-36. J’y pose qu’il opère
dans tout le discours social au 19e siècle une gnoséologie narrative «réaliste» qui, loin
d’être le propre du roman, s’est réalisée certes dans le roman, avec son statut ambigu de
fiction imaginative, comme elle se réalisait aussi dans le réquisitoire de l’avocat général,
dans la chronique du publiciste, dans l’œuvre du mémorialiste, dans la leçon de clinique
du médecin. Je proposais d’appeler cette gnoséologie le «romanesque général». J’illustre
la thèse par des exemples très divers, très hétérogènes: du fait divers à l’étude de cas en
psychopathologie,3 du drame de Meyerling4 à la chronique politique et aux travaux de
criminologie de l’École de Lombroso, cette complétude dramatique comme manifestation
d’un caractère et d’un «type» humain prend des formes très diverses, mais dans un cadre
cognitif constant toutefois. Le regretté Charles Grivel avait noté en 1974 : «Le Texte
argumentative et narrative, dont la relativité est dûment illustrée par l’histoire même de ses variations. L’historien n’est pas un
voyageur temporel, il ne connaît pas et ne connaîtra jamais le passé comme tel: il n’a affaire qu’à des «sources», à des archives, à
des traces discursives, souvent ténues, d’un passé révolu et il fait bien d’étudier ces traces comme les indices d’un état non moins
révolu du discours social avec leurs traits lexicaux, leurs schémas narratifs, leurs topoï et leurs enthymèmes, leurs «codes» et leurs
«genres» – tout ce que les historiens français, demeurés peu accessibles au fait langagier, identifiaient jadis (et naguère encore)
à l’aveuglette comme du «mental» et du «mentalitaire» en passant à travers la matérialité du discours des archives comme s’il
renfermait jamais une pure «information» sur le monde du passé.
2. Ce que dit d’entrée de jeu son biographe le plus récent, Laurent Dingli, Robespierre, p. 9 : «L’Incorruptible est peint de mille et
une manières depuis deux siècles. Tous ces «Robespierre» sont une armée d’encre et de papier animée par des légions d’écrivains
batailleurs, vengeurs, drôles, cyniques, sentencieux, militants, phraseurs, thésards, philosophes, historiens, journalistes, politiciens,
grands érudits ou travailleurs à l’économie.» – Il s’agit aussi pour moi de revenir une fois encore par un autre biais sur les catégories
de polémicité et de coexistence conflictuelle de gnoséologies divergentes dans le discours social.
3. J’ai étudié par exemple les Leçons du mardi de Charcot à la Salpétrière. Le Dr Charcot n’a qu’à laisser «parler les faits» et à se livrer
méditativement à des commentaires au profit de ses internes, sur la féminité, les dégénérescences, les tares, les atavismes, les
destinées, c’est-à-dire qu’il fait des apartés littéraires et l’homme de haute culture qu’était Charcot bourre ses commentaires
d’allusions littéraires expresses, de Sophocle à Daudet... en attendant Sigmund Freud à cet égard. Le clinicien «observe» le visage
et les attitudes de la patiente ou du patient ; des détails qui ne lui échappent pas révèlent à l’œil du médecin romanesque,
l’hystérique, l’inverti, l’onaniste compulsif.
4. Le 30 janvier 1889 à l’aube, le comte Hoyos découvre au rendez-vous de chasse de Meyerling près de Vienne les corps de
Rodolphe de Habsbourg, héritier de la couronne impériale, et d’une jeune fille de 17 ans, sa maîtresse, Marie Vetsera. J’ai publié
une étude sur l’interprétation par le discours social français de cet événement majeur que la doxa invita à lire en signe des temps
in Vienne au tournant du siècle, Latraverse et Moser, dir., Montréal : Hurtubise/ Brèche, 1988.
4
général est encombré de romanesque.» C’est cette intuition que je développe.
Je me rapportais notamment en matière d’herméneutique littéraire de la «physionomie»
à ce que le «formaliste» russe Iuri Tynianov nomme priëm maski, le procédé du masque,
élaboration de motifs concrets, apparemment liés à l’aléatoire des circonstances narrées
au début du récit, mais laissant deviner subtilement la «psyché» des personnages :
l’information touche à ce qui, dans le visage qu’on leur prête, dans leur apparence
physique, dans leurs gestes et leurs tics, dans leurs comportements dénote le «type»
humain auquel ils appartiennent. L’axiome du procédé du masque est la co-intelligibilité
qui est posée, des traits visibles (caractères physiques, physionomies) et de traits cachés
(tempérament, «âme», essence psychologique typique). Le roman pose que le perceptible
(les traits, l’apparence physique, les comportements) est en rapport de redondance
partielle avec des «choses intérieures» dont ce perceptible est la figure expressive.
Au regard narratif souverain – Martin Jay parle d’«ocularocentrisme» – le monde est
déchiffrable et se prête à des mises en séquence et à des taxinomies. Le narrateur fait de
son lecteur un «sujet privilégié» comme lui, pourvu de tous les sens nécessaires pour capter
ou extrapoler les données les moins apparentes mais dispensé de s’impliquer dans les
Événements. Tout roman fait voir le typique et le vraisemblable, en prouve le bon usage
et par là, il «donne à penser». Connaître le monde, c’est avant tout analyser les trajectoires
individuelles des «personnages» dont la clé est dans une redondance entre aspect physique,
habitus, caractère, comportement et destinée. 5
C’est précisément en quoi le portrait «physique» donné à déchiffrer est un procédé indivis
au mémorialiste et au romancier comme la présente étude le fera apercevoir. Le
mémorialiste tout comme l’historien qui lui succède construit, il tend à construire son
«véridique» récit – à l’instar du romancier – comme une intrigue qui trouvera plus loin son
acmé et son dénouement que l’interprétation du portrait initial permet à de certains
égards d’anticiper.
Je me rapporte aussi à un livre pionnier : Histoire du visage – Exprimer et taire ses émotions
(XVIe-début XIXe siècle) de Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche. Paris : Payot / Rivages,
1988. Petite Bibliothèque Payot, rééd. 2007.6 «Le visage parle. Entre le 16e et le 19e siècles,
les textes le disent et le répètent : dans les traits de l’homme physique, on peut lire
5. Le roman est un récit où alternent la narration et la glose nomothétique, c’est-à-dire l’occasionnelle thématisation des règles
implicites qui gouvernent les actions et «expliquent» les comportements. De sorte que le narrateur est posé par rapport au narré
dans une attitude normale de «non-implication ostentatoire», mais peut commenter en aparté, dans la mesure où la formulation
des règles et des types doit sembler dériver de façon évidente et directe de la séquence même des événements.
6. Voir aussi la toute récente História da Fala pública. Uma Arqueologia dos poderes do discurso, de Jean-Jacques Courtine & Carlos
Piovezani, Sao Paulo, Vozes 2015.
5
l’homme psychologique.» Voici l’idée-clé de la physiognomonie, «science» de laquelle je
parlerai assez longuement. Elle repose sur un axiome séculaire : Le visage est le miroir de
l’âme – formule vieille comme le monde occidental et attribuée à divers.
«Si le visage est le miroir de l’âme, alors il y a des gens qui ont l’âme bien laide.» —
Gustave Flaubert.
! Tout ceci serait à relier à l’histoire du portrait peint – vaste domaine sur lequel il
y a une non moins vaste bibliographie mais dont je ne veux pas m’occuper ici. Le
portrait est «une image représentant un ou plusieurs êtres humains qui ont
réellement existé, peinte de manière à faire transparaître leurs traits individuels».
L’histoire du portrait est à son tour indissolublement liée à celle de la
représentation de l’individu, à l’émergence de l’individualité. L’art du portrait existe
depuis toujours mais c’est à la Renaissance qu’il connaît son expansion. La peinture
flamande marque une rupture innovatrice. Elle fait voir une évolution décisive des
esprits: il s’agit de la découverte de l’individu singulier en tant que tel, de sa
«qualité» et de son «destin» à travers un visage qui n’a pas à être idéalement beau
(ni laid), mais seulement à nul autre pareil. L’Unique. ! On peut lire un bon livre
philosophique récent sur le sujet : Portraits and Persons by Cynthia Freeland (Oxford
University Press, 2010).
Pour l’époque qui va m’occuper, de la fin de l’Ancien Régime jusqu’à la Restauration,
un nom domine. Élisabeth Vigée-Lebrun est la grande portraitiste de son temps à
travers tous les régimes – d’une notoriété à l’égal de Quentin de La Tour ou
Jean-Baptiste Greuze. Mais elle ne peint que les «gens de cour».
Jacques-Louis David, peintre néo-classique,
conventionnel, régicide, jacobin, représente Les
Derniers Moments de Michel Lepeletier,7 assassiné par un
royaliste, tableau exposé à la Convention. Il peint
ensuite, avec Marat assassiné (1793; Musée des beauxarts de Bruxelles), un de ses tableaux emblématiques
de sa période révolutionnaire. Avec La Mort du jeune
Bara,8 David ébauche (l’œuvre est inachevée) un
troisième tableau sur le thème du martyr
révolutionnaire, en prenant la figure d’un jeune tambour de treize ans, Joseph Bara, tué
lors de la guerre de Vendée pour avoir, selon la légende, refusé de crier «Vive le Roi». —
7. À savoir Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau. Cette toile a disparu, censément détruite par les héritiers.
8. Peinture inachevée qui se trouve au Musée Calvet à Avignon.
6
Œuvre homo-érotique à mon sentiment.9 — David, très compromis, très malmené par les
thermidoriens, se ralliera finalement au Directoire et finira bonapartiste. Sa plus grande
composition est Le sacre de Napoléon.
! Maximilien, l’Incorruptible10
J’en viens donc à Robespierre et à ses portraits écrits. Je commence par un propos –
fameux, répété partout mais jamais entendu de plusieurs historiens qui font la sourde
oreille – de Marc Bloch rappelant, en vain, à l’historien que sa seul tâche, suffisamment
difficile, est d’expliquer et non de prendre parti – et qu’en prenant parti, en donnant tort
ou raison à ses «personnages», en prétendant les faire admirer ou en prenant leur
«défense», en prétendant les «réhabiliter» s’ils ont été attaqués, il renonce à expliquer et
trahit ainsi son seul «devoir d’état» – tout en abusant de façon arrogante du privilège qu’il
a de connaître la suite et la fin des événements: «Robespierristes, anti-robespierristes nous
vous crions grâce: par pitié, dites-nous simplement quel fut Robespierre!»11 — Pour Marc
Bloch, il fallait choisir et l’histoire engagée et partisane ne pouvait tout simplement être
de l’histoire honnête et utile: «Par malheur, à force de juger on finit presque fatalement par
perdre jusqu’au goût d’expliquer». Ceux qui haïssent l’Incorruptible et ceux qui le
surestiment tombent les uns et les autres dans l’incompréhension; ceux qui ramènent la
dynamique furieuse de la Terreur à une psychologie, une psychopathologie individuelle,
passent à côté de l’essentiel qui n’est pas le fait d’un homme déterminé.12
Il n’empêche que les biographes actuels n’hésitent pas à avancer le diagnostic de paranoïa
avec des arguments tirés de son/ses discours même et de ses idées fixes quoiqu’il
admettent qu’il faut les remettre dans le contexte obsidional et angoissant du moment.
Le discours de Robespierre pousse néanmoins l’obsession du complot à son paroxysme.
«Il serait intéressant de relever toutes les occurrences du terme [complot], ou de ses
équivalents, «conspiration», «intrigue», «cabale», «trame», dans les dix volumes actuellement
9. Dominique Fernandez, dans Le Rapt de Ganymède (1989) en fait un des témoignages du nu homosexuel à prétexte héroïque dans
l’art néoclassique.
10. ! L’antonomase «l’Incorruptible» est bien attestée et prononcée avec dévotion dans les écrits jacobins de l’an II. Elle va être
reprise inlassablement, avec ironie, dans les pamphlets thermidoriens.
11. Apologie pour l’histoire. Paris: Colin, 1960. 70.
12. Je me rapporte surtout à Arno J. Mayer, The Furies. Violence and Terror in the French and Russian Revolutions. Princeton: Princeton
UP, 2000. S Les furies. Paris: Fayard, 2002. Toutes les idéologies totales du siècle passé, qu’elles soient classées de gauche ou de
droite, ont créé des «vies inutiles», elles ont légitimé le meurtre de misérables par milliers, elles ont conçu et justifié le recours à
la terreur en vue de soumettre la société à un remodelage intégral. La première Hannah Arendt aboutit à définir le «totalitarisme»
dans les termes suivants: il s’agit d’«Une forme de gouvernement dont l’essence est la terreur et dont le principe d’action est le
caractère logique de la pensée idéologique». Les notions séculaires d’innocence et de culpabilité, de droit, de légitimité, de légalité
sont effacées au profit de la terreur d’État. Tout ceci origine de 1793.
7
publiés des œuvres de Robespierre.» 13 Manie de la persécution qu’il partageait au reste
avec son maître, Rousseau.
On sait que, vers 1900, la brouille va s’installer entre les deux grand historiens français
«officiels» de la Révolution, qui précisément, loin d’«expliquer» sereinement, prennent parti
de façon antagoniste,— Alphonse Aulard prenant la défense admirative de Danton, tandis
que Albert Mathiez se fait le champion de Robespierre. Un demi-siècle plus tard, leur
querelle perdure à travers leurs disciples et successeurs.
La Société d’histoire de la Révolution française est fondée en 1888 par Alphonse Aulard.
La Société des études robespierristes, avec pour organe Les Annales historiques de la
Révolution française, est fondée en 1907 par Albert Mathiez.
Tous deux ont dégagé dans leurs premiers ouvrages l’aspect religieux de la Révolution.
Alphonse Aulard a consacré d’abord une étude classique au Culte de la Raison et le culte de
L’Être suprême, 1793-1794.14 Albert Mathiez une autre, complémentaire, à La
théophilanthropie et le culte décadaire.15
! L’Invention de l’idéocratie et de la religion politique : idée pas neuve mais qui
demeurait tant soit peu négligée ou refoulée jusque là. Michelet avait pourtant été
jusqu’à écrire que «la Révolution n’était rien sans la révolution religieuse». Pour
l’auteur de l’Histoire de la Révolution française, le politique est indissociable du
religieux.
— Alexis de Tocqueville intitule de son côté un chapitre de L’Ancien régime et la
Révolution, «Comment la Révolution française a été une révolution politique qui a
procédé à la manière des révolutions religieuses et pourquoi».16 Tocqueville ne se
contente pas de dire que la Révolution a procédé «à la manière» d’une révolution
13. L. Dingli, Robespierre, p. 50, poursuit le diagnostic posthume: «Pour autant, on ne peut parler de délire paranoïaque au sens
strict à propos de Robespierre. La distinction entre psychose délirante et paranoïa avec conservation de la clarté de la pensée,
rappelée récemment par des universitaires américains, a été mise en lumière dès le 19e siècle [qui parle de folie raisonnante par
opposition au délire]. Le député de la Convention n’est pas à proprement parler délirant. Cette notion est d’ailleurs très relative,
dans le sens où, là encore, la prise en compte du contexte historique est essentielle. Même excessif, le discours de Robespierre
a paru tout à fait acceptable à un grand nombre de ses contemporains et c’est bien pour cela qu’il a pu détenir le pouvoir pendant
quelques mois. Il appartenait à une personnalité de type paranoïde dont le discours était d’autant plus redoutable qu’il se fondait
dans le réel.»
14. Paris: Alcan, 1892.
15. Paris: Alcan, 1904. Voir aussi Les origines des cultes révolutionnaires. Paris: SNLE, 1904. Et Contributions à l’histoire religieuse de la
Révolution française, Paris, Alcan, 1907.
16. Livr. I, ch. 3.
8
religieuse, il précise qu’elle a pris «en quelque chose l’aspect d’une révolution
religieuse».17 Il n’hésite pas à se demander «si cette ressemblance dans les effets ne
tiendrait pas à quelques ressemblances cachées dans les causes».
— Régis Debray de nos jours avec sa réinterprétation religieuse de la «raison
politique», des luttes de libération nationale et d’émancipation sociale, avec son
équation «l’idéologique = le religieux», développée dans sa Critique de la raison
politique [sous-titré ultérieurement :... ou l’Inconscient religieux], Paris: Gallimard,
1981, a redécouvert à grand fracas mais sur le tard ce que tout le monde,
sociologues, politologues, philosophes, répète depuis le 19e siècle – dans une
cacophonie certaine et pourtant une certaine entente.18
Elève d’Aulard disais-je, Mathiez rompt avec le «dantonisme» de son maître. Albert Mathiez
va consacrer son œuvre «scientifique» à réhabiliter Robespierre et à charger Danton.
Socialiste jusqu’en 1920, Mathiez s’enthousiasme pour la Révolution d’Octobre, digne
successeur de la Révolution Française, et il entre au Parti communiste français après le
congrès de Tours en 1920, mais lorsque Boris Souvarine est exclu en 1922, il en
démissionne : un des premiers «ex-».
Albert Mathiez, – diagnostique avec agacement le tout récent biographe anglais de
Danton, David Lawday, – se montre dans tous ses travaux «un critique enflammé de Danton
et [il] le cloue au pilori pour tous les crimes imaginables. Son indignation le plongea dans
une dépression nerveuse mais pas avant d’avoir sabordé Danton aux yeux de générations
de puristes de gauche qui, aujourd’hui encore, acclament Robespierre et considèrent la
Terreur comme un instrument cruel mais vital du principe républicain.» 19
Mathiez, loin de feindre une objectivité dont il est incapable, peu attristé par les massacres
de l’an II, ne cache pas son chagrin face à la chute de Robespierre et à la victoire des
thermidoriens. Sa haine envers Danton l’étouffe; c’est la grande passion de sa vie
académique. L’historien de cette tradition «jacobine» ne songe pas à dissimuler ses
préférences ni à effacer ou atténuer les jugements de valeur qui imprègnent chaque ligne
de son récit des événements. Inconditionnel de Robespierre, il déplore ouvertement et
avec chagrin la fin de la Terreur, dernière grande période de la Révolution et recul de la
«démocratie»:
Une fois Robespierre et ses amis renversés, écrit-il, conduits à l’échafaud, destitués
et emprisonnés, la politique démocratique qu’ils avaient incarnée perdit ses
17. Ibid.
18. Voir mon Religions séculières, totalitarisme, fascisme : des concepts pour le 20e siècle. Discours social, 2004.
19. Lawday, Danton, 20.
9
principaux soutiens. Elle devenait même suspecte, puisqu’elle tenait d’une façon
intime au robespierrisme. Les Montagnards qui restaient à la Convention fléchirent
sous cette terrible accusation de robespierrisme. ... La grande période de la
République est désormais finie. Les rivalités de personnes prennent le pas sur les
idées; le Salut Public s’efface ou disparaît derrière les intérêts privés ou derrière Ies
rancunes et les passions. Le politicien remplace le politique. Tous les hommes d’État
sont morts. Leurs successeurs qui se disputent âprement le pouvoir sont incapables
de former autour de leurs maigres personnes des majorités stables. Leurs succès
momentanés n’ont pas de lendemain. Ils se bousculent les uns les autres et se
livrent aux surenchères les plus étonnantes, aux volte-face les plus subites, aux
revirements les plus dégradants, pour réussir leurs petites entreprises, au besoin
sur le dos du pays. Tout ce que les régimes parlementaires portent en eux de
néfaste, de dissolvant et de corrupteur, quand ils ne sont pas vivifiés et refrénés par
la discipline morale de chefs dignes de commander ou par la vigilance d’une opinion
avertie et organisée, l’égoïsme calculé, en un mot, fit brusquement explosion. La
Convention devint une foire où des maquignons plus ou moins adroits exercèrent
leurs talents.20
Le 26 février 1932, Mathiez meurt en chaire en présence de ses étudiants à l’amphithéâtre
Michelet de la Sorbonne, d’une hémorragie cérébrale.
David Lawday le fait remarquer avec un ironique accablement: «il semble tout à fait
impossible aux historiens professionnels d’éviter de s’affronter à propos de la personnalité
de Danton. C’est un homme qui éprouve les nerfs des spécialistes et qui suscite des points
de vue extrêmes. Démagogue corrompu! Saint au coeur de lion! Peu de figures dans
l’Histoire présentent un contraste aussi marqué, signe certain que les jugements extrêmes
ne lui rendent pas justice.»21 — Le même constat s’impose a fortiori pour Robespierre, son
diamétral opposé !
Les historiens communistes et compagnons de route vont prendre le relais des
robespierristes intransigeants ; ils prédomineront pendant un bon demi siècle dans
l’historiographie française. L’historiographie classique de la Révolution, aussi appelée
«jacobino-marxiste» ou «école jacobine» a dominé en effet la scène historiographique de
la fin du 19e siècle jusqu’aux années 1960 et à la «révision» radicale opérée par François
Furet et ses disciples. La deuxième génération jacobine se compose de Georges Lefebvre
1874-1959, de sensibilité marxiste, spécialiste de la paysannerie; Ernest Labrousse, *1895,
anarchiste puis socialiste; Albert Soboul, 1914-1982, militant communiste, spécialiste des
20. Réaction thermidorienne, 2-3.
21. Lawday, Danton, 20.
10
sans-culottes. Puis Michel Vovelle, né en 1933, dirigeant de l’IHRF en 1984-1993. Claude
Mazauric, *1932, membre du PCF.
Évolution typique de plusieurs hommes de sa génération : François Furet avait adhéré au
Parti communiste en 1947. Il l’avait quitté comme bien d’autres ayant ouvert les yeux en
1956 lorsque les chars soviétiques, avec l’approbation
enthousiaste du PCF, ont écrasé la révolte hongroise.
Bousculant les Soboul (mort en 1982) et les Mazauric,
gardiens en Sorbonne de l’orthodoxie, François Furet joue
avec talent le rôle de leader révisionniste décisif. Il se trouve
affronté également à Michel Vovelle, dernier champion de
l’historiographie marxisto-jacobine. — Un des enjeux de la
querelle du Bi-centenaire allait être justement le rôle des idées
dans l’histoire: pour François Furet et ses partisans, il s’agit de
faire apparaître la prééminence explicative des idées et des
convictions des acteurs dans le cours des événements
révolutionnaires.22 } Voir mon livre de 2013, Les «nouveaux
réactionnaires» et la critique des Lumières.
! La physiognomonie
J’en ai dit deux mots en commençant, je vais m’y attarder maintenant : les portraits écrits
de Maximilien Robespierre que je vais passer en revue, et d’abord ceux dessinés par les
contemporains et les premiers mémorialistes, reposent pour certaines notations-clés sur
une ou plutôt deux pseudo-sciences connexes, à la mode dans les salons – mais dévaluées
et répudiées par les «vrais savants». Linné, Buffon, toute l’histoire naturelle rejettent
comme sans fondement ni méthode la physiognomonie antique, mais cependant elle a
refleuri dès le milieu du siècle dans les cercles mondains (en attendant Sand et Balzac qui
y ajoutent foi en tant que romanciers) avec l’immense succès de la phrénologie de Gall et
de la physiognomonie de Lavater.
! Je ne m’attarderai pas aux singulières théories de Franz Joseph Gall. Celui-ci
parlait aussi bien de crâniologie. La phrénologie dont il est l’inventeur, définit-on
savamment, est «l’art de connaître par l’inspection des irrégularités que présente le
crâne humain, les diverses tendances, les qualités, les vices, les habitudes, les
22.On se trouve devant une polarisation de longue durée établie sur deux axiomes antagonistes : un pôle pose en axiome le rôle
décisif des idées dans l’histoire, l’autre part de la prépondérance des facteurs matériels et traite des idées comme de faits
épiphénoménaux. Cette polarisation trahit souvent une connotation politique. Le premier pôle est plutôt occupé par le centre et
la droite libérale ou conservatrice. On songe à l’axiome exprimé par Jean-François Revel: «La puissance des représentations mentales
est dans l’histoire plus grande que ne l’enseignent les marxistes. Ne leur en déplaise, les idées mènent le monde, – surtout les
mauvaises.»
11
appétits ou appétences d’un sujet quelconque.»23
— Deux exemples de ces bosses crâniennes et de leur signification: «Ainsi, une
personne qui a les parties latérales du front bombées est très certainement douée
d’une grande facilité d’assimilation pour les mathématiques. Celle qui a les deux
côtés symétriques de la base du crâne (derrière la tête) très développés, bombés,
gras, possède à un haut degré l’amativité.»24
Le succès de la physiognomonie fait ressusciter ainsi une discipline archaïque «dont la
science avait prononcé la condamnation et annoncé le trépas: cela suffit à confirmer que
les fortunes et les malheurs de la physiognomonie ne se laissent nullement expliquer à
partir de la seule constitution d’une histoire naturelle de l’homme. Du fait, d’une part, que
la physiognomonie de la fin du 18e siècle demeure un élément de la connaissance
commune, quand elle a cessé de participer à la rationalité scientifique».25 La
physiognomonie est une «méthode» fondée sur l’idée que l’observation de l’apparence
physique d’une personne, et principalement les traits de son visage, peut donner un aperçu
de son caractère et de sa personnalité ; il s’agit, dit-on lyriquement, de lire sur le visage le
secret des cœurs. Voici la définition et l’axiome qu’en formule le plus célèbre
physiognomoniste au tournant du siècle, le Zurichois, théologien de langue allemande,
Johann Kaspar Lavater:
«La physionomie humaine est pour moi, dans l’acception la plus large du mot,
l’extérieur, la surface de l’homme en repos ou en mouvement, soit qu’on l’observe
lui-même, soit qu’on n’ait devant les yeux que son image. La physiognomonie est
la science, la connaissance du rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la surface
visible à ce qu’elle couvre d’invisible. Dans une acception étroite, on entend par
physionomie l’air, les traits du visage, et par physiognomonie la connaissance des
traits du visage et de leur signification.»26
Chaque humain a sa physionomie propre, comme il a son caractère particulier. Ce sont ici
les deux formes ou expressions de l’individualité. Mais la diversité individuelle des traits du
visage résulte-t-elle des différences singulières du caractère, de la psychologie? La
23. E. Santini, Traité de phrénologie, I.
24. Ibid. 29.
25. Courtine, op.cit., 100.
26. J. G. Lavater, Physiognomische Fragmente, 1775-1778. L’ouvrage est traduit en français dès 1781, en anglais en 1789, en espagnol
au 19e siècle. Autre définition du même Lavater : «J’appelle Physiognomonie le talent de connoître l’intérieur de l’Homme par son
extérieur— d’appercevoir par certains indices naturels ce qui ne frappe pas immédiatement les sens. Quand je parle de la
Physiognomonie en tant que Science, je comprends sous le terme de Physionomie, tous les signes extérieurs qui se font remarquer
immédiatement dans l’Homme.» Essai sur la physiognomonie, destiné à faire connoître l’homme et à le faire aimer, I, 22.
12
physiognomonie pose que ces deux identités, la visible et l’invisible, se correspondent
point pour point, que le visible reflète, pour qui sait déchiffrer, l’«âme» et ses passions
natives. Partant de cet axiome, elle prétend établir la «science» de ces correspondances.
Lavater n’ignore pas que sa science est contestée par les sceptiques. Il répond longuement
et candidement à des détracteurs dont il croit triompher sans peine:
Vous voyez un homme doux & paisible qui dix fois de suite aura gardé le silence
lorsqu’on a provoqué sa colère, qui peut-être même ne s’est jamais irrité des
offenses personnelles qu’il a reçues. Le physionomiste lit sur son visage toute la
noblesse, toute la fermeté de son âme. Au premier coup d’œil il dira de lui: „ sa
douceur est inaltérable”. — Vous ne répondez rien – peut-être il vous échappe un
souris – ou bien vous vous écriez : „l’habile Physionomiste ! moi-même j’ai surpris
cet homme dans une violente colère”. — Mais dans quelle occasion s’est-il si fort
irrité? seroit-ce peut- être lorsqu’on disoit du mal d’une personne qui lui est chère?
Oui il s’est mis hors de lui-même en prenant la défense de son ami. En faut-il
davantage pour prouver que la Science des Physionomies est un rêve & le
Physionomiste un rêveur ? De bonne foi qui a raison des deux, & lequel a tiré une
fausse conséquence? 27
Cette «science» fallacieuse et imaginative s’appuie sur une élémentaire vérité. Tout n’est
pas faux dans l’idée que le visage humain se «déchiffre» parce que l’homme moral s’y
«trahit». On a de tous temps jugé de l’homme par la seule partie de son corps qui se
modifie selon les sentiments, les émotions qu’il éprouve, la seule qui se colore et grimace
sous l’empire de ses passions «cachées».28
Le visage, ses traits, son expression, sont abordés en tant qu’indicateurs, source de
connaissance mais de quoi? du caractère natif, de la personnalité acquise, des émotions
actuelles ou prédominantes de la personne? Pour Lavater, la physionomie est
27. Essai sur la physiognomonie, destiné à faire connoître l’homme et à le faire aimer, II, 3.
28. Quant au rapport de cette science biscornue et intuitive avec la rationnelle et empirique sémiologie médicale qui se développe
parallèlement, quelques mots : «Les physiognomonies sont ainsi à la fois des manières de dire et des façons de voir le corps
humain: des sémiologies de l’extériorité, de l’apparence, de l’enveloppe corporelles. Elles sont en cela proches dans leur principe
et liées dans leur histoire à la sémiologie médicale. Il s’agit bien ici et là de relever, par un exercice systématique du regard, des
indices affleurant à la surface du corps : des traits morphologiques ou expressifs ici, et là des symptômes. Il s’agit encore de
convertir les indices que livre le parcours du regard sur le corps en signes, par renonciation d’un discours qui attribue aux
caractères perçus un statut signifiant, en les dotant d’un sens : les symptômes deviennent alors les signes cliniques de la maladie;
les traits morphologiques du corps et surtout du visage sont interprétés dans le discours physiognomonique comme signes, selon
l’époque, de vices ou de vertus, d’inclinations ou de passions de l’âme, de penchants ou de caractères, de pulsions ou de formations
psychiques. Là cependant s’arrête l’analogie : la démarche physiognomonique est semblable dans son principe à celle de la
sémiologie médicale, mais les interprétations qu’elle propose ont un autre objet et une autre extension.» – Courtine, «Typologies
et classifications dans les physiognomonies de l’âge classique», in Langue française, Année 1987, Volume 74, Numéro 1. pp. 108.
13
congénitalement déterminée et se répartit en des «types» de passions prédominantes.
Lavater suppose que le visage ne peut dissimuler ou «maquiller» intégralement – ou plutôt
que le physionomiste grâce à sa «science» est capable de percer les apprêts mensongers
et de déchiffrer «l’intérieur» authentique. (Lavater et ses disciples omettent galamment le
maquillage des femmes ; il n’en est jamais question dans les manuels que j’ai consultés).
«L’homme vicieux a appris à feindre, il tâche de renfermer en lui ses passions, ses
vices; il essaie de remplacer l’expression du crime par celle de la vertu...mais en
vain, son être intellectuel [noter au passage l’usage adjectival de ce mot rare]
modifiant presque toujours son être physique car les habitudes de l’âme influent sur
les traits extérieurs; cette vérité à donné naissance à la physiognomonie».29
Lavater s’inscrit dans une longue, une immémoriale tradition de physiognomonie et
métoposcopie dont il est tout au plus un habile rénovateur après plusieurs autres
remontant à la Renaissance. Antique art divinatoire superficiellement mué, le jargon savant
aidant, en science positive. Les temps de la Renaissance et les siècles qui suivent se
passionnent en tout cas et cet engouement connaît un sommet au 18e siècle.
«Tout interdit aujourd’hui de retenir la thèse physiognomoniste: l’effondrement des
théories physiologiques (théorie des humeurs et des éléments), biologiques
(créationnisme) où elle trouvait appui, la ruine de la vision téléologique et
théologique du monde où elle cherchait ses plus sûrs fondements, sans compter des
censures idéologiques qui ne laissent pas «passer» des propos aussi évidemment
fatalistes, voire racistes ; mais chacun continue de se comporter vis-à-vis des autres
en fonction d’une perception qu’il a de leur visage et de leur corps qui opère selon
des critères inconscients dont le processus de constitution n’a pas changé depuis
les essais de physiognomonie. L’œuvre de Lavater, parce qu’elle explicite les normes
du «sens commun» — celles sur lesquelles chacun s’accorde et par où se détermine
une objectivité faite d’accord intersubjectif — permet de saisir comment se
constituent, par sédimentation de croyances mythiques, populaires, très anciennes
et de savoirs savants, ces demi-savoirs qui guident à chaque époque nos rapports
immédiats à autrui.»
Toutefois concède Martine Dumont, aussi évidemment fausse que soit la science
physiognomonique, force est de reconnaître qu’«il y a du vrai» en elle puisque nous
jugeons constamment de la personnalité de chacun par son visage, ou pour parler le
langage physiognomoniste, de son «intérieur» par son «extérieur».30
29. Le Lavater portatif, 1.
30. Dumont, op.cit., 3.
14
C’est pourquoi la physiognomonie survit de nos jours comme une imposture falote mais
tenace: elle survit dans la pop-psychologie de la librairie, au rayon Développement personnel
– Lifestyle. Vous y trouverez plein de livres sur le langage corporel, la morphopsychologie,
les kinésique, proxémique et bla bla etc. — Un exemple aujourd’hui de cette poppsychologie attrayante: Morphopsychologie : le visage, miroir de la personnalité de Patrice Ras,
éd. Jouvence. Dans la presse féminine, ce genre de livre fait un tabac. Les femmes sont
réputées être fines observatrices. Un tel livre fait fond sur ce talent inné : «Des joues
rondes, un petit nez ou une mâchoire carrée... Non seulement tes traits font ton charme,
mais en plus, ils parlent de toi et de ta personnalité ! Par exemple, le front dévoile
l’intellect, alors que la bouche reflète la sensualité. C’est ce qu’on appelle la
morphopsychologie.»31
C’est une pseudo-science intuitive et compilatrice, réfutée mille fois mais qui ne veut pas
mourir tant elle exprime en dépit de tout une intuition existentielle, de nos jours comme
jadis, ce à quoi tout un chacun procède en dévisageant un inconnu. Le vocabulaire de la
physiognomonie persiste sans que nous le sachions.
«Chacun comprend, sans avoir jamais fréquenté les opuscules savants, les catégories de
«sanguin», «colérique», «nerveux», «bilieux», etc. Elle n’a pas cessé d’exister avec la ruine de
la physiognomonie «scientifique» et le langage commun comporte bien des expressions
physiognomoniques avec une inflexion parfois dans le sens de l’attribution de caractères
socio-professionnels aux traits physiques (un front d’intellectuel, des mains de
boucher...)»32
La physiognomonie se trouve appuyée sur un avatar superficiellement modernisé du Corpus
hippocratique, la théorie des humeurs
qui est l’une des bases de la médecine
antique. — Rappel : pour les anciens, il
existe quatre humeurs qui déterminent
le caractère des individus: le sang:
produit par le foie et reçu par le cœur
(caractère sanguin ou jovial,
chaleureux) ; la pituite ou flegme ou
lymphe: rattachée au cerveau
(caractère flegmatique ou lymphatique)
; la bile jaune : venant également du
foie (caractère bilieux, enclin à la
Phlegmatique vs Cholerique
31. http://teemix.aufeminin.com/mag/quiz/d7814.html
32. Dumont, 29.
15
violence) ; la bile noire ou atrabile: venant de la rate (caractère mélancolique et anxieux).
Hippocrate effectue une classification des troubles mentaux en relation avec ces quatre
éléments. Selon lui, la différence de caractère entre les individus est liée à la prédominance
de l’un de ces quatre tempéraments. Il prétend réunir ainsi les maladies de l’âme et du
corps.
La zootypie vient ensuite, composante connexe essentielle de ce bric-à-brac – C’est
Aristote en ce qu’il a de plus archaïque qui est à la source de la thèse qui traverse les
siècles de l’affinité caractérielle et physionomique indissociablement entre homme et animal
(Premiers analytiques). Le texte fondateur de la physiognomonie, les Physiognomonica, fut
longtemps attribué à Aristote lui-même et appartient sans doute à son école.33 Ses
intuitions se joignent aux animaux moralisés d’Ésope et des fabulistes.
Des traités de physiognomonie vont réapparaître, dès le début du 16e siècle, et s’attacher
à rassembler et à re-systématiser cet ensemble immémorial et diffus — mixte de culture
savante occulte et de croyances populaires.34 Nommons ici l’œuvre d’immense succès et
durable influence de Giovan Battista Della Porta avec son De humana physiognomia, sa
Physionomie humaine (1586) et ses homme-mouton, homme-lion, homme-âne... Lavater lui
rend dûment hommage.
Le bestiaire des traités de physiognomonie privilégie les quadrupèdes, mais on y rencontre
aussi des oiseaux et des batraciens. Ce bestiaire est instable, «on ne compte que six
zoonymes communs à toute la tradition : le lion, le chien, l’âne, la chèvre, le cochon et le
sanglier, le singe.»35
33. Encyclopedia universalis française, verbo «Physiognomonie».
34. Voir Courtine. Op.cit.
35. «La physiognomonie antique et le langage animal du corps», par Arnaud Zucker. Rursus, 1 : 2006. «Aristote, au début de l’Histoire
des animaux, évoquant les différences de dispositions psychiques propose ainsi un certain nombre de configurations typées : «Les
uns sont doux, nonchalants, sans obstination, comme le bœuf, d’autres sont pleins d’ardeur, obstinés, stupides, comme le sanglier,
d’autres sont prudents et timides, comme le cerf, le lièvre, d’autres sont vils et perfides, comme les serpents, d’autres sont nobles,
braves et généreux, comme le lion, d’autres sont racés, féroces et perfides, comme le loup,... d’autres sont rusés et méchants,
comme le renard ; d’autres ont du cœur, sont capables d’attachement, caressants, comme le chien ; d’autres sont doux et faciles
à apprivoiser, comme l’éléphant ; d’autres son pudiques et toujours sur leurs gardes, comme l’oie ; d’autres sont jaloux et
orgueilleux, comme le paon» – HA 488 a 12-24 (trad. P. Louis). – Voir aussi : Zucker, 2006. «La sémiologie animale dans les traités
de physiognomonie antique», in Akten der internationaler altertumswissenschaftlicher Tagung ‘Mensch und Tier in der Antike:
Grenzziehung und Grenzüberschreitung, Rostock 6-10 März 2005.
16
Les animaux sélectionnés sont, à travers leur morphologie humanisée par le moyen d’une
«projection» naïve, des sortes de prototypes idéaux
d’un trait bien identifié (vice ou vertu) de la
psychologie humaine. Ce sont des «signatures»
occultes. Elles forment des paires de contraires, des
concepts bipolaires essentiels à l’appréhension des
différences psychiques entre les êtres humains:
féminin/masculin (il y a des animaux qui sont plutôt
féminins, la biche, d’autres virils, le lion),
délicat/grossier (on peut être «grossier comme un
ours» – dès lors que l’on a la tête ad hoc: voir la
gravure ci-contre) courageux/lâche, simple/perfide,
etc. Une intuition séculaire agit ici : «La mémoire
populaire et orale des discours sur le corps et la
tradition lettrée des physiognomonies ne sont
nullement étrangères l’une à l’autre, ne constituent
pas encore deux discours clos et séparés ..... l’homme
est «hardi comme le lion», «luxurieux comme le porc»,
«traître comme le mulet», et les apparences physiques
Analogie animale
témoignent du caractère.»36
! La physiognomonie social-darwiniste et raciale
Dès l’Antiquité, la physiognomonie se conjoint à la géographie des peuples ; elle décrit
tout d’un tenant le faciès, le tempérament et les mœurs des habitants des divers « climats».
Le «racialisme» qui se met à prédominer au 19e siècle va fantasmer, dans la foulée, des
tempéraments nationaux bien distincts exprimés par un «habitus corporis» natif. Les
Anglais sont flegmatiques. Ainsi, – enseignement amusant à la portée de l’adolescent, – le
Londonien Phileas Fogg chez Jules Verne (Le tour du monde en quatre-vingt jours) est un
flegmatique typique face au sanguin car français Passepartout.
La physiognomonie va connaître au 19e siècle, un dernier avatar qui prétend y opérer une
nouvelle coupure censée décidément «positive» – le social-darwinisme 37 – modernisation
qui s’exprime dans l’anthropologie physique avec sa passion de mensuration des crânes,
des profils, sa mise en séquence des angles faciaux (du chimpanzé au David de Michel-Ange
avec tous les «types raciaux» entre deux) et ses hiérarchies des «races» etc. Elle prend forme
36. Courtine in Langue française, loc.cit..
37. Le prétendu «social-darwinisme» ne fait autre chose que produire un intense réseau métaphorique transposant le «survival of
the fittest» dans l’ordre culturel et social jusqu’à devenir cette «bible des nouveaux exploiteurs» dont parle un pamphlet socialiste.
17
dans d’autres sciences dites positivistes — notamment dans les thèses du criminologue
Cesare Lombroso, exposées dans son fameux ouvrage L’Uomo delinquente. 1876, L’Homme
criminel: le criminel se reconnaît à ses traits de dégénéré et d’atavique.38 Lombroso, né en
1835 à Vérone, au sein d’une famille juive, se rend en effet célèbre pour ses thèses sur le
«criminel né»; à partir d’études phrénologiques et physiognomique, traduites en
anthropométrie, il prétend repérer les criminels congénitaux en considérant qu’il s’agit
d’une classe héréditaire qu’on peut distinguer précocement par l’apparence physique – et
empêcher de nuire.39 Le pessimisme culturel, combiné aux hypothèses darwiniennes sur
l’évolution régressive, engendre la thématique de la Dégénérescence – que se joint aux
angoisses diffuses de la décadence de la société «moderne». Voir ici le succès à peu près
concomitant du psychiatre berlinois Max Nordau, Dégénérescence, Entartung. Paris: Alcan,
1894. L’évolution tend à devenir régressive: l’organisme social dégénère et résiste de plus
en plus mal aux agressions exogènes. Le criminel qui prolifère est, pour lui aussi, un
atavique qui témoigne d’un retour de traits primitifs sinon simiens.
Les conclusions de Cesare Lombroso résument la thèse de son traité : «Quiconque aura
parcouru ce livre aura pu se convaincre que le plus grand nombre des caractères de
l’homme sauvage se retrouvent chez le malfaiteur. Tels seraient, par exemple, la rareté des
poils, l’étroitesse du front, le développement exagéré des sinus frontaux, la fréquence plus
grande des sutures médio-frontales, de la fossette occipitale moyenne, […] la saillie de la
ligne arquée du temporal, la simplicité des sutures, l’épaisseur plus grande de la boîte du
crâne, le développement disproportionné des mâchoires et des pommettes, le
prognathisme, l’obliquité et la capacité plus grande de l’orbite et de l’aire du trou
occipital.»40
Tout le 19e siècle savant se passionne pour la mesure des crânes — crânes
préhistoriques,41 crânes d’aliénés, de pervers, de pédérastes, de sauvages, de criminels, de
prostituées. Capacité crânienne comparée au milligramme près, des blancs, des
«mongoloïdes» et des noirs ; celle des hommes comparée à celle, évidemment inférieure,
des femmes selon Paul Broca et la «crâniométrie» française. Cerveaux, rangés en ordre
comparatif, de mathématiciens (blancs), de Boschimans, de gorilles. Formes de crânes
rangées elles aussi hiérarchiquement: dolichocéphales, mésocéphales, brachycéphales. Voir
38. Il y aurait beaucoup à dire sur les fantasmes de son livre complémentaire, La donna delinquente.
39. Voir notamment The Mismeasure of Man de Stephen Jay Gould. Voir aussi le chap. 39 de mon livre 1889, «L’idéologie de la
science».
40. L’homme criminel. Étude anthropologique et médico-légale, Paris, Alcan, 1887, p. 660-661.
41. Voir mon étude pionnière en collaboration avec Nadia Khouri, «The Discourse of Prehistoric Anthropology : Emergence,
Narrative Paradigms, Ideology», Minnesota Review, 19, Automne 1982.
18
les travaux raciologiques de Vacher de Lapouge.42
Et comme de bien entendu (ou attendu), ces savoirs «positifs» vulgarisés font retour
«innocemment» dans le roman. Émile Zola signale d’emblée dans l’aspect qu’il prête à
Jacques Lantier, son héros et criminel sexuel de la Bête humaine, 1889, un homme marqué
par une hérédité où l’alcool et la pauvreté ont gravé des tares irrémédiables. «Or si Lantier
est un homme aux mâchoires trop fortes et aux cheveux trop drus qui finit par être
assimilable à une bête, c’est qu’entre-temps l’anthropologie criminelle aura absorbé de
telles idées jusqu’à l’absurde.»43 Jean Borie a relevé par dizaines les métaphores de Zola
figurant l’ouvrier, le paysan comme un homme des cavernes, un Néandertalien.44 Il faudrait
montrer ensuite comment le roman naturaliste «fait retour» derechef dans les traités
d’hygiène sociale, de criminologie, d’anthropologie et y sert d’argument !
«Jacques Lantier»: pourquoi ce prénom? Toute l’année 1888 est emplie dans la presse tant
française que britannique des crimes d’un autre Jacques – Jack l’Éventreur, meurtrier de
prostituées à Whitechapel.
Au sein même de l’Italie «blanche», Cesare Lombroso distinguait la «race du sud»,
inférieure moralement à la «race du nord», — tandis qu’il considérait que les femmes
étaient moins sujettes à la criminalité en raison de leur moindre intelligence et de la nature
plus inactive de leur vie.
La théorie de Lombroso et son succès contribuent à l’avènement d’une école positiviste
italienne qui vise à mettre la science au service de l’ordre social. Son influence dans toute
l’Europe est considérable. Cette science fallacieuse est une expression précoce du racisme
scientifique qui s’est développé tout au long du 19e siècle et conduit au nazisme.
Le triomphe de la physiognomonie raciste issue du darwinisme social, ce sont en effet les
brochures et manuels parus entre 1890 et 1945 sur le thème «Comment reconnaître le juif»
accompagnés de figures et de photos : ils abondent malheureusement en français comme
42. J’ai étudié cet auteur représentatif de la science raciste dans mon 1889. Voir : Vacher de Lapouges, Georges. L’Aryen: son rôle
social. Cours libre. Paris: Fontemoing, 1899. — Les sélections sociales. Paris: Fontemoing, 1896.
43. Martial Guédron, in Valérie Stiénon et Érika Wicky qui ont dirigé un excellent collectif «Un siècle de physiognomonie». Études
françaises.
44. Ainsi l’anthropologue français Armand de Quatrefages avait-il rencontré des quasi-Néanderthaliens parmi la classe paysanne
flamande: «Ces traces sont encores plus fréquentes dans la population rurale qui alimente le marché matinal d’Anvers...» Cité dans
mon essai «Savoir et Autorité : le discours de l’anthropologie préhistorique» de Nadia Khouri et Marc Angenot.
19
en d’autres langues – et sont parfois à ce qu’il semble l’œuvre de véritables médecins.45 Je
ne citerai qu’un bref échantillon de cette production nauséabonde dont on voit qu’elle est
l’aboutissement raciste hyperbolique, mais qui était en quelque sorte fatal, de l’obsession
physiognomonique: Les 19 Tares corporelles visibles pour reconnaître le juif par le Dr. Celticus
[pseudonyme]. Illustré de 19 dessins hors-texte. Paris, Librairie antisémite, 45 rue Vivienne,
1903:
.... Quatrième tare: les yeux. — L’œil juif est très caractéristique. Si il est le miroir
de l’âme il faut admettre que l’âme du juif est bien rusée et bien perfide car il n’y
a pas d’yeux plus ternes ou plus brillants que les yeux juifs selon les occasions… Les
paupières sont toujours très gonflées. L’œil juif, vers l’âge de vingt ans, se plisse aux
commissures en mille petites rides qui s’accentuent avec l’âge, de sorte que le juif
a toujours l’air de rire, etc., quoique jeune, il paraît flétri comme un vieillard. Le
premier venu peut se rendre compte facilement de cette particularité en regardant
quelques photographies de juifs. J’appelle cet œil «œil de crapaud», d’autant mieux
que le juif a quelque chose du crapaud. Je ne prétends pas calomnier ici ce petit
animal pustuleux qui rend des services nombreux à l’agriculture et au jardinage.
L’œil juif est clignotant. Lorsque le juif se met à rire ou à sourire, les paupières
bouffies se réunissent au point de laisser à peine une ligne imperceptible et très
brillante, signe de finesse et de ruse disent les physionomistes, et j’ajouterais de
luxure...
– Sixième tare : les oreilles. Les oreilles juives sont très grandes. Chez les jeunes
imberbes elles sont écartées de la tête, elles flottent comme deux ailes, de sorte
qu’ils ressemblent à des singes... Etc. 46
! Les traits acquis
Pour en revenir au 18e siècle, à la «science» de la physiognomonie se conjoint et se
surajoute – chez le mondain comme chez l’homme de lettres – plus obscurément encore
une herméneutique séculaire et mythique connexe, non moins floue mais non moins
prégnante : celle de l’illusion biographique qui cherche à déchiffrer non seulement le
caractère mais à travers lui, une destinée dans ce caractère censé lu sur un visage (— et
dans des anecdotes précoces qui font «présumer» de la suite de la vie. Je signalerai plus
loin de telles anecdotes dans les biographies narrant l’enfance de Robespierre.)
«Passé quarante ans, tout homme est responsable de son visage». Cet aphorisme est
45. Je renvoie à mon livre Ce que l’on dit des juifs en 1889. Antisémitisme et discours social. Préface de Madeleine Rebérioux. Paris,
Saint-Denis: Presses de l’Université de Vincennes, 1989, et au Fascicule 4, «Antisémites» de ma Bibliographie des Grands récits,18001914 (Bibliographies de Discours social, 2000).
46. Le texte intégral se rencontre sur le site israélien Akadem. Akadem.org/medias/documents/--samacher-celticus.pdf4.pdf
20
attribué à Léonard de Vinci – c’est aussi un propos attribué aussi à Alain ou du moins a-t-il
été commenté par lui. Bizarre adjectif. Responsable, à quel titre ? moralement,
objectivement? Et les femmes qui réparent inlassablement des ans l’irréparable outrage?
Fuient-elles leur responsabilité?
Ici, nous sommes censés déchiffrer, l’âge venu, non une physionomie naturelle/congénitale
mais, inextricablement, la «surcharge» d’un habitus acquis, quelque chose que la vie
(sociale, le métier notamment) a tracé, a surimposé sur le visage de l’homme «fait» –
quoique pas nécessairement un ensemble d’indices consciemment recherchés et «arborés»
par lui. Un produit en grande part subi de la socialisation. Les socialisations primaire
(enfance, adolescence) et secondaire (âge adulte) sont très importantes dans la
structuration de l’habitus enseigne Pierre Bourdieu. Par le biais de cette acquisition
commune de capital social, les individus de mêmes classes peuvent ainsi voir leurs
apparences, leurs comportements, leurs goûts et leurs «styles de vie» se rapprocher jusqu’à
créer un habitus de classe. Chacune des socialisations va être incorporée. Hexis dénomme
savamment Bourdieu: «L’hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée,
devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et,
par là, de sentir et de penser». Définition de Bourdieu, Le Sens pratique, p. 117. La
physionomie est en somme la partie visible de l’intériorisation des déterminations de classe.
L’a-t-on dit ? C’est au fond – assez peu «scientifiquement» – l’avatar contemporain censé
sociologique de l’antique physiognomonie.
Il est bien des gens qui préfèrent dénier cette fâcheuse «responsabilité» existentielle
inassumable et distinguent : «Vous n’êtes pas responsable de la tête que vous avez, mais
vous êtes responsable de la gueule que vous faites.» – Coluche.
! Tête de l’emploi et rôle historique
Avoir la tête de l’emploi : c’est du jargon du théâtre.47 Je le transpose au casting de
l’histoire.
Cherchant à caractériser la personnalité de Robespierre, François Furet en parle d’emblée
en termes de possession: «l’idée révolutionnaire aussitôt qu’elle a paru, l’investit tout
entier».48 L’âge des idéologies est celui des vies dans l’idéologie, des vies consumées par
l’idéologie, des grands rôles idéologiques assumés perinde ac cadaver, il date «comme de
47. Un emploi est « l’ensemble des rôles d’une même catégorie requérant, du point de vue de l’apparence physique, de la voix,
du tempérament, de la sensibilité, des caractéristiques analogues et donc susceptibles d’être joués par un même acteur». Michel
Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre.
48. Furet, Penser la révolution, 85.
21
raison» de 1789. L’historien dès lors ne s’arrête pas à esquisser le portrait de tout le monde
mais seulement de ceux qui furent «possédés» par une Idée, qui «incarnèrent» une Idée et
un moment de l’Histoire.
Jamais à cet égard les historiens n’omettent de tracer celui de l’Incorruptible comme si
dans son visage il y avait une destinée à déchiffrer. Comme s’il avait «incarné» l’An II et que
ceci était peint sur sa figure ; d’où la nécessité du portrait. Ce sera le cœur de mes analyses.
Pour dire le «rôle» de toute une vie appuyé sur une idéologie, on rencontre en effet depuis
deux siècles une autre métaphore, celle de l’incarnation: elle permet de faire le portrait de
gens qui sont censé avoir «incarné» une idée, – exemple d’une
catachrèse chrétienne subsistant dans le monde séculier. Cette
métaphore est fréquente dans la phraséologie révolutionnaire. Ainsi,
du titre de la biographie de Jules Guesde par Adéodat CompèreMorel, Jules Guesde, le Socialisme fait homme, Paris, 1935. Voici cicontre à quoi ressemblait le socialisme incarné. • Voir sur Guesde,
fondateur du Parti ouvrier français, «introducteur» du marxisme, mon
livre Le marxisme dans les Grands récits et aussi un chapitre de mon
Histoire des idées.
Le «socialisme fait homme». Que pouvait-on dire de plus naïvement
juste à la gloire de l’«Introducteur du marxisme en France»? Il suffit de se reporter à
l’iconographie de Guesde avec ses yeux bleus derrière le pince-nez, son front immense, son
visage creusé, sa longue barbe poivre et sel, sa silhouette émaciée, osseuse, son geste
véhément, sa voix «stridente, toujours en ascension vers des registres plus hauts» (note
l’anarchiste et romancier populaire Michel Zevaco49), son aspect négligé, hargneux et
ascétique: Jules Guesde ou la tête de l’emploi...
Les journalistes qui l’ont décrit au public bourgeois hésitent entre la fascination et la
répulsion. Mermeix (Gabriel Terrail) le présente ainsi en 1886:
«L’œil brille d’un vif éclat, derrière un lorgnon, au fond d’une arcade sourcilière très
creusée. Quand M. Guesde parle, même de choses indifférentes, ses lèvres ont des
mouvements qui semblent être des mouvements de rage. Il a la bouche furieuse.
S’il marche, c’est tout raide, avec des mouvements saccadés des bras et des jambes.
Il faut voir M. Jules Guesde à la tribune. Son débit est parfois trop rapide, mais il y
met tant d’emportement! La voix très claire qui porte loin grince terriblement. Le
son ne monte pas des entrailles, il n’est pas grave; il vient de la tête, il est aigu,
aigre. Cet orateur, avec ces moyens physiques défectueux, s’impose à l’auditoire,
49. Michel Zevaco, Les hommes de la révolution.
22
le domine. Il ne parle jamais au bon cœur d’une assemblée. Il n’émeut pas. C’est un
dialecticien rigide, un violent insulteur, un caustique.»50
Se donner un rôle et donner par là un sens à sa vie. Casting de l’Histoire ! — Pour moi
cette formule n’est pas une simple catachrèse suggestive : en une conjoncture donnée, un
faisceau de motivations convergentes esquisse et délimite un rôle à prendre dans la
distribution du Theatrum mundi. Par exemple dans la France de l’après-Commune et dans
le renaissant mouvement ouvrier vers 1875, le rôle de leader d’un «parti de classe» résolu
à surmonter les erreurs des communards. Un homme se présente alors (accompagné de
quelques challengers qui seront éliminés), Jules Guesde en l’espèce, qui a exactement la
tête, l’esprit et le cœur de l’emploi, un homme qui va consacrer sa vie à tenir ce rôle, qui
va «l’incarner» comme diront avec raison ses contemporains, dont la vie se confondra avec
ce rôle – rôle dont tous les paramètres étaient fixés par des déterminations sociales
anonymes et fortes.
Or, cette idée du casting de l’Histoire, sans lequel nul ne jouerait son «rôle» ici bas et ne
se trouverait en l’endossant, un «destin», n’est pas neuve, il s’en faut. Elle trouve à
s’exprimer en 1839 dans un essai de Charles Nodier sur la Révolution précisément et sur
Robespierre – Nodier qui se permet un subtil raisonnement contrefactuel:
Les circonstances font les hommes, et la plupart des hommes ne sont rien que par
elles. Retirez la révolution de l’histoire, et Robespierre ne sera très-probablement
qu’un avocat de province, tout au plus digne de l’Académie d’Arras; Bonaparte,
qu’un bon officier, hargneux, difficile à vivre, et d’assez mauvaise compagnie, qui
couve inutilement un génie stérile. Jetez l’un et l’autre avec une impulsion invincible
au milieu d’un monde ébranlé jusque dans ses fondemens, et ce monde va changer
de face.51
! Les contrefactuels. Les raisonnements qui travaillent sur des mondes possibles et
raisonnent sur le monde empirique à partir de mondes alternatifs, à partir
d’imaginations contraires à l’empirie, ont commencé à tourmenter les logiciens et
les cognitivistes vers les années 1970. Ce qui ne veut pas dire que de tels
raisonnements n’apparaissaient pas avant – et même dans l’Antiquité – mais les
traités de rhétorique ne semblent pas les apercevoir. Appliqué à des événements
historiques, le contrefactuel-passé est assez fréquent mais toujours susceptible de
provoquer des réactions hostiles, énervées ou ricanantes. Si la fuite de Louis XVI
arrêté à Varennes avait réussi? Si Napoléon avait gagné à Waterloo? Si les Nazis
50. La France socialiste. Paris: Fetscherin & Chuit, 1886, 61.
51. Nodier, 1829, 26.
23
avaient gagné la guerre? Si John F. Kennedy avait survécu à l’attentat de Dallas? Que
peut-on tirer de cette prémisse contrefactuelle et de l’inférence qui va suivre, qui
soit intéressant et pertinent au monde réel où Napoléon a été vaincu et Hitler aussi?
Il se fait que les historiens qui s’en permettent se sont mis à creuser les
contrefactuels. «– What if Charles I had avoided civil war? ... What if Home Rule had
been enacted in 1912?»52 Tout raisonnement variationnel sur le passé relève d’un
statut très ambigu entre le significatif, le «profond» et l’aberrant. En fait, aucun
historien même le plus «sérieux» ne peut éviter d’esquisser au passage devant les
grands événements un «Que se serait-il passé si...», mais simplement, s’il est sérieux,
il ne s’appesantit pas, il revient aux faits ; il ne développe pas tout du long et ne va
pas jusqu’au bout du contrefactuel ... parce que justement il n’y a pas de bout.
! Les romanciers et la physiognomonie
Je reviens sur ce que je suggère en commençant : la physiognomonie est une science
dévaluée, persistante dans l’art du roman où elle demeure essentielle pour produire de
l’effet de réel. Au 19e siècle, la littérature «réaliste» s’empare de la physiognomonie à mesure
que le milieu savant et les esprits rationnels lui tourne définitivement le dos.
George Sand vante en romancière les mérites de la doctrine : «Je suis convaincue, écrit-elle,
pour ma part, que ce système est bon et que Lavater doit être un physiognomoniste
presque infaillible (...). Il serait à souhaiter que Lavater eût formé des disciples dignes de
lui, et que la physiognomonie, telle qu’il parvint à la posséder, pût être enseignée et
transmise par des cours et par des leçons comme l’a été la phrénologie».
«Mais c’est surtout Balzac qui, dans la tradition littéraire, contribue à la gloire de la
physiognomonie. Il adhère à la théorie de Lavater jusque dans ses prétendus fondements
physiologiques, affirmant que «la phrénologie et la physiognomonie, la science de Gall et
de Lavater, qui sont jumelles ... démontrent aux yeux de plus d’un physiologiste les traces
du fluide insaisissable, base des phénomènes de la volonté humaine, et d’où résultent les
passions, les habitudes, les formes du visage et celles du crâne». «Cet assentiment donné
à la physiognomonie n’est pas purement théorique ; Balzac y trouve le fondement de sa
vision fataliste et il met en application les observations de Lavater pour la construction des
personnages de La Comédie humaine.» 53
Balzac a lu Lavater et Gall, il les admire et les cite — mais il donne surtout libre cours à son
imagination et procure une expression fantaisiste et hyperbolique du déchiffrable sur un
52. Niall Ferguson, dir. Virtual History: A;lternatives and Counterfactuals. New York: Basic Books, 1999. Un excellent ouvrage.
53. Dumont, loc.cit., 29
24
visage. — Exemple dès l’incipit de La peau de chagrin, le visage du vestiairiste:
Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au
moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à la loi qui protège une
passion essentiellement imposable. Sans trop hésiter, il monta l’escalier du tripot
désigné sous le nom de numéro 36. – Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît ? lui
cria d’une voix sèche et grondeuse un petit vieillard blême, accroupi dans l’ombre,
protégé par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une figure moulée
sur un type ignoble.... le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune
âge dans les bouillants plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup d’œil terne et
sans chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les misères de l’hôpital, les
vagabondages des gens ruinés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les
travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazacoalco. Cet homme, dont la
longue face blanche n’était plus nourrie que par les soupes gélatineuses de Darcet,
présentait la pâle image de la passion réduite à son terme le plus simple. Dans ses
rides, il y avait trace de vieilles tortures, il devait jouer ses maigres appointements
le jour même où il les recevait. Semblable aux rosses sur qui les coups de fouet
n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir ; les sourds gémissements des
joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards hébétés le
trouvaient toujours insensible. C’était le jeu incarné.54
Le Jeu incarné... La notion ou le mot, catachrèse religieuse, d’incarnation va revenir plus loin
avec la catachrèse de Robespierre «incarnant la Révolution» – ou «de la Terreur». Image qui
apparaît dès 1793 et qui se rencontre ensuite chez plusieurs historiens.
C’est une singulière méprise, écrit Charles Nodier en 1829, que d’avoir appelé
Bonaparte la révolution incarnée. Il n’y a rien de plus dissident dans toutes les
combinaisons des événemens et de la pensée [= cette phrase n’est pas limpide].
Bonaparte était tout simplement le despotisme incarné. La révolution incarnée, c’est
Robespierre avec son horrible bonne foi, sa naïveté de sang, et sa conscience pure
et cruelle.55
!
J’en viens maintenant aux:
54. La Peau de chagrin est un roman de La Comédie humaine publié en 1831 par Gosselin et Canel dans les Romans et contes
philosophiques, puis aux éditions Werdet en 1834 dans les Études philosophiques.
55. Nodier, 1829, 27.
25
! Portraits d’époque du citoyen Robespierre par les thermidoriens
En bien, nous voici à pied d’œuvre. D’abord, on rencontre des portraits dessinés par des
constituants et des conventionnels qui l’ont connu de visu – mais tous ont écrit «de
mémoire» après le 10 Thermidor (28 juillet 1794) et presque tous sont à classer parmi les
hommes de Thermidor désignés dans l’histoire comme les «réacteurs». Ils «réagissent» à
la terreur qu’ils imputent à Robespierre et aux Comités ; ils ont mis hors la loi et fait
exécuter Robespierre et ses proches, Saint-Just, Couthon etc., afin, censément, de sauver
la République – et surtout de sauver leurs propres têtes.56
Il importe à ces hommes de Thermidor de montrer que les traits de l’Incorruptible
trahissaient dès la première rencontre ses pensées secrètes et son fâcheux tempérament
– et permettaient de présager de son funeste rôle — ce qui explique mal pourquoi ils ne
se sont pas méfiés d’emblée! «Dans leurs descriptions, les contemporains insistent sur sa
petite taille, son teint livide, sa voix haut perchée et son élégance d’Ancien Régime. La
pâleur de son teint est généralement ressentie de façon négative, par opposition avec le
visage rubicond d’un bon vivant comme Danton par exemple.»57 — Je viens plus loin à ces
«deux visages» contrastés de la Révolution.
Aucun des Jacobins, des hommes des Comités de gouvernement n’a publié de mémoires,
croit observer Edgar Quinet.58 «Les hommes de la Révolution, quand ils ont été vaincus ont
été réduits à s’enfouir sous la terre; ils se sont livré à d’autres occupations; ils ont pris un
autre visage, ils sont devenus d’autres hommes; ils ont cherché, obtenu l’oubli.» Seuls les
Thermidoriens et les ci-devant dantonistes et Girondins ont publié leurs mémoires et tout
en se donnant le beau rôle, ils ont abondamment assouvi leur haine envers les «hommes
de la Terreur» dont ils prétendaient avoir délivré la république.
Par ailleurs, les dits thermidoriens qui, écrivant souvent sur le tard de leurs vies, trouvent
à Robespierre des traits inquiétants ou odieux censés avoir été hautement prémonitoires
de ses crimes futurs ont eux-mêmes eu leur large part, active ou passive, dans les
massacres et les violences de l’an II. Edgar Quinet feint de s’étonner de ce que ces crimes
de jadis et ces souvenirs atroces refoulés ne se marquent pas, ne transparaissent pas, tant
qu’à faire, sur leurs visages à eux ! C’est peut-être – au décri de toute physiognomonie – ceci
56. Ce que dit notamment Mme de Staël dans ses Considérations: « Les collègues de Robespierre, non moins abominables que lui,
Collot-d’Herbois, Billaud-Varennes, l’attaquèrent pour se sauver eux-mêmes : l’horreur du crime ne leur inspira point cette
résolution; ils pensoient à tuer un homme, mais non à changer de gouvernement.» II, 143.
57. Biard & Bourdin, Robespierre, 211.
58. Quinet, II, 676. En fait Jacques Billaud-Varenne en exil dans les Guyanes et les Antilles est censé avoir écrit et on a publié de
façon posthume ses mémoires en 1821. Mais ces Mémoires sont réputés apocryphes. Peut-être pas intégralement à mon idée...
26
qui devrait donner à penser en suscitant un étonnement douloureux et fécond:
«Comment, après avoir tenu la hache, écrit Edgar Quinet, ont-ils pu revenir à des
pensées ordinaires, rentrer dans le vulgaire des choses, prendre goût aux
amusements, aux frivolités d’une autre époque? Comment leurs traits n’avaient-ils
gardé aucune empreinte de leurs actions? Je cherchais à lire sur leur visage, ajoutet-il, l’histoire des journées dont on osait à peine prononcer le nom».59
Premier portrait donc : au lendemain même de l’exécution de Robespierre, un anonyme,
qui de l’avis d’Albert Mathiez était l’académicien Jean-Baptiste Suard,60 publie dans les
Nouvelles politiques, feuille crypto-royaliste, du 13 thermidor an II (31 juillet 1794) un
portrait du «Tyran» – c’est son mot.
Sa taille étoit de 5 pieds 2 ou 3 pouces ; son corps jeté d’à-plomb; sa démarche
ferme, vive et même un peu brusque; il crispoit souvent ses mains, comme par une
espèce de contraction de nerfs ; le même mouvement se faisoit sentir dans ses
épaules et dans son col qu’il agitoit convulsivement à droite et à gauche ; ses habits
étoient d’une propreté élégante, et sa chevelure toujours soignée ; sa physionomie,
un peu renfrognée, n’avoit rien de remarquable ; son teint étoit livide et bilieux, ses
yeux mornes et éteints ; un clignement fréquent sembloit la suite de l’agitation
convulsive dont je viens de parler; il portoit toujours des conserves. Il savoit adoucir
avec art sa voix naturellement aiguë et criarde et donner de la grâce à son accent
artésien ; mais il n’avoit jamais regardé en face un honnête homme. 61
En réalité, Mathiez se méprend, je pense: ce portrait réapparaît verbatim dans trois
brochures signées Dussault. Or, Jean François Joseph Dussault, né le 1er juillet 1769, à
Paris où il est mort le 14 juillet 1824, est un journaliste, critique littéraire et bibliothécaire
français qui fut assez connu. Dans les décades qui suivent le 10 thermidor, le journaliste
publie et signe successivement des brochures où il reprend – ce qui forme les deux tiers
de chaque brochure – le même portrait ne varietur du tyran: Portrait de Robespierre ; avec
la réception de Fouquier-Tainville aux enfers par Danton et Camille Desmoulins. —. Portraits
exécrables, du traître Robespierre et ses complices ; suivi de la Vie privée d’Henriot. —. Véritable
portrait de Catilina Robespierre, tiré d’après nature.
59. II, 675.
60. Pendant la Terreur, Suard se cache dans sa maison de Fontenay-aux-Roses. Sous le Directoire, Suard écrit dans lesdites Nouvelles
politiques. Proscrit le 18 fructidor, il se réfugia à Coppet puis à Anspach. Il revint en France après le 18 brumaire et devint rédacteur
du Publiciste, qui parut jusqu’en 1810. Le 20 février 1803, il est nommé secrétaire perpétuel de l’Académie française. Belle carrière!
61. Source : «Un Portrait de Robespierre» par Albert Mathiez Annales révolutionnaires, T. 1, No. 1 (Janvier-Mars 1908), pp. 27-32.
27
On remarque d’abord l’hétérogénéité intuitive de ce relevé composite qu’on appelle un
«portrait». Celui-ci sera démarqué des dizaines de fois : il accumule des traits censés
congénitaux ou bien acquis mais en tout cas physiologiques (des rides expressives, des
gestes réflexes, partiellement involontaires), des marques d’expressivité (les «jeux» de la
«physionomie») des indices artificiels (des «conserves» – des lunettes teintées, vertes),
indiquant/indiqué mais de quoi précisément?, les traits affichés d’un habitus (jugé
«élégant»), habitus de classe qui devait détoner chez les Jacobins – y compris les soins du
corps, de la chevelure. C’est à la fois un amoncellement et quelque chose que «le
philosophe» et l’«artiste» se sentent capables d’interpréter.
On a pu supposer à Maximilien une vue fragile. Était-il myope? Mais les lunettes étaient
non moins pour l’Incorruptible des accessoires de «théâtre» dont il se servait à la tribune,
les abaissant et relevant soudain sur son front pour observer en une pause silencieuse le
public. J’y reviendrai.
Dussault qui feint l’équanimité prolonge, dans les trois brochures susdites, dans un style
maladroit, le dit portrait physique par une évaluation négative de l’orateur, du mince talent
oratoire du «tyran» que l’on vient d’exécuter:
Il avait calculé le prestige de la déclamation; et, jusqu’à un certain point, il en
possédait le talent; il se dessinait assez bien à la tribune; l’antithèse dominait dans
ses discours, et il maniait assez souvent l’ironie; son style n’était point soutenu; sa
diction, tantôt harmonieusement modulée, tantôt âpre, brillante quelquefois, et
souvent triviale, était toujours cousue de lieux communs et de divagations sur la
vertu, le crime, les conspirations. Orateur médiocre, lorsqu’il avait préparé son
discours; s’il s’agissait d’improviser, il était au-dessous de la médiocrité. Alors il
courait après ses idées fugitives, comme un homme endormie après le phantôme
de son rêve ; sa logique était toujours assez pure, et souvent adroite dans ses
sophismes; il réfutait avec lucidité ; mais en général sa tête était stérile, et la sphère
de sa pensée étroite, comme il arrive presque toujours à ceux qui s’occupent trop
d’eux-mêmes.62
Dans certaines version, le texte continue et se termine comme suit:
En effet, avec tous ses grands mots de vertu, de patrie, il ne pensait qu’à lui.
L’orgueil était le fond de son caractère , la gloire littéraire était un de ses vœux ; il
ambitionnait plus encore la gloire politique ; il parlait avec mépris de Pitt, et il ne
62. Par ex. Véritable portrait de Catilina Robespierre, p. 4.
28
voyait rien au-dessus de ce scélérat, si ce n’est lui-même.63
Nous sommes, en l’an II, loin de l’ère de la visibilité médiatique
qui est la nôtre et qu’étudie Nathalie Heinich dans son fameux
et récent ouvrage, De la visibilité : Excellence et singularité en
régime médiatique. Bien loin de l’ère de la reproductibilité
technique des œuvres caractérisée d’abord par Walter
Benjamin.64 Bien loin — ou peut-on mieux dire, juste à l’orée de
ces phénomènes asymptotiques qui se déploient sur deux
siècles mais dont nul ne peut encore soupçonner l’emprise. Il
demeure que la plupart des lecteurs des Nouvelles politiques et
des brochures de Dussault n’ont jamais vu Maximilien en chair
et en os ; c’est bien en quoi le portrait écrit passionne et est
Musée Carnavalet
indispensable. Bien peu d’entre eux ont eu connaissance de
rares dessins et estampes plus ou moins fidèlement transcrits
non pas d’après nature mais d’après un portrait peint.
On en connaît plusieurs.65 Deux surtout sont reproduits partout. Celui peint par Adélaïde
Labille-Guiard en 1791 de Robespierre en habit de député du Tiers État66 et la toile
anonyme du Musée Carnavalet, datée de 1790 (?). Le portrait comme genre esthéticomondain du reste n’est pas et n’a pas à être d’une sobre fidélité : il est «flatté» comme c’est
sans nul doute le cas de celui peint par Adélaïde Labille-Guiard avec un Maximilien juvénile
et charmant. Tous les portraits de Robespierre sont typiquement flattés – et donc flatteurs
pour un homme aussi soucieux de son apparence. En effet, les témoins, hostiles ou non,
comme on le verra, s’accordent tous à lui donner un regard vague et clignotant agrémenté
de besicles. Les deux portraits bien connus dont je parle lui attribuent au contraire de
grands yeux sombres, francs et bien ouverts — ce qui fait apparaître un homme avenant,
assurément embelli et, lui aussi, non moins «imaginaire».
63. Ex. Décade politique et littéraire, thermidor-fructidor II, 113.
64. En 1936, Walter Benjamin publie, en version française, dans le Z. f. Sozialforschung, Bd. 5: 1936, le plus fameux de ses articles,
dans lequel on a pu voir l’acte de naissance de la médiologie moderne, «L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique».
Essai que Benjamin reprendra ultérieurement en sa version longue comme »Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen
Reproduzierbarkeit«.
65. L’une des caractéristiques de Maximilien est de prendre soin de son «image». «Robespierre, à peine âgé de vingt-cinq ans,
souhaite apparaître comme un jeune bourgeois arrivé. Dès 1783, alors qu’il débute au barreau et commence tout juste à briguer
les palmes académiques, il se fait représenter par Boilly, un peintre de vingt-deux ans, alors de passage en Artois». Dingli, op.cit.,
55.
66. Adélaïde Labille-Guiard, appelée aussi Adélaïde Labille des Vertus, née en 1749 à Paris, où elle est morte le 24 avril 1803, est
une peintre, miniaturiste et pastelliste française.
29
Les dits portraits en outre, selon la convention picturale de l’époque, donnent aussi au
modèle des lèvres charnues alors que les témoins s’accordent sur des lèvres «pâles et
serrées»!
Après Thermidor, les caricatures en estampes du «tyran» guillotiné vont se multiplier, mais
sans prétention à une quelconque ressemblance. On connaît
par exemple l’estampe où Robespierre après avoir guillotiné
tous les Français guillotine le bourreau. Assis sur un
tombeau, il foule aux pieds la constitution de 1791. Il porte
l’habit du conventionnel mais on ne relève aucun effort de
ressemblance fût-ce caricaturale. D’abondants pamphlets
sortent dans les décades qui suivent qui dépeignent
Robespierre comme un monstre. «Ses amis étaient des
cannibales au sens propre du mot : ils buvaient du sang et
mangeaient la chair rôtie des prêtres sur la place Dauphine.
Assassin lui-même, il empoisonna Marat et lui versa une
Robespierre guillotine le bourreau...
drogue mortelle qui manqua son effet, ensuite de quoi il fit
venir Charlotte Corday qui assassina l’Ami du Peuple. Comme il craignait les révélations de
Charlotte il la fit guillotiner. D’ailleurs, il y était habitué, il avait guillotiné personnellement
Marie-Antoinette.»67
En matière de régime médiatique, tout va changer dans peu d’années avec l’Empire: les noms
de Napoléon, de ses maréchaux et de ses généraux auront désormais un visage qui sera
connu du petit peuple jusque dans les campagnes reculées grâce à l’image et au
colportage: l’Imagerie d’Épinal (Vosges), où furent imprimées les premières images dites
«d’Épinal», a été fondée en 1796 par Jean-Charles Pellerin. Ce sont des planches de «bois»
(xylographies) colorées au pochoir. Sous l’Empire, l’imagerie célèbre l’Empereur, sa famille,
ses maréchaux, ses armées et ses victoires. Pour tout dire, le pouvoir a désormais un visage
sur lequel tout le monde peut «mettre un nom»: c’est ici l’entrée dans la modernité
politique.68
La lithographie n’existe pas non plus en l’An II.69 Elle est découverte «par hasard» par un
67. Ainsi Hector Fleischmann dans Charlotte Robespierre et ses Mémoires, Albin Michel, 1910, p. 9, résume la version aggravée publiée
en 1850 par J. M. Proyart de La vie et les crimes de Robespierre, surnommé le tyran, depuis sa naissance jusqu’à sa mort de son oncle
l’abbé.
68. Le profil de Napoléon figure sur le revers des pièces de monnaie, mais ce moyen de légitimation-ci remonte aux empereurs
romains.
69. Inventée par Aloys Senefelder à partir de 1796 en Allemagne, la lithographie est une technique d’impression qui permet la
création et la reproduction à de multiples exemplaires d’un tracé exécuté à l’encre ou au crayon sur une pierre calcaire. – le
daguerréotype date, lui, de 1839. Senefelder perfectionne le procédé, qui sert essentiellement à imprimer des partitions de
30
Allemand de Munich quelques années plus tard, en 1796 précisément, et arrive à Paris sous
l’Empire.70 Au 19e siècle, avec la lithographie dont la technique se raffine
(chromolithographie etc.), le portrait «sérieux» et censé ressemblant des personnalités
publiques, politiciens, artistes, comédiens, de même, indissociablement, que la caricature
politique acquièrent un rôle social significatif grâce à l’encore bien modeste capacité de
diffusion lithographique – première étape d’un processus qui croît en asymptote jusqu’à
nous – et dont le journal illustré de gravures puis de photographies dès 1890, la télévision
puis l’internet, les Facebook et les selfies ne sont que l’aboutissement proliférant.
Les petites gazettes satiriques se multiplient sous la Monarchie de juillet (en dépit de
poursuites fréquentes) avec leurs «portraits-charges» (grosses têtes et petits corps) des
gens célèbres, politiciens, comédiens ou gens de lettres, dont ils accentuent comiquement
les traits supposés connus.71 Honoré Daumier, Grandville et Gustave Doré sont les célèbres
caricaturistes de ce temps.
Toutefois, remontons dans le temps : quarante ans plus tôt, nous sommes encore – avec
les années de la Révolution et avec le «cas» Robespierre, – à l’époque de la «préhistoire» de
la modernité ; époque où la notoriété, la renommée, bonne ou mauvaise, ne passent pas
par la visibilité, par un visage «connu» des masses, mais par «un nom» accompagné d’une
«légende» (formule Nathalie Heinich). Il ne s’agit pas alors de mettre comme de nos jours
un nom sur un visage d’«Olympien», mais, à travers du texte, d’esquisser les traits du visage
qu’évoque un nom attaché à un sommaire récit. «Longtemps, note Heinich, dans l’histoire
de l’humanité, la célébrité passa non pas (sinon exceptionnellement) par la visibilité — la
diffusion du visage et du nom dans l’espace public —, mais par la renommée — la diffusion
du nom et de la légende. Si la réussite du grand homme se mesurait au désir de connaître
son aspect, comme l’écrivait Pline dans son livre sur la peinture, une telle connaissance
était rarissime: c’est là le premier enseignement de la monumentale histoire de la «frénésie
de la renommée», de l’Antiquité à nos jours, qu’a reconstituée l’historien américain Leo
Braudy»72 – dans The Frenzy of Renown : Fame and Its History. Oxford University Press, 1986.
Autre «support» matériel qu’on ne doit pas écarter dans cette préhistoire de la visibilité du
visage : on connaît une médaille en argent doré, gravée et diffusée après thermidor, de
musique. «M. Aloïs Sennfelder, chanteur des chœurs du théâtre de Munich, observa le premier la propriété qu’ont les pierres
calcaires de retenir des traits formés par une encre grasse et de les transmettre dans toute leur pureté au papier appliqué fortement
à leur superficie.»
70. La lithographie est introduite à Parsi grâce à Louis-François Lejeune qui la découvre dans l’atelier d’Aloys Senefelder lors des
guerres de l’Empire.
71. La Caricature (1830 - 1843) et Le Charivari (1832-1937) sont les prototypes des journaux satiriques.
72. De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique. Paris: Gallimard, 2012.
31
Robespierre et Cécile Renaut (ou Renault) face à face avec la phrase fameuse qu’on attribue
à sa victime:
J’AI VOULU VOIR COMMENT ETAIT FAIT UN TIRAN / MAXIM ROBESPIERRE LE X
THERMIDOR AN ij.
On déchiffre, inscrit dans l’ovale du profil du «tiran», profil sans doute voulu hideux, mais
sans effort particulier de ressemblance : «Sa face est celle
du crime». Bizarre, cette médaille confrontant le criminel et
la victime ! Je n’en vois guère d’autre semblable.
Cécile-Aimée Renault est une jeune femme, un peu
«simple», guillotinée sous la Terreur. Accusée, sans aucun
doute faussement, d’avoir voulu assassiner Robespierre,
elle fut exécutée avec tous les siens le 29 prairial an II.73 Elle
se serait rendue chez Robespierre pour, a-t-elle déclaré,
«voir comment était fait un tyran». Cette phrase, qui est
attestée, doit s’entendre littéralement. Robespierre en mai
1794 est l’«incarnation» de la Terreur, mais il n’est qu’un
nom que l’on chuchote avec horreur ; il est pour la plupart
des Parisiens sans visage. Une curiosité qui lui a coûté cher.
– Le profil de Maximilien sur cette médaille s’inspire, je crois,
en accentuant le trait, de la médaille en bronze de la
Convention qui porte, en avers: M. M. J. ROBERSPIERRE (sic!).
Revers: DÉPUTÉ DU DÉPARTEMENT DE PARIS. Une estampe
(eau forte) datée également de 1792 d’après un dessin de
Bonneville figure avec un profil assez semblable à celui de la
médaille, «M. M. J. Roberspierre (re-sic) – Député du Département
de Paris à la Convention nationale en 1792. Bonneville, del. B.
Gautier, sculpt. Rue du Théâtre français no 4.» Voir ci-contre.
Je reviens maintenant aux portraits écrits, avec un bref
paragraphe simple enfilade d’épithètes péjoratives, formulé par
Antoine Thibaudeau. Membre des Comités de sûreté générale
et de salut public après Thermidor, Thibaudeau est conseiller
d’État et préfet sous l’Empire. Proscrit par Louis XVIII, il ne rentre en France qu’après 1830,
publie ses Mémoires en 1824 et meurt en 1854.
73. Exécutés porteurs de chemises rouges comme des «parricides» – Il n’est pas démontré que Robespierre a voulu ce massacre
familial. Il n’empêche que tous le lui imputent.
32
«Il était d’une taille moyenne, avait la figure maigre, la physionomie froide, le teint
bilieux et le regard faux, des manières sèches et affectées, le ton dogmatique et
impérieux, le rire forcé et sardonique.»
Le «teint bilieux» reviendra presque toujours. J’ai évoqué plus haut la doctrine des Quatre
tempéraments : le bilieux, le flegmatique, le sanguin, le mélancolique. Robespierre avec
son teint pâle est identifié presque unanimement comme un bilieux typique — donc un
amer et un envieux, ce qui amorce une explication de son rôle néfaste.
Aulard cite un autre mémorialiste qui fait part de sa mauvaise impression initiale : «J’ai
causé deux fois avec Robespierre, dit [le Suisse] Étienne Dumont; il avait un aspect sinistre;
il ne regardait point en face; il avait dans les yeux un clignotement continuel et pénible.»
L’historien conclut que tous, après Thermidor, vont représenter d’après leurs «souvenirs»
l’Incorruptible déchu comme un monstre à face de coquin, — face qui d’emblée aurait dû
prévenir contre lui. «Nous chercherions vainement, chez les contemporains, un souvenir
juste et vrai de Robespierre débutant.»74
La vie et les crimes de Robespierre, surnommé le Tyran, depuis sa naissance jusqu’à sa mort par
M. Le Blond de Neuvéglise, est un ouvrage dû à l’abbé arrageois Liévin-Bonaventure Proyart
et réédité en des versions augmentées et aggravées sous la Restauration. Il paraît dans
l’Émigration, à Augsbourg en 1795.75 C’est une biographie pleine de légendes atroces,
mais aussi par d’autres côtés assez renseignée et détaillée du «tyran» dont il dresse le
portrait suivant, plus détaillé, p. 67:
Avant d’entamer le récit de la Vie publique de Robespierre, nous dirons un mot de
son extérieur, qui n’avoit rien que de très commun. Il étoit de la taille médiocre et
de la figure la plus platte. Il portoit sur de larges épaule une tête assez petite. Il
avoit les cheveux châtains-blonds, le visage arrondi, la peau médiocrement gravée
de petite vérole, le teint livide, le nez petit et rond, les yeux bleus pâles et un peu
enfoncés, le regard indécis, l’abord froid et repoussant. Il ne rioit jamais. À peine
sourioit-il, quelquefois; encore n’était-ce ordinairement que d’un souris moqueur
qui décelait tout le fiel d’un caractère atrabilaire.
On note que le topos du portrait du personnage dont on va parler forme, au milieu ou au
début d’un récit, un excursus qui se limite à énumérer des paramètres tous à peu près
74. Aulard, 221-2.
75. D’autres ouvrages thermidoriens comme le gros livre de Des Essarts, La vie et les crimes de Robespierre et de ses principaux
complices. Paris : l’auteur, 1797, adjoignent les récits de la vie (et les récits vengeurs de l’exécution) de Couthon, Saint-Just, Henriot,
Coffinhal, Payan, Fleuriot-Lescot, Dumas et autres complices du «plus exécrable des tyrans qui ait paru sur la scène du monde», 1-2.
33
semblables et dans un ordre relativement fixe: la taille et l’embonpoint, la forme du visage,
les yeux, le nez, la bouche (rarement les oreilles), le teint et l’«expression» ordinaire dudit
visage (qui permet d’intégrer la classe de tempérament duquel il relève), l’«abord», l’allure
générale et d’éventuelles marques particulières (comme la petite vérole). Le ton de la voix
est aussi signalé ordinairement, tout particulièrement dans le cas d’un orateur qu’on tient
à juger médiocre et déplaisant à entendre.
Le Girondin Beaulieu76 dresse le portrait suivant du député tel qu’il dit l’avoir vu aux États
généraux :
«C’était, en 1789, un homme de trente ans, de petite taille, d’une figure mesquine
et fortement marquée de petite vérole; sa voix était aigre et criarde, presque
toujours sur le diapason de la violence ; des mouvements brusques, quelquefois
convulsifs, révélaient l’agitation de son âme. Son teint pâle et plombé, son regard
sombre et équivoque, tout en lui annonçait la haine et l’envie.»77
Louis de Larévellière-Lépeaux,78 qui échappe de peu à la guillotine en Prairial79 mais qui
sera un des cinq «directeurs» sous le Directoire, a bien connu l’Incorruptible, et d’abord à
la Constituante. Il le peint dans ses Mémoires:
«Homme d’un physique chétif, écrit-il, avec un teint blême, la figure allongée, la
physionomie tenant du tigre et du renard, une voix sourde, monotone, une
élocution fatigante, n’ayant pour moyens oratoires que le verbiage et les lieux
communs du langage révolutionnaire; envieux, vindicatif, tenace, cruel, et surtout
habile calomniateur.»80
Tigre, renard : On voit ici faire irruption attendue l’analogie animale qui vient en renfort,
avec deux zoomorphes de la cruauté et de la ruse.
76. Antoine Sivard de Beaulieu.
77. Aulard, Ibid., 297-8.
78. Louis-Marie de La Révellière-Lépeaux — orthographié également «Larévellière» ou «La Revellière» — est un homme politique
français, né le 24 août 1753 à Montaigu et mort le 27 mars 1824 à Paris. Il fut un des cinq premiers Directeurs du Directoire ainsi
que député de Maine-et-Loire.
79. La loi du 22 prairial an II, qui porte la Terreur à son apogée, est présentée à la Convention par Georges Couthon au nom du
Comité de salut public. Ce décret, détruisant toutes les formes légales, refusait des défenseurs aux accusés, il déclarait que la
conscience des juges n’avait nul besoin d’être éclairée par des preuves, pour prononcer des peines capitales. La procédure
criminelle, suivant Robespierre et les partisans de la terreur, ne pouvait être trop expéditive. La sévérité n’est redoutable que pour
les ennemis de la liberté », déclare Robespierre à propos de la Loi de Prairial.
80. Les Mémoires de Larevellière-Lépeaux ont été éditées par R. D. D’Angers, Paris, 3 vol., 1895.
34
Autre zoomorphe: certains plus imaginatifs ont comparé l’expression de son visage irrité
à la tête d’un serpent. Ainsi fait Ernest Legouvé dans ses Soixante années de Souvenirs en
relatant un incident lors de la première représentation de la tragédie de son père Epicharis
et Néron, incident qui lui a été raconté par le dramaturge Népomucène Lemercier:
Robespierre occupait une première loge d’avant-scène. Danton était à l’orchestre
et derrière lui s’échelonnaient tous ses amis. À peine le mot de Mort au tyran fut-il
prononcé que, sur un signal de Danton, ses amis, éclatant en bravos frénétiques, se
tournèrent vers Robespierre, et debout, les poings tendus, lui renvoyèrent ce
terrible cri de vengeance. Robespierre, pâle, agité, avançait et retirait sa petite mine
d’homme d’affaires (je tiens le mot de M. Lemercier, témoin de la scène) comme un
serpent allonge et rentre sa tête plate et irritée.81
Plus d’un contemporain enfin plagiant l’intéressante brochure signée de Merlin de
Thionville dont je fais l’analyse un peu plus loin et dont on reprend tout au long du siècle
l’image physiognomoniste ont plutôt comparé son visage et son allure à ceux d’«un chat»:
au début, simple chat domestique, répète le comte de Rœderer; ensuite, un «chat sauvage»;
finalement dans les derniers temps un «chat tigre».82 Enfin Maximilien est désigné dans
bien des libelles comme un «tigre» tout court et pour tout de bon.
Il importe de relever dans ces zootypes les comparaisons ou identifications fréquentes avec
des animaux exotiques, lion, tigre, hyène, singe même (on en voyait parfois dans les foires)
dont les Français, les Européens ne pouvaient avoir qu’une connaissance très
occasionnelle. Nous sommes dans le pur et simple imaginaire «projectif».
Au tournant du siècle, Jean Jaurès qui admire, lui, en dépit de tout, Robespierre reprendra
néanmoins à Michelet qui l’emprunte, comme on voit, à tous ses prédécesseurs l’image du
«chat aux yeux verts», et la notation du faible orateur à la voix «aigre».
Journaliste, Charles de Lacretelle (1766-1855) dit avoir souvent vu et entendu Robespierre
à la tribune. Voici le portrait qu’il en trace dans son Histoire de l’Assemblée constituante:
«Sa voix aigre, sa figure ignoble et sombre, type vivant de l’envie, son élocution
verbeuse chargée de lieux communs, ses violences calculées, ses flatteries envers
le peuple n’excitaient dans l’Assemblée qu’une impression morne, importune,
souvent insupportable.»
81. Soixante ans de souvenirs par Ernest Legouvé. Hetzel (Paris), 1886-1887, vol. 1. Commenté par Walter, I, 427. Les pamphlets
thermidoriens abusent aussi de «reptiles, reptiles venimeux» pour qualifier les «monstres assoiffés de sang» de l’entourage du Tyran,
mais la métaphore de stigmatisation ne vise pas généralement ici une ressemblance «physique».
82. Œuvre du Comte P.L. Rœderer, Paris, Didot, 1853-59. vol. 3, p. 267.
35
«Type vivant»: autre catégorie de la physiognomonie laquelle se résume en une série de
«types» purs que l’on trouve par exemple illustrés en hors-texte dans le Lavater portatif.
Trente-trois planches représentent les principaux «types» de visages associés à des passions
dominantes. La première planche représente par exemple l’Hypocrite, le dissimulé – et il
a bien une tête qui prévient en sa défaveur! Or, Robespierre de l’avis général incarnait
l’Envie, la dissimulation haineuse et la susceptibilité blessée.
Un autre topos commun à tous ces publicistes pénétrés de culture gréco-romaine se joint
régulièrement au diagnostic du type passionnel «incarné» par Maximilien. Celui du
rapprochement avec tel et tel personnages antiques – fameux ou infâmes, — infâmes dans
le cas présent. Ceci, toujours au détriment de Maximilien qui ne leur vient pas à la cheville
fût-ce dans la scélératesse et la ruse conspiratoire. On répète ainsi qu’«il ne fut ni un Sylla,
ni un Catilina, ni un Octave, ni un Cromwell» etc.83
— Merlin de Thionville
Antoine Merlin, dit Merlin de Thionville était député de la Moselle à la Convention
nationale. C’est l’un des plus fameux représentants en mission. Il reçut en 1793 une lettre
de félicitation de la Convention pour son héroïsme lors de la défense de la forteresse de
Mayence. Le 9 thermidor, il prit une part active à la chute de Robespierre, mais il repartit
peu après pour assiéger Mayence. Or, Merlin publie en fructidor an II ou du moins il paraît
sous son nom dans la foulée des innombrables pamphlets thermidoriens une brochure in24 qui porte simplement sur la couverture MERLIN DE THIONVILLE, représentant du peuple, à ses
collègues: portrait de Robespierre.
D’autres pourtant attribuent cette douzaine de pages à Pierre-Louis Roederer, ami du
conventionnel, figure connue de cette époque troublée, actif à travers tous les régimes –
de l’Ancien Régime à la monarchie de Juillet, d’abord jacobin véhément, mué par Bonaparte
en comte d’Empire, puis membre de l’Académie française (exclu en 1816 par Louis XVIII),
mais réélu à l’Académie des sciences morales et politiques en 1832; il est mort en 1835 :
belle carrière d’un homme qui a su tirer son épingle du jeu...84 Son fils republie au volume
III comme étant en réalité sorti de la plume de son illustre père qui revendiquait cet écrit,
le dit «Portrait de Robespierre»; on le trouve dans les Œuvres du Comte P.-L. Roederer, éditées
par son fils le baron A.-M. Roederer. Paris : Firmin-Didot frères, 1853-1859. – C’est
83. En vain les bons citoyens réclamaient; en vain ils écrivaient que Néron, Tibère, Caligula, Auguste, Antoine, Lépide, n’avaient
jamais, dans leurs fureurs, imaginé rien de si horrible que ce qui se passait. Rapport de Courtois, 18. Lequel accumule lui-même
les rapprochements romains : «Comparable à Sylla par ses cruautés, bien au-dessous de Sylla par son génie, il crut se perdre en
suivant la route qui avait sauvé ce modèle des proscripteurs &c.»
84. «A en croire Roederer, c’est « afin de donner à la chose plus de valeur » qu’il eut recours à ce subterfuge. Peut-être aussi parce
que, ci-devant Jacobin exalté, il ne jugeait pas le moment venu de rappeler sa personne à l’attention du public thermidorien»
suppose Walter, II, 143.
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l’attribution que retient Albert Mathiez dans sa Réaction thermidorienne: il fait de Merlin de
Thionville, homme de guerre plutôt que d’écriture, un prête-nom de ce pamphlet
«caricatural», mais la malveillance ostensible de cet historien militant envers tous les
ennemis de Robespierre ne me convainc pas nécessairement de la supposition de nom.85
Mon appréciation sur la valeur et l’intérêt de ces pages, quel qu’en soit l’auteur, sera tout
autre. C’est à la fois l’écrit le plus imprégné de physiognomonie que l’on puisse rencontrer
dans ce contexte — et cependant un essai qui comporte des remarques perspicaces (bien
moins hystériques à l’égard du «tyran» et faisant un rare effort de compréhension) qu’on
ne rencontre pas ailleurs. Ce portrait qui est inscrit sur le zootype du chat sauvage, sera
souvent démarqué par la suite ainsi que je l’ai dit:
Les gens qui se plaisent à trouver des rapports entre les figures et les qualités
morales, entre les Figures humaines et celles des animaux, ont remarqué que
comme Danton avoit la tête d’un dogue, Marat celle d’un aigle, Mirabeau celle d’un
lion, Robespierre avoit celle d’un chat. Mais cette figure changea de physionomie,
ce fut d’abord la mine inquiette mais assez douce du chat domestique ensuite la
mine farouche du chat sauvage, puis la mine féroce du chat tigre.
On relève ici une certaine originalité dans la manipulation des lieux communs lavatériens:
l’auteur prétend à tout le moins voir Maximilien muer, évoluer depuis 1789 en dévoilant
sur son visage une férocité qui n’apparaissait pas au départ.
Ensuite passant à la doctrine des tempéraments, Merlin s’emploie à diagnostiquer
Maximilien de façon tout aussi prévisible — quoiqu’au contraire de la plupart des autres
il ne le typifie pas comme un «bilieux»:
D’abord, mélancolique, il finit par être attrabilaire. A l’assemblée constituante, il
avoit le teint pâle et terne; à la convention, il devint jaune et livide ; longtemps il
ne parla à l’assemblée constituante qu’en gémissant ; à la convention, il ne parloit
qu’en écumant. L’histoire de son tempérament est une grande partie de son
histoire.
Il ajoute, argumentant cette classification «atrabilaire» (bile noire) en caractérisant le genre
étroit d’intelligence qui s’accorde avec elle:
Les facultés de son esprit ont toujours été bornées ; mais dans le principe elles
étoient assez saines. Il a toujours eu peu d’idées, mais des idées fixes ; peu
d’imagination, mais une mémoire tenace; peu de mouvement, mais toujours dans
85. Op.cit., 10.
37
la même direction. Ces circonstances appartiennent au tempérament mélancolique,
qui rend les esprits paresseux et rares, le cerveau sec et rigide. A la suite, l’attrabile
a fait du mouvement de ses idées, une tourmente ; de ses idées, d’effroyables
fantômes ; de son imagination, une furie.
On en vient tout naturellement – autre topos requis – au «type incarné» : Maximilien était
dévoré par une passion qui l’a perdu et qui explique sa cruauté masquée d’une ostentation
de vertu ; cette passion était l’Envie. «L’envie est pour moitié dans les crimes qui l’ont perdu
et s’il n’eût péri des crimes que l’envie a contribué à lui faire commettre, il seroit mort de
l’envie même».
Cependant quand l’auteur ne fait pas du Lavater, il introduit quelques conjectures sur la
froideur extrême, l’égocentrisme et la chasteté de Robespierre qui ne manquent pas de
finesse et qu’il est seul à faire (il réfute ici expressément les brochures diffusées de façon
concomitante d’un Dussault et de tous autres qui dépeignent le «tyran» comme un
débauché hypocrite, amateur d’orgies): l’Incorruptible, dit-il, n’aimait pas les femmes. C’est
bien la froideur sexuelle que Merlin s’efforce avec pudeur d’évoquer: «Il n’éprouva jamais
ces besoins doucement énergiques, ces passions physiques intimes et pressantes d’où
procèdent les fières passions morales qui paraissent souvent si supérieures à leur
origine.»86
Maximilien était incapable de passion ; en somme, il n’aimait rien – pas même le pouvoir.
Merlin ne dépeint pas un «monstre» ou plutôt il peint une autre sorte de monstre que le
scélérat sanguinaire que tous caricaturent:
Il est faux qu’il ait eu l’honneur d’aimer les femmes; au contraire il leur a fait
l’honneur de les haïr. S’il les eût aimées eut-il été cruel?
Il est faux qu’il ait aimé la gloire... Il aimoit uniquement le bruit dont il étoit l’objet
parce qu’il étoit placé au centre de celui-là et qu’il n’y en avoit pas de plus propre
à l’étourdir.
Il est faux enfin que Robespierre ait aimé la suprême puissance: il n’étoit capable
ni de l’exercer ni d’en jouir.87
... Il a fini sans doute par vouloir la tyrannie suprême mais c’est parce qu’elle lui
étoit devenue nécessaire pour en soutenir l’insolence.
De telles remarques – d’une psychologie perspicace et qui se cherchent un langage
adéquat étant en quelque sorte «en avance sur leur temps» – furent inintelligibles pour les
86. 3.
87. Page 4.
38
contemporains qui avaient besoin de haïr le nouveau Catalina, le monstre pire que Néron
etc. Nul ne les a plagiées dans la mesure où elles ont laissé les lecteurs perplexes.
! Remarque – Si on ne connaît pas de source sûre de liaison féminine à
l’Incorruptible, Robespierre eut, et les contemporains le relèvent avec malveillance,
une multitude d’adoratrices. Quand il parlait à la Convention, les tribunes
regorgeaient de femmes exaltées — appelées par le populo goguenard les «jupons
gras» ou, de façon moins grossière et perspicace, les «dévotes de Robespierre» —
qui l’applaudissaient frénétiquement. «Quel homme que ce Robespierre avec toutes
ses femmes ! s’écriait jalousement l’ex-juré au tribunal révolutionnaire Vilate. C’est
un prêtre qui veut devenir Dieu.»88
L’auteur du Portrait résume enfin son propos en inscrivant ce qu’il voit comme un caractère
misérable et «coincé» plutôt que sanguinaire, qui a été entraîné «par les circonstances»:
Construisez une machine humaine foible et lâche ; animez-la de la passion de l’envie
et lancez-la dans les circonstances où s’est trouvé Robespierre et vous
recommencerez Robespierre. On l’appela d’abord le patriote Robespierre, ensuite
l’incorruptible Robespierre, ensuite le vertueux Robespierre, ensuite le grand
Robespierre. Le jour vint où le grand Robespierre fut appelé tyran et ce jour-là un
sans-culotte le considérant, étendu sur un grabat au comité de sûreté générale, dit:
— Voilà donc un tyran, ce n’est que ça? 89
On pourrait prolonger indéfiniment les évocations des premiers historiens-mémorialistes
de la Révolution française en recueillant les témoignages tirés des Mémoires de la Révolution
(seize volumes de 1820 à 1826) où l’on dépeint régulièrement un «monstre plus féroce que
Néron... à l’abord froid, au maintien gêné, à la conversation sans intérêt; un tempérament
irascible, un esprit étroit, un caractère pusillanime [qui] semblaient le circonscrire à la
médiocrité». Écoutons le même Fantin-Désodoards:
«Sa taille était au-dessous de la médiocre..., il portait sur son visage livide et sur son
front, qu’il ridait fréquemment, les marques d’un tempérament bilieux et
88. Causes secrètes de la révolution du 9 au 10 thermidor cité par Gust. Gautherot, loc. Cit. 407. — «Condorcet avait écrit en novembre
1793, peu avant sa mort : «On se demande pourquoi tant de femmes à la suite de Robespierre, chez lui, à la tribune des Jacobins,
aux Cordeliers, à la Convention. C’est que la Révolution y fait secte; c’est un prêtre qui a ses dévotes.». – Edme-Bonaventure
Courtois fut le président de la commission chargée d’inventorier les papiers trouvés chez Robespierre, et c’est lui qui en fit le
fameux rapport publié en février 1795. Ce rapport cite abondamment – en vue de l’accuser d’avoir orchestré son culte – des lettres
adulatrices de femmes et d’hommes adressées à l’Incorruptible et retrouvées dans les papiers de Robespierre. Voir Courtois,
Edme-Bonaventure. Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc.. précédés du Rapport fait au nom de la Commission
chargée de l’examen des papiers de Robespierre, etc. Paris: Baudouin frères, 1828. Pp. 10– .
89. Page 14.
39
sanguinaire. Ses manières étaient brutales,... les inflexions de sa voix, aigre et
glapissante, frappaient désagréablement les oreilles ; il criait plutôt qu’il ne parlait
et l’accent de sa province achevait de dépouiller ses discours de toute mélodie».90
Certes tous ces témoins oculaires ont révisé leurs souvenirs après thermidor, mais la
question même du témoignage et de ce qui est censé «frapper» dans un visage se pose. On
constate que tous ces portraits, en dépit de quelques points d’entente sur le
«tempérament» à lui prêté et parfois sur des données censées objectives comme la taille
«médiocre», la voix aiguë, relèvent des traits différents et parfois contradictoires. Seul
quelques-uns dont Beaulieu signalent par exemple sur le visage de Maximilien les marques
de la petite vérole que d’autres reconnaissent chez un Danton mais omettent chez
Robespierre. (Certes de telles cicatrices avant la vaccination de Jenner étaient répandues).
La crédibilité de témoins, de témoins qui s’accordent ou se contredisent est un problème
pour le juriste comme pour l’historien – il se mêle à la vaste question de la vraisemblance
et de la crédibilité.91
— Le dramaturge Georges Duval
Georges-Louis-Jacques Labiche (aucun rapport avec Eugène Labiche à la génération
suivante), qui prend le pseudonyme de Georges Duval, né en 1772 à Valognes, mort à Paris
en 1853, est un dramaturge oublié mais qui jouissait d’une certaine notoriété. Vaudevilliste
avant tout, il a publié toutefois dans un genre bien plus sombre des Souvenirs de la Terreur
(il a eu vingt ans pendant la Terreur) et des Souvenirs thermidoriens, gros ouvrages dans
lesquels Duval redit à chaque page toute l’horreur que lui inspire la Révolution française.
A-t-il jamais vu Robespierre? C’est improbable ... mais ceci ne l’empêche pas de décrire ses
traits hideux en démarquant cumulativement ses prédécesseurs:
90. Histoire philosophique de la Révolution de France, depuis la convocation des notables, par Louis XVI, jusqu’à la séparation de la Convention
nationale (paru à Paris en 1796) Texte en ligne sur Gallica. Voir Ducange et Dupuis in Biard, 230. Vicaire général d’Embrun en 1789,
Fantin-Désodoards se rallia à a Révolution française et renonça à l’état ecclésiastique. Il laisse une œuvre d’historien.
91. J’aborde la question des témoignages et des «raisons» d’y accorder ou non foi dans ma Rhétorique de la confiance. Le témoin est
quelqu’un qui apparaît en mesure d’éclairer une question en litige par une expérience singulière dont il a le monopole. Il est
toutefois des cognitivistes qui admettent une définition plus large : est «témoignage» toute expression d’une pensée ou d’un
sentiment donnés pour véridiques, émanant d’une autre conscience que la mienne, laquelle a des «raisons» et des expériences
vécues qui ne me sont pas intimement connues, de penser et sentir de telle et telle façon. Les humains peuvent avoir de bonnes
raisons, et ils ont constamment des raisons, de donner créance à des témoignages, à des mémoires et souvenirs, à des croyances.
Parmi ces raisons banales figure certes l’économie d’effort. Mais on doit relever surtout les raisons qu’ils tirent de leur expérience
et de leur jugement et appliquent aux propositions (projettent sur les propositions) émanant de l’expérience censée vécue et de
la conscience des autres en vue d’en évaluer la vraisemblance. C’est le critère que retient John Locke dans l’Essai sur l’entendement
humain, je peux accepter un témoignage «lorsque je trouve par ma propre expérience & par le rapport unanime de tous les hommes,
qu’une chose attestée par des témoins irréprochables est communément telle qu’ils la rapportent.»
40
Sa physionomie renfrognée tenait de la hyène et du renard. Il avait le teint bilieux,
les yeux mornes et éteints; un mouvement convulsif habituel se manifestait dans ses
mains, dans son cou, dans ses épaules. Sa taille, guère plus haute que celle de
Marat, était mal dessinée, sans justesse dans les proportions, sans grâce dans les
contours,— en un mot, jamais factieux ne se montra plus dépourvu de ces
avantages extérieurs qui imposent à la multitude. Il eut néanmoins ses adorateurs
et ses dévotes. Mais quelles créatures, bon Dieu! des furies de guillotine, des
tricoteuses de la jacobinière.92
Duval enchaîne avec une curieuse et inopinée comparaison de l’Incorruptible avec
Mahomet – ce, au profit du fondateur de l’Islam y compris au physique !
«Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah, et Robespierre est son prophète ! Malheureusement, il n’y
avait pas en lui l’étoffe d’un Mahomet. Enthousiaste, éloquent et brave, le fondateur
de l’islamisme maniait le cimeterre aussi bien que la parole, et savait communiquer
à ses Arabes le prosélytisme dont lui-même était enflammé. Il joignait à une taille
élevée une physionomie ouverte et spirituelle.»
Ah bon?
! Robespierre vu par des femmes
La baronne de Trémont, étant allée demander une faveur à Robespierre, a tracé de son
interlocuteur un portrait qui s’accorde avec les témoignages contemporains : «Robespierre
avait une mise recherchée, tandis que le costume de l’époque était la carmagnole (veste
courte à manches), le pantalon en gros drap brun, les cheveux gras, le bonnet rouge ou la
casquette à poils. Il était poudré, portait un habit bleu barbeau à boutons dorés, un gilet
blanc à larges revers garni de franges, des culottes de casimir vert américain et des bottes
à revers jaunes. C’était le costume des élégants de l’Assemblée constituante. Pendant la
Terreur, il devenait de la part de son chef une distinction certainement calculée».93 La
baronne de Trémont ajoute : «Il était maigre, son visage blême, le regard faux et incertain,
la physionomie froide et sans franchise. Son abord était poli, mais glacial.»
Robespierre, écrit en 1793 une autre femme, épouse de conventionnel, Mme Mathieu de
la Drôme, en des termes pas trop hostiles mais amusés, peu de jours après avoir dîné avec
lui, Robespierre est «abstrait comme un penseur, sec comme un homme de cabinet,..,
92. Souvenirs de la Terreur, 334.
93. «Notice sur Barère», citée par M. L.-G. Pelissier, dans la Revue hist. de la Révolution française, janvier 1910, p. 48. La mère de Louis
Philippe baron de Trémont expose ici comment elle obtint, suite à une entrevue avec Barère puis avec Robespierre la radiation de
la liste des émigrés.
41
sombre comme Young.»94
Je n’aurais garde de ne pas signaler ici cet esprit libre et courageux que fut Olympe de
Gouges, l’auteure de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, qui a laissé de
nombreux écrits en faveur de l’abolition de l’esclavage. Incapable de dissimuler ses
détestations et empruntant elle aussi à la manie physiognomoniste, elle avait qualifié Marat
(alors que l’Ami du peuple était toujours en vie) «d’avorton de l’humanité»: «Non, écrit-elle,
jamais physionomie ne porta plus horriblement l’empreinte du crime.»95 Dans une de ses
nombreuses brochures politiques, la Réponse à la justification de Maximilien Robespierre,
adressée à Jérôme Pétion par Olympe Degouges, datée de novembre 1792, elle s’en était prise
imprudemment à Maximilien lui-même dont elle esquisse ad hominem le portrait avec une
baroque véhémence, p. 11: « Je ne m’épuiserai pas en efforts pour te détailler; en peu de
mots je vais te caractériser : Ton souffle méphétise [sic] l’air pur que nous respirons
actuellement: ta paupière vacillante exprime malgré toi toute la turpitude de ton âme, et
chacun de tes cheveux porte un crime.» Elle lui prophétise son sort : «Grossier et vil
conspirateur ! ton sceptre sera la fleur de lis de la peine de Gêne (?); ton trône, l’échafaud;
ton supplice, celui des grands coupables.»
Ce jugement et cette prédiction contribuèrent à sa perte: elle est exécutée, peu après les
Girondins, en novembre 1793.
La baronne Germaine de Staël enfin qui n’a jamais vu le tribun (à partir de 1792, sa
situation à Paris devient difficile. Soutenant l’idée d’une monarchie constitutionnelle, elle
doit s’exiler, en 1793, en Angleterre, où elle séjourne avec les amis qui fréquentaient son
salon) prétend avoir entrevu du moins en 1789 le jeune avocat d’Arras : elle en dessine
dans ses Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, depuis son
origine, gros livre publié de façon posthume,1818, une sommaire caricature:
J’ai causé une fois avec lui chez mon père en 1789, lorsqu’on ne le connoissoit que
comme un avocat de l’Artois, très-exagéré dans ses principes démocratiques. Ses
traits étoient ignobles, son teint pâle, ses veines d’une couleur verte; il soutenoit
les thèses les plus absurdes avec un sang-froid qui avoit l’air de la conviction.96
94. Edward Young, mort en 1765 à Welwyn, est un poète romantique anglais dans le genre «lugubre».
95. Cf. Emma Demeester, « Olympe de Gouges, une victime de la Révolution », La Nouvelle Revue d’Histoire, no 72, mai-juin
2014,15-17.
96. Éd. 1818, vol. 2 p. 140. Plus loin, anglophile et libérale, horrifiée par la Terreur, Mme de Staël compare les caractères de Danton
et de Robespierre – ce n’est à l’avantage ni de l’un ni de l’autre : « Il devint ambitieux lorsqu’il eut triomphé de son rival en
démagogie, Danton, le Mirabeau de la populace. Ce dernier étoit plus spirituel que Robespierre , plus accessible à la pitié; mais
on le soupçonnoit avec raison de pouvoir être corrompu par l’argent, et cette foiblesse finit toujours par perdre les démagogues
car le peuple ne peut souffrir ceux qui s’enrichissent : c’est un genre d’austérité dont rien ne sauroit l’engager à se départir. Danton
42
! La Fête de l’être suprême décrite par deux hommes de lettres
La plupart des portraits ci-dessous s’arrêtent à décrire l’orateur de la Convention et du Club
des jacobins tel qu’il a été connu des «politiques». Mais la scène du 20 prairial où
Robespierre triomphe et célèbre l’Être suprême «reconnu» par la République par son
entremise a retenu aussi deux témoignages visuels – à vrai dire ils me sont fort suspects.
Ce sont ceux de deux littérateurs, Charles Nodier et de Georges Duval, très jeunes à
l’époque.
Né en 1780, Nodier a onze-douze ans en l’an II et rien n’assure qu’il se soit trouvé à Paris;
il vivait avec son père qui était président du tribunal criminel départemental à Besançon.
En 1792 dans son département du Doubs, il est reçu par le club des Jacobins locaux. À
peine âgé de 11 ans, Nodier prononce en effet un discours patriotique à la Société des
amis de la Constitution de sa ville natale. Il va changer: on lui attribue à l’âge mûr des
sentiments royalistes libéraux (à la façon d’un Chateaubriand), hostiles assurément au
despotisme de Napoléon. Sous la Restauration, Nodier qui est bien en cour, tient un
célèbre salon littéraire romantique, le «Cénacle» que fréquentent Hugo et Lamartine.
J’en viens donc au récit que Nodier fait,
près de quarante ans plus tard, de la fête
de l’Être suprême, célébrée le 20 prairial
an II et qui est censément le moment de
triomphe de Robespierre – quoiqu’à la
veille de sa perte.97 L’article que je vais
analyser paraît dans la première année
de La Revue de Paris, fameuse revue
politique et littéraire, concurrente
libérale de la Revue des deux mondes,
fondée par Louis-Désiré Véron en 1829.
Elle accueille Nodier, Balzac, – Flaubert
plus tard.
Nodier prétend avoir assisté à cet événement qui a rassemblé les foules parisiennes. J’en
doute fort, je pense même qu’il ne pouvait se trouver à Paris à cette date – mais ceci ne
l’empêche pas de décrire dans le détail la cérémonie et son ordonnateur, censé aperçu
étoit un factieux, Robespierre un hypocrite; Danton vouloit du plaisir, Robespierre seulement du pouvoir; il envoyoit à l’échafaud
les uns comme contre-révolutionnaires, les autres comme ultra-révolutionnaires. Il y avoit quelque chose de mystérieux dans sa
façon d’être, qui faisoit planer une terreur inconnue au milieu de la terreur ostensible que le gouvernement proclamoit..» 141.
97. Un décret du 18 floréal an II (7 mai 1794), adopté par la Convention sur un rapport de Robespierre établissait le culte de l’Être
Suprême.
43
dans un rare moment de gloire et de joie :
Chaque député tenait un bouquet de fleurs. Robespierre portait seul un habit bleu
foncé. Il avait un bouquet sur le cœur et un bouquet énorme à la main. Il lui était
trop difficile de donner à sa morne physionomie l’expression du sourire, qui n’a
peut-être jamais effleuré ses lèvres ; mais je me souviens qu’il tenait levés avec
fierté sa tête blême et son front lisse, et que son œil, ordinairement voilé, exprimait
quelque tendresse et quelque enthousiasme. Ce sont ces qualités qu’on lui conteste,
même comme orateur, et dont j’ai dit qu’il restait des traces dans ses discours,
surtout depuis l’époque dont je parle, où il avait nécessairement compris la
nécessité de rattacher la France révolutionnaire à la société européenne. 98
Si Nodier avait assisté par ailleurs à cette scène, comme il le prétend, on ne voit guère
comment à plus de vingt mètres de distance, l’enfant qu’il était a pu remarquer que «son
œil, ordinairement voilé, exprimait quelque tendresse» !
Charles Duval (dramaturge évoqué plus haut et qui avait, lui, près de 20 ans en 1794) a
décrit la même scène à laquelle lui aussi aurait assisté, mais beaucoup plus hostile et
malveillant, il contredit en exprimant son propre «témoignage» certains détails de ce
souvenir prétendu et en ajoute d’autres:
Robespierre ... marchait constamment une trentaine de pas en avant de la masse
conventionnelle, et ... se pavanait à la tête de son troupeau d’esclaves, dont il
affectait d’ailleurs de se distinguer par le costume et par le maintien. Effectivement,
il tenait à la main un bouquet presque aussi gros qu’une gerbe. Son habit, d’un bleu
tendre [plus haut il est dit «bleu foncé»], avec collet et parements de même étoffe,
tranchait orgueilleusement avec les habits gros bleu, à parements et revers rouges,
de ses collègues, qui ressemblaient à une livrée. Il portait un élégant gilet de bazin
blanc à vastes revers, et une culotte de nankin des Indes; un jabot superbe ondulait
sur sa poitrine; sa jambe était pressée par un bas de soie blanc; ses pieds étaient
chaussés de l’escarpin : il n’y manquait que le talon rouge, pour le faire ressembler
au duc de Guiche, au duc de Coigny.99
Robespierre, dépeint comme ambitieux, vaniteux et hypocrite, est censé singer par son
accoutrement, l’aristocratie répudiée.
98. 1829, 29. Voir Charles Nodier : épisodes et souvenirs de sa vie par Mennessier-Nodier, Marie Antoinette Élisabeth, Paris, Didier,
1867.
99. Souvenirs de la terreur, LII, 356.
44
En somme deux hommes de lettres (et Charles Nodier n’est pas un esprit banal ni sans
talent), témoins oculaires improbables et suspects, qui écrivent sur le tard de leurs vies,
ont prétendument assisté à la Fête du 20 prairial — sans s’entendre sur aucun «détail».
Je reviens à Nodier qui consacre un long essai à Robespierre. Ambivalent à son égard, pas
exclusivement hostile, Charles Nodier avoue admirer chez lui en dépit des violences
auxquelles il a pris part en les approuvant et les justifiant – admiration qu’on n’exprime
plus guère – le penseur spiritualiste qui a rétabli le culte divin, fût-il abstraitement déiste,
et qui a rejeté l’athéisme, — lors même qu’il y voit aussi un calcul politique:
Médiocre si, l’on veut, mais bien moins qu’on ne le dit, il comprit les avantages de
sa position et de sa fortune, comme Bonaparte dut les comprendre un peu plus
tard. Robespierre n’était pas parvenu au temps de souscrire un concordat avec le
pape; il le fit avec le ciel; il rendit la France à Dieu pour la prendre, et ce
charlatanisme solennel, renouvelé de tous les voleurs de couronnes des temps
anciens et modernes, n’eut pas moins de succès chez le peuple le plus perfectionné
des temps modernes, qu’il n’en avait eu chez les barbares des temps anciens.
! Robespierre déiste. L’homme moderne sait bien des choses qu’il ne veut pas
admettre. Robespierre met cartes sur table : il reconnaît dans son grand discours
de prairial – parce qu’il est avant tout, avec son Culte de l’Être suprême et sa
religion civique rousseauïste, un politique, c’est à dire un homme qui confond
résolument vérité et opportunité – il reconnaît que dans une société délivrée des
anathèmes et des censures d’Église, des fastes et des débauches des prélats, il y a
pourtant quelque chose, une évidence qu’il faut censurer, qu’il ne faut pas dire – et
il invective l’Athée qui dit ouvertement et imprudemment ceci qu’il faut taire —
même si au fond, c’est chose évidente:
Quel avantage trouves-tu à persuader à l’homme qu’une force aveugle
préside à ses destinées, et frappe au hasard le crime et la vertu; que son âme
n’est qu’un souffle léger qui s’éteint aux portes du tombeau?100
Charles Nodier qui déteste tous les despotismes dont, pas moins sinon plus, le
«despotisme de la liberté», prétend aussi juger avec équanimité l’orateur de la Convention
à qui il accorde du talent et de la force persuasive en dépit d’un physique ingrat et d’une
voix déplorable – rien ne permet de penser toutefois, je le répète, que l’enfant qu’il était,
l’ait vu ni entendu jamais à la tribune ! — C’est le grand avantage ici-bas des hommes de
lettres et de leur mentir-vrai: il leur importe peu. Voici le portrait qu’il trace:
100. Discours de Robespierre qui propose le décret du 18 floréal an II (7 mai 1794). Cité par G. Minois, Histoire de l’athéisme. Les
incroyants dans le monde occidental des origines à nos jours. Paris: Fayard, 1998, 426.
45
Je conviens que son talent a grandi à mes yeux dans une proportion indéfinissable,
depuis que je l’ai comparé. La nature n’avait rien fait pour lui, qui semblât le
prédestiner aux succès de l’orateur. Qu’on s’imagine un homme assez petit, aux
formes grêles, à la physionomie effilée, au front comprimé sur les côtés, comme une
bête de proie, à la bouche longue, pâle et serrée, à la voix rauque dans le bas,
fausse dans les tons élevés, et qui se convertissait, dans l’exaltation et la colère, en
une espèce de glapissement assez semblable à celui des hiènes [sic]: voilà
Robespierre. Ajoutez à cela l’attirail d’une coquetterie empesée, prude et boudeuse
et vous l’aurez presque tout entier.»101
Quand on cite ce passage de nos jours, favorable somme toute à l’orateur, on supprime
souvent les trois premières lignes ci-dessus et on en fait ainsi une caricature toute
négative. Tel n’était pas vraiment l’intention de Nodier comme on peut le constater.
Qu’on s’imagine... On doit s’imaginer, on ne peut plus que le faire près de quarante ans
après sa mort. On relèvera au passage les «détails» inouïs jusqu’ici ajoutés à ses «sources»
par l’imaginatif Nodier. Et a-t-il connu beaucoup de hyènes à Paris?
Nodier n’est pas plus sympathique envers les thermidoriens – dans la mesure où, à bon
droit mais pas tout à fait dans le sens que nous donnons aujourd’hui à cette catégorie, il
appelle «thermidoriens» avant tout les jacobins corrompus et aux abois qui ont
effectivement ourdi en première ligne le complot contre Robespierre dans une alliance
sournoise et précaire avec quelques hommes de la Plaine:
Tels étaient, dit Nodier, les chefs de cet exécrable parti des thermidoriens, qui
n’arrachait la France à Robespierre que pour la donner au bourreau, et qui, trompé
dans ses sanguinaires espérances, a fini par la jeter à la tête d’un officier téméraire,
de cette faction, à jamais odieuse devant l’histoire, qui a tué la République au coeur
dans la personne de ses derniers défenseurs, pour se saisir sans partage du droit de
décimer le peuple, et qui n’a pas même eu la force de profiter de ses crimes. 102
Dans un autre article paru la même année, «De Robespierre le jeune et de la Terreur», Revue
de Paris, 4 : 1829, Nodier, dont cet essai comme le précédent paraît encore sous Charles
X, mais qui préserve son franc-parler, amorce le rapprochement ou plutôt le contraste qui
va devenir un topos historico-politique inusable, entre Danton, à qui il reconnaît de la
grandeur, et Robespierre ou Marat.
101. 26.
102. Souvenirs de la Révolution, éd. Charpentier, t. 1, p. 296.
46
Ce n’est pas moi, grâce au ciel, qui viendrai déterrer les linceuls couverts de boue
et de sang de ces tribuns frénétiques de la Montagne, pour les ériger en drapeau,
à la tête d’un parti. Il n’y en a pas un qui puisse exciter une noble sympathie; et c’est
tout au plus si quelque attraction involontaire me déciderait aujourd’hui entre la
charogne de Marat et le spectre gigantesque de Danton. Celui-ci domine de
beaucoup, à mes yeux, les deux Robespierre; hommes essentiellement secs, faux,
froids, despotiques et sans pitié.103
! Portraits des «complices» de la Terreur
Je pourrais – mais je n’y songe pas, ce serait long et répétitif – étendre le tableau des
visages de l’an II en m’attardant aux portraits guère plus flatteurs que les contemporains
ont tracé des autres figures éminentes de la Terreur.
Georges Duval, encore lui, pour qui la laideur de l’âme était peinte sur le visage de tous
les hommes de 1794, a laissé dans ses Souvenirs thermidoriens parus sous la Monarchie de
juillet, nombre de portraits peu flatteurs de cette redoutable compagnie:
«Tous ces hommes étaient, en général, d’une physionomie abjecte et repoussante,
Fouquier-Tinville par-dessus tout: les longs cheveux noirs et plats qui leur
couvraient le front et pendaient en désordre sur leurs épaules, coiffure ordinaire
des Jacobins de l’époque ... ajoutaient à l’air farouche et sinistre de leur visage».104
Ainsi défilent dans les pamphlets de thermidor et chez les mémorialistes plus tard, les
«monstres» de l’An II, «complices» du Tyran, et leurs visages esquissés : Saint-Just , Payan,
Henriot, Dumas, Coffinhal (président du tribunal révolutionnaire) et Fleuriot-Lescot (maire
de Paris).
Il faudrait contraster ces portraits de «monstres» avec ceux, tout différents, des rares
admirateurs. À commencer par Marat qui, aux yeux de ses séides, était un dieu. «Né avec
un cœur capable de braver, de mépriser tous les périls, Marat étoit, ce semble, le ministre
envoyé de la part du Dieu de la nature pour porter la parole de vie parmi les peuples qui
marchaient dans les ombres de la mort.» Tel est le ton exalté des panégyriques et des
nécrologies.105
103. 51.
104. Souvenirs thermidor., I 145. Voir Dingli, op. cit., 411.
105. Éloge de Marat, et Le Pelletier ; Prononcé par le Citoyen Pannequin, en présence de l’Assemblée Populaire de la Section des
Piques, le 1.er jour du second mois de l’an II. de la République Française, une et indivisible.
47
Vivant, Marat avait eu ses adorateurs; mort et second «martyr de la liberté» (après Le
Pelletier), mis au Panthéon, il eut son culte expiatoire.
— Séjour bref toutefois de la dépouille de l’Ami du peuple dans ce
temple civique: dès le 8 février 1795, un nouveau décret le dépanthéonise.
Je crois intéressant de recopier ici, à titre de document peu connu,
un portrait détaillé et très «réaliste», nullement «flatté» assurément,
de Jean-Paul Marat par son ami et admirateur, Fabre d’Églantine
(qui sera bientôt guillotiné à son tour, en même temps que Danton
le 17 germinal106). Un tel portrait attentif au détail témoigne de
l’intérêt porté, dans cette «préhistoire de la visibilité», au visage
d’un individu, admiré, mais que le lecteur n’a jamais vu et qu’il est
curieux de se représenter sans avoir à l’«idéaliser» aucunement:
Marat lorsqu’il est mort avoit vécu de 45 à 50 ans; il étoit de la plus petite stature;
à peine avoit-il 5 pieds de haut. Il étoit néanmoins taillé en force sans être gros ni
gras; il avoit les épaules et l’estomac larges, le ventre mince, les cuisses courtes et
écartées, les jambes cambrées, les bras forts, et il les agitoit avec vigueur et grâce.
Sur un col assez court il portoit une tête d’un caractère très prononcé; il avoit le
visage large et osseux, le nez aquilin épaté et même écrasé; le dessous du nez
proéminent et avancé; la bouche moyenne et souvent crispée dans l’un des coins
par une contraction fréquente; les lèvres minces, le front grand, les yeux de couleur
gris-jaune, spirituels, vifs, perçans, sereins, naturellement doux, même gracieux et
d’un regard assuré; le sourcil rare, le teint plombé et flétri; la barbe noire, les
cheveux bruns et négligés; il marchoit la tête haute, droite et en arrière, et avec une
rapidité cadencée, qui s’onduloit par un balancement des hanches; son maintien le
plus ordinaire étoit de croiser fortement ses deux bras sur la poitrine. ... Le son de
sa voix étoit mâle, sonore, un peu gras et d’un timbre éclatant; un défaut de langue
lui rendoit difficile à exprimer nettement le c et l’s dont il mêloit la prononciation
à la consonnance [sic] du g, sans autre désagrément sensible que d’avoir le débit un
peu lourd; mais le sentiment de sa pensée, la plénitude de sa phrase, la simplicité
de son élocution et la brièveté de son discours effaçoient absolument cette
pesanteur maxillaire... Il se vétissoit d’une manière négligée ; son insouciance sur
ce point annonçoit une ignorance complète des convenances de la mode et du goût,
106. On a prétendu que sur la charrette le menant à l’échafaud, il se lamentait de n’avoir pas pu terminer un poème. Danton lui
aurait alors déclaré : « Ne t’inquiète donc pas, dans une semaine, des vers, tu en auras fait des milliers… »
48
et l’on peut dire même l’air de la malpropreté.107
Si on rapproche ce portrait écrit élaboré par Fabre – amical mais «réaliste» et sans
concession – du Marat assassiné de David, on ne peut que constater que le peintre jacobin
a encore beaucoup «flatté» son défunt et hideux modèle dans sa baignoire.
Par ailleurs, je relève une exception à la peinture des hommes de la Terreur dont le visage
diversement hideux reflétait aussitôt la scélératesse. Cette exception elle-même me paraît
confirmer paradoxalement le caractère romanesque avant la lettre de l’herméneutique du
visage. L’un des «triumvirs» le plus détesté des thermidoriens, membre du Comité de salut
public, rapporteur de la loi du 22 prairial, dite de « Grande Terreur», Georges Couthon,
paralytique en chaise roulante, se trouve, lui, dépeint montrant un visage avenant et un
abord aimable qui dissimulait la «férocité de son âme». (Accusé le 9-Thermidor avec
Robespierre et Saint-Just de former un « triumvirat » aspirant à la dictature, il est mis en
accusation avec ses deux collègues et exécuté avec vingt et un autres «hors la loi» le
lendemain.)
Or, ce paradoxe me semble lui-même de nature hautement «littéraire»: dans le défilé des
personnages de l’intrigue, il importe que l’un d’eux fasse exception à la physiognomonie
simple et directe, – et cette exception, cette antithèse produit elle-même un effet de
surprise dramatique. Il est bien possible encore que pour les contemporains qui l’avaient
connu, l’aimable Couthon ne pouvait guère être peint sous des dehors immédiatement
hideux. Il importe peu:
La nature sembloit avoir disposé Couthon à toutes les vertus douces qui attachent
à l’humanité et font le charme de la vie sociale. Il avoit une de ces physionomies
heureuses où la candeur paroissoit avoir fixé son asyle ; sa voix étoit touchante, son
langage doucereux et persuasif; sa sensibilité se peignoit dans ses regards & son
abord affable sembloit appeler la franchise et commander la confiance.
Peut-être, si nous poursuivons la lecture, soupçonnera-t-on qu’il en faisait parfois un peu
trop?
... Son langage insinuant, ses propositions qu’un esprit de paix sembloit toujours
lui dicter, ses réflexions hypocrites, les larmes dont ses yeux se mouilloient en
parlant du bonheur du peuple & de l’amour de la patrie; une grande apparence de
douceur & de modération le firent bientôt distinguer dans la nouvelle assemblée :
107. Portrait de Marat, 6-7. Fabre conclut son portrait avec ces mots émus : «Nul n’a voulu plus que lui le salut de la Patrie ; peu lui
ont rendu d plus grands services ... Marat a bien mérité de la Patrie, et la postérité se souviendra religieusement de lui par-tout
où l’amour de la Liberté sera une passion.» 24.
49
on le crut vertueux.
Et puis – contraste saisissant, coup de théâtre descriptif – voici l’envers du décor, le
caractère réel de Couthon apparaît soudain derrière ses apparences bénignes:
Mais tous ces dehors n’étoient qu’un prestige trompeur destiné à cacher l’âme la
plus féroce & la plus complètement vile qui ait jamais souillé l’humanité. Sous des
traits séduisans, & sous l’enveloppe d’un corps à moitié détruit & privé de vie,
Couthon portoit un cœur fermé à toute espèce de sensibilité, dévoré de l’ambition
la plus effrénée, capable de toutes les lâchetés pour s’élever, & de tous les forfaits
pour affermir sa tyrannie.108
! L’unique entrevue de Barras avec l’Incorruptible
Je vais m’arrêter – au bout de ce passage en revue des «témoignages» directs
thermidoriens, – au récit de Paul Barras dans ses Mémoires écrits dans les années 1820,
publiés à la fin du siècle. George Duruy, l’éditeur des Mémoires, atteste de l’authenticité du
texte dont il reconnaît qu’il a été après son décès, colligé et largement révisé pour «le
style» par un ami du mémorialiste, Paul Grand. Le fond est néanmoins fidèlement rendu.
«Le travail ne consistait plus que dans une classification, une mise en ordre des manuscrits
de Barras».109
Dans cette autobiographie, Barras se donne, il va de soi, le beau rôle, il dissimule
beaucoup de faits peu glorieux. Barras était un homme corrompu et sans scrupule.110 —
Mais son texte, très vivant, abonde de détails qui ne s’inventent pas. Le portrait de
Robespierre est en tout cas un des plus frappants que l’on rencontre et il est apparemment
de «première main». Au reste, Barras, volontiers fanfaron, n’est pas fier de son unique
démarche hypocrite et piteuse auprès de l’Incorruptible – et il est désolé de son issue qui
lui fait craindre le pire.
Paul Barras n’est pas un «tendre» ni un caractère humanitaire, même s’il se décrit
constamment comme modéré et vertueux. Député à la Convention, Barras avait voté la
108. Supplices des scélérats Couthon, Saint-Just , Payan, Henriot, Dumas, Coffinhal et Fleuriot-Lescot, tous dignes associés & complices de
Maximilien Robespierre. Anonyme. Impr. de Ferry (Grenoble) s.d. 3-4.
109. Introd., p. IX.
110. Une facette méconnue des entreprises du «vertueux» Barras a été mise en lumière très récemment : à deux reprises en 1796
et 1797, Barras chargea son ami, le prospère entrepreneur Christophe Potter, d’une négociation secrète auprès de l’Angleterre.
Il s’agissait d’une proposition visant à rétablir la monarchie française en échange d’une forte somme (15 millions de francs) – voir
Patrice Valfré, Christopher Potter, le potier révolutionnaire, et ses manufactures de Paris, Chantilly, Montereau, Bagneaux sur Loing, 2012,
143 à 145. L’auteur se trouve a u site: http://patrice-valfre.123siteweb.fr/
50
mort de Louis XVI. Il fut notamment l’instigateur avec Fréron de la terrible répression de
Toulon fin 1793. Il apparaît toutefois comme une figure importante de la réaction
thermidorienne et de la transition vers le Directoire, dont il devient l’un des directeurs à
partir du 31 octobre 1795, – jusqu’au coup d’État de Bonaparte le 18 brumaire An VIII (9
novembre 1799).111
Barras est surtout – devant l’Histoire – un des conjurés qui ont décidé de la perte du
«tyran». Son rôle, – pas seulement à son sentiment personnel mais selon tous les
témoignages, – fut décisif le 9 et le 10 thermidor, même si, ici aussi, il l’exagère et se
montre sous un aspect plus héroïque et résolu qu’il ne convient.
Les autres conjurés étaient Jean-Lambert Tallien,112 lequel avait répandu la terreur à
Bordeaux et dont la maîtresse alors emprisonnée, la belle Thérésa Cabarrus fut surnommée
«Notre-Dame de Thermidor» parce que c’est elle qui a poussé son amant à renverser
Robespierre113 — et le non moins féroce Joseph Fouché qui sentait que son tour allait
venir.114
Les Fouché, les Tallien et autres jacobins «corrompus» que l’Incorruptible avait assurément
dans le collimateur conspiraient contre lui et c’est eux qui ont un rôle décisif le 9
thermidor. «S’imagine-t-on,.... que ceux qui avaient inutilement désolé une partie du Midi,
ou mitraillé indistinctement à Lyon, ou infligé à Nantes le régime des noyades, ou mis
Bordeaux à sac et à pillage, comme Barras et Fréron, Fouché, Carrier, Tallien, aient été
111. Bonaparte et Sieyès renversent le Directoire par le coup d’État du 18 brumaire, Barras est contraint à démissionner. Il est
hostile à Bonaparte (et réciproquement) et sa carrière politique prend abruptement fin. D’abord relégué dans son domaine de
Grosbois, il est contraint à l’exil à Bruxelles. Il revient ensuite en Provence, avant un nouvel exil à Rome. Il meurt oublié le 29 janvier
1829, accablé d’infirmités, à Chaillot, où sous la Restauration il est autorisé bien que régicide à rentrer après la chute de l’Empire.
– Il laisse 4 gros volumes de Mémoires.
112. Jean-Lambert Tallien, né en1767 à Paris où il est mort le 16 novembre 1820, est un révolutionnaire et journaliste. En septembre
1792, il avait défendu les tueries perpétrées dans les prisons de Paris (les septembrisades) et fait l’éloge des massacreurs. Détesté
par le vertueux Robespierre, Tallien naviguait dans l’entourage corrompu de Danton. «Envoyé en mission à Bordeaux, Tallien s’y
était montré tout d’abord, comme son collègue Baudot, un des plus terribles agents de la Terreur. Non content de faire tomber
les tètes des meneurs contre-révolutionnaires, et «de saigner fortement la bourse des riches égoïstes,» il montait à l’assaut des
clochers, dépouillait les églises de leur argenterie.» Hamel, Thermidor, 51.
113. Sur le point de passer à son tour à la guillotine, elle envoie affolée à Tallien ce mot : «Je meurs d’appartenir à un lâche.» Cette
lettre le détermine à entrer dans la conjuration contre Robespierre et à s’illustrer le 9 thermidor à la Convention, où il empêche
Saint-Just de prendre la parole. – Theresa épouse Tallien en 1794. Femme d’esprit, elle tient un salon et devient une des
Merveilleuses du Directoire, avec Joséphine de Beauharnais, Fortunée Hamelin, Mademoiselle Lange et Juliette Récamier. Après
avoir vécu ensuite ou simultanément (et eu des enfants) avec Barras et Ouvrard, elle se remarie avec le prince François Joseph de
Riquet de Caraman. Une vie romanesque à coup sûr. Sous le Directoire, Barras est l’amant de Mademoiselle Lange – comme en
atteste l’opérette de Lecocq par le couple t d’Ange Pitou : « Barras est roi / Lange est sa reine / C’était pas la peine / C’était pas la
peine / Non pas la peine assurément / De changer de gouvernement ».
114. Le futur duc d’Otrante, mort le 26 décembre 1820 à Trieste. Il est connu pour la férocité avec laquelle, durant la révolution,
il réprima l’insurrection lyonnaise en 1793 (tout en se remplissant les poches) et pour avoir été continuellement ministre de la
police sous le Directoire, le Consulat et l’Empire.
51
disposés à se laisser, sans résistance, demander compte des crimes commis par eux?»115
Beaucoup d’autres conventionnels qui n’étaient pas sans reproche se sont joints à la curée
avec l’idée lâche et machiavélique de faire porter au «tyran» déchu et exécuté tous les torts.
Mais ce qui triomphera bientôt ce ne sera pas eux, jacobins renégats, c’est la réaction
«modérantiste».
Les conjurés vont au cours de ces journées terribles se trouver alliés «objectivement» à
deux membres, à la fois plus compromis et plus redoutables, du Comité de salut public luimême, Billaud-Varenne116 et Collot d’Herbois117 lesquels – au moins aussi sanguinaires que
Maximilien et ayant joué un rôle décisif dans l’élimination de Danton et de ses amis – et
envoyant routinièrement en l’absence de Maximilien en messidor des centaines de
malheureux de plus à la guillotine118 – avaient pris peur eux aussi et étaient passés
secrètement dans le camp des adversaires du «dictateur» au début du mois de thermidor.119
Quelques pages remarquables, pleines de talent «littéraire» et teintées d’une sorte de
comique sinistre, de ces Mémoires — mémoires d’un homme qui va se résoudre, quelques
jours plus tard, à en débarrasser le régime et la France, et cette entrevue «ratée» pèsera
dans sa décision — nous montrent Maximilien, à la veille de sa chute, accueillant, dans sa
petite chambre chez le menuisier Duplay, sans leur dire un mot, avec un visage et un
silence de pierre, deux des futurs conjurés, Fréron et Barras en personne, tous deux
«terrorisés» ou du moins appréhensifs et sur la défensive.
115. Hamel, Thermidor, 29. L’historien robespierriste soutient la thèse que Robespierre voulait arrêter la terreur, – raison pour
laquelle les plus féroces se sont retournés contre lui.
116. En termes de férocité, écrit Barras que cette alliance qu’il juge nécessaire, semble dégoûter et qui poussera au bannissement
de Billaud en l’an III, «je ne voyais rien qui put déterminer un choix entre Robespierre et Billaud». Ibid., 192.
117. Jean-Marie Collot, dit Collot d’Herbois était un alcoolique notoire; un comédien médiocre, auteur dramatique oublié,
adaptateur de Shakespeare, directeur de théâtre et député de Paris à la Convention nationale. Il fut membre du Comité de salut
public; banni avec Billaud-Varenne, en vertu du décret du 12 germinal an III (1er avril 1795), il est mort en déportation à Cayenne
le 8 juin 1796.
118. La fête de l’Être suprême, célébrée le 20 prairial an II, manifestation de cette unanimité morale et civique que Robespierre
envisage comme condition de la paix et du bonheur républicains, fête où le tribun avec son bel habit bleu ciel, un bouquet et un
épi de blé à la main, s’avise de passer en tête de la procession pour s’arroger la prééminence sur ses collègues en fait tiquer plus
d’un dont la méfiance est déjà éveillée ou qui sont visés comme athées – donc aristocrates.
Deux jours plus tard, le 10 juin 1794, la loi de Prairial accentue la Terreur et ouvre la période dite de « Grande Terreur », qui durera
jusqu’à la chute de Robespierre. – Robespierre ne reparaît pas au Comité de salut public après le 15 messidor, ayant apparemment
été insulté et traité de «dictateur» par ses «collègues». Barras en ses Mémoires, admet sans peine que son absence ostentatoire du
Comité ne change rien, p. 172 : «Une remarque que l’on a faite, c’est que depuis que Robespierre s’était retiré du Comité de Salut
public, les exécutions en masse n’en continuaient pas moins.»
119. Prompt à voler au secours des vainqueurs, Bertrand Barère également – après avoir dominé le Comité en l’absence de
Robespierre et envoyé de multiples «fournées» à la guillotine – présenta fin thermidor un rapport aussi cruel que mensonger contre
Robespierre qui ne pouvait plus se défendre et qui chargeait le mort de tous les crimes.
52
Barras le voit de près, assure-t-il, pour la première fois. «Je ne l’avais, dit Barras, aperçu que
fort rapidement sur les bancs ou dans les corridors de la Convention. Nous n’avions eu
aucune relation particulière. Son attitude froide, sa résistance à toute prévenance,
m’avaient tenu dans la réserve que me dictait ma propre fierté envers mon égal.»
Les futurs conjurés se rendent donc, non annoncés, chez Robespierre. Les deux visiteurs
traversent une longue allée garnie de planches. La fille de Duplay, son logeur, lave et étend
du linge. Deux officiers l’assistent dans son labeur. L’un devait devenir le général Duncan,
l’autre le général Brune, par la suite maréchal. Une fois arrivés au pied de l’escalier qui
menait à la chambre de Robespierre, Fréron crie: « – C’est Barras et Fréron», s’annonçant
ainsi lui-même. Voici alors le portrait que Barras dresse. Il est amusant et saisissant:
Robespierre était debout enveloppé d’une espèce de chemise-peignoir : il sortait
des mains de son coiffeur, sa coiffure achevée et poudrée à blanc. Les besicles qu’il
portait ordinairement n’étaient point sur son visage, et à travers la poudre qui
couvrait cette figure déjà si blanche à force d’être blême, nous apercevions deux
yeux troubles que nous n’avions jamais vus sous le voile des verres. Ces yeux se
portèrent vers nous d’un air fixe et tout étonné de notre apparition. Nous le
saluâmes à notre manière, sans aucune gêne et avec la simplicité des temps.
Il ne nous rendit nullement notre salut, se tourna vers son miroir de toilette
suspendu à sa croisée...: il prit son couteau de toilette, racla la poudre qui cachait
son visage, en respectant soigneusement les angles de sa coiffure. Il ôta ensuite son
peignoir qu’il plaça sur une chaise tout près de nous, de façon à salir nos habits,
sans nous demander aucune excuse et sans même avoir l’air de faire attention à
notre présence. Il se lava dans une espèce de cuvette qu’il tenait à la main, se
nettoya les dents, cracha à plusieurs reprises à terre sur nos pieds sans nous donner
aucune marque d’attention....
Cette cérémonie achevée, Robespierre ne nous adressa pas la parole davantage.
Fréron crut qu’il pouvait la prendre, il me présenta en disant : «Voici mon collègue
Barras qui a été plus décisif que moi-même et qu’aucun militaire dans la prise de
Toulon...»120
Robespierre gardait le silence; mais Fréron crut remarquer, dans une nuance de ses
traits immobiles, que le tutoiement, continuation de l’ancienne habitude
révolutionnaire, pouvait lui déplaire, et, poursuivant son discours, il trouva moyen
120. Louis Marie Stanislas Fréron, né à Paris le 17 août 1754 et mort aux Cayes, à Saint-Domingue, le 15 juillet 1802, est un
journaliste et conventionnel. — Membre du bureau de la Convention le 3 août 1794, sous la présidence de Merlin de Douai, Fréron
soutient le démantèlement du gouvernement révolutionnaire et inspire les attaques de Lecointre contre les membres des comités.
53
de substituer à l’instant le mot «vous» pour se réconcilier avec le susceptible et
hautain personnage; Robespierre ne laissa apercevoir aucune expression de
contentement à cette déférence. Il était et restait debout, sans nous offrir de nous
asseoir; je lui dis avec politesse que notre démarche auprès de lui était celle de
l’estime sentie pour ses principes politiques; il ne répondit pas un mot, ni ne laissa
deviner aucun signe d’aucun sentiment quelconque dans sa physionomie. Je n’ai
rien vu d’aussi impassible dans le marbre glacé des statues ou dans le visage des
morts déjà ensevelis.121
Après cette double image frappante, Barras conclut ce récit tragi-comique en retombant
dans la convention physiognomonique:
Voilà quelle fut notre entrevue avec Robespierre. Je ne puis l’appeler un entretien,
puisqu’il n’ouvrit pas la bouche; il se pinça seulement les lèvres déjà fort pincées,
sur lesquelles j’aperçus une espèce de mousse bilieuse qui n’était nullement
rassurante. J’en avais bien assez : j’avais vu ce que depuis, avec beaucoup de
justesse, on a appelé un chat-tigre.122
! Sommaire rappel : la Terreur et les trois derniers jours de Robespierre
Durant cette période d’un an et demi environ, plus de 17.000 personnes furent guillotinées
en France, dont 16 594 ont été identifiées. Ces chiffres sont ceux établis par Donald Greer
dans The Incidence of the Terror during the French Revolution : A Statistical Interpretation,
Cambridge MA, Harvard University Press, 1935. Ils sont repris dans le collectif de Jean
Tulard & al., Histoire et dictionnaire de la Révolution française, 1789-1799, 1987, p. 1114. Ces
exécutions capitales ne représentent au reste que10% des victimes de l’An II.
Dans ce chiffre global, sont recensées environ 2 500 personnes guillotinées rien qu’à Paris:
1 306 d’entre elles reposent dans la fosse commune du cimetière de Picpus.123
— le 8 thermidor
Depuis un mois, Robespierre n’avait pas paru à l’assemblée. Le 8 thermidor, il monte à la
tribune et lit un long discours, où, après avoir comme à l’accoutumée vanté sa propre
vertu, s’être plaint d’être calomnié, il dénonce sans citer de noms comme ennemis du peuple
121. Chap. XVII, 150. Barras ajoute ceci : «Il n’y a qu’une figure apparue sur la scène politique qui depuis m’ait rendu l’idée que j’eus
alors de cette insensibilité» – allusion à son futur ennemi mortel, Talleyrand. Voir t. II des Mémoires, chap. XXX.
122. Ibid., 151.
123. Wikipedia, verbo Terreur.
54
tous ceux qui lui semblent opposés à ses projets. Il se livre à une violente et obscure
diatribe contre les opérations du gouvernement révolutionnaire, auquel il dit ne plus
prendre de part depuis quatre décades, et déclame successivement contre les comités de
Salut public, de Sûreté générale et des Finances. Discours très susceptible de semer
l’alarme.
— le 9 thermidor
Il faut lire les pages de Barras sur le déroulement de la journée du 9 thermidor et le
revirement des attitudes des conventionnels jusque là terrorisés: «Billaud-Varennes
d’abord, puis Tallien, vinrent soutenir le combat en énonçant contre Robespierre chacun
à leur manière, les reproches les plus inattendus.» Au cours de cette fatidique séance, en
effet des accusations extravagantes, orchestrées par des adversaires enhardis, fusent de
diverses parts contre Robespierre que l’on peint décontenancé et qui ne sait comment
répliquer à la meute. Billaud-Varenne accuse Robespierre de modérantisme (?), Vadier lui
reproche de protéger les prêtres et invoque, à l’appui, l’affaire Catherine Théot ou Théos,
une vieille illuminée qui apparemment divinisait l’Incorruptible et avait rassemblé autour
d’elle quelques disciples.
«L’éternel accusateur de tout le monde était abasourdi de la position d’accusé où, pour la
première fois, il se trouvait lui-même et il ne tarda pas à perdre la tête,... il traitait de
«brigands» les députés de la Montagne, quand, de toutes parts, des clameurs s’élevèrent,
et sa voix fut couverte par les mots : «À bas le tyran, à bas le nouveau Catilina !... Tais-toi,
bourreau : le sang de Danton te coule dans la bouche, il t’étouffe....» [Certains disent que
Robespierre, hagard, aurait répliqué à ce cri: «C’est donc Danton! Lâches ! Pourquoi ne
l’avez-vous pas défendu?»] — Robespierre n’avait eu jusque là «qu’un mot à dire, un signe
a faire pour faire égorger la Convention nationale, mais Robespierre était vaincu déjà dans
l’ordre de sa puissance; sa voix était exténuée, ses paroles étouffées par des cris supérieurs
à tous les siens.»124
Ce qui frappe, c’est l’absence de réaction, la rapidité de l’effondrement du prétendu
«système de terreur» apparemment incarné par trois personnes isolées qui, en quelques
heures, perdent tout contrôle de la situation, par un Robespierre tétanisé qui n’avait jamais
«régné» que par la parole et ne peut se résoudre à agir le moment venu — et c’est la
passivité impuissante des militants jacobins au cours de la nuit fatidique du 9 au 10.
Tout ceci n’a été qu’«une commotion partielle qui laisse le gouvernement dans son
intégrité quant aux opérations politiques, administratives et révolutionnaires, soit au
dedans, soit au dehors», — telle est la définition hypocritement rassurante et sobre des
124. Barras, I, 187,
55
événements de l’avant-veille que présente Bertrand Barère en son rapport à la Convention
le 11, avec l’assentiment de ses collègues [survivants] des Comités. Business as usual ! 125
Dans la soirée du 9, rien pourtant n’était d’abord joué. Robespierre décrété d’arrestation,
la Commune et Hanriot se révoltent, font fermer les barrières, sonner la générale,
convoquent les sections, les invitent à envoyer leurs canonniers devant la Maison
commune et à «jurer de défendre la liberté et la patrie». La Convention aux abois se hâte
alors de charger Barras de lui procurer une force armée et Barras, aidé de six autres
députés, sonne le ralliement des sections «modérées»: c’est ici son grand rôle. – Albert
Mathiez résume la suite accélérée des événements en un bref paragraphe: «Barras hésitait
à marcher. Vers deux heures du matin il se décida. Un traître venait de lui communiquer
le mot d’ordre donné par Hanriot. Les troupes conventionnelles s’ébranlèrent en deux
colonnes. Celle de gauche, dirigée par Léonard Bourdon et grossie du bataillon des
Gravilliers, s’introduisit par surprise, grâce au mot d’ordre, et aux cris de Vive Robespierre
! jusqu’à la salle où siégeait le Comité d’exécution. Robespierre et Couthon étaient en train
d’écrire une proclamation aux armées.»126
Voyant la situation perdue, Le Bas se suicide d’une balle dans la tête, Augustin Robespierre
se précipite d’une fenêtre et se brise une cuisse, le paralytique Couthon poussé dans
l’escalier est grièvement blessé. Maximilien Robespierre cherche à se suicider d’un coup
de pistolet – et se rate. Cet enchaînement me semble très vraisemblable. Dès lors la fable
du gendarme Merda est une imposture. Je la rappelle ici : Merda (qui se faisait appeler
Méda) nommé gendarme après le dix août 1792, participe à l’arrestation de Maximilien de
Robespierre la nuit du 9 au 10 thermidor et il revendique le coup de pistolet qui cassa la
mâchoire de l’Incorruptible, mis hors la loi par la Convention. Ayant fait valoir ce «fait
d’armes» pour obtenir un avancement, Merda est nommé sous-lieutenant puis, en l’an V,
capitaine. Il sera fait baron d’empire: le baron Méda. Il meurt dans la Campagne de Russie.
Il se fait que bien des historiens endossent cette fable – à commencer par Alphonse de
Lamartine au dernier volume de l’ Histoire des Girondins, VIII, 368 ; ils ont leur argument:
les pistolets, enfermés dans leur étui et chargés que l’on saisit sur lui dans l’antichambre
de la Convention, «attestent assez que Robespierre ne s’était pas tiré lui-même le coup de
feu». Michelet également adopte la version Merda tout en ne le jugeant pas crédible sur
125. Mathiez, Réaction, 7. Bertrand Barère est le rapporteur attitré du Comité de salut public «où il détient le record de longévité:
dix-sept mois. Ses discours lui valent un succès prodigieux à la Convention : il est l’aède des soldats de l’an II avec ses carmagnoles
et donne un visage avenant, par sa verve, aux mesures terroristes du gouvernement révolutionnaire, de là son surnom d’Anacréon
de la guillotine». Wikipedia verbo Barère.
126. Mathiez, Thermidor, 246.
56
certains points.127 Bien d’autres la récusent.128 Une fois encore on ne saura jamais.
La plupart des témoins d’époque (mais aucun témoin direct) parlent d’une tentative de
suicide ratée. Pour Barras qui n’était pas encore arrivé sur place, le gendarme Merda qui
a fait carrière sur ce fait d’arme était un stupide imposteur: «D après le récit posthume de
ce gendarme, âgé de dix-neuf ans en Thermidor, il aurait reçu du Comité de salut public,
par l’organe de Carnot, l’ordre vraiment singulier, donné à un soldat qui avait des chefs,
ordre qui d’ailleurs n’ a jamais été justifié depuis, de commander sous la Convention et
d’aller mettre en arrestation les membres de la Commune.» Barras ne doute pas de la
tentative de suicide: «Robespierre avec l’un des deux pistolets qu’avait Le Bas s’était
fracassé la mâchoire», narre-t-il dans ses Mémoires en évoquant des témoignages.129
Albert Mathiez poursuit son récit et conclut en deux lignes : «Les survivants au nombre de
22, sur la seule constatation de leur identité, furent conduits le lendemain au supplice. Le
11 thermidor on guillotina aussi sommairement 70 membres de la Commune.»130
— 10 thermidor
Robespierre est en effet exécuté avec 21 autres «complices» le 10 au soir. Le même 10
thermidor, le Comité de salut public «épuré» s’occupe en priorité du renouvellement
complet du Tribunal révolutionnaire – mais se garde de l’abolir. L’accusateur public,
Antoine Fouquier-Tinville le 14, sur proposition de Fréron, fait à son tour l’objet d’un
décret d’arrestation. Une nouvelle réorganisation du Tribunal révolutionnaire est votée le
8 nivôse an III.
Le 8 germinal an III, s’ouvre enfin le procès de Fouquier-Tinvillle et de ses vingt-trois
coaccusés; Ils sont condamnés à mort, «convaincus de manœuvres et complots tendant à
favoriser les projets liberticides des ennemis du peuple et de la République, à provoquer
la dissolution de la représentation nationale, et le renversement du régime républicain, et
à exciter l’armement des citoyens les uns contre les autres, notamment en faisant périr
sous la forme déguisée d’un jugement une foule innombrable de Français, de tout âge et
127. Pour lui, c’est la tentative de suicide qui est une légende intéressée inventée par les comploteurs: «Barère dit: «Que
Robespierre s’était tiré lui-même. ». Suicide, et non assassinat. Un chirurgien eut la complaisance de parler en ce sens, et on le fit
appuyer par un portier de l’Hôtel de Ville.»
128. Le plus récent biographe de Robespierre, L. Dingli, renonce à trancher ... si je puis dire. Voir p. 502.
129. I, 195.
130. Mathiez, Thermidor, 246.
57
de tout sexe etc.»131
Le 12 prairial an III, le Tribunal révolutionnaire est supprimé. Ses derniers jurés, dont le
peintre François Gérard, sont traînés en justice, et plusieurs d’entre eux seront guillotinés.
! Ultimes portraits de Robespierre à l’échafaud
Robespierre agonisant dans la nuit du 9 est dépeint «avec réalisme» dans le détail par le
grand historien britannique Thomas Carlyle – né en 1795, il ne l’a pas vu plus que les
autres, mais l’imagination et la sensibilité suppléent:
Robespierre gisait dans une antichambre de la Convention, en attendant que son
escorte fût prête à le conduire en prison ; la mâchoire brisée était provisoirement
maintenue par un linge sanglant. Spectacle pour les hommes ! Il est étendu sur une
table, et a pour oreiller une boîte de sapin ; il serre encore la crosse du pistolet dans
sa main convulsive. On le raille; on l’insulte; ses yeux expriment encore
l’intelligence, il ne dit mot. Il a sur lui l’habit bleu de ciel fait pour la fête de l’Être
suprême ; ô lecteur, ton cœur dur tiendra-t-il contre un pareil spectacle? son
pantalon était de nankin; ses bas tombaient sur les chevilles. Il ne prononça plus un
seul mot en ce monde.132
Robespierre sur la charrette maintenant. Je laisse le soin de
dessiner ce portrait à Lamartine:
La tête de Robespierre était entourée d’un linge taché de
sang qui soutenait son menton et se nouait sur ses
cheveux. On n’apercevait qu’une de ses joues, le front et
les yeux. Les gendarmes de l’escorte le montraient au
peuple avec la pointe de leurs sabres.133
Robespierre devant l’échafaud par
David.
Tels sont les récits des historiens. On peut les confronter avec la
131. Fouquier-Tinville écrit ces dernières lignes avant d’être exécuté le 18 floréal an III: «Je n’ai rien à me reprocher : je me suis
toujours conformé aux lois, je n’ai jamais été la créature de Robespierre ni de Saint-Just ; au contraire, j’ai été sur le point d’être
arrêté quatre fois. Je meurs pour ma patrie et sans reproche. Je suis satisfait : plus tard, on reconnaîtra mon innocence». Il y a des
inconditionnels de Maximilien mais je ne vois pas que quiconque ait jamais cherché à réhabiliter l’Accusateur public, précurseur
des Vychinski du siècle passé.
132. Carlyle, Histoire, III.
133. Histoire des Girondins, VIII, 371. Michelet, Histoire, livre XXI, ch. X: «Robespierre, la tête enveloppée d’un linge sale taché d’un
sang noir, qui soutenait sa mâchoire détachée, dans cette horrible situation que nul vaincu n’eut jamais, portant l’effroyable poids
de la malédiction d’un peuple, gardait sa roide attitude, son ferme maintien, son oeil sec et fixe. Son intelligence était tout entière,
planant sur sa situation et démêlant sans nul doute ce qu’il y avait de vrai et de faux dans les fureurs qui le poursuivaient.»
58
presse du jour – beaucoup moins pathétique. Charles Frédéric Perlet, né en 1759 à Genève
et décédé en1828 dans la même ville, était un journaliste contre-révolutionnaire.134 À Paris,
pendant la Révolution, il fonde non sans prendre de grands risques un journal aux titres
variables, connu sous le nom de Journal de Perlet. C’est la première feuille qui, en date du
12, décrit, avec allégresse, l’exécution des vingt deux «monstres»:
C’est vers six heures du soir que le tyran et vingt-et-un de ses principaux complices
sont partis de la Conciergerie pour s’avancer vers l’échafaud. Ils étaient sur trois
charrettes : Hanriot, soûl, suivant son usage, était à côté de Robespierre le jeune;
le tyran, à côté de Dumas, l’instrument de ses fureurs; Saint-Just auprès du maire
de Paris; Couthon était dans la troisième charrette. Hanriot et Robespierre cadet
s’étaient fracassé la tête et étaient couverts de sang; Couthon avait un bandeau; le
tyran avait toute la tête, hors le visage, enveloppée, parce qu’il avait reçu un coup
de pistolet dans la mâchoire. Il n’est pas donné à un homme d’être plus hideux et
plus lâche: il était morne et abattu. Les uns le comparaient à un tigre muselé,
d’autres à un valet de Cromwell, car il n’avait plus la contenance de Cromwell
même. Tous ceux qui l’entouraient avaient, comme lui, perdu leur audace. Leur
bassesse ajoutait à I’indignation....
La foule était innombrable, les accents d’allégresse, les applaudissements, les cris
de: À bas le Tyran! de Vive la République! les imprécations de toute espèce ont retenti
de toutes parts le long du chemin. Le peuple se vengeait ainsi des éloges
commandés par la terreur, ou des hommages usurpés par une longue hypocrisie.
Il était environ sept heures et demie, lorsque les traîtres sont arrivés à la place de
la Révolution. Couthon a été exécuté le premier; Robespierre jeune ensuite; la tête
du tyran est tombée l’avant-dernière, et celle de Fleuriot Lescot la dernière.135
Les descriptions vengeresses de Robespierre marchant (ou plutôt misérablement traîné)
au supplice abondent dans les «canards» et les pamphlets diffusés dans les jours et décades
qui suivent le 10. On lira le compte rendu faussement apitoyé de Nicolas Des Essarts:
«Ou prétend qu’en appercevant le fatal instrument, il poussa un douloureux soupir;
mais avant de recevoir la mort, il eut une souffrance cruelle à endurer. Après avoir
jeté son habit, qui étoit croisé sur ses épaules le bourreau lui arracha brusquement
134. Continuant à afficher des idées royalistes il sera arrêté après le coup d’État du 18 fructidor an V et déporté en Guyane.
135. Cité dans la compilation d’Aulard, Paris pendant la réaction therm., etc., vol. 1, 1. — En ce qui touche au rapprochement fréquent
mais bizarre de la mort ignominieuse de Robespierre avec celle de Cromwell. je rappelle que Cromwell, affecté par la mort de sa
fille Betty un mois plus tôt, s’éteint à Londres le 3 septembre 1658, victime d’une septicémie due à une infection urinaire. Pour
venger la mort de son père, toutefois, Charles II fait juger les régicides, et exhumer le corps de Cromwell de l’abbaye de
Westminster et le soumet, avec les dépouilles de son beau-fils Henry et du juge John Bradshaw, au rituel d’exécution post mortem
le 30 janvier, date anniversaire de l’exécution de Charles Ier. Son corps est jeté dans un puits et sa tête exposée sur un pieu devant
l’abbaye de Westminster jusqu’en 1685.
59
l’appareil que le chirurgien avoit mis sur ses blessures. La mâchoire inférieure se
détacha alors de la mâchoire supérieure, et laissant jaillir des flots de sang, la tête
de ce misérable n’offrit plus qu’un objet monstrueux et dégoûtant. Lorsqu’ensuite
cette tête effroyable eut été coupée, et que le bourreau la prit par les cheveux
pour la montrer au peuple, elle présenta l’image la plus horrible qu’on puisse se
peindre. C’est ainsi que le plus grand scélérat que la nature humaine ait produit,
a terminé sa carrière.»136
C’est devenu un «genre» bien attesté de la presse embryonnaire de l’an II (à savoir faite de
canards, d’occasionnels137): la description détaillée des exécutions de la journée ou de la
veille avec l’attitude et les derniers mots des guillotinés – et les imprécations de la foule.
Le récit guilleret de l’exécution du Tyran et de ses amis s’inscrit, depuis quelque dix-huit
mois, dans une longue série.
En s’acharnant sur la figure peu engageante de Robespierre, le discours thermidorien en
fait une énigme, source de tout le malheur des temps, à la mesure du désarroi des
contemporains vis-à-vis de la Terreur, — énigme censément incarnée en un seul homme,
énigme qui survit dès lors dans les portraits postérieurs pour illustrer le paradoxe de la
Révolution, qui a engendré un système de terreur en contradiction apparente avec ses
principes déclarés, le «despotisme de la liberté». Cet oxymore n’explique rien.
! Robespierre bouc émissaire — Le non-concept de Terreur
La Terreur. Un mot qui prend d’emblée un sens figé – avec la majuscule – et éminemment
fallacieux, après le 9 thermidor, date qui ne met aucunement fin aux guillotinades et aux
vengeances entre factions. On a figé de commun accord après thermidor comme une
catégorie chronologique délimitée et close, la notion de «Terreur», «pour justifier le coup
d’État et transformer Robespierre en bouc émissaire et le rendre responsable des
violences, crimes et atrocités commis auparavant, avec, sans ou même contre l’aval de la
Convention et des comités de gouvernement.»
136. La vie et les crimes de Robespierre, 152. — «Ex-juré du tribunal révolutionnaire, détenu à la Force», Joachim Vilate, connu sous
le nom de Sempronius-Gracchus Vilate, est guillotiné le 7 mai 1795 à Paris, sur la place de Grève. Il est l’auteur putatif des Causes
secrètes de la révolution du 9 au 10 thermidor et de ses deux continuations, parues alors qu’il était en prison. Il y tente de sauver sa
tête en rédigeant cet écrit où il charge Robespierre et Barère et se présente comme un malheureux naïf abusé par eux. Il dépeint
Maximilien et procure des détails qu’il est seul à relever et qu’il est à propos de mentionner pour joindre au tableau: «Triste,
soupçonneux, craintif, il ne sortait qu’accompagné de deux ou trois sentinelles vigilantes; n’aimant point à être regardé, fixant ses
ennemis avec fureur, se promenant chaque jour deux heures, avec une marche précipitée... » 16.
137. Vecteur de l’imprimé pour la plèbe, le canard est une feuille vendue à la criée, comportant généralement une gravure sur bois.
Il relate un fait-divers «aggravé»: «Crime affreux...», «Événement surprenant», «Horrible catastrophe...», «Dévouement sublime...» Ou
bien il commémore les heurs et malheurs des grands de ce monde – naissances, mariages, décès princiers. Le canardier, imprimeur
sans brevet, existe depuis le quinzième siècle. Cette production, mi-gazette, mi-fiction, préfigure une littérature populaire qui se
développera en symbiose avec la presse
60
Robespierre mort, ne fait plus trembler ; c’est la curée posthume menée par les ci-devant
«amis» du tribun, par les montagnards enragés, qui ont bien des choses à se reprocher et
pour lesquels Maximilien défunt apparaît comme un bouc émissaire idéal, — jacobins
corrompus et se sentant coupables, alliés très provisoirement aux dantonistes et à la Plaine
qui, bientôt rassérénés, vont s’en prendre à eux qu’ils ne haïssent pas moins et non sans
raisons. Le 11 thermidor, «le débauché Fréron qui avait versé des torrents de sang à
Toulon et à Marseille avant de se joindre à Danton, après son rappel de mission, pour
demander l’ouverture des prisons, Fréron qui s’était cru, à la veille de thermidor, à deux
doigts de l’échafaud, Fréron, le petit maître de boudoir, monta à la tribune pour
commenter le discours de Billaud et pour s’en prendre nettement à tout ce qui restait de
l’ancien Comité.»138
Pour les thermidoriens, pour les futurs hommes du Directoire, pour tous les mémorialistes
– dont Paul Barras, – et pour la plupart des historiens dans la foulée, l’Incorruptible était
bel et bien le «chef» et l’organisateur de la Terreur. Sa chute y met censément fin et ce fait
met la preuve sur la somme: «Nous étions alors la proie de la Terreur, exprime Barras à de
multiples reprises, et Robespierre était certainement le chef visible et suprême de ce
régime dont il avait proclamé le système.»139
«Robespierre était donc parvenu à une véritable dictature par sa réputation
d’incorruptibilité et, pour ainsi dire, d’immobilité politique : il n’avait jamais varié
de langage, de manières, de costume.»140
«Robespierre, vainqueur de tous ses ennemis personnels qu’il était parvenu à faire
considérer comme les ennemis de la République, était devenu dans la Convention
une espèce de tribunal auquel chacun croyait devoir se référer pour obtenir un
jugement sur les choses dont il pouvait être accusé: on imaginait se mettre en
sûreté dès que Robespierre avait prononcé l’absolution.»141
«Rien ne pouvait remplacer ce chef; il était lui-même le premier représentant du
système incarné de la Terreur; il était la Terreur elle-même, car tout ce qu’elle fera
dans la suite pour se survivre, ne fera que lui attirer de nouvelles défaites.»142
138. Ibid. 11.
139. Barras, I, 144.
140. Ibid., 145
141. 146.
142. I, 208.
61
Robespierre, faut-il le dire, avait fait ce qu’il fallait pour qu’on lui impute ce rôle. Mais en
dépit de sa mainmise sur les Jacobins, il n’était à proprement parler le «chef» de rien. Son
pouvoir s’est limité aux discours accusateurs, mais il a terriblement usé de ce pouvoir de
pure rhétorique. Personne n’avait avant lui possédé l’art redoutable d’influencer l’opinion
des foules et de mobiliser des «minorités agissantes». Maximilien Robespierre n’a jamais
fait que des discours mais ceux-ci portaient la violence et le meurtre en les légitimant par
la «vertu» – lors même que ce sont d’autres qui ont agi sous son impulsion – ou même
contre son avis.
Dans un célèbre discours du 5 février 1794, suivi de plusieurs autres, l’Incorruptible avait
dénommé la chose, il en avait appelé à «la Terreur» pour sauver la Révolution menacée de
l’intérieur comme de l’extérieur et donné à celle-ci une justification éminemment
«démocratique», – trait typique de ses fallacieux et rigides raisonnements:
La terreur, définissait-il, n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible;
elle est donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier
qu’une conséquence du principe général de la démocratie, appliqué aux plus
pressants besoins de la patrie.
Des anecdotes, – j’en cite une parmi cent, – viennent illustrer concrètement l’atmosphère
de terreur qui régnait autour de lui à la Convention même:
Telle était l’impression de la terreur produite par Robespierre, qu’on a vu un
membre de la Convention nationale, qui se croyait regardé à un moment où il
portait la main à son front d’un air rêveur, la retirer avec vivacité en disant : “il va
supposer que je pense à quelque chose”.143
Les pamphlets thermidoriens et les discours triomphants à la Convention dénoncent
précisément non le seul Maximilien, mais ce que l’on dénomme un «triumvirat» despotique
(avec Saint-Just et Couthon) qui tenait sous sa coupe les comités de gouvernement et
terrorisait les représentants du peuple – et desquels le 10 thermidor avait fait justice:
Robespierre, tourmenté de la passion de régner, ne pouvant ou n’osant saisir seul
les rênes du gouvernement, avait mis tout en œuvre depuis quatre mois pour
diviser entr’eux les membres du comité de Salut Public, et ceux-ci d’avec le comité
de Sûreté Générale.
Pour cela il s’était associé deux de ses dignes collègues, Couthon, dont la douceur
hypocrite cachait la cruauté et la férocité de son âme; et St.-Just, homme d’un
143. Mémoires de Barras, I, 180.
62
extérieur froid, mais hautain, dissimulé, ambitieux et capable des plus grands
forfaits. Ces monstres renouvelaient depuis quelque temps les plus horribles
proscriptions des Marius et des Silla. ... L’idée de la vertu du prétendu incorruptible
Robespierre n’avait pas permis de soupçonner tant d’horreurs dans les choix qu’il
proposait, soit au comité de Salut Public, soit à la Convention Nationale.
La Municipalité de Paris, également composée par eux de fédéralistes et d’étrangers
qui s’étaient dérobés par leur fuite à la surveillance de leurs concitoyens, était le
point d’appui sur lequel ils fondaient leurs espérances pour le succès de leur
projet.144
La Terreur même est présentée par Edmée Courtois, auteur en 1795, à la demande de la
Convention thermidorienne, d’un volumineux Rapport fait au nom de la Commission chargée
de l’examen des papiers de Robespierre, etc., non comme le fruit des «circonstances» et de la
guerre extérieure, mais comme étant le produit d’un plan sournois, systématique et
délibéré dont on n’avait vu que le début, en vue d’anéantir un à un en France tous les
hommes de talent, de savoir, d’industrie – et de régner enfin sur une foule d’ilotes et
d’obligés:
Jeter dans les fers les talens, l’esprit, la vertu, la science et les richesses; imprimer
la terreur à tous, au point que ceux qui n’étaient point incarcérés, n’osassent parler,
de peur de l’être : et pour imprimer cette terreur, faire sortir de terre des
guillotines, semer partout des tribunaux à la Fouquier, à la Dumas; enchaîner la
plume des journalistes contraires à ses vues; payer des deniers publics les journaux
par lui commandés ; envoyer des commissaires particuliers ; se former, au moyen
des sociétés populaires, dirigées par une seule qu’il désignait, des agens, des amis,
des moules à place, etc. ; en un mot, organiser contre les villes trop puissantes,
pour neutraliser leur influence , un système appelé de vive force, qui finissait par les
détruire ; ruiner le commerce, pour s’en rendre maître; anéantir les arts, en haine
des artistes, pour créer un simulacre d’égalité.145
La terreur est censée terminée le 10 thermidor, — mais pas tout à fait toutefois! On pourra
ranger la machine à décapiter une fois qu’on aura exécuté «la Queue de Robespierre», ses
complices et derniers partisans ; c’est à quoi Fouquier-Tinville, toujours obéissant, s’occupe
avec d’abondantes et nouvelles fournées – avant d’y passer à son tour un des derniers.
144. Roux. Relation de l’événement des 8, 9 et 10 thermidor, sur la conspiration des triumvirs, Robespierre, Couthon et St.-Just. Daté Paris,
ce 11 thermidor an II. Paris : Impr. de Poignée et Volland, 1794. 5.
145. P. 33.
63
Le conventionnel Laurent Lecointre publie – courageux mais pas téméraire – une
Dénonciation des crimes de Maximilien-Marie-Isidore Robespierre et Projet d’acte d’accusation ...
deux jours après l’exécution du «tyran». La brochure est datée du 11. Lecointre sera un des
adversaires acharnés des robespierristes survivants.
Très vite en effet, la coalition improbable qui a réalisé le coup de force du 9-10 thermidor
éclate en deux camps opposés résolus à s’exterminer. Les “Montagnards de l’an III”, qui,
quoiqu’ayant décidé de la chute de Robespierre, demeurent partisans d’une poursuite de
la Terreur, qui entendent continuer la «Régénération nationale» tout en conservant leurs
têtes sur leurs épaules, sont rassemblés autour de Barère, de Billaud-Varenne et de Collot
d’Herbois. Accusés par les conventionnels dantonistes, girondins et autres «réacteurs», de
complicité avec le tyran, ils ont des arguments ad hominem. Barère accusé en germinal an
III, compose ainsi une brochure, Les Alors, qui montre que la Convention tout entière est
responsable et conclut qu’il ne faut pas renier l’œuvre collective.
Ils seront finalement vaincus et éliminés, mais plutôt bannis en Guyane qu’exécutés – en
dépit de leurs crimes avérés.146
L’expression «la Terreur» est alors entrée dans l’historiographie et dans notre culture,
«parce qu’elle désigne tout à la fois une période imprécise de la Révolution française, un
système de gouvernement qui n’a jamais été mis en place, des pratiques de répression
malheureusement communes à de nombreux régimes et moments et qu’elle évoque enfin
un recours atemporel à la violence d’État.» Au reste la terreur (avec minuscule) est loin de
cesser à la fin du mois de thermidor: elle change de cible pour quelques mois de plus: elle
s’en prend aux Jacobins et aux «complices» du Tyran.
«La Terreur avait été une première calamité; une seconde qui perdit la République fut le
procès fait à la Terreur, reconnaît Edgar Quinet. Celui de Fouquier-Tinville acheva le
triomphe de la Réaction. La Révolution devait nécessairement sortir de là coupable,
hideuse, horrible, et c’est ce qui arriva. Bientôt l’horreur retomba sur tous les membres de
la Convention; ceux-là seuls devaient y échapper qui, à force de servilité, iraient se cacher
sous leurs blasons dans la domesticité nouvelle du pouvoir absolu»147 — à savoir les
terroristes survivants, masqués ou déguisés en bonapartistes et devenus barons d’Empire.
La Terreur de 1793-94 est un faux concept syncrétique qui cache bien trop de choses – de
même que «Robespierre» est un nom propre qui cache une dynamique sanguinaire et un
désastre collectif.
146. Barère qui se cache en France sera bien plus tard amnistié par Bonaparte.
147. Quinet, II, 829.
64
Mais les nuances et complexités des historiens n’affectent pas la doxa publique depuis plus
de deux siècles. «La mémoire collective ne s’embarrasse pas de polysémie; à la Terreur, elle
associe un instrument, la guillotine, et un responsable, Robespierre. Plus que l’incarnation
de la Révolution, ce dernier serait la personnalisation de la Terreur... Cette association a
été maintes fois discutée, et nombre d’auteurs ont rappelé, à juste titre, qu’elle est une
construction, essentiellement réalisée par les vainqueurs du 9 thermidor, pour justifier un
coup de force et rejeter sur d’autres la responsabilité d’un temps d’exception réprouvé».148
Ainsi peut-on suivre, du 18e au 19e siècles, les représentations de celui qui fut la grande
figure de l’an Il de la République, images hétérogènes mais toutes imbibées d’idéologie.
Robespierre de fait inspire peu la sympathie à qui que ce soit – si ce n’est aux babouvistes
et à quelques socialistes «utopiques». Ce sont les touches négatives qui dominent et de
loin.149 On peut mesurer là l’effet de la «légende noire» analysée notamment par Bronislaw
Baczko, dans Comment sortir de la terreur. Dès le 10 thermidor se répand la grossière
rumeur de Robespierre qui voulait se faire couronner roi ; elle va de pair avec le discours
qui fait du «tyran» la figure emblématique de la Terreur et son «chef» incontesté
poursuivant un projet de massacre de tous les Français.
Un peu plus tard se répandra une autre rumeur, adoptée par les esprits
«conspirationnistes» de ce temps, selon laquelle Robespierre était «en réalité» un agent de
Pitt et de Coblence. Robespierre, au nom de la liberté, avait fait égorger les vrais
républicains, accusent les dantonistes et les amis de Desmoulins, n’est-ce pas la preuve de
sa trahison?
Les portraits physiques reflètent cet héritage, multipliant les métaphores qui conjuguent
images de mort et analogies animales, de l’image du félin chez Dussault «à celle des
animaux de l’ombre et de la nuit, comme le hibou et le crocodile.»150
Presque tous les publicistes, historiens et écrivains du 19e siècle qui ne l’ont évidemment
pas connu vont alors emboîter le pas, recopier, paraphraser – et surenchérir en les
groupant en faisceaux censés significatifs sur ces traits relevés et/ou imaginés par les
témoins oculaires devenus mémorialistes. — Certains traits fantasmés apparaissent
pourtant sur le tard : la fixité du regard, la raideur de la démarche.... Sous la plume de Jules
148. Biard & Leuwers, 198.
149. Mémoires de Charlotte Robespierre sur ses deux frères précédés d’une introduction par Laponneraye et suivis de pièces justificatives 40:
«Après avoir immolé l’homme de bien, l’incorruptible Maximilien, ses bourreaux ont mis tant d’audace dans leurs attaques contre
lui, qu’ils ont fait passer mon pauvre frère pour un scélérat, non seulement dans sa patrie, mais encore chez les autres nations. Ils
ont distillé leur fiel partout, dans les libelles, dans les journaux, dans les biographies, et jusque dans les romans.»
150. Portraits croisés, 121.
65
Vallès, le visage est blême et le corps pétrifié: image cette fois de la statue qui marche.151
! Un enfant qui promettait le pire
Je reviens aux biographies thermidoriennes, lesquelles adjoignent volontiers au portrait,
avec ses indices de scélératesse innée, le récit de fâcheuses dispositions enfantines qui
sont censées confirmer la mauvaise impression initiale et faire «présumer» de la suite (j’ai
signalé plus haut le topos des anecdotes précoces qui font «présumer».) Ainsi dans la
biographie de 1795, citée plus haut, La vie et les crimes de Robespierre surnommé le tyran,
depuis sa naissance jusqu’à sa mort, on lit p. 22: «Dès sa plus tendre enfance, Robespierre
annonça le caractère sombre et machinateur qu’il porta tout sa vie.... Dissimulé par
instinct, il avait l’air de toujours craindre qu’on ne lui surprit le secret de sa pensée.»
Le Rapport du conventionnel Courtois en 1795 est censé avoir été se renseigner auprès des
Arrageois sur la jeunesse du tyran. Les tristes souvenirs qu’il a laissés sont édifiants:
«Maximilien fut au collège ce qu’il fut depuis à la Convention. Enfant, il voulait maîtriser
des enfans; homme, il voulut asservir des hommes. Il ne vit jamais, en aucun temps, ses
semblables dans ses rivaux; il n’y vit que des ennemis: son âme étroite ne sentit point les
élans d’une émulation généreuse; l’envie la corroda de ses feux empoisonnés.»152
Charlotte Robespierre proteste dans ses Mémoires de Charlotte Robespierre sur ses deux
frères,qu’elle parvint à faire publier en 1835, préfacé par le babouviste Laponneraye: «J’ai
lu dans d’ignobles biographies où mon frère Maximilien était peint sous les couleurs les
plus noires, que les jeux favoris de son enfance consistaient à faire souffrir des animaux,
et qu’il s’amusait à couper des têtes d’oiseaux pour s’accoutumer à couper un jour des
têtes d’hommes.»153
Il va de soi que tous les souvenirs supposés de l’enfance arrageoise de Maximilien ne sont
pas de cette eau saumâtre. J. Lodieu, robespierriste picard enthousiaste et intransigeant
publie en 1850 une biographie de son héros qui le peint sous de bien autres couleurs. Le
livre de Lodieu est aussi une des nombreuses répliques à l’Histoire des Girondins qui vient
de paraître et où Lamartine exprime trop de réserves à l’égard de l’Incorruptible.
Jeune homme, Maximilien était, nous apprend-on, un garçon charmant, sérieux et sensible.
De fait, il aimait les petits oiseaux mais ne leur faisait aucun mal:
151. Cité ibid. 121.
152. Rapport de Courtois, op.cit., 24.
153. P. 47.
66
Quoique peu communicatif, Maximilien était d’une douceur de caractère
remarquable, et d’une humeur toujours égale; il circonscrivait ses relations de
collège à quelques compagnons d’étude, mais il était constant et fidèle à l’amitié;.
il avait en outre un goût très prononcé pour les choses sérieuses; il aimait à être
seul pour méditer, et se livrait à l’étude avec une assiduité et une ardeur peu
communes aux enfants de son âge. Les plaisirs d’enfance, pour lesquels Maximilien
avait une préférence marquée, révélaient des instincts simples et touchants... des
pigeons et des moineaux qu’il avait dans une volière, faisaient toutes ses délices...154
! Les portraits posthumes de l’Incorruptible
Le fait de n’avoir jamais vu Robespierre n’inhibera aucunement l’imagination des historiens
du 19e siècle – ni du 20e. Ils pourraient sobrement se borner à recopier les moins
extravagants des témoins de visu. Ils ne le font jamais ! Tous – en se plagiant les uns les
autres et en rajoutant des «touches» nouvelles au gré de leur imagination, rédigent un
portrait posthume voulu réaliste et censé «vraisemblable».
Commençons par les traités de physiognomonie qui abondent toujours en ce début du 19e
siècle : ils ne manquent jamais d’illustrer la théorie de Johann Lavater & al. par le portrait
mis en hors-texte et l’interprétation des traits de Maximilien Robespierre, lesquels dans
leur hideur prémonitoire confirment leur «science».
Ainsi dans le gros volume d’Isidore Bourdon, La physiognomonie et la phrénologie, ou
Connaissance de l’homme d’après les traits du visage et les reliefs du crâne : examen critique des
systèmes d’Aristote, de Forta, de La Chambre, de Camper, de Lavater paru à Paris en 1842.
On a trouvé que la physionomie de Robespierre avait quelque ressemblance avec
celle du tigre; sa tête, élargie sur les côtés, indique en effet un développement
excessif dans l’organe de l’instinct sanguinaire.
Homme énergique, d’abord et apparemment systématique et enthousiaste comme
tant d’autres, puis politique froid et cruel, fanatique de liberté ou plutôt d’ambition,
Robespierre fut un monstre que sa férocité voue à l’exécration des siècles.
Quelque grand et avouable que soit le but où l’on tende, il n’est jamais permis d’y
courir par une voie ensanglantée, fleuve affreux, horrible mer, formée du sang de
tant de victimes, que les plus lourds vaisseaux y pourraient flotter!155
154. Robespierre, 7.
155. Bourdon 32. — Dans le manuel de Bourdon, paru sous la monarchie de juillet, Mirabeau n’est pas non plus joli-joli et il porte
aussi ses vices sur son visage: «Puissante éloquence vivifiée par le feu des passions, étonnant alliage et des plus grands vices et
du plus grand génie; homme presque digne de la Grève, s’il n’eût glorieusement conquis le Panthéon : mémorable exemple de tous
les extrêmes. Long-temps tourmenté par des créanciers, des maîtresses; maudit-par son père et tous ses proches, emprisonné au
67
Il est certes bien difficile de voir en quoi de tels lieux communs exorcistiques et confus
s’appuient sur une «science» quelle qu’elle soit.
— Jules Michelet
Michelet dans son Histoire de la Révolution (1847-1853), admirateur de la Révolution, mais
réservé ou plutôt ambivalent à l’égard de l’Incorruptible, reprend la substance du portrait
de l’orateur au physique ingrat tracé par Nodier. Pour l’historien, le teint pâle de
Robespierre révélait en outre la rigidité intellectuelle et la sécheresse du cœur.156 «La
décence d’abord, la tenue d’abord. La sienne était moins d’un tribun que d’un moralisateur
de la République, d’un censeur impuissant et triste. Il ne riait guère que d’un rire aigu; s’il
souriait de la bouche, c’était d’un sourire triste qu’on le supportait à peine ; le cœur en
restait serré. ... Sa démarche automatique était d’un homme de pierre. Ses yeux, inquiets
de plus en plus, roulant une lueur d’acier pâle, exprimaient l’effort d’un myope qui veut
voir, qui voudrait voir au cœur même, et l’abstraction impitoyable d’ un homme qui ne
veut plus être homme, mais un principe vivant. Vain effort ! Il restait homme, homme pour
haïr toujours plus, principe pour ne point pardonner.»157
Michelet décrit la cérémonie du 22 prairial que j’ai montrée plus haut décrite par Duval et
Nodier, témoins douteux, — scène à laquelle du moins il ne prétend pas avoir assisté (il
est né en 1798), avec un lyrisme pathétique et un peu baroque. Avec l’émotivité
œcuménique qui le caractérise, après avoir longuement pleuré les victimes de la Terreur,
Michelet dans le tome de son Histoire qui paraît en 1853 s’attendrit maintenant sur un
Robespierre qu’il «aperçoit» solitaire et épuisé :
Il descendit des gradins avec la Convention, s’arrêta au premier bassin où s’élevait
un groupe de monstres : I’Athéisme, l’Égoïsme, le Néant, etc. Il y mit le feu, et du
groupe consumé surgit, libre de son voile, la statue de la Sagesse. Malheureusement
elle parut, comme on pouvait s’y attendre, enfumée et noire, à la grande satisfaction
des ennemis de Robespierre.
On s’achemina donc en longues files vers le Champ-de-Mars. Robespierre, alors
nom d’un roi, il court s’illustrer à la tribune après avoir rugi dans les cachots; se venge des lettres-de-cachet en préparant la chute
d’un trône; punit son père en 1'éclipsant et rachète une jeunesse célèbre à force de débauches, par une immense popularité,
popularité exigeante qui tranche bientôt sa vie à l’endroit le plus glorieux. Près de mourir, redoutant les lentes et illusoires
souffrances de l’agonie, il implore le secours du poison. La physionomie de Mirabeau offre le tableau réduit de sa vie.: elle est dure
et disgracieuse. On y voit les indices de la violence, de l’audace, de l’opiniâtreté; elle exprime l’habitude et l’assurance
des-applaudissements, le dédain d’une vanité vulgaire, et le mépris, non-seulement des préjugés, mais des conventions.» p. 327.
156. Il y a chez Michelet un éthos de douleur et de pitié à l’égard de tous les malheureux, de toutes les victimes que les historiens
ultérieurs se voulant scientifiques refouleront.
157. Livre 9, chap. 4.
68
président de la Convention, marchait naturellement en tête. Il paraissait rayonnant.
C’est, je crois, d’après ce jour, que David l’a fait dans le portrait de la collection
Saint-Aubin. Nulle part, il n’est plus terrible. Ce sourire fait mal. La passion, qui
visiblement a bu tout son sang et séché ses os, laisse subsister sa vie nerveuse,
comme d’un chat noyé jadis et ressuscité par le galvanisme, ou peut-être d’un
reptile qui se roidit et se dresse, avec un regard indicible, effroyablement gracieux.
L’impression toutefois, qu’on ne s’y trompe pas, n’est point de haine; ce qu’on
éprouve, c’est une pitié douloureuse, mêlée de terreur. On s’écrie, sans hésiter, que
de tous les hommes qui vécurent ici-bas, celui-ci a le plus souffert.
Robespierre, habituellement, marchait vite, d’un air agité. La Convention n’allait
nullement de ce pas. Les premiers qui étaient en tête, malicieusement peut-être et
par un respect perfide, restaient fort en arrière de lui, le tenaient ainsi isolé. De
temps à autre, il se retournait et se voyait seul.
.... Le triomphateur semblait poursuivi. Plus pâle encore qu’à l’ordinaire, et plus
clignotant, il laissait, malgré lui, jouer d’une manière effrayante les muscles de sa
bouche. Non moins agités, bilieux, jaunes ou blancs, comme des morts, ceux qui le
suivaient montraient une colère tremblante, sous les mots désespérés que la haine
leur tirait du coeur. Ce cortège fantastique dans une immense poussière, quand il
rentra au noir palais, apparut celui des Furies.158
Cette scène que Michelet hallucine est une scène de roman noir dont l’atmosphère
spectrale et sombre contraste avec les descriptions plus sobres – quoique non moins
imaginaires – des «témoins» antérieurs.
À partir du milieu du siècle, la topique anti-robespierriste a trouvé son régime de croisière.
Le portrait que trace le républicain Eugène Pelletan et qui paraît en appendice de la version
revue en 1850 de La vie et les crimes de Robespierre de l’abbé Proyart, ne détone pas dans cet
ensemble où les républicains ne se montrent guère plus sympathiques à l’Incorruptible que
les réactionnaires. Pelletan commence par ces mots:
159
«Je cherche vainement, je l’avoue, une parcelle d’héroïsme à ce petit homme aigre,
bilieux, prudent, toujours propre, bien brossé, tiré à quatre épingles, la boutonnière
fleurie, la lèvre amorcée d’un arrêt de mort.160
Le physique fait toujours présager le moral – il permet de deviner les passions qui
158. Michelet, livre XIX, chap. IV.
159. Eugène Pelletan, né en 1813 et mort à Paris en 1884, est un écrivain, journaliste et homme politique français. Éminent
républicain et libre-penseur, mais pas robespierriste...
160. Pelletan, «Portrait», 212
69
animaient le tribun et les crimes à venir: «Sans doute, sous sa petite taille et son teint
livide, dans ses yeux mornes et éteints, dans ses mouvements brusques et souvent
convulsifs, dans sa voix aigre et criarde, il n’était pas toujours aisé de deviner le sinistre
chef terroriste ; mais les actes et les harangues disent assez la haine, l’envie et l’ambition
qui le dominaient».161
! Edgar Quinet, esprit sobre
C’est grâce à La Révolution, dont l’édition française est écoulée en six jours en 1865,
qu’Edgar Quinet, exilé en Belgique et puis en Suisse après le Deux-décembre,162 devient,
a-t-on dit, «la conscience du parti républicain» : il influence assurément toute la génération
de jeunes républicains des années 1860. Il s’efforce surtout de faire sortir les républicains
des mythes de la révolution et des «explications» jusque là avancées, dénégatrices et
piteuses, de ses dérapages sanglants.
Or, le portrait qu’il dessine à son tour de Maximilien dans La Révolution, (pas plus que les
autres évidemment, il ne l’a vu de ses propres yeux; Quinet est né en 1803) contraste –
sur le plan cognitif et herméneutique – avec la routine physiognomonique et ses fausses
perspicacités polémiques. Voici ce qu’il écrit au livre XVIII – le portrait, qui apparaît
tardivement, est inséré dans le récit du 8 thermidor:
Cette tête n’attirait d’abord l’attention que par sa fixité; la première impression était
la rigueur sèche d’un homme de loi. Comme il portait des lunettes, le regard lui
manquait. Ses yeux fatigués ne jetaient qu’un demi-rayon clignotant, et seulement
quand la colère s’y allumait. Les tempes et le front resserrés, où les grandes pensées
devaient se trouver à l’étroit; le nez relevé, provoquant, la bouche trop grande, les
lèvres minces et pincées, le sourire d’une fadeur insupportable quand il voulait en
couvrir ses projets; le teint livide, cadavéreux, les joues convulsives; tout son aspect
marquait l’effort constant, le défi, la volonté, la logique, mais non assurément
l’appétit du sang et la bête de proie, comme on l’a dit. Le caractère de cette
physionomie est de n’avoir pas de trait dominant; elle vous fuit à mesure que vous
la cherchez. Elle est dans la couleur du visage plus que dans le visage même, dans
l’attitude plus que dans les traits, dans les circonstances plus que dans le naturel,
dans l’opinion plus que dans la réalité. La volonté intérieure, le système, éclairent
seuls d’une lumière abstraite cette figure géométrique, où la passion, le
tempérament, ne percent pas. La nature n’avait pas fait de Robespierre un mangeur
d’hommes. C’est au dedans qu’il faut lire sa destinée. Elle n’est pas écrite au dehors.
161. Camille Daux, historien catholique, op.cit., 1901. 4.
162. Genève lui offre une chaire de philosophie morale en 1868.
70
Si vous cherchez sur son visage effacé la fascination de terreur dont il était
environné, il faut une grande complaisance d’imagination pour la découvrir. 163
On voit que ce nouveau portrait de l’Incorruptible, qui est détaillé et peu flatteur certes,
et qui comporte plusieurs traits déjà relevés par d’autres, ce portrait que trace Quinet,
dans son exil suisse, vient contredire avec une sobre perspicacité la facile herméneutique
physiognomoniste qui avait tenté tous ses prédécesseurs: la destinée sanguinaire et
scélérate de l’Incorruptible «n’était pas écrite au dehors.» Grande réfutation du romanesque
fallacieux des mémorialistes de tous les partis et des historiens qui le précédent – y
compris de Michelet. Maximilien est sans doute peu «sympathique» (mot peu usité à
l’époque de Quinet, mais attesté et dont le sens est resté tout à fait semblable dans notre
usage) mais son visage était surtout banal et effacé, peu susceptible en soi de retenir
l’attention: «le caractère de cette physionomie, exprime Quinet, est de n’avoir pas de trait
dominant» ; ceux qui ont prétendu y lire l’appétit du sang et y apercevoir la bête de proie
ont déliré.164
Edgar Quinet mérite dans l’historiographie de la Révolution française une place
particulière pour la nouveauté rigoureuse de ses questionnements et son refus des
simplifications apologétiques. C’est ce qu’apprécie Arno J. Mayer, le grand historien de la
récurrence de la terreur de 1793 à 1917 et au-delà : «La Révolution, son ouvrage fort peu
conventionnel publié en 1865, ne se voulait pas seulement «une histoire critique de la
Révolution française», mais une réflexion politique et philosophique sur le phénomène
révolutionnaire à travers le passé de l’Europe, dit Mayer. Quinet présenta le noyau de son
analyse de la terreur dans un chapitre novateur et audacieux qu’il intitula, chose étonnante
pour un historien de sa génération, «Théorie de la Terreur». Atterré, il est vrai, par les
événements de 1793-1794, il ne ménage cependant pas sa peine pour «entrer dans son
esprit,... entrer à fond dans le système», allant jusqu’à se demander pourquoi,
contrairement aux terreurs passées, celle-ci avait échoué. Pour Quinet, les ressorts et la
dynamique de la terreur résidaient dans le «choc de deux éléments inconciliables, la France
ancienne et la France nouvelle», dans la rencontre de «deux électricités opposées [où] se
formait perpétuellement la foudre». Aucun des deux camps n’étant disposé à capituler,
l’affrontement se transformait en un cercle vicieux de «terribles représailles» marquées par
la volonté «de se détruire sur-le-champ».165
163. Quinet, vol. II 764-5.
164. TLFi : 1. [Corresp. à sympathie A; en parlant d’une pers.] Qui inspire, manifeste ou dénote un sentiment de sympathie, d’amitié.
Synon. cordial (v. ce mot II B 1), sympa (fam.).«L’influence extraordinaire que la seule présence d’une personne sympathique ou
antipathique peut exercer sur le système nerveux, je l’ai éprouvée et suis forcée d’y croire» (Sand, Hist. vie, t. 4, 1855, p. 262).
165. Mayer, Les furies, 94-95.
71
Quinet fut le premier républicain à critiquer résolument ses prédécesseurs, historiens trop
«engagés» et unilatéraux à ce titre, qui justifiaient le règne de la Terreur «en se retranchant
derrière les dangers que courait le nouveau régime». «S’il constate qu’en général l’offensive
était le fait de la contre-révolution, il n’en rappelle pas moins que «la Grande Terreur s’est
montrée presque partout après les victoires».166 Quinet souligne par ailleurs que «le travail
de soupçon» qui se faisait progressivement dans l’esprit des jacobins les incita à se croire
«enveloppés dans une conspiration immense, sans voir que cette conspiration était le plus
souvent celle des choses».
À ces égards, Quinet préfigure l’explication par l’histoire des idées, par la mentalité des
acteurs opposée à celle par le poids des circonstances. Il préfigure l’interprétation qui sera
de nos jours celle, dite révisionniste, de François Furet et son école.
! Robespierre confronté et contrasté à Danton
Souvent le hideux Maximilien va se trouver dépeint en pendant et contraste avec quelqu’un
d’autre. Robespierre est mué en un anti-héros, qui synthétise tout ce qui inspire de
l’horreur et sert de faire-valoir à d’autres figures réputées plus attrayantes et positives de
la Révolution — au premier rang desquelles figure Georges Danton – qui fut sa victime.
Pour les hommes de Thermidor, Danton auquel on repense alors avec émotion, était à la
fois un grand révolutionnaire et il est la victime par excellence de la Terreur:
«La guillotine en permanence était comme une divinité à laquelle il fallait toujours
offrir de nouveaux holocaustes, exprime Barras. « – Maintenant est venu le tour de
Danton», osèrent dire quelques-uns-des êtres féroces qui avaient déjà commis tant
de crimes gratuits.»167
Tout n’est pas faux ici. Si Robespierre ne fut pas le plus acharné contre le démagogique
tribun, il ne fait pas de doute qu’il voulait sa tête et qu’il l’a attaqué publiquement et
impitoyablement. Maximilien a eu ce mot qui est resté célèbre à la face de Danton: «Nous
verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis
166. Ibid., 95. Quinet rappelle pour illustrer cette thèse que le point culminant des tristement célèbres noyades de prisonniers
dans la Loire ordonnées par Jean-Baptiste Carrier a suivi de cinq mois le succès des républicains de Nantes, qui avaient réussi à
repousser l’attaque des Vendéens; et ce ne fut qu’après avoir repris Lyon que le Comité de salut public donna ordre de raser la
deuxième ville de France.
167. Barras, I, 154.
72
longtemps, ou si, dans sa chute, elle écrasera la Convention.»168
Les physiognomonistes du temps contrastent d’emblée deux tempéraments incompatibles:
Le sanguin vs le bilieux. Le viveur vs le vertueux ascétique et implacable. La Révolution
française fut-elle le théâtre de l’affrontement du «gentil» Danton contre le «méchant»
Robespierre ? Ce manichéisme enfantin fait son apparition sous la plume d’auteurs tardifs
inspirés par les dantonistes d’après thermidor qui tous travaillent les portraits contrastés
du bon et du méchant. Ces banalités intuitives persistent chez bien des historiens et
continuent jusqu’à nous.
Il est exact toutefois que les biographes présentent l’escalade de l’affrontement du jovial
Danton avec le vertueux Robespierre comme surdéterminé par un conflit de tempérament
qui nourrissait une exaspération réciproque laquelle était allée croissant. Danton «ne
ménageait pas Robespierre, qui lui avait toujours paru un métaphysicien drapé dans sa
vertu, embarrassé dans ses systèmes et maintenant embourbé dans le sang.»169
«La conception que Robespierre se faisait d’un bon gouvernement républicain était une
alliance de vertu et de terreur car la vertu était impuissante sans la terreur et la terreur
désastreuse sans la vertu. Individu étrangement inhibé, le chef des Jacobins s’animait
néanmoins dès qu’il parlait de vertu. Elle était l’âme de la république, l’égalité sacrée,
l’amour de la patrie, le dévouement altruiste à l’intérêt général au-dessus de l’intérêt privé.
Et les ennemis de la république étaient les égoïstes, les débauchés et les ambitieux
corrompus.»170 Pour Danton, tout ceci n’était qu’idioties utopiques. Un soir au club des
Jacobins, Danton lequel traitait en privé l’Incorruptible d’«eunuque», avait empoigné
Robespierre, une fois de plus parti dans une tirade: «Qu’est-ce que ta vertu? avait-il
demandé. Il n’y a pas de vertu plus solide que celle que je déploie toutes les nuits avec ma
femme». Robespierre avait tourné les talons et était parti.171
— Un propos qui a de la noblesse (mêlée de grande lassitude) et que l’on prête à Danton
168. Cité par L. Dingli, Robespierre, qui ajoute, p. 456: «Pas d’émotion, pas le moindre regret, aucun doute ni remord. Danton,
Desmoulins, les noms des anciens «amis» s’alignent mécaniquement dans une énumération de traîtres ; ils n’ont fait que passer
d’une colonne à l’autre dans le grand livre de l’épuration sainte que Maximilien tient à jour depuis le début de la Révolution.
Danton, Desmoulins, ne sont plus des intimes, pas même des connaissances avec qui l’on aurait partagé le pain, le vin et
l’enthousiasme révolutionnaire, rien que des noms, ou plutôt des syllabes, des lettres accolées ensemble pour désigner des
accidents de parcours, des aberrations morales, de futurs cadavres, en un mot». Et, pour étouffer toute velléité de résistance,
Maximilien prononce cette phrase caractéristique : «Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable; car jamais
l’innocence ne redoute la surveillance publique.»
169. Lamartine, Histoire des Girondins, VIII, 6.
170. Lawday, Danton, 325.
171. Ibid.
73
au printemps de l’An II semble attesté: «Il vaut mieux être guillotiné que guillotineur».172
— Danton et Robespierre : leurs destinées posthumes divergentes sous la Troisième
République témoignent de la persistance posthume du conflit à travers les historiens et les
«politiques» du 19e siècle. «Danton demeure la principale, sinon unique vedette de la
somptueuse fresque révolutionnaire maquillée et arrangée au goût des consciences
bourgeoises du siècle finissant. C’est à Jaurès que l’on doit d’avoir remis l’accent social sur
la Révolution française et, tout en ouvrant des horizons nouveaux (Hébertistes et Enragés),
de ramener l’attention publique dans la voie qui devait réaboutir à Robespierre.»173 Sa
grande Histoire socialiste de la Révolution date de 1902-1905.
La statuaire publique avait pris essor sous la Révolution ; elle culmine comme expression
officielle de l’admiration civique sous la IIIe République. Or, Danton incarne la Bonne
révolution, celle qu’avoue la Troisième République. Il a dès lors une
statue au carrefour de l’Odéon inaugurée en 1889, année du Centenaire
– j’en parle dans mon livre 1889. Danton a aussi des statues à
Arcis-sur-Aube, et Tarbes. Sur la place officiellement dénommée Place
Henri Mondor, boulevard Saint-Germain, se dresse en effet la statue,
œuvre du sculpteur Auguste Paris, commandée par la Ville de Paris et
érigée à l’occasion du centenaire de la Révolution française —, près de
l’emplacement où se trouvait autrefois la maison du révolutionnaire,
détruite lors des travaux haussmanniens.
Un timbre poste
toutefois en 1950. Il
existe aussi un timbre
soviétique.
L’incorruptible n’a de rues et de places que dans les banlieues ci-devant
communistes.174
! Robespierre en tant qu’énigme : Carlyle et Lamartine
Thomas Carlyle, mort à Londres en 1881, est un écrivain, satiriste et historien britannique,
dont l’œuvre a eu un grand succès d’admiration et une énorme influence durant tout le
siècle victorien. Son Histoire de la Révolution française parue en 1837 est le travail
monumental par lequel la Révolution a été connue et «appréciée» par les Anglais – et les
Américains. Il est la source principale de Dickens dans A Tale of Two Cities.
172. Louis Madelin cité par Lawday, 341.
173. Walter, op. cit., II, 188.
174. Robespierre est une station du métro de Paris sur la ligne 9 (Mairie de Montreuil - Pont de Sèvres), dans la commune de
Montreuil. La mairie de Montreuil, communiste, lui a donné le nom de Maximilien de Robespierre en 1936, à l’initiative de Jacques
Duclos.
74
En France, Carlyle figure en bonne place au Dictionnaire de la Contre-Révolution sous la
direction de Jean-Clément Martin, avec une notice de Joël Félix: bien que différente de
celle de Burke par sa condamnation de la société d’Ancien régime, son interprétation de
la Révolution française vise à susciter chez le lecteur «un profond dégoût» à l’égard des
événements et de ses principaux acteurs.175
L’Histoire de la Révolution française est traduite assez tard : l’ensemble paraît à Paris en 3
volumes chez Germer Baillière en1867.
Je m’arrête au volume III, 326, au chapitre-clé intitulé «Les dieux ont soif» – chapitre dont
le titre sera précisément repris par Anatole France.176 Ce qui me retient dans la pensée et
la sombre sensibilité de Carlyle, c’est précisément l’aveu de sa perplexité: écartant le déjà
vieil alibi des «circonstances» malheureuses qui avait servi depuis un demi siècle et
continuera à servir indéfiniment pour «expliquer» sommairement et exonérer les massacres
révolutionnaires, Carlyle laisse place à l’inexplicable et s’incline devant lui – il tient pour
insondables, les pensées et les sentiments des principaux acteurs entraînés dans la
dynamique de la Terreur:
Expliquer d’une manière satisfaisante la marche de ce gouvernement
révolutionnaire n’est pas notre tâche. Nul mortel ne peut l’expliquer. C’est un
paralytique Couthon s’écriant dans la salle des Jacobins : «Qu’as-tu fait pour être
pendu, si la contre-révolution arrive?» – un sombre Saint-Just, âgé de moins de
vingt-six ans, déclarant que « pour les révolutionnaires, il n’y a de repos que dans
la tombe» ; un Robespierre au teint vert de mer, tourné au vinaigre et au fiel; un
Amar et un Vadier, un Collot et un Billaud : demandez donc quelles pensées, quelles
intentions ou prévisions se trouvent dans la cervelle de ces hommes ! Il ne reste
nulles traces de leurs pensées ; la mort et l’obscurité ont tout effacé. Et quand nous
aurions, leurs pensées, toutes celles qu’ils auraient pu exprimer, ce ne serait qu’une
part bien insignifiante de la chose qui s’est réalisée, décrétée, au signal donné par
eux!
Une même perplexité s’exprime chez Lamartine aux dernières pages de son Histoire des
Girondins, volume VIII, qui renonce à juger de façon unilatérale et parle de Robespierre
comme d’une «énigme» à jamais:
Sa mort fut la date et non la cause de la détente de la terreur..... La justice divine
175. «Carlyle, Thomas », Paris : éd. Perrin, 2011, p. 141.
176. Je pense qu’il s’agit d’une allusion aux dieux aztèques – civilisation cruelle sur laquelle les recherches commencent – avant
la découverte ultérieure des ruines mayas.
75
... faisait de sa tombe un gouffre fermé. Elle faisait de sa mémoire une énigme dont
l’histoire frémit de prononcer le mot, craignant également de faire injustice si elle
dit crime, ou de faire horreur si elle dit vertu. Pour être juste et pour être instructif,
il faut associer hardiment ces deux mots qui répugnent d’être unis ensemble, et en
composer un mot complexe. Ou plutôt, il faut renoncer à qualifier ce qu’il faut
désespérer de définir. Cet homme fut et restera sans définition.177
! Robespierre lavé des «calomnies» par les socialistes utopiques
Quelques socialistes de la génération romantique (pas tous, il s’en faut, pas les fouriéristes
ni les saint-simoniens) face à la meute des mémorialistes «thermidoriens» et aux jugements
réservés des premiers historiens, Michelet et des Edgar Quinet, ont professé au contraire
pour Maximilien Robespierre une admiration sans bornes. «Le chef des Chartistes,
Bronterre O’Brien se proclamait hautement son disciple et pour défendre sa mémoire
écrivait tout un livre, dont le titre dit le contenu : La vie et le caractère de Maximilien
Robespierre où l’on prouve par des faits et des documents que ce personnage si calomnié fut l’un
des plus grands hommes et l’un des réformateurs les plus purs et les plus éclairés qui aient jamais
existé dans le monde [Londres, Watson, sans date, 1834? – le premier volume seul a paru.]
Bronterre O’Brien s’efforçait de démontrer dans cet ouvrage que « la seule ambition de la
vie de Robespierre fut d’établir en France le règne de la vertu et le bonheur universel et
de réformer l’organisation sociale.»178
Mais justement ces admirateurs désireux de «réhabiliter» leur héros ne dressent guère le
portrait physique de l’Incorruptible. Ils donnent à admirer, sans s’y arrêter, son caractère
moral tout de pureté et d’humanité. Le babouviste Philippe Buonarrotti écrit par exemple
dans ses Observations de 1837:
Quoiqu’on en ait dit, Robespierre était sensible et humain: il proposa l’abolition de
la peine de mort et l’adoucissement des autres peines. Dans les relations privées,
il était généreux, compatissant et serviable. Mais il était sévère et inflexible contre
la tyrannie.»
Buonarotti conclut en ces termes : «Le peuple n’eut jamais d’ami plus sincère ni plus
dévoué. On a fait de grands efforts pour flétrir sa mémoire ; tantôt on lui a reproché de
vouloir s’emparer de la dictature ; tantôt on lui impute à crime les rigueurs nécessaires
exercées par le gouvernement révolutionnaire. Heureuse, disons-nous, la France, heureuse
l’humanité, si Robespierre avait été le dictateur et le réformateur! Il n’exerça jamais le droit
177. VIII, 376.
178. Mathiez, La politique de Robespierre et le 9 Thermidor expliqués par Buonarroti. 1.
76
de proscrire, et de juger; il n’eût d’autre autorité que celle de la parole.» – Plaidoyer qui
n’est peut-être pas très convaincant. Albert Mathiez note toutefois que l’admiration de
Buonarroti n’avait rien d’une admiration aveugle: il a connu personnellement Robespierre,
ayant séjourné à Paris à deux reprises pendant la Terreur, une première fois au début de
1793.
Proche par les convictions et les admirations des babouvistes, des communistes icariens
et des quarante-huitards, de Buonarotti, de Philippe Buchez, de Laponneraye, de Cabet,
d’Esquiros, il faut mentionner surtout Louis Blanc qui rédige les douze volumes de son
Histoire de la Révolution française de 1847 à 1862. Chapitre après chapitre, Blanc s’acharne
à réfuter Michelet et à dénoncer son peu d’enthousiasme envers l’Incorruptible. Il exalte
la République jacobine interprétée dans un sens socialiste et chrétien et s’emploie à
défendre la glorieuse figure de Robespierre.
Blanc avant d’aborder l’examen de la pensée et de l’œuvre de Robespierre, dresse à son
tour un portrait de son héros: «il entend «matérialiser» autant que possible la conception
visuelle du personnage: « Son visage de pâleur formidable » (Robespierre demeurera pour
lui « l’homme au pâle visage »), « le mouvement convulsif de ses lèvres minces », son
«sourire étrange», «le feu couvert qui brille dans ses yeux», etc. On devine chez lui le
constant souci d’imposer au lecteur une image vivante, bien définie, s’adaptant exactement
à l’interprétation de l’action robespierriste, qui forme, somme toute, le principal objet de
son ouvrage.»179
Louis Blanc use d’une rhétorique religieuse pour camper l’Incorruptible en prophète
christique, en une réincarnation du Prolétaire de Nazareth cher aux quarante-huitards
chrétiens. Louis Blanc «a voulu signifier que la vie finit par l’emporter toujours sur la mort,
comme le bien sur le mal. À charge pour les générations futures – celles du 19e siècle – de
ressusciter l’esprit de 1793, qu’il a douloureusement incarné au prix de son sang, pour en
réaliser enfin la promesse. « Seul le bien est absolu, seul il est nécessaire, écrit-il, le mal
dans le monde est un immense accident».180
L’écrivain socialiste a trouvé une parade qui sera reprise inlassablement à l’extrême gauche:
il fait porter à la contre-révolution tous les torts et les crimes de la terreur. Il résume sa
thèse en huit points résolument dénégateurs de toute faute aux révolutionnaires:
179. Cité par Walter, Robespierre, II, 183.
180.« Robespierre selon Louis Blanc. Le Prophète christique de la Révolution Française» par Jean-françois Jacouty. Annales historiques
de la Révolution française - 2003 -N° 1.109. — Hostile aux interprétations chrétiennes de la Révolution, Michelet s’en prend pour
sa part vivement à L. Blanc, ce « demi-chrétien à la façon de Rousseau et Robespierre » dont il dénonce le « papisme socialiste »
dans. sa préface de 1868, op. cit.
77
— Que la Révolution fut, à l’origine, d’une magnanimité sans égale et d’une
mansuétude sans bornes ;
Qu’elle laissa à ses ennemis, par respect pour la liberté, tout pouvoir de la maudire
et de conspirer contre elle;
Qu’elle ne détruisit qu’avec des ménagements infinis des privilèges cependant bien
odieux;
Que si elle toucha au faste scandaleux de quelques prélats, ce fut au profit d’une
foule de pauvres curés de campagne mourant de faim ;
Que si elle dépouilla les nobles des titres dont leur orgueil avait appauvri la dignité
humaine, ce fut en leur abandonnant les premières places dans la politique, dans
l’administration, dans la milice nationale, dans l’armée;
Qu’elle fut, d’abord, avare du sang versé, à un point inouï depuis qu’il y a de
grandes commotions en ce monde;
Qu’elle ne cessa de tendre les bras à ses adversaires, leur demandant pour toute
grâce d’être équitables ;
Qu’un jour enfin, jour d’éternelle mémoire, elle appela tous les enfants de la France
à se réunir, à se réconcilier, à s’embrasser, à s’aimer, autour de l’autel de la patrie!
Conclusion en forme d’acquittement:
A qui la faute, si la Révolution finit par entrer en fureur? Ainsi le voulut la
contre-révolution.181
Louis Blanc nous montre toutefois, pour le critiquer à demi, un Robespierre de caractère
réservé et froid, «incarnation glacée d’un principe, statue du Droit», dit-il ; «il apparaît en
quelque sorte déshumanisé, comme réduit à une Idée (ce que renforce encore sa
réputation d’Incorruptible). Mais sa parole agit toujours magiquement sur ses auditeurs,
éclat d’une vérité qu’ils révèrent, ou attendent plus ou moins consciemment, même si
beaucoup n’en comprennent pas encore le sens.»182
Le «démoc-soc» J. Lodieu, en 1850 à Arras, autre inconditionnel, trace un portrait du jeune
Maximilien qui inspire la plus grande sympathie:
Il avait une taille moyenne et de larges épaules; il était maigre et d’une complexion
assez délicate; il avait les cheveux châtains blonds, le teint, pâle, le nez petit, les
yeux bleus, les pommettes saillantes et le front très découvert. Sa figure était grave
et respirait la bienveillance et la bonté. Il était toujours mis avec une extrême
181. Histoire, XII, 353.
182. Jacouty, loc. cit., 113-114.
78
propreté, quoique simplement; ses cheveux étaient frisés et poudrés avec soin, il
portait des lunettes vertes, et un habit de soie bleu de ciel.183
Curieusement, ce robespierriste admire surtout son héros ... pour ce qu’il voulait
censément faire à l’avenir et n’a pu faire en raison de sa chute prématurée! Touchant de
confiance et de foi.
N’est-il pas avéré – et les suites du 9 thermidor l’ont bien prouvé -- que Robespierre
et ses illustres disciples , Couthon, Lebas , St-Just, pouvaient seuls après avoir sauvé
la France, sauver la cause de la révolution, la ramener dans des voies sages et
régulières, et donner à la France calme, grande et régénérée, une démocratie pure
hors de laquelle ils ne voyaient, avec raison, que la proscription de la justice, et
l’exil de la liberté ? Qui oserait soutenir le contraire ? 184
Qui en effet le pourrait?
! J’étudie un peu plus loin, inscrits dans cette filiation si je puis dire, les
portraits dessinés par A. Mathiez et par «Les robespierristes au début du 20e
siècle».
! Enfin Victor Hugo vint : un Robespierre de roman
Il est très significatif de noter tout au long du 19e siècle la grande rareté – c’est le véritable
refoulé, la tache aveugle du genre roman – de romans sur la Révolution française si ce n’est
L’Émigré de Sénac de Meilhan.185 La Révolution est partout dans ses effets, ses
conséquences, mais elle demeure une tache aveugle pourtant, car les événements même
sont refoulés du genre romanesque. Seul, après Sénac de Meilhan, on a Les Chouans, roman
peu lu d’Honoré de Balzac publié en 1829 chez Urbain Canel.186
Et ce, jusqu’à Victor Hugo, mais c’est une œuvre très tardive et c’est son ultime roman:
1874.
Je cite un passage fameux du Livre 2, chapitre 1 de Quatrevingt-treize — selon la graphie
183. Lodieu, 1850, 12.
184. Ibid. 48.
185. Voir de mon ancienne élève, Paola Galli Mastrodonato, La rivolta della ragione: il discorso del romanzo durante la Rivoluzione
francese (1789-1800). Prefazione di Marc Angenot. Galatina: Congedo, 1991, 200 pp.
186. Bien entendu je n’omets pas A Tale of Two Cities, A Story of the French Revolution, le roman de Charles Dickens publié en
feuilleton hebdomadaire du 30 avril au 25 novembre 1859.
79
voulue par l’auteur. C’est ici que paraît enfin un Robespierre de roman dans la foulée des
Robespierre de mémorialistes et d’historiens qu’Hugo paraphrase et syncrétise avec
lyrisme.
Trois inconnus se trouvent attablés dans l’arrière salle d’une taverne, personnages que le
romancier feint de ne pas identifier d’emblée:
Le premier de ces trois hommes était pâle, jeune, grave, avec les lèvres minces et
le regard froid. Il avait dans la joue un tic nerveux qui devait le gêner pour sourire.
Il était poudré, ganté, brossé, boutonné ; son habit bleu clair ne faisait pas un pli.
Il avait une culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plissé, des
souliers à boucles d’argent. Les deux autres hommes étaient, l’un, une espèce de
géant, l’autre, une espèce de nain. Le grand, débraillé dans un vaste habit de drap
écarlate, le col nu dans une cravate dénouée tombant plus bas que le jabot, la veste
ouverte avec des boutons arrachés, était botté de bottes à revers et avait les
cheveux tout hérissés, quoiqu’on y vît un reste de coiffure et d’apprêt ; il y avait de
la crinière dans sa perruque. Il avait la petite vérole sur la face, une ride de colère
entre les sourcils, le pli de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les
dents grandes, un poing de portefaix, l’œil éclatant. Le petit était un homme jaune
qui, assis, semblait difforme ; il avait la tête renversée en arrière, les yeux injectés
de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir noué sur ses cheveux gras
et plats, pas de front, une bouche énorme et terrible. Il avait un pantalon à pied, des
pantoufles, un gilet qui semblait avoir été de satin blanc, et par-dessus ce gilet une
rouppe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laissait deviner un
poignard.
Le premier de ces hommes s’appelait Robespierre, le second Danton, le troisième,
Marat.
Au moment où s’ouvre ce chapitre, nous sommes à l’époque de la chute des Girondins, le
28 juin 1793 – première étape de la Grande terreur. Cette rencontre des trois hommes,
faut-il le dire, est de pure imagination.187
Hugo s’amuse à travailler les contrastes et le paradoxe. Le pire monstre n’est pas celui qui
apparaîtrait tel à première vue.
187. Une autre scène hugolesque et d’un lyrisme un peu «excessif» est la peinture de la séance de la Convention, livre III, 1 : «Nous
approchons de la grande cime. Voici la Convention. Le regard devient fixe en présence de ce sommet. Jamais rien de plus haut n’est
apparu sur l’horizon des hommes. Il y a l’Himalaya et il y a la Convention. La Convention est peut-être le point culminant de
l’histoire.» Et chap. 4 : «Qui voyait l’Assemblée ne songeait plus à la salle. Qui voyait le drame ne pensait plus au théâtre. Rien de
plus difforme et de plus sublime. Un tas de héros, un troupeau de lâches. Des fauves sur une montagne, des reptiles dans un marais.
Là fourmillaient, se coudoyaient, se provoquaient, se menaçaient, luttaient et vivaient tous ces combattants qui sont aujourd’hui
des fantômes.»
80
En dépit de l’abus d’antithèses et d’hyperboles, en dépit de passages où le vieil Hugo
semble se pasticher lui-même, Quatrevingt-treize est un grand roman, un grand roman
historique. C’est une réflexion baroque mais puissante sur le tragique de l’histoire en forme
de roman: elle fait choix de l’imaginaire là où la sobre pensée rationnelle n’accède
apparemment pas. Le roman transpose la Commune de 1871, cette Année terrible dont
Hugo a subi le profond traumatisme, dans l’an II, cette année terrible originelle, guerre
extérieure et guerre civile, – de même qu’il déplace dans la campagne vendéenne la
Terreur qui régnait à Paris.
La méditation de Victor Hugo revient à effacer, à reléguer les noms propres pour déchiffrer
l’histoire comme fatalité divine par delà le bien et le mal:
La révolution est une action de l’Inconnu. Appelez-la bonne action ou mauvaise
action, selon que vous aspirez à l’avenir ou au passé, mais laissez-la à celui qui l’a
faite. Elle semble l’œuvre en commun des grands événements et des grands
individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements. Les
événements dépensent, les hommes payent. Le 14 juillet est signé Camille
Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre est signé Marat, le 21
septembre est signé Grégoire, le 21 janvier est signé Robespierre; mais Desmoulins,
Danton, Marat, Grégoire et Robespierre ne sont que des greffiers. Le rédacteur
énorme et sinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin.188
Car Victor Hugo est une homme de son siècle – dès lors un mystique de la nécessité
historique. Il en use pour exonérer les «excès» de la révolution. Il n’est que de rappeler ce
passage des Misérables avec les dernières paroles du conventionnel G***, mourant, à Mgr
Myriel dont on peut penser qu’il acquiesce :
«Oui les brutalités du progrès s’appellent révolutions. Quand elles sont finies on
reconnaît ceci: que le genre humain a été rudoyé, mais qu’il a marché.»
Image militaro-bonapartiste de la «marche forcée»!
! Danton, Marat et Robespierre vus par Taine
Hippolyte Taine, précisément à la même époque, dans le tome III des Origines de la France
contemporaine 189– Taine qui certes ne partage pas la mystique historiciste hugolesque, –
188. Hugo, Quatrevingt-treize, présentation de J. Wulf, Flammarion, 2002, p. 438. Je me rapporte aussi à l’article de Pierre Campion,
loc. cit.
189. L’ancien régime (1875) La Révolution : I – l’anarchie (1878) ; La Révolution : II – La conquête jacobine (1881) ; La Révolution:
III – Le gouvernement révolutionnaire (1883) où se trouve le passage cité. Et Le régime moderne.
81
élabore et confronte lui aussi le même triple portrait des figures dominantes de l’An II –
où le plus monstrueux dans l’«âme» est le moins hideux à prime abord ; le monstre n’est
pas ceux qu’on pense, à savoir les deux premiers de la triade. Taine reproche en somme
à Robespierre, ce «cuistre», d’avoir eu l’air normal et, étant bien banalement de son temps,
d’incarner le Moment:
Rien qu’à voir Marat, crasseux et débraillé, avec son visage de crapaud livide, avec
ses yeux ronds, luisants et fixes, avec son aplomb d’illuminé et la fureur monotone
de son paroxysme continu, le sens commun se révolte: on ne prend pas pour guide
un maniaque. Rien qu’à voir ou écouter Danton, avec ses gros mots de portefaix et
sa voix qui semble un tocsin d’émeute, avec sa face de cyclope et ses gestes
d’exterminateur, l’humanité s’effarouche : on ne se confie pas sans répugnance à un
boucher politique. La Révolution a besoin d’un autre interprète, paré comme elle
de dehors spécieux, et tel est Robespierre, avec sa tenue irréprochable, ses cheveux
bien poudrés, son habit bien brossé, avec ses mœurs correctes, son ton
dogmatique, son style étudié et terne. Aucun esprit, par sa médiocrité et son
insuffisance, ne s’est trouvé si conforme à l’esprit du temps; à l’inverse de l’homme
d’État, il plane dans l’espace vide parmi les abstractions, toujours à cheval sur les
principes, incapable d’en descendre; et de mettre le pied dans la pratique. (Édition
originale, III, 232-241).
Hugo comme Taine que tout oppose, travaillent dès lors un paradoxe subtil et contredit
tous les portraits de scélératesse innée relevés plus haut. Au bout du compte Robespierre,
c’était bien le pire chez lui, avait l’air «normal».
! 1901, les manuels scolaires de la IIIe république
Albert Malet (* 1864 † Thélus, 25 septembre 1915) est un auteur de manuels scolaires
français, manuels usuellement appelés le Malet et Isaac, — Malet étant tué durant la
Première Guerre mondiale, Isaac continue et révise.
Albert Malet, rédacteur unique de l’édition «conforme au programme de 1901» y introduit
un portrait assez peu sympathique envers le conventionnel, portrait «conforme» au
programme et naïve «projection» compilée:
«Il y a quelque chose du félin dans ce masque à la mâchoire carrée, aux lèvres
serrées, et sous les sourcils blonds, les yeux marron [...] ont un éclat dur et froid.
Les cheveux blonds sont poudrés. Habit nankin à rayures marron, gilet chamois à
rayures vertes et blanches, ample et haute cravate plissée, nouée avec soin et
82
faisant jabot. Robespierre se piquait de sobre élégance».
Plus hostiles encore, il va de soi, les manuels des écoles confessionnelles perpétuent le
souvenir d’un tigre assoiffé de sang, guillotineur de toute la France, s’inspirant des
caricatures produites au lendemain de Thermidor que j’ai
évoquées.190
Je n’ai pas abordé spécifiquement la question des lunettes
teintées dont plusieurs portraits relevés cités ci-dessus ne
font pas état si ce n’est par exemple celui attribué à Jean
Joseph Dussault. Or, le manuel d’histoire de Malet-Isaac,191
qui se trouve pédagogiquement mais chichement illustré, a,
dans la plupart de ses rééditions, choisi un croquis attribué
au baron Gérard (François Gérard, autre portraitiste fameux,
élève de David), sur lequel un Robespierre, fort jeune de
visage, porte ses lunettes non sur les yeux mais sur le front.
Les lunettes, signe de sérieux et de clairvoyance? Signe aussi
bien pour d’autres de dissimulation et de cautèle ! Car ce
sont, nous a-t-on dit, des «conserves», des lunettes teintées
et qui cachent le regard. Dès les années de la Constituante,
le citoyen Robespierre était effectivement connu pour ses lunettes vertes et l’usage
«oratoire» qu’il en faisait. D’après le témoignage d’un visiteur allemand:
Plutôt menu, le masque d’une pâleur de craie, où percent des yeux de bilieux qui,
sous l’empire de la fatigue, se piquent de petites taches rouges, il est toujours
poudré avec soin, portant volontiers des lunettes vertes, des «conserves», qu’il
relève sur son front quand. d’un coup d’œil circulaire, il veut mesurer les réactions
de son auditoire ; son visage accompagne merveilleusement ses paroles.192
Michelet parle, pour sa part, en conjoignant ses imaginations à ses sources, «des deux
binocles qu’il maniait à la tribune avec dextérité. Il portait à la fois des besicles vertes, qui
190. Cit l. Bihl et Duprat in Biard, 211. Le croquis est reproduit en hors-texte au début des Mémoires de Barras.
191. Voici ce que dit la couverture des manuels Malet & Isaac réédités par Hachette : «Un manuel classique, qui a formé des
générations successives de lycéens : le Malet-Isaac occupe une place de choix dans la mémoire scolaire française. Son succès fut
aussi la confirmation de ses qualités : un récit chronologique bien construit, écrit dans une langue claire, qui constitue un
aide-mémoire de choix pour tous les publics. Pour les historiens, c’est aussi le témoignage de ce que fut la vulgarisation historique
à l’intention des classes secondaires pendant près d’un demi-siècle. On sera alors étonné de voir à quel point cette entreprise a
su s’ouvrir aux dimensions sociale et culturelle, à une vision qui dépasse le cadre national, loin des clichés d’une histoire trop
exclusivement politique, nationaliste et attentive aux seules élites.»
192. D’après le témoignage d’un visiteur allemand anonyme cité par Louis Jacob, Robespierre vu par ses contemporains (1938), p. 148.
83
reposaient ses yeux fatigués, et un binocle qu’il appliquait de temps en temps sur ses
lunettes pour regarder ses auditeurs: en 1794, ce maniement glaçait de terreur les
personnes qu’il fixait du haut de la tribune.»193 Un binocle appliqué à des lunettes vertes?
Peu pratique pour lire!
! Les robespierristes au début du 20e siècle
Tandis que les critiques multiplient pendant un siècle les portraits peu engageants, sinon
hideux, il est tout de même quelques admirateurs inconditionnels à contre-courant qui
font de Maximilien une peinture toute différente.
J’ai assez longuement cité l’œuvre universitaire d’Albert Mathiez à cet égard. Le portrait
que trace l’historien «de gauche» est très différent des autres, même des grands historiens
romantiques. Maximilien était à ses yeux – si je puis dire – un homme absolument
charmant :
Robespierre ... respirait dans toute sa personne la distinction et l’élégance. La taille
mince et bien prise, la démarche ferme et vive, sa silhouette était agréable à voir.
A vingt-cinq ans, le grand peintre Boilly, son compatriote, le peignit dans son bel
habit de réception à l’Académie d’Arras : le grand front sous la perruque bien
peignée, les yeux gris bleutés très vifs sous des sourcils nettement arqués, une
bouche fine sous un nez allongé, les joues rondes, le menton bien formé sur un
jabot de dentelle. Plus tard, dans les derniers temps du Comité de Salut public, la
fatigue creusera ses joues, accentuera ses pommettes, pâlira son teint. Pour
protéger ses yeux usés par la lecture, il arborera les lunettes vertes qu’on voit dans
le pastel de Gérard. Mais, même alors, il reste svelte et gracieux.194
Hippolyte Buffenoir, qui en 1910 lui a consacré une étude érudite, Études sur le 18e siècle:
les portraits de Robespierre, étude iconographique et historique, est un des robespierristes plus
pieux de son temps. Il en remet dans la réhabilitation émue de son héros : «Robespierre
fut incorruptible et mourut pauvre... C’est là son immortel prestige... Le peuple ne
prononça jamais son nom sans un élan de gratitude spéciale. [?] Cet homme n’a pu être le
noir tyran que certains ont voulu peindre. L’être humain ne peut se dédoubler de la sorte...
Sa volonté et sa raison furent toujours droites dans leur rigueur... Son inflexibilité, comme
celle de Richelieu, n’eut qu’un but la grandeur de l’État et la gloire de la France.» H.
Buffenoir continue sa préface et achève sur ce mode enthousiaste qui s’étend au visage de
son héros: «La noble et sévère figure de Robespierre sera chère toujours aux âmes
193. Aulard, op.cit., 299.
194. Girondins, 26.
84
héroïques, avides de beauté morale et passionnées de justice; en la contemplant, on est
consolé de toutes les laideurs, de toutes les bassesses, de toutes les imbécillités et de tous
les vices qui peuplent la terre... Par la puissance de sa volonté, Robespierre a sa place
marquée entre Richelieu et Napoléon.»195
! Les dieux ont soif
En 1912, Anatole France publie Les dieux ont soif. C’est le premier et seul roman centré sur
la Grande terreur et son «personnel» : il a donc fallu cent-vingt ans pour que la littérature
française se contraigne en quelque sorte à la dépeindre.
Compagnon de route de la SFIO, fervent dreyfusard, anticlérical, mais incorrigible
sceptique, France va immensément décevoir sa «famille» politique; le roman en mettant en
scène, sans chercher d’alibis, le fanatisme jacobin et les massacres de la Terreur,
traumatise littéralement les militants de gauche qui se retiennent d’attaquer trop vivement
un des rares hommes de lettres socialistes, ami de Jaurès.
France relègue au second plan les grandes figures de la Terreur, Robespierre, Marat,
Saint-Just, Couthon, pour faire revivre la période et la «mentalité» jacobine par l’entremise
d’un fictif artiste peintre, besogneux, mais dépeint comme étant non sans talent, le triste
et pervers Evariste Gamelin, émule de Louis David.196 Nommé juré au Tribunal
révolutionnaire, délaissant dès lors la peinture pour cette haute mission révolutionnaire,
Gamelin, après avoir envoyé à la mort ses amis et ses proches ainsi que d’innombrables
innocents, finit comme il se doit, le 11 thermidor, par être lui-même «placé sur l’estrade
qu’il avait tant de fois vue chargée d’accusés, où s’étaient assises tour à tour tant de
victimes illustres ou obscures»; il est guillotiné. Il meurt au milieu des injures des
spectateurs sur le parcours de la fatale charrette, – en regrettant d’avoir été trop faible.197
France a voulu que son triste héros dont le discours obsessionnel est un pastiche très
réussi des tirades en «langage de bois» de Robespierre et qui n’a à la bouche que «trames»,
«complots», et «guillotine» au nom de la «liberté» et de l’«égalité», ne soit pas un scélérat
(c’eût été trop facile), mais tout au contraire un idéaliste fanatique, enthousiaste, sincère,
chaste, étroit d’esprit – et par là redoutable.
195. Préface, Les portraits de Robespierre, étude iconographique et historique,
196. Voir Müge Güven Seneri, «Le Fanatisme des Jacobins dans Les dieux ont soif d’Anatole France», Frankofoni, 1989, n° 1, p. 199-208.
Pour un Gamelin, précurseur du réalisme socialiste, Fragonard et Boucher se trouvent frappés d’interdit au nom de l’esthétique
révolutionnaire néo-classique.
197. «Gamelin fit effort pour monter dans la charrette : il avait perdu beaucoup de sang et sa blessure le faisait crùellement souffrir.
Le cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des huées. Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui
criaient: — Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour ! ... Il ne rit plus : voyez comme il est pâle, le lâche!» 303.
85
Il lui oppose son voisin, le serein et raisonnable Brotteaux des Islettes, un ci-devant qui
passera évidemment à la guillotine, esprit sceptique, humain et tolérant, – autrement dit
porte-parole du romancier.
Entre Gamelin, déiste farouche comme l’exigeait l’Incorruptible, et le vieux philosophe
pyrrhonien, c’est un perpétuel dialogue de sourds:
— Oh! citoyen! La croyance en un Dieu bon est nécessaire à la morale. L’Être
suprême est la source de toutes les vertus, et l’on n’est pas républicain si l’on ne
croit en Dieu. Robespierre le savait bien, qui fit enlever de la salle des Jacobins ce
buste du philosophe Helvétius, coupable d’avoir disposé les Français à la servitude
en leur enseignant l’athéisme... J’espère, du moins, citoyen Brotteaux, que, lorsque
la République aura institué le culte de la Raison, vous ne refuserez pas votre
adhésion à une religion si sage.
— J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme, répondit Brotteaux. La raison
nous guide et nous éclaire; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous
aveuglera et vous persuadera des crimes.198
Il se fait que Robespierre lui-même n’apparaît que deux fois et fugacement dans le roman.
La première fois en vendémiaire an II où Gamelin l’écoute aux Jacobins pénétré de la foi
totale du converti:
Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard perçant, le
nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l’air froid, monta lentement à la
tribune. Il était poudré à frimas et portait un habit bleu qui lui marquait la taille. II
avait ce maintien compassé, tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en
se moquant, qu’il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par
d’autres du nom d’ «Orphée français.» Robespierre prononça d’une voix claire un
discours éloquent contre les ennemis de la République. Il frappa d’arguments
métaphysiques et terribles Brissot et ses complices. Il parla longtemps, avec
abondance, avec harmonie. Planant dans les sphères célestes de la philosophie, il
lançait la foudre sur les conspirateurs qui rampaient sur le sol.
— Évariste entendit et comprit.
France se garde de forcer le trait. La seconde fois où le «personnage» apparaît, c’est le 8
thermidor, avant-veille de sa mort, où Robespierre à l’Hôtel de ville, rhéteur intarissable,
parle, parle parce qu’il est incapable de se résoudre à d’agir. C’est plutôt sa bavarde
inaction que le romancier lui reproche:
198. 79.
86
On apprend, à huit heures, que Maximilien, après avoir longtemps résisté, se rend
à la Commune. On l’attend, il va venir, il vient : une acclamation formidable ébranle
les voûtes du vieux palais municipal. Il entre, porté par vingt bras. Cet homme
mince, propret, en habit bleu et culotte jaune, c’est lui. Il siège, il parle. ... Il parle,
il parle d’une voix grêle, avec élégance. Il parle purement, abondamment. Ceux qui
sont là, qui ont joué leur vie sur sa tête, s’aperçoivent, épouvantés, que c’est un
homme de parole, un homme de comités, de tribune, incapable d’une résolution
prompte et d’un acte révolutionnaire.199
La dernière page du roman se place en nivôse an III, quelques mois après Thermidor. Les
Parisiens cherchent à oublier dans les plaisirs les temps de terreur.
Le tyran abattu est toujours visible, mais sous la forme des estampes
caricaturales dont j’ai parlé:
Un commis essuyait la buée sur les vitres de l’Amour peintre et
les curieux jetaient un regard sur les estampes à la mode:
Robespierre pressant au-dessus d’une coupe un cœur comme
un citron, pour en boire le sang, et de grandes pièces
allégoriques telles que la Tigrocratie de Robespierre : ce n’était
qu’hydres, serpents, monstres affreux déchaînés sur la France
par le tyran. Et l’on voyait encore : l’Horrible Conspiration de
Robespierre, l’Arrestation de Robespierre, la Mort de Robespierre.200
! Robespierre et Danton sur la scène
Le théâtre est autre chose que de la littérature de «haut niveau» : c’est un spectacle de la
vie publique (et pour tous les publics) qui réagit au quart de tour aux événements et qui
est en symbiose «cathartique» avec ceux-ci.
Le théâtre n’est pas en reste dans le revirement de Thermidor: on y célèbre le retour de
la liberté et la chute du tyran moins d’un mois après ces fatidiques journées. À peine
Robespierre exécuté, il reparaît, conspirateur sanguinaire et hideux, sur la scène parisienne
nous apprend Gérard Walter: «Deux compilateurs médiocres, Dumaniant et Pigault-Lebrun
[dont le nom comme auteur prolifique de mélodrames et de comédies est connu des
spécialistes] ont fait représenter, le 18 fructidor, au théâtre de la Cité-Variétés, un drame
en vers (!) intitulé: La Nuit du 9 au 10 thermidor, ou La chute du Tyran. On y voit au premier
199. 294.
200. Chapitre 29, p. 307. – Je m’arrête ici mais les romans de toutes sortes depuis un siècle où figure Robespierre sont
innombrables – littéralement. Une recherche sur le web montre qu’il en paraît tous les mois – du roman historique plus ou moins
«sérieux», au roman policier (oui! ), au roman noir, à la science-fiction et à la fantaisie pure. Encore une recherche à entreprendre...
87
acte Robespierre se concerter avec ses complices, au deuxième siéger au milieu des
principaux rebelles et recevoir à la fin le coup de pistolet d’un gendarme. Un certain
Romain, entrepreneur du spectacle de la commune de Tours, bat le record de vitesse, en
faisant représenter sur le théâtre de cette commune dès le 26 thermidor, sa pièce,
Robespierre ou les Tyrans écrasés (trois actes, avec choeur et figuration).»201
Au 19e siècle, Robespierre est présent mais il n’est pas un personnage du théâtre «de
qualité»: il est une figure du boulevard du crime, du drame grand-guignolesque avant la
lettre.202
Je m’arrête à un au hasard parmi des douzaines de mélodrames du boulevard – beaucoup
introuvables – qui ont procuré des émotions au public
populaire en rejouant l’An II sous la Monarchie de juillet et la
seconde République. Robespierre, ou le 9 thermidor est un
drame en 3 actes par Anicet-Bourgeois et Francis [?]. Paris:
Bezou, 1851. Première à l’Ambigu Comique le 10 décembre
1830.203 Auguste Anicet-Bourgeois a contribué à l’écriture de
près de 200 pièces de théâtre du comique au dramatique, qui
ont connu le succès populaire, – quelque dix pièces par an
dans ses années de grande activité; pièces en collaboration
généralement.
Ce mélodrame sur Robespierre a été créé dans les premiers
mois de la Monarchie de Louis-Philippe, la censure étant levée.
Il a été rejoué assez souvent ; il est remis en scène et re-publié
en 1851. Il est bien médiocre. Mais il témoigne de la sorte
d’image caricaturale de la Terreur qui convient à la scène
parisienne, peu soucieuse de réflexion historique, et au public petit-bourgeois et populaire
du boulevard du Temple.
Robespierre y est figuré comme une sorte de Macbeth de pacotille, hanté par le souvenir
des Girondins qu’il a fait exécuter – quoique se préparant à en finir à l’acte suivant avec
Danton et Desmoulins. Dans un monologue haletant et pseudo-shakespearien, le
201. Walter, II, 457.
202. Le théâtre du Grand-Guignol est une ancienne salle de spectacles parisienne ouverte en 1896 et qui était située 7, cité Chaptal,
dans le 9e arrondissement. Elle hérite à la Belle époque de la tradition même du mélodrame remontant à Pixerécourt avec des
pièces macabres et sanguinaires qui font «pleurer Margot» mais se terminent toutefois sur la défaite et la punition des scélérats.
203. Le théâtre de l’Ambigu-Comique est une salle de spectacle parisienne, fondée en 1769 sur le boulevard du Temple par
Nicolas-Médard Audinot.
88
personnage, tyran apeuré, est poursuivi par les ombres de ses victimes:
Ah! mon Dieu, la nuit on pourrait venir m’assassiner!.., Mais non, tout est bien
fermé... ces tapisseries ne cachent point de portes dérobées... Pourtant, comment
se fait-il.., ah! je ne veux plus être seul ici, mon frère y viendra; mes nuits d’ailleurs
deviennent affreuses..., je crois toujours entendre Barnave, Boyer, Fonfrède et
Vergniaud, surtout, cet intarissable Vergniaud qui me poursuivait sans relâche de
sa terrible éloquence.., le souvenir du 31 octobre est toujours présent à ma
pensée... Ces têtes hideuses roulent, sans cesse, autour de moi.., et le sang des
Girondins fume encore sous mes pieds... Carrat l’a dit à Samson, en montant sur
l’échafaud: Robespierre y viendra! Samson! .... Ce nom me fait trembler... si jamais
sa main... Ah! plutôt mille fois me donner la mort... une sueur froide me glace... j’ai
peur... j’ai peur... Quelle faiblesse!... Allons, Robespierre, reviens à toi... Que
dirait-on, en voyant l’homme qui fait trembler la France, s’effrayer d’une lettre
anonyme.., d’une ombre!... 204
Dénouement au 3e acte et au 9 thermidor: Tallien, le «vertueux» Tallien est le héros du
dernier acte, spectaculairement niais, où les Jacobins sont enfin vaincus et où
l’Incorruptible est arrêté et envoyé à la guillotine:
TALLIEN à tous ceux qui l’entourent.
Français républicains! nous sommes tous armés pour la même cause; patrie et
liberté! voilà notre mot de ralliement. Ce sont des frères qui viennent combattre
avec nous, unissez vos armes...
Vive la république!
TOUS.
Vive la république!
BARRÈRE, accourant.
Courage! mes amis!
CIVRAC.
Barrère! allons décidément nous sommes les plus forts!
Citoyens, en bataille!
ALFRED.
Canonniers, à vos pièces!
TALLIEN
Amis, avant d’engager un combat dont nous sortirons vainqueurs, mais dans lequel
va couler le sang français, nous allons sommer les rebelles de se rendre; s’ils
refusent, nous réduirons en poudre l’édifice qui les recèle.
Au nom de la Convention , traîtres, rendez-vous!
204. Acte I scène XII.
89
PLUSIEURS VOIX, en dedans.
Jamais!
...
Plus de pitié! mort aux terroristes!
TOUS.
Mort aux terroristes!205
.......
ROBESPIERRE.
Tu ne me mèneras pas à l’échafaud!
(Il se tire un coup de pistolet. — On entend la détonation. — du même moment,
Civrac , voulant aller au perron, est rencontré par Jérôme qui lui tire un coup de
pistolet. — Il tombe dans les bras de Charlotte, sur le devant de la scène.)
CHARLOTTE.
Ciel! mon mari!
CIVRAC.
La liberté triomphe! ..... Adieu
souviens-toi du 9 thermidor !
Danton au contraire est un personnage fait pour le «grand» théâtre et qui a inspiré
plusieurs dramaturges de talent au 19e siècle. «Il est de l’étoffe dont les tragédies sont
faites — vigueur, ascension vers le pouvoir, régicide, hubris, vulnérabilité, chute en vrille.
À quoi s’ajoute une ironie poignante: l’homme farouche de 1789, qui commence comme
adversaire de la modération, achève sa vie de façon horrible en la défendant.»206 De toutes
les pièces romantiques, la plus connue est Dantons Tod (La Mort de Danton) de Georg
Büchner, dramaturge politique allemand né alors que Napoléon venait d’atteindre son
apogée militaire. Son Danton continue à être souvent joué de nos jours.
Robespierre ne figure guère sur la scène que comme un fanatique de la guillotine contrasté
à Danton qui incarne la révolution humaine et sensible. Ainsi les retrouve-t-on dans un
succès dramatique de la fin du 19e siècle, Thermidor de Victorien Sardou qui déchaîne une
polémique féroce. Celui-ci est un maître du théâtre à l’égal d’Émile Augier et d’Alexandre
Dumas fils. Il exploite un filon. La Révolution française, la Terreur et le Directoire servent
de cadre à plusieurs de ses pièces à grand succès «bourgeois» : Les Merveilleuses (1873),
Paméla, marchande de frivolités (1898), Thermidor (1891), et Robespierre (1899) pièce écrite
spécialement pour Sir Henry Irving. Thermidor est, dans la foulée du Centenaire de la
Révolution en 1889, un succès d’émotion dramatique, mais qui va être violemment attaqué
«à gauche» et va émouvoir le gouvernement républicain.
205. Acte III, sc. XII.
206. Lawday, Danton, 17.
90
Par la voix de personnages incarnant le petit peuple de Paris, la pièce, scène après scène,
est un constant, très lourd et très appuyé réquisitoire contre les hommes de la Terreur –
Robespierre en tête, assassins des vrais républicains et fossoyeurs de la bonne Révolution:
— Je suis allé à la Convention; j’y ai cherché vainement les grands hommes de cette
Assemblée nationale qui a sapé l’ancien régime, les héros de la Constituante qui a
fondé le nouveau, les girondins qui nous ont conquis la liberté, les dantonistes qui
nous ont conquis la République! Tous disparus, fugitifs, égorgés! Je suis allé aux
Jacobins; j’y ai entendu le doucereux Couthon réclamer le supplice des «Indulgents»,
et d’autres forcenés renchérir sur ces insanités sanguinaires. J’ai parcouru la ville...
Sur tous les murs, des affiches de ventes, à toutes les portes des mobiliers à
l’encan. Dès la tombée du jour, les boutiques fermées, les places vides, les rues
silencieuses et sombres; à chaque pas, une patrouille exigeant la carte civique, et,
pour tout bruit, la voix des crieurs hurlant la liste des gagnants à la loterie de sainte
Guillotine... Car tous les jours, à quatre heures, six, sept charrettes suivent les quais,
menant à la boucherie hommes, femmes, vieillards, jeunes filles, enfants; avant-hier
encore une de quinze ans... Et c’est Paris, cela, notre beau, notre glorieux Paris!207
Au tyran et à ses complices du Comité de salut public, le dramaturge oppose, comme on
s’y attendait, la noble figure de Danton qui a été sacrifié parce qu’il voulait en finir avec la
Terreur:
— « J’aime mieux être guillotiné que guillotineur! » Camille l’a crié comme toi, ce
que tu dis là... Et tous deux ont payé de leur tête le crime d’indulgence et de
modérantisme ; et pas une voix de la foule n’a protesté contre leur supplice... Et
c’était Camille! et c’était Danton!
— Ah ! bon Dieu! est-ce possible?
Au quatrième acte, les humbles héros de la pièce seront-ils sauvés par thermidor? Tout
autour de la Conciergerie, on bat le rappel. Des crieurs passent :
— Demandez la mise hors la loi de Catilina Robespierre et de ses complices !
Mais non! En dépit de la mise hors la loi des monstres votée par la Convention, les
partisans de Robespierre relèvent la tête dans la nuit du 9 thermidor! Celui-là risquerait la
sienne qui ferait preuve d’indulgence. Telle est l’opinion de l’atroce Fouquier-Tinville qui
demande à ce que l’on procède comme à l’ordinaire. L’ordre est donné de faire avancer
la charrette. La vile populace applaudit – et le rideau tombe au milieu des larmes du public.
207. Sardou, 14-15.
91
Le 23 janvier 1891, la pièce est interdite à la Comédie Française. De vifs remous se font
entendre à Paris contre cette décision de censure gouvernementale. Le gouvernement
prétend que Victorien Sardou n’y défend Danton que pour mieux attaquer la Révolution.
La censure de Thermidor provoque un scandale à la Chambre des députés, «où elle réveille
les clivages mémoriels qui structurent le paysage politique français et opposent
opportunistes et radicaux, monarchistes et républicains, droite traditionnelle et droite
révolutionnaire.» C’est à cette occasion que Clemenceau prononce la phrase fameuse: « la
Révolution française est un bloc, un bloc dont on ne peut rien distraire». Il n’est pas permis
de s’en prendre à la Terreur fût-ce au bénéfice moral des girondins et des dantonistes !208
Ce n’est pas une phrase inconsidérée. Clemenceau, figure dominante des radicaux, la
développe devant la Chambre: il approuve sans réserve la censure, l’interdiction «sur un
théâtre qui dépend de l’Etat» d’une œuvre réactionnaire. Il proclame:
«C’est que cette admirable Révolution par qui nous sommes n’est pas finie, c’est
qu’elle dure encore, c’est que nous en sommes encore les acteurs, c’est que ce sont
toujours les mêmes hommes qui se trouvent aux prises avec les mêmes ennemis.
Oui, ce que nos aïeux ont voulu, nous le voulons encore. Nous rencontrons les
mêmes résistances. Vous êtes demeurés les mêmes ; nous n’avons pas changé. Il
faut donc que la lutte dure jusqu’à ce que la victoire soit définitive. En attendant,
je vous le dis bien haut, nous ne laisserons pas salir la Révolution française par
quelque spéculation que ce soit, nous ne le tolérerons pas ; et, si le Gouvernement
n’avait pas fait son devoir, les citoyens auraient fait le leur ».
La pièce est reprise cinq ans plus tard à la Porte-Saint-Martin. Le succès est alors
éclatant.209 Jules Lemaître, futur anti-dreyfusard, s’en félicite:
Je vous ai soigneusement rendu compte du drame à son heure. Mais M. Sardou a
profité de ces cinq ans pour l’«améliorer». Je veux dire qu’il l’a rendu encore plus
amusant qu’il n’était à l’origine. Plus émouvant, c’est une autre affaire. il a ajouté
deux tableaux, d’un grouillement extraordinaire : la séance de la Convention où
tomba Robespierre, et la délivrance, par le faubourg Antoine, des condamnés de la
dernière charrette. 210
Victorien Sardou qui ne s’est pas laissé intimider par les censeurs officiels a
208. «1891, l’affaire Thermidor» par Marion Pouffary, Histoire, économie & société, 2009/2 , 168. V. Sardou publie au cours de la
polémique qui se déchaîne un pamphlet, La maison de Robespierre: Réponse à E. Hamel, – historien robespierriste dont j’ai parlé et
qui l’avait vivement attaqué. Paris: Ollendorff, 1895.
209. Le homard thermidor est un plat qui a été créé pour la première de 1895.
210. Lemaître, Impressions de théâtre : neuvième série, 1896.
92
considérablement aggravé son anti-robespierrisme: il n’avait mis dans la première version
qu’un Robespierre, simple figurant passant en arrière-plan. Mais le voici en scène tout de
bon dans la séance de la Convention où il se voit vaincu. Homme d’esprit avant tout,
Lemaître se montre tant soit peu ironique face à ce condensé de lieux communs (mélo)dramatiques:
Oh ! dans le quatrième tableau, la séance de la Convention, les députés sur leurs
bancs, les loges bondées ; sous la tribune, Couthon et ses béquilles, et la cravate du
pâle Saint-Just ; les discours de Billaud-Varennes, de Vadier et de Tallien ; les
glapissements de Robespierre, et les hochements enragés de son profil de couteau,
et, dix fois repoussés, ses gestes de noyé pour agripper la tribune !
Je ne puis faire état que d’une seule œuvre à prétention de haute littérature au tournant
du 20e siècle. Romain Rolland, à la recherche d’un théâtre «du peuple», écrit un Danton,
drame historique centré sur l’arrestation et la condamnation de Danton, en 1898; il paraît
dans la Revue d’art dramatique en 1899-1900 ; la pièce est créée à Paris le 29 décembre
1900. Mais il se fait qu’une autre pièce, celle de Georg Büchner, La mort de Danton, va
s’imposer, sur les scènes de France comme en Allemagne, comme « la » pièce sur la
Révolution française. «À l’évidence, ce sont deux pièces pro-dantonistes (et de ce fait antirobespierristes). Le premier titre de Romain Rolland le disait bien : Danton foudroyé.»211
Puisque je travaille sur les portraits, je m’arrêterai à la distribution qui comporte de la main
du dramaturge un portrait détaillé de chacun des seize personnages principaux. Portrait
physique et psychologique destiné aux comédiens pour qu’ils se fassent «la tête» de
l’emploi. C’est précieux par son côté caricatural. Exemple:
DANTON, 35 ans — Gargantua shakespearien, jovial et grandiose. Mufle de dogue,
voix de taureau. Le front fuyant et découvert, les yeux bleu clair, au regard
audacieux, le nez court et large, la lèvre inférieure déformée par une cicatrice, la
mâchoire lourde et violente. Athlétique et sanguin.
Et bien entendu, suit un Robespierre tout en contraste, conforme à la tradition scénique:
ROBESPIERRE, 36 ans. — Taille moyenne, complexion délicate. Cheveux châtains.
Yeux vert-sombre, grands, fixes, et myopes. Grosses besicles, relevées sur le front.
Nez droit, légèrement retroussé du bout. Teint pâle. Lèvres fines, à l’expression
dédaigneuse, inquiétante, non sans attrait.
211. Analysé dans : «Le Danton de Romain Rolland et La Mort de Danton de Georg Büchner : un même sujet, deux pièces différentes»
par Jean-Claude François. Cahiers de brèves, 24: 2009. 9-13.
93
SAINT-JUST, 27 ans. — Longs cheveux blonds, poudrés, yeux bleus. Figure ovale,
au menton allongé. L’aspect d’un jeune Anglais aristocratique [?], calme, de volonté
froide et inébranlable. Au fond, le bouillonnement d’une foi fanatique.212
...[Vaste lacune]
! Un Robespierre de cinéma : Andrzej Wajda 1983
Je l’ai dit en commençant: je m’intéresse aux portraits écrits et à leur herméneutique. —
Mais voici que dans notre monde de prédominance des «médias», l’écrit est supplanté à
nouveau par l’image, fixe ou mobile, et que les Robespierre significatifs de notre temps
sortent du cinéma, de la télé, de la BD même.
Au cinéma, je m’arrête à Danton, film franco-polonais réalisé par Andrzej Wajda, sorti en
1983 et adapté d’une pièce de théâtre polonaise. Il met en scène : Gérard Depardieu :
Danton ; Wojciech Pszoniak : Robespierre ; Patrice Chéreau: Camille Desmoulins.
Le film du grand cinéaste polonais est une œuvre
doublement historique. À savoir, à double lecture
conformément au talent insidieux requis des
intellectuels sous le «socialisme réel»: à travers
l’évocation du printemps 1794 et de la Terreur à son
apogée, Wajda a voulu faire en filigrane un film sur
la Pologne de 1982. Tout le monde l’a bien compris.
Andrzej Wajda restitue avec une précision
documentaire les décors, les costumes et il cherche
W. Pszoniak en Robespierre
à faire sentir l’atmosphère oppressante de Paris en
mars-avril 1794. Mais il inscrit en palimpseste de ce lointain contexte historique un portrait
sous-jacent, très lisible pour les Polonais de 1982, au moment où le régime militarocommuniste vient d’interdire le jeune syndicat Solidarnosc et d’arrêter ses principaux
dirigeants.
L’œuvre est construite selon une tradition dramatique bien ancrée mais mise au goût du
jour, sur l’opposition de deux hommes, Danton et Robespierre, qui incarnent deux visions
différentes de la Révolution : le premier veut apparemment arrêter la Terreur, le second
souhaite la prolonger et l’étendre. Derrière ces personnages historiques se profile
l’affrontement de deux autres hommes, le syndicaliste Lech Walesa qu’admire Wajda et le
212. Le texte intégral se trouve sur Wikisource : fr.wikisource.org/wiki/Danton_(Romain_Rolland)/Acte_I
94
général Jaruzelski (point commun de celui-ci avec Robespierre: les lunettes teintées213). La
population polonaise se détourne du régime communiste sous la loi martiale de 1981,
comparée à la Loi de prairial, apogée de la Terreur – mais prélude à la chute.
La scène finale montre un Robespierre malade, inquiet, tourmenté par la prophétie de
Danton lors de leur dernière entrevue : le premier d’entre eux qui tombe entraînera l’autre,
et la Révolution avec lui. Ce thème de la prédiction de Danton remonte aussi aux
mémorialistes du Directoire. Ainsi Barras, dans le récit qu’il fait du 10 thermidor:
«La prédiction de Danton dont je veux parler est celle que j’ai racontée plus haut à
l’instant du supplice de ce vrai patriote si énergique, de ce véritable géant
révolutionnaire lorsque passant devant la maison de Robespierre placée sur la route
du supplice, Danton lança la terrible imprécation prophétique : «Tu nous suivras»...
contre celui qui le suivait à cette heure au dernier rendez-vous de la mort.214
Le récent biographe britannique de Danton, David Lawday n’aime pas le film et pense que
le réalisateur et le comédien en titre, Gérard Depardieu, n’ont rien compris à la
personnalité du personnage impétueux et avide, qui lutte contre le fanatisme de la
Vertu.215
On peut aussi lire en filigrane dans ce film très «politique» le débat qui oppose dans
l’historiographie française de ces années 1980, les deux interprétations opposées de la
Révolution française: celle de Mazauric /Soboul survivants de la tradition marxiste contre
celle, ici défendue et illustrée par Wajda, de François Furet et des siens.216
! Sur les théories de François Furet — Extraits de mon Histoire des idées et de La querelle
des «nouveaux réactionnaires» et la critique des Lumières:
François Furet qui avait d’abord cherché, mais en vain au bout du compte, à penser la
213. En 1940 Wojciech Jaruzelski avec sa mère et sa sœur sont envoyés par le NKVD vers les montagnes de l’Altaï, tandis que son
père est envoyé au goulag no 7 (territoire de Krasnoïarsk, au milieu de la Sibérie). Le voyage dure environ un mois — après être
passés par Omsk, Novossibirsk —, les Jaruzelski se retrouvent assignés dans le hameau Touratchak, dans les montagnes de l’Altaï,
à 180 km de la ville de Biïsk. C’est à cette époque qu’il développe des problèmes oculaires à cause de la neige qui lui brûle les yeux,
l’obligeant le reste de sa vie à porter des lunettes noires...
214. Barras, I, 218.
215. Lawday, Danton, 372.
216. Autre film pour la télé : 1989 : Robert Enrico, Richard T. Heffron, La Révolution française, film en deux parties («Les années
lumière» et «Les années terribles») avec Andrzej Seweryn (une version longue a été montée pour la télévision).
Intégrale : https://youtu.be/cxfYPmSiMmU
95
Révolution française comme une suite de «dérapages»,217 pose que c’est 1789 qui a créé
une «conscience révolutionnaire» qui n’est rien d’autre que l’illusion de la politique218. Il faut
comprendre qu’asservie à la réalisation d’un programme total, l’action révolutionnaire est
étrangère en fait aux servitudes du politique empirique et au «sens commun». L’axiome de
cette «illusion» meurtrière est le suivant: «Tout problème a une solution politique et quand
une solution politique échoue, la conscience révolutionnaire ne tient pas compte des
obstacles objectifs, mais seulement des volontés subjectives ou de l’ennemi.»219 Du
théorème se déduit la morale perverse du «Aux grand maux, les grands remèdes» et de la
fin sublime qui justifiera tous les moyens. Ce ne sont pas alors les passions et les
souffrances des masses qui font la Révolution française dans sa dynamique, les masses
étaient elles-mêmes manipulées par une poignée d’idéologues, par une «minorité
agissante» qui s’est pénétrée d’un programme utopique total qu’il lui faut appliquer à tout
prix.
Les avancées de l’histoire «révisionniste» de Furet et ses disciples s’expliquent par le
caractère sclérosé, peu innovateur, et par les contradictions de l’explication marxisante de
1789, économique et «de classe», explication qui rate le plan proprement politique, se
montre peu capable et peu désireuse de sonder l’idéologie, les représentations,
l’«imaginaire» des acteurs lesquels pour François Furet ont été au contraire les facteurs
décisifs de la dynamique révolutionnaire.
L’évocation lancinante du Goulag et de la terreur soviétiques tout au long des années 1970
ont conduit dès lors, à dix ans du Bicentenaire, à repenser la Terreur de l’an II, la Vendée,
la Révolution tout entière. Le discrédit du bolchevisme permet de s’interroger à voix haute
sur un autre sujet tabou hexagonal, les aspects très «fâcheux» de 1793-94, interprétés à la
sombre lueur de 1917. La Querelle du Bicentenaire peut donc être lue comme un aprèscoup de l’affrontement entre les anti-totalitaires, les «nouveaux philosophes» et la «gauche»
classique.
L’histoire des idées telle que je m’efforce de la comprendre dans mon traité est un genre
hybride qui combine l’appareil du savoir, – historicisation, typologies, conceptualisations,
opérant sur le produit de vastes enquêtes archivistiques, – tout en comportant, non moins
visiblement, une intention polémique jointe à un engagement personnel, la présence d’un
sujet qui interpelle ses contemporains par passé interposé. L’historien des idées du reste
avoue parfois partir de ce qui, dans l’actualité et dans son «vécu», a stimulé et orienté son
travail de réinterprétation du passé. Nul n’a exprimé ceci plus clairement que François
217. La Révolution avec Denis Richet, Hachette, 1965.
218.
219. Christofferson, The French Intellectuals against the Left. 1968-81. 343.
96
Furet au départ de son étude de l’historiographie de la Révolution française au 19e siècle,
étude qu’il reconnaît indissociable de sa répudiation du totalitarisme soviétique:
«Aujourd’hui, le Goulag conduit à repenser la Terreur [de 1793] en vertu d’une identité
dans le projet», exprime-t-il dans Penser la Révolution française. Gallimard, 1978.220
Furet enchaîne en exprimant sa thèse dont l’intention polémique est claire et qui est au
cœur de son interprétation des événements: «Le vrai est que la Terreur fait partie de
l’idéologie révolutionnaire».221
«La révolution est finie», avait prématurément déclaré Furet dans les années 1980. Il voulait
dire qu’on allait enfin pouvoir en traiter sereinement. La véhémence des polémiques qui
se sont déchaînées en réaction à ses livres et ses analyses a prouvé qu’il n’en était rien.
Les livres de Furet dont Penser la révolution française et leur interprétation «idéologique» de
la Révolution s’inscrivent dans un mouvement international de relecture de la Révolution
française qui remonte aux années 1960.222 Hannah Arendt par exemple anticipait sur sa
démarche dans On Revolution.223 Sa critique des Jacobins qui prétendaient instaurer une
république vertueuse et installèrent en son lieu et place le règne de la terreur avait déjà
choqué :
«[it] offended many at the time for its cavalier unconcern with the classic accounts
and interpretations of the French Revolution, Marxist and liberal alike, remarque
Tony Judt. It now sounds like a benign anticipation of the historical consensus
espoused by François Furet and other scholars, notably in their appreciation of
terror not as an extraneous political device but as the primary motor and logic of
modern tyranny.»224
Ce que posait Furet sur 1789-93 répondait mutatis mutandis à ce que développe au même
moment Leszek Ko³akowski sur la séquence des événements 1917-1991 et sur l’«idée» qui
étaye et dynamise ses traits inhumains et ses massacres. Il est beau non moins que
hautement rationnel de faire table rase du passé, de chercher à appliquer intégralement
et tout de suite un Programme en forme de Mundus inversus, d’écraser sans pitié ceux qui
regimbent et qui résistent.
220. Page 26.
221. Page 90.
222. Je pense aux travaux du Britannique Alfred Cobban notamment.
223. Arendt, On Revolution. New York: Viking Press, 1965 [1963].
224. Judt, Reappraisals. Reflections on the Forgotten 20th Century. London: Heinemann, 2008. 77.
97
La réinterprétation que Furet impose de la Révolution française est un pas de plus dans le
contexte du virage idéologique des années 1970-1990. Furet met en accusation le
phénomène stalinien en retraçant sa genèse dans la tradition jacobine. Ou plutôt l’exemple
russe revient «frapper comme un boomerang son “origine” française.»225
En mettant l’accent sur les origines du totalitarisme dans la Révolution française, Furet
soutient «que la culture jacobine de la Révolution française explique l’attrait du
communisme en France au 20e siècle. ... En grande partie à cause de sa relecture de la
Révolution française, la critique du totalitarisme [a eu] des suites importantes dans la
pensée politique française.»226 La Révolution de 1789, qui marque l’avènement de la
bourgeoisie, est censée contenir aussi l’expression d’une contestation égalitaire et proto«totalitaire» qui va resurgir au 20e siècle sous la forme aggravée de la révolution
bolchevique.
! Autres films autour du Bicentenaire
Il est bien d’autres films et d’autres Robespierre de cinéma qui seraient à mentionner si je
faisais de l’histoire du cinéma — et ce depuis les temps du muet. Autre sujet à prendre...
En 1966 La terreur et la vertu, avec Jean Negroni, est présenté au public
français. C’est un feuilleton assez «moyen» compris dans la série télévisée
à grand succès «La caméra explore le temps» de l’ORTF.227
La Révolution française est un film historique français de Robert Enrico et
Richard T. Heffron sorti un peu plus tard – en 1989, année du bicentenaire, et commande en quelque sorte «officielle». Le conseiller
Intégral:
historique de la série était Jean Tulard, historien spécialiste de la période
https://youtu.be/SDU
révolutionnaire. Réalisé avec un budget de 300 millions de francs pour
4awkB1Ww
accompagner les célébrations, le film fut un «bide», un échec commercial
total. Ceci peut se comprendre. En dehors de l’œuvre très sensible à l’historicité de Bertrand
Tavernier, le cinéma historique français est souvent bien ... conventionnel.228
Le film se divise en deux parties d’une heure quinze chacune : «Les années lumière» (réalisé
225. Penser la Révolution française. Paris: Gallimard, 1978.
226. Entrevue de Jean Ducange avec Michael Christofferson dans Contretemps, mai 2008.
227. Après le film, l’ORTF a adjoint un débat voulu serein entre les historiens Alain Decaux et André Castelot.
228. Sur la scène, La liberté ou la mort est un spectacle de Robert Hossein représenté en 1988. Michel Creton y interprète Fabre
d’Églantine, au côté notamment de Bernard Fresson (Danton), Jean Négroni (Robespierre), Daniel Mesguich (Camille Desmoulins),
Jean-Pierre Bernard (Billaud-Varennes), Paul Le Person (Vadier).
98
par Robert Enrico) et «Les années terribles» (partie réalisée par Richard T. Heffron). «Les
années terribles» narre les événements de l’an II jusqu’à Thermidor et l’exécution de
Robespierre.
Andrzej Seweryn joue de façon fiévreuse le rôle de Robespierre. Un journaliste commente
favorablement sa performance: «Le comédien Andrzej Seweryn, sociétaire de la Comédie
française, est saisissant de vérité et de justesse en Robespierre».229 «Saisissant de vérité»,
soit, mais qu’en sait-il et pourquoi ne s’arrête-t-on pas à un propos aussi étrange ?230
En réalité, le film, à mon sentiment, est très «théâtral», très Comédie française avec de
longs dialogues dramatiques bien tempérés entre gens qui ont été au conservatoire.
Les dernières images montrent, filmée du haut de l’échafaud, l’exécution d’un Robespierre
très mal en point avec un fond de chœurs funèbres et célestes.
Mais Maximilien, guillotiné, n’a pas la parole pour conclure. Le film se termine sur une
citation apocryphe et fallacieusement banale prêtée à Danton. Pourquoi inventer là où les
textes abondent?
«Nous avons brisé la tyrannie des privilèges en abolissant ces pouvoirs auxquels
n’avait droit aucun homme. Nous avons mis fin au monopole de la naissance et de
la fortune dans tous ces grands offices de l’état, dans nos églises, dans nos armées,
dans toutes les parties de ce grand corps magnifique de la France.
Nous avons déclaré que l’homme le plus humble de ce pays est l’égal des plus
grands. Cette liberté que nous avons acquise pour nous-mêmes nous l’avons
affectée aux esclaves et nous confions au monde la mission de bâtir l’avenir sur
l’espoir que nous avons fait naître. C’est plus qu’une victoire dans une bataille, plus
que les épées et les canons et toutes les cavaleries de l’Europe et cette inspiration,
ce souffle pour tous les hommes, partout en tout lieu, cet appétit, cette soif de
liberté jamais personne ne pourra l’étouffer.»231
229. http://www.herodote.net/La_Revolution_francaise-article-539.php. Signé Richard Fremder. – Né en Allemagne, Andrzej
Seweryn a été formé à l’École supérieure de théâtre de Varsovie. Au début des années 1980, peu de temps avant le coup d’État du
général Jaruzelski, il joue au Théâtre des Amandiers de Nanterre. Membre actif du syndicat Solidarité, il décide de rester en France
où il acquiert la nationalité française. Il est sociétaire honoraire de la Comédie-Française et professeur d’interprétation au
Conservatoire national supérieur d’art dramatique.
230. D’autant que l’auteur du compte rendu qui apprécie ainsi la «vérité» du jeu du sociétaire de la Comédie française, trouve que
la Marie-Antoinette figurée dans Les années lumière n’est pas tout à fait ça... Il est déçu, il la voyait autrement.
231. Wikipedia insiste : «Ce texte n’a jamais été écrit ou prononcé par Danton. Il n’apparaît nulle part, même partiellement, ni dans
ses discours ou écrits recensés et publiés, ni dans les compte-rendus parcellaires et très limités de son procès. Il est donc sans
doute l’œuvre des scénaristes du film.»
99
L’Ombre d’un doute : Robespierre le bourreau est enfin, tout récemment, un docu-drame sur
la Vendée diffusé sur France 3. Le producteur, Franck Ferrand «entend mettre en valeur des
thèses iconoclastes qui contredisent une histoire officielle, élaborée par des universitaires
supposés «corporatistes» et soucieux de perpétuer les vieux mythes du roman national
républicain.» Entre 1793 et 1796, la Vendée fut le théâtre d’affrontements et dans les mots
de notre époque, d’«atrocités» réciproques entre des paysans insurgés pour leur roi et leurs
prêtres et le pouvoir révolutionnaire, — en particulier lors de l’envoi dans le département
des «colonnes infernales» en 1794. Massacres de patriotes, massacres de royalistes... 170
000 Vendéens périrent. Le mot de «génocide» vendéen a été avancé depuis les années
1970, non sans motifs idéologiques patents et il fait toujours se récrier «à gauche». La
question de savoir si le nom de «Robespierre» doit être plus qu’un autre attaché à ces
massacres est posée. Ici le titre prend la chose pour acquise.
Le film est dénoncé comme une nouvelle poussée de «propagande réac’ sur le «génocide»
[avec les guillemets] vendéen» par le Nouvel Observateur, 24 janvier 2013.
Jean-Luc Mélenchon monte lui aussi au créneau. Le co-président du Parti de gauche adresse
fin janvier une lettre au président de France Télévisions, Rémy Pflimlin, pour protester
contre le contenu du magazine diffusé sur la chaîne. «Grossier plaidoyer à charge» et
«grande médiocrité» dans la foulée. Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière condamnent
également l’utilisation «dans n’importe quels contextes et conditions historiques» du terme
«génocide», utilisé plusieurs fois dans l’émission à charge de la République.232 La Société
des études robespierristes émet un communiqué de protestation. Le titre même du film
est fallacieux:
Dès son titre l’émission ignore les réalités les mieux établies par le travail des
historiens : jamais Robespierre n’a commandé la « destruction » de la Vendée. Il n’a
d’ailleurs jamais pris spécifiquement position sur le sujet lors de ses interventions
à la tribune de la Convention. Affirmer en outre qu’il dirigeait le Comité de Salut
232. Je renvoie à mon livre Fascisme, totalitarisme, religion séculière : Trois concepts pour le 20e siècle. Notes d’histoire conceptuelle. Volume
I. Catégories et idéaltypes – Fascisme. Discours social, 2013. «Les génocides des Tasmaniens, des Sioux et des Indiens des plaines,
des Arméniens, des Juifs, des Tsiganes, des Ukrainiens, des Tutsis sont-ils au même titre définitionnel des «génocides»? Question
certes juridique d’apparence mais qui est aussi âprement débattue par les historiens et par les politologues. Le massacre des
koulaks par les bolcheviks fut-il un «génocide de classe» (Ernst Nolte dixit)? La même essence en dépit d’accidents différents, pour
parler comme les aristotéliciens? Ou bien ce syntagme de «génocide de classe» est-il absurde à sa face même? La famine soviétique
de 1932-33, centrée sur l’Ukraine et le Kazakhstan, fit six millions de morts et les historiens sont généralement d’accord pour la
considérer comme le résultat de la politique stalinienne de collectivisation forcée et de réquisitions. De là à parler d’un «génocide
planifié»? – Ici, les historiens argumentent pour et contre en laissant apercevoir leurs préférence et leurs partis pris et ce, près de
trente ans après la «disparition» de l’URSS. Questions juridiques brûlantes non moins qu’historiographiques et qu’éminemment
politiques, accompagnées dès lors de controverses interminables.» P. 35. — De façon générale, les historiens français n’appliquent
pas volontiers à leur passé notamment colonial la catégorie de «génocide» que les historiens ci-devant «indigènes» appliquent
notamment au massacre de Sétif de mai 1945 avec ses 40.000 morts et aux massacres commis par l’armée française à Madagascar
en 1947 avec peut-être 100.000 victimes.
100
public est une pure contre-vérité, reprenant le vieux mythe thermidorien de « la
dictature de Robespierre ». L’absolue nécessité de la répression de l’insurrection
vendéenne était une évidence pour l’ensemble des députés présents à la Convention
à cette époque. Alors pourquoi laisser à Robespierre la seule responsabilité de
toutes les violences de la période 1793-1794 ? Pour faciliter les comparaisons
abusives avec les totalitarismes du 20e siècle ?
C’est il y a plus de trente ans que François Furet a dit, sereinement mais imprudemment,
que «la Révolution était finie»... Vraiment?233
! Aujourd’hui encore
Aujourd’hui encore font retour, topos inusable, les portraits appariés et contrastés de
Danton et Robespierre : les deux visages de la Révolution — ils continuent à enrichir la librairie
de compilations historiennes pour le grand public. Exemple: le livre qui porte ce titre
même, de Christine Le Bozec. Garnier, 2012 – agrémenté d’une préface de Max Gallo,
éminent académicien «de gauche», qui refait pour une ènième fois les portraits contrastés
des deux Incarnations:
Danton banquette, il aime avec passion la jeune femme qu’il vient d’épouser. Il a le
corps épanoui du jouisseur, le visage empourpré du tribun aux veines du cou
gonflées par une voix tonnante.
Pour Robespierre, à la mise soignée, à la perruque poudrée, menant une vie frugale
et chaste, Danton, débraillé et tonitruant, ne peut qu’être suspect.
Les deux hommes ont des sensibilités antagonistes. Danton aime la vie. Robespierre
exalte la vertu.234
De l’historiographie ceci ? Non du Laurel et Hardy – une bande dessinée!
— En 2013, la presse mondiale relaie un scoop ridicule bien digne de notre temps:
233. Je relègue en bas de page The Reign of Terror (Le Règne de la Terreur), épisode de la première saison de la série télévisée
britannique de science-fiction Doctor Who diffusé en 1964. Écrit par le scénariste Dennis Spooner, il se déroule durant l’épisode
de la Terreur lors de la Révolution française. Ce feuilleton de haute fantaisie horrifique est étranger à tout effort historique.
Robespierre s’avère pour les voyageurs temporels être un psychopathe paranoïaque, un maniaque de la guillotine.
234. Max Gallo est l’auteur d’une biographie qui se lit facilement, L’homme Robespierre : Histoire d’une solitude.. Perrrin/Tempus, 2008.
«Si les dictateurs sont généralement obnubilés par le pouvoir, fascination qui prend souvent l’ascendant sur l’idéal, il semble bien
que Robespierre ait incarné un modèle d’intégrité. Le revers de la médaille est, bien entendu, que cette intégrité s’est exprimée
dans les excès les plus répréhensibles..»
101
17 décembre 2013: Le visage de Robespierre
reconstitué. Philippe Frœsch présente le visage
reconstitué par ses soins de Maximilien
Robespierre. (Dépêche d’AFP):
Robespierre ne laisse personne indifférent. Pour
certains, cet emblème de la Révolution française
représente un monstre sanguinaire, qui fit régner
la Terreur. Pour d’autres, il force l’admiration, et
suscite l’adulation. Mais grâce au spécialiste de la
reconstruction faciale Philippe Frœsch et au
médecin légiste Philippe Charlier, une figure plus neutre du révolutionnaire,
guillotiné en 1794, a été dévoilée. Un visage grêlé par la petite vérole, balafré par
de nombreuses lésions, mais aussi marqué d’immenses poches sous les yeux, signe
que Robespierre était un homme fatigué.
Fausse nouvelle absurde. Et le coup de pistolet du gendarme Merda qui se faisait appeler
Méda, et la mâchoire arrachée du tribun?235 Le coup de pistolet et la mâchoire arrachée,
c’est un rare point sur lequel tous les témoins s’accordent.
C’est un faux masque mortuaire qui traîne depuis le 19e siècle et qui est attribué à Mme
Tussaud, effectivement présente à Paris alors et qui prétend dans ses mémoires s’être
subrepticement emparée de la tête du tribun pour en faire un moulage. C’est bien
fantaisiste.236 Il va de soi que les thermidoriens veillaient particulièrement à ce que la
dépouille du «tyran» soit anéantie.
Je me rapporte aux Mémoires de Barras qui conte le 10 thermidor: «... Je vois s’approcher
chapeau bas l’exécuteur lui-même, le citoyen Sanson : «— Ou déposera-t-on leurs corps,
citoyen représentant? — Qu’on les jette dans la fosse de Capet! répondis-je avec humour,
Louis XVI valait mieux qu’eux.»237 Ce serait alors au cimetière de la Madeleine où le corps
de Louis XVI, sur lequel on avait empilé les têtes et les corps de suppliciés ultérieurs, avait
235. J’en ai parlé plus haut. En gros, les historiens robespierristes tiennent pour le coup de pistolet de Merda dont le témoignage
est bien suspect. Les «thermidoriens» penchent pour le suicide. Toutefois A. Mathiez lui-même, à la différence de la plupart des
historiens «jacobins» antérieurs, conclut à la tentative de suicide de «Robespierre aîné». Mathiez, Thermidor, 246.
236. Voir Mme Tussaud’s Memoirs and Reminiscence of France. Londres, 1838, p. 96. A consulter : Hector Fleischmann, Le Masque
mortuaire de Robespierre, et l’article des Ann. hist. de la Rév. fr. (t. IV, p. 425-428) : «Le Robespierre de cire du musée Carnavalet.».—
Voir récemment : Annales hist. R. Fr. 375, janvier-mars 2014 : «Madame Tussaud et le masque de Robespierre. Exercices d’histoire
autour de la médiatique reconstitution d’un visage» par Hervé Leuwers et Guillaume Mazeau.
Marie Tussaud, née Marie Grosholtz (7 décembre 1761 à Strasbourg - 15 avril 1850 à Londres), est la créatrice du musée de cire
Madame Tussauds qu’elle ouvrit sur Baker Street à Londres en 1835.
237. I, 203.
102
été anéanti dans la chaux vive. (Je lui laisse son mot satisfait: l’humour de Barras est un
humour d’époque !)
Toutefois ce lieu de sépulture, si on peut dire, est contredit par tous les historiens qui se
rapportent à un document authentique, – mais l’ensevelissement des corps dans la chaux
vive est confirmé. «Les dépouilles des suppliciés furent ensevelies à Monceau, dans un
enclos situé sous les murs de l’ancien parc du duc d’Orléans, du côté de la rue des Errancis,
devenue maintenant la rue du Rocher. Le prix de l’enfouissement pour la fournée du 10
thermidor fut de deux cents livres, y compris le pourboire des fossoyeurs et «l’acquisition
de chaux vive dont une couche fut étendue sur les corps des tyrans, pour empêcher qu’ils
ne soient divinisés un jour». Le cimetière des Errancis fut clos l’année suivante, et sur la
porte condamnée on inscrivit ce mot : Dormir.» 238
Jean-Luc Mélenchon qui s’avoue lui-même laid (ce qui n’est pas fréquent) se montre
particulièrement énervé par la fallacieuse reconstitution du visage du grand Maximilien et
de son posthume «délit de sale gueule»:
Une tête bien peu engageante, si j’en juge par la photo publiée. Vieille ruse de
l’iconographie, dont je fais les frais plus souvent qu’à mon tour : la laideur du visage
est censée révéler la laideur de l’âme !
Au fil des années, l’imaginaire de Robespierre-la-Terreur n’a cessé d’être repris et remis en
scène par le cinéma et la télévision, sans oublier la bande dessinée et l’art digital destiné
au Web.
Je me borne à illustrer cette prolifération répétitive par un jeu vidéo qui a fait polémique
récente. La bande-annonce du jeu vidéo Assassin’s Creed Unity, situé
dans le Paris de la Révolution, est mise en ligne en 2013. Assassin’s
Creed Unity est un jeu développé par Ubisoft Montréal et édité par
la société Ubisoft. Le jeu est sorti officiellement le 13 novembre
2014 sur Windows, PlayStation 4 et Xbox One. Il connaît
aujourd’hui un succès mondial. «Dans un chaos d’images
grand-guignolesques surgit un orateur écumant. C’est Robespierre.
La voix off, caverneuse, explique: cet homme «aspirait à contrôler le
pays. Il prétendait représenter le peuple contre la monarchie. Mais
il était bien plus dangereux que n’importe quel roi». Les scènes
d’égorgement succèdent aux scènes de fusillade et les décapitations
aux noyades. Bref, le «règne de Robespierre» n’est qu’une litanie de massacres, qui a
238.Voir Bessand-Massenet, op.cit., 85.
103
«rempli des rues entières de sang».239
En avril 2015, Jean-Clément Martin et Laurent Turcot publient, à la suite de la polémique
lancée par le Parti de gauche contre ce «jeu» grotesquement gore et plein de stéréotypes,
mais qui n’a certes aucune espèce de prétention à la rigueur historique, un ouvrage intitulé
Au cœur de la Révolution : les leçons d’histoire d’un jeu vidéo, publié chez Vendémiaire, éditeur
de la gauche.
! L’imaginaire de la guillotine
La guillotine est au départ, à savoir dans sa conception, un instrument humanitaire (acte
chirurgical indolore: on ne souffre pas) et égalitaire (tout condamné à mort etc.). Pourquoi
alors la guillotine est-elle abominable ? Et de quoi au juste a-t-on horreur ? Quels souvenirs
affreux de sang qui gicle, plus ou moins refoulés, rappellent cet instrument devenu dans
l’imaginaire collectif indissociable de la Terreur de 1793-94 dont la République est
héritière? La guillotine qui fonctionne allègrement en France jusqu’à l’abolition de la peine
de mort en 1981.
Le livre de Daniel Arasse, La Guillotine et l’imaginaire de la Terreur, 1984, se termine «par une
brillante, quoique macabre, description sémiologique d’une gravure de Custine guillotiné
où la simple mécanique « à faire voler les têtes » est présentée comme une machine à
portrait qui, tout à la fois, renouvelle un genre très goûté de la peinture classique — celui
du portrait justement — et annonce aussi l’art (à venir) de la photographie.»240
Patrick Wald Lasowski, Guillotinez-moi ! Précis de décapitation. Collection «Le Cabinet des
lettrés», Gallimard, 2007.
Patrick Wald Lasowski est professeur à l’université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis et
l’un des plus éminents spécialistes du 18e siècle et du libertinage. Il publie à son tour en
2007 une histoire de l’imaginaire de la tête coupée qui hanterait la France depuis deux
siècles.
«La guillotine ne passe pas. Comme une arête dans la gorge, comme une angoisse
qui étouffe, la guillotine hante le 19e siècle. Elle reste en travers des temps
modernes. Elle biaise le rapport que notre modernité entretient avec les images.
C’est ainsi que l’échafaud s’inscrit dans la mémoire et découpe un nouvel espace de
239. Voir «Robespierre sans masque», Le monde diplomatique, novembre 2015.
240. Compte rendu in Revue française de sociologie, 1989, 30-3-4: «Sociologie de la révolution. Etudes réunies et introduites par
François Gresle et François Chazel» pp. 647-648.
104
représentation : la littérature, la peinture, la photographie, le cinéma, jusqu’au
vidéoclip (habité par l’hystérie de la coupure) doivent beaucoup à l’appareil de
mort.»
! Mise en abyme finale : Les Onze
En 2009, Pierre Michon – auteur de Vies minuscules et de Rimbaud le fils – publie Les Onze,
un «roman» d’une centaine de pages qui se voit décerner le Grand prix du roman de
l’Académie française. Roman? Non, ce n’est guère un roman, mais plutôt un échantillon
talentueux de ce genre nouveau/ancien, la mystification savante, le pastiche de la
monographie des sciences sociales et historiques – dont le modèle est chez Georges Perec
avec l’étonnant Cabinet d’amateur.241
C’est bien ici, de bout en bout, une fiction, mais qui emprunte toutes les apparences d’un
travail d’histoire de l’art de haute érudition: il décrit un tableau monumental – imaginaire
– peint par le fictif François-Élie Corentin, supposée pièce maîtresse du Musée du Louvre,
toile qui représente les onze membres du Comité de salut public dans sa composition de
l’An II (ce sont de «vrais» noms, sinon de vrais visages : Robespierre, Saint-Just, Barère, etc.)
Des Dieux ont soif à Pierre Michon, les très rares romans de la terreur tournent autour d’un
fictif héros portraitiste. Gamelin, peintre d’allégories mythologiques et Corentin, «le Tiepolo
de la Terreur». Ce ne saurait être un hasard. La terreur appelle le portrait à déchiffrer —
et met au défi de le tracer et de le faire ressemblant.
Extrait du prière d’insérer – lui même d’emblée fallacieux:
« Nous connaissons tous le célèbre tableau des Onze où est représenté le Comité de
salut public qui, en 1794, instaura le gouvernement révolutionnaire de l’an II et la
politique dite de Terreur. Mais qui fut le commanditaire de cette œuvre? À quelles
conditions et à quelles fins fut-elle peinte par François-Élie Corentin, le «Tiepolo de
la Terreur»?»
Ce n’est aucunement – comme on le voit – un roman historique sur Robespierre et les dix
autres membres du Comité de salut public, – c’est un roman sur le portrait, sur le genre du
portrait d’ensemble ou de groupe – et une méditation sur ses improbables fidélité et
authenticité. C’est la description écrite par un narrateur indécis d’une toile fictive peinte
par un artiste imaginaire, censé avoir été mandaté par Collot d’Herbois dans des
circonstances non moins fantaisistes, — toile représentant les onze membres réels (du
241. À la fin, Perec avoue que "sont faux la plupart des détails de ce récit fictif", et notamment la plupart des 170 tableaux qu’il
décrit pourtant en détail.
105
moins leur nom est-il attesté, donc ils sont réels) du Comité.
Je ne saurais mieux achever cet historique des portraits de l’Incorruptible que par une mise
en abyme, par cet enchevêtrement de trompe l’œil et de conjectures aporétiques qui
viennent refouler de plus en plus la réalité dite historique dans l’inconnaissable.
Voici la description du tableau tel que l’expose le Louvre, un Louvre un peu différent du
Louvre réel:
Vous les voyez, Monsieur? Tous les onze, de gauche à droite : Billaud, Carnot,
Prieur [de la Marne], Prieur [de la Côte d’or], Couthon, Robespierre, Collot
[d’Herbois], Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Invariables et droits. Les
Commissaires. Le Grand Comité de la Grande Terreur. Quatre mètres virgule trente
sur trois, un peu moins de trois. Le tableau de ventôse. Le tableau si improbable,
qui avait tout pour ne pas être, qui aurait si bien pu, dû, ne pas être, que planté
devant on se prend à frémir qu’il n’eût pas été, on mesure la chance extraordinaire
de l’Histoire et celle de Corentin. On frémit comme si on était soi-même dans la
poche de la chance. Le tableau — peint de la main de la Providence, ainsi qu’on
aurait dit cent ans plus tôt, ainsi que Robespierre le disait encore chez la mère
Duplay comme s’il eût été dans Port-Royal.242
Toutefois, il y a un «blanc» dans cette description de la grande «composition», du tableau
de groupe: Pierre Michon ou son narrateur saute Robespierre placé au centre de la
composition alors que ses voisins de droite et de gauche sont identifiés par des détails
éminemment érudits et «authentiques»:
Au beau milieu de l’éclat jaune, Couthon, dont on a un drame plein de sensibilité
et de larmes (vous en avez déjà oublié le titre, Monsieur, que pourtant vous avez
lu dans la petite antichambre), larmes et sensibilité prodiguées pour rien dans la
noire Clermont d’Auvergne, pour des publics de basalte : sur sa chaise de couleur
citron au Louvre au coeur du tableau, sur sa chaise de paralytique, citrine, soufrée,
solaire, avec des larmes il se redit la chute noire de son drame, parmi des éboulis
de basalte. Robespierre, qu’on ne commente pas. Collot, ah Monsieur, Collot, qu’on
peut commenter jusqu’à demain; qui était d’Herbois comme Corentin était de la
Marche; qui fut homme de théâtre, comédien, dramaturge, quelque chose comme
un second Molière; qui écrivit cinquante pièces qui se vendaient bien et se jouaient
bien (mais tombaient directement de sa main dans le gouffre), dont Nostradamus;
qui buvait comme quatre pour faire venir le verbe et ne pas trop voir que son verbe
à lui tombait droit de sa main dans le gouffre; qui traduisit Shakespeare et le joua
242. Début du chap. 3.
106
en costume sur une scène exiguë avant de le jouer pour de bon sur la scène de
l’univers, c’est-à-dire à Lyon en novembre dans la plaine des Brotteaux où sur ses
ordres on amenait devant des fosses ouvertes des hommes attachés par dix, par
cent, et à dix mètres de ces hommes il y avait les bouches de canons chargés à
mitraille, neuf canons de marine montés de Toulon par le fleuve, neuf canonniers
au garde-à-vous la mèche allumée dans novembre, et Collot était là non pas en
fraise élisabéthaine mais avec le chapeau à la nation, l’écharpe à la nation, debout,
shakespearien, mélancolique, hagard, limousin, peut-être ivre, avec son bras levé
avec son sabre au bout comme une baguette de maestro pour commander le feu,
et quand Collot baissait le bras le monde disparaissait au profit de l’émoi de neuf
canons de marine : c’est plus fort, Monsieur, cela, plus fort et enivrant et peut-être
plus littéraire même que toutes les répliques de Shakespeare, on le sent dans le
secret de son cœur, malgré qu’on en ait...243
«Robespierre, qu’on ne commente pas.» — Duquel il n’y a pas de description à procurer
tant le lecteur le connaît bien... Ou dont il vaut mieux ne pas parler?
Et à quelles fins, ce tableau? Qui en a passé commande? Justement il s’agissait, dit le récit,
de piéger Robespierre. Le narrateur nous assure que la commande a été le fruit d’une
conspiration menée par Collot d’Herbois et qu’il était destiné à procurer une double
lecture selon la façon dont les choses tourneraient en thermidor ou fructidor — car enfin
en ventôse lorsqu’il est peint par le fictif François-Élie Corentin, l’histoire n’est pas écrite
ni la chute du «tyran» n’est fatale. Collot, Tallien, Fréron et autres «corrompus» qui
tremblent de peur et se croient habiles et machiavéliques le savent — et nous ne le savons
plus, nous ne l’avons jamais su.
Cette peinture était un joker à jouer dans un moment crucial: si Robespierre prenait
définitivement le pouvoir on produirait le tableau au grand jour comme preuve
éclatante de sa grandeur et de la vénération qu’on avait toujours eue pour sa
grandeur; on dirait hautement qu’on avait commandé en secret le tableau pour en
faire hommage à sa grandeur, et au grand rôle qu’on lui destinait; et on lui dirait
clairement qu’on était avec lui, qu’on avait même été représenté avec lui, qu’on
avait tenu à honneur d’apparaître à ses côtés. On ferait jouer l’alibi fraternel. Si au
contraire Robespierre chancelait, s’il était à terre, on produirait aussi le tableau,
mais comme preuve de son ambition effrénée pour la tyrannie, et on prétendrait
effrontément que c’était lui, Robespierre, qui l’avait commandé en sous-main pour
le faire accrocher derrière la tribune du président dans l’Assemblée asservie, et être
idolâtré dans le palais exécré des tyrans. Ainsi cette peinture, Le Grand Comité de l’An
II siégeant dans le Pavillon de l’Égalité, comme elle devait originellement s’appeler,
243. 53-54.
107
soudain publiée serait un flagrant délit de pouvoir—une scène du crime, si vous
voulez. Voilà le pourquoi des Onze. Eh oui, Monsieur, le tableau le plus célèbre du
monde a été commandé par la lie de la terre avec les plus mauvaises intentions du
monde, il faut nous y faire.
Le peintre accepte des commanditaires une contrainte: celle de rendre possible la double
herméneutique de l’œuvre ébauchée.
J’ajoute ceci: dans l’un et l’autre cas, mise à mort ou apothéose de Robespierre, il
fallait que le tableau fût juste, fonctionnât; que Robespierre et les autres pussent
y être vus comme des Représentants magnanimes, ou comme des tigres altérés de
sang, selon que les faits exigeassent l’une ou l’autre lecture.244
Dernier trompe-l’œil du récit: un Michelet fictif entre en scène vers la fin avec un chapitre
inexistant de sa réelle Histoire de la révolution, chapitre erroné, fallacieux que le narrateur
qualifie de pur «roman» – au sens que l’on dit «péjoratif» de ce mot.
Car quelle «réalité» se cache derrière le mauvais roman concocté par l’imaginatif Jules
Michelet? Par Michelet dans ses pages contradictoires, ambivalentes sur la Terreur; «quand
relégué dans Nantes par Napoléon III et abordant ce sujet qu’il considérait avec raison
comme le comble de l’Histoire, il se prenait à la fois pour Carrier et les gabarres pourries
de Carrier, pour la Providence et sa vieille ennemie la Liberté, pour la guillotine et la
Résurrection des corps.» Quelle réalité? C’est ce qu’on ne saura jamais.
Les douze pages de Michelet sur Les Onze, dans le chapitre III du seizième livre de
l’Histoire de la Révolution française, ces douze pages extrapolées, ce roman, a été pris
pour argent comptant par toute la tradition historiographique : il traîne partout et
est diversement traité par toutes les chapelles qui ont commenté, vilipendé ou
célébré la Terreur. Et qu’ils la vilipendent ou la célèbrent, tous ces historiens, et à
leur suite le peuple lettré qui les lit, et plus bas encore le peuple en sabots qui en
entend vaguement parler, moi-même Monsieur dans mon petit bavardage, tous, en
dépit de nos opinions variées qui sont des divergences de détail, tous nous voyons
à l’origine matérielle du grand tableau du Louvre la nuit de nivôse ou de ventôse
dans Saint-Nicolas.245
! Conclusion en forme de questionnements
244. 108-109.
245. 119.
108
C’est quoi la ressemblance? Pourquoi est-elle le but et la fin ultime du portrait, écrit, peint,
gravé? Le lieu par excellence de l’exigence de mimêsis? Qu’est-ce qui arrive comme une
obsession dans la culture du Quattrocento et qui persiste jusqu’à nous du daguerréotype
au selfie ? Qu’est-ce que peindre avec «fidélité» – dal vivo, di naturale...
Quelle plus-value de prestige social s’ajoutait dans la préhistoire de la visibilité au fait
d’avoir son portrait et de l’exhiber? Comment ce prestige varie-t-il d’étape en étape avec
l’ère de la reproductibilité technique?
C’est quoi, la vérité d’un visage – spécialement du visage d’un mort? En quoi importe-t-il
aux vivants de connaître le visage des «disparus» glorieux ou infâmes? Quelle est la part
irréductible de projection, la part fatale de fantasme dans un portrait? Quelle est au reste
la part de conventions propres à une époque, de «styles» mêlés à des manières d’être, de
se tenir (qui fait que ce qui était jugé «criant de vérité», de «naturel» paraît plus tard bien
conventionnel)?
Qu’y a-t-il de vrai et de simplement raisonnable dans ce qu’on peut ou prétend dire,
extrapoler d’un visage, d’un port de tête, d’une expression – ou du corps tout entier pour
le portrait «en pied» – au delà du visible et du patent? Qu’y lit-on et pourquoi, en dépit de
tout, de l’Antiquité à nos jours, l’extérieur perceptible continue-t-il à être une sorte
d’indice, sûr ou probable, de l’invisible intérieur, de l’âme et des états d’âme ?
Qu’est-ce que les/des témoins ont vu ou cru voir chez un Robespierre ou tous autres – que
d’autres ont refoulé ou effacé? Pourquoi n’ont-ils jamais vu la même personne? Et
pourquoi paraît-il normal et approprié, pas absurde ni délirant, de tracer avec soin comme
font les historiens le portrait de quelqu’un qu’on n’a jamais vu?
De Robespierre qui vécut et fut exécuté avant l’ère de la Visibilité médiatique, on a des
portraits écrits et peints en grand nombre – par des témoins, des mémorialistes et plus
encore par des auteurs «posthumes» – tous dissemblables, la plupart ou tous imprégnés
d’idéologie – et tous ouverts à «interprétations» contradictoires.
Pourquoi le portrait dans les siècles modernes est-il simultanément une forme esthétique
qui a son histoire propre dans l’histoire des arts – et l’objet d’une recherche scientifique
et policière qui ne cesse de se raffiner. Il m’eût fallu en parlant du 19e siècle et de ses
obsession de mensurations, mentionner encore le système Bertillon ou anthropométrie
judiciaire, adoptée et officialisée en 1879 en France. La technique repose sur l’analyse
biométrique (système d’identification chiffré de la face et du corps à partir de mesures
spécifiques) accompagnée de photographies de face et de profil. Le Système Bertillon est
lui aussi le lointain point de départ d’une obsession de contrôle des visages et des
«identités» qui va aujourd’hui à la photo numérisée qui permet d’utiliser les technologies
109
désormais ultra-raffinées et précises de biométrie et les logiciels de reconnaissance faciale.
Je termine pourtant en rappelant une évidence transhistorique qu’on ne met généralement
pas au cœur de la réflexion sur les cultures : ce que conserve la mémoire des sociétés est
une mince pellicule de souvenances légitimées et formalisées, des simulacres
commémoratifs sinon de souvenirs-écrans qui servent à dissimuler l’immense abîme de
l’oubli de millions de vies anonymes – et même de gens de quelque notoriété de leur
vivant qui comptaient peut-être sur la postérité pour se perpétuer.
L’histoire est d’abord histoire de l’oubli, de l’effacement.
Qu’on songe à ces albums de photos où la génération qui en hérite ne reconnaît plus
personne, à ces noms de rue qui ne “disent rien” à ceux mêmes qui y habitent etc. Même
lorsqu’il n’y a pas destruction active, le passé avec les hommes qui le hantent s’efface de
lui-même ou laisse des traces de moins en moins déchiffrables.
En dépit de son obsession portraitiste et imagiste, la société internet est une société
éminemment volatile, pourvue d’une touche delete sur-active. La disparition matérielle de
l’imprimé (celle du petit périodique par ex.) est déjà massive pour le 19e siècle. Le film en
celluloïd s’auto-détruit à son tour à un rythme rapide et les programmes de transfert sur
DVD viennent bien tard et ne font que proroger une précarité inhérente aux médias
modernes. Au delà de ces faits matériels, nous sommes entrés dans une société de l’hyperéphémère pour de multiples raisons culturelles et sociales dont il restera à dégager la
logique et à montrer la convergence.
Le “transmettre” inter-générationnel s’est pratiquement interrompu. La pieuse
transmission de grands noms et de grandes dates par le biais des «religions civiques»
nationales rencontre une indifférence marquée avec la «fin du politique». Avec le e-mail, on
est venu au régime de l’effacement immédiat, celui d’une société mondiale fonctionnant
au quotidien comme ardoise magique. Les photographies prises par les appareils
numériques sont avant tout destinées à faire partager une expérience immédiate à des
proches plus ou moins lointains via le cellulaire et non, comme jadis, à être sauvegardées
dans des «albums de famille».
En même temps pourtant, les amnésiques sociétés contemporaines n’ont jamais tant
évoqué la mémoire, le «devoir de mémoire» en une obsession impérative qui ressemble
bien à un rituel de conjuration. Le désir immémorial de laisser une trace, de ne pas laisser
l’entropie oublieuse effacer tout, persiste et s’exacerbe même – et avec lui la dénégation
que comporte cette volonté de mémoire.
110
Trois essais annexes
— DIGRESSION SUR BILLAUD-VARENNE
J’ai parlé de lui dans le corps de mon essai. Robespierre était l’Incorruptible, BillaudVarenne, son collègue, avait été surnommé le «Rectiligne».246 Membre du Comité de Salut
public. Farouche partisan de la Terreur. Instrumental dans l’exécution de Danton. Il
s’éloigne toutefois de Robespierre dès Messidor an II car il le soupçonne de velléités
dictatoriales. Les mémorialistes témoignent du fait qu’ils se détestaient. «Billaud-Varenne
détestait en Robespierre le secret despote, imbu de soi, dont l’autoritarisme voilait de
formules onctueuses; au Comité, il l’écoutait parler en silence, les yeux mi-clos, et se
bornait à murmurer en ses dents : Pisistrate! Apostrophe qui mettait Robespierre en
fureur.»247 Il est un de ses accusateurs véhéments le 8 de crainte sans doute d’y passer à
son tour; en tout cas c’est qui sauve sa tête.248
En dépit de son revirement in extremis qui sauve sa tête le 10 Thermidor, il va devenir une
des cibles favorites des thermidoriens, des «réacteurs». Notamment des amis de Danton
qui lui reprochent son rôle odieux dans l’exécution du tribun. L’Incorruptible est exécuté
le 10 thermidor an II. Ce n’est que bien plus tard, le 12 ventôse an III, que la Convention
décrète l’arrestation des anciens membres du Comité de salut public.
Une insurrection éclate alors à Paris le 12 germinal an III, dans le but de renverser la
majorité thermidorienne, de faire proclamer innocents les bons jacobins, Collot, Billaud
et Barère, de mettre en liberté «les patriotes» incarcérés et de redonner la direction des
affaires aux Jacobins. La Convention nationale est envahie par une foule menaçante.
C’est sous l’impression de ces violences et face à ces menaces que l’Assemblée vote, le jour
même, la déportation en Guyane de Collot d’Herbois, de Billaud Varenne, de Barère et de
Vadier.
246. J’insiste sur le fait que son nom s’épelle : BIllaud-Varenne. Aucun rapport avec la bourgade de Varennes où Louis XVI se trouve
arrêté le 21 juin 1791.
247. Bessand-Massenet, op.cit., 76.
248. «Billaud Varenne effrayé du pouvoir dictatorial exercé par Robespierre et des menaces que celui-ci avait osé faire au club des
Jacobins, de purger bientôt la Convention nationale de quelques-uns de ses membres qui entravaient sa marche, et parmi lesquels
il figurait, ainsi que Collot-d’Herbois et Carnot, se concerta avec Collot-d’Herbois, alors président de l’Assemblée, avec plusieurs
autres de ses collègues du Comité de Salut public et avec plusieurs membres de la Convention nationale, pour renverser
Robespierre, Saint-Just et Couthon, qui exerçaient ensemble une dictature devenue intolérable.» Curiosités révolutionnaires : mémoires
inédits et correspondance de Billaud-Varenne et Collot d’Herbois. accompagnés de Notices biographiques sur Billaud-Varenne et Collot-d’Herbois
par Alfred Bégis, Paris, 1893. 51.
111
Billaud Varenne ne reviendra jamais en France. — Mon film commencerait ici, car autant
vous dire, je me raconte souvent des scénarios que je réaliserai dans une autre vie. Mon
film: il lui reste vingt-cinq longues années à vivre seul,249 en exil à 1200 lieues de ce Paris
dont le souvenir doit tout de même s’estomper. Après l’occupation de la Guyane par le
Portugal en 1809, il y reste comme agriculteur, il vit pauvrement auprès d’une
Guadeloupéenne prénommée Brigitte qu’il appelle Virginie.250
Accompagné de Virginie, il fuit en Haïti à la Restauration. Il meurt, ignoré, dans une case
à Port-au-Prince en 1819. Protégé par le président Alexandre Pétion toutefois qui lui faisait
une petite pension. Il avait exposé au président que le tort des Haïtiens en 1804 était de
n’avoir pas massacré – «sacrifié», disait-il – tous les blancs. Ce reproche, venant d’un
révolutionnaire attesté, avait assurément touché Pétion.251
Billaud-Varenne, qui avait été le plus acharné à faire périr les dantonistes, s’est repenti
néanmoins dans sa hutte de Port au Prince. Il a reconnu qu’il avait versé «le sang de son
frère» le 16 germinal an II.252 – Vingt ans de réflexion pour en venir à cet aveu limité et
réticent!
Ses dernières paroles, grandioses comme le veut son siècle, sont censées donner un sens
intelligible à cette vie déjetée. Les dernières paroles prêtées aux hommes de jadis sont le
moment qu’ils attendent pour donner dans un râle un sens à leur vie. Billaud-Varenne a siégé
vingt-cinq ans auparavant quelques semaines au Comité de salut public au milieu de
conflits sans nombre et le voici, oublié, au bout du monde et au bout d’un exil d’un quart
de siècle. C’est un vieillard sur une paillasse qui a dû ressasser tout ceci pendant des
années, n’ayant plus personne à qui parler, et qui renoue in extremis avec le farouche
jacobin de jadis, le révolutionnaire tout d’un bloc:
Mes ossements, du moins, reposeront sur une terre qui veut la Liberté ; mais
j’entends la voix de la postérité qui m’accuse d’avoir trop ménagé le sang des tyrans
d’Europe.253
249. Il survit à Collot d’Herbois qui meurt à Cayenne en 1796.
250. En lecteur sensible de Bernardin de Saint-Pierre!
251. Alexandre Sabès, dit Pétion, né à Port-au-Prince, fils d’une esclave noire et d’un Français blanc, fut Président de la République
au pouvoir dans le sud d’Haïti (le nord est tenu par l’Empereur Henri Christophe) depuis 1806 jusqu’à sa mort en 1818. Son
successeur, Jean-Pierre Boyer, décédé le 9 juillet 1850 à Paris, continua sa pension à Billaud Varenne qui meurt en 1819.
252. Ce que signale Edgar Quinet, II, 716.
253. Les derniers mots de, ou attribués à, Billaud-Varenne me font penser à un autre petit livre qui aurait été amusant et que j’aurais
pu écrire si la vie n’était pas si courte, sur Les dernières paroles sur le lit de mort. Dont beaucoup d’apocryphes, on le présume sans
peine... Au 19e siècle, c’est l’espérance historique qui vous avait fait vivre qui vous faisait mourir heureux. Car votre contingente
112
!!!!
— LA COHÉRENCE DE ROBESPIERRE
Robespierre inaugure l’âge des Idéologies et celui des vies dans l’idéologie, des vies
consumées par l’idéologie, des grands rôles idéologiques assumés perinde ac cadaver, —
car cet âge date de 1789. — Robespierre (non comme individu singulier mais comme le
produit type d’un esprit du temps), ou la passion des «principes» immuables et de
l’inflexible cohérence, de la cohérence en béton.
Affronté à Michel Vovelle, ultime champion de l’historiographie jacobine,254 François Furet
avec Penser la révolution française va prétendre dégager la «dimension totalitaire» de 1789
et repérer ses ferments dans la «conscience révolutionnaire» – créant ainsi un durable
malaise et dans l’historiographie révolutionnaire et dans la commémoration à venir du
Bicentenaire en 1989. Augustin Cochin, fameux historien contre-révolutionnaire, dans Les
sociétés de pensée et la démocratie, Plon, 1921, avait pris pour objet d’étude les «sociétés de
pensée» née peu avant 1789. Il y avait décrit l’efflorescence dans certains salons «avancés»
d’une logique nouvelle qu’il nomme «philosophique» simplement, ou par anticipation,
«jacobine» – manière de penser qui lui paraît à la fois très singulière, foncièrement fausse,
délétère et logiquement porteuse de futurs crimes justifiés «abstraitement» par les
Robespierre et les hommes à doctrine de la Terreur. Il voit fleurir dans le petit personnel
philosophique d’avant la Révolution une manière de penser applaudie en certains cercles
qui permet de tourner en toutes circonstances le dos au réel et à l’expérience pratique, «le
succès désormais est à l’idée distincte, à celle qui se parle, non à l’idée féconde qui se
vérifie».255
Ce qui excite sa verve de conservateur est l’invention par lesdites sociétés de pensée sous
Louis XVI de quelqu’un qui va se nommer un jour Homo ideologicus, homme nouveau apte
à théoriser et spéculer inlassablement, à changer le monde «sur papier», à débattre d’idées
«pures» et entraîné à écarter de sa ligne de mire le monde empirique, ses complexités et
ses contraintes. Alexis de Tocqueville avait précisément écrit au reste ce genre de choses
dépouille allait périr, soit, mais l’Histoire avec un grand H, ou sa grande hache, continuait, elle viendrait à son terme, — du moins
en mourant c’est ce qu’on disait entrevoir. Saint-Simon agonisant, aurait râlé à ses disciples, Prosper Enfantin, Saint Amand Bazard,
Olindes Rodrigue, qui entouraient son lit, cette phrase mémorable: «La poire est mûre !» Selon d’autres sources, le même SaintSimon aurait murmuré quelque chose d’un peu moins bizarre: «Ses dernières paroles qu’il accompagna d’un geste expressif, furent
à voix basse mais distincte: “nous tenons notre affaire”...»
254. Quoiqu’historien culturel très subtil par ailleurs.
255. Augustin Cochin, L’esprit du jacobinisme. Préface de Jean Baechler. Paris, PUF, 1979. Reprise partielle de l’éd. de 1922, p. 39.
Augustin Cochin dont la pensée sur les origines intellectuelles de la Révolution a été remise à l’honneur par François Furet. On verra
aussi l’éloge d’Augustin Cochin par Régis Debray, Manifestes médiologiques, Gallimard, 1994, p. 127.
113
en parlant des doctrinaires de la constituante et de la Convention: «Même attrait pour les
théories générales, les systèmes complets de législation et l’exacte symétrie dans les lois;
même mépris des faits existants; même confiance dans la théorie; .... même envie de
refaire la constitution tout entière suivant les règles de la logique et d’après un plan
unique. Effrayant spectacle !»256
Georges Sorel, dans cette même lignée, tout en se réclamant de la gauche syndicaliste,
dénonçait vers 1900 chez les leaders de la SFIO ce qu’il désigne comme l’«intellectualisme
abstrait». Sorel a cherché à caractériser la sorte d’épistémologie, si on peut dire, des
théoriciens socialistes à la Belle époque, logique cognitive avatar du jacobinisme qui était
particulièrement inapte à ses yeux à saisir le mouvement de l’histoire et particulièrement
éloignée de toute tournure d’esprit «matérialiste». Il qualifiait ladite démarche
d’«hypothèse intellectualiste» : tout ce qui est rationnel y devient réel et tout ce qui est
souhaitable y est décrété réalisable ! Cet intellectualisme transfigure des concepts
(souverain bien, unité du genre humain, égalité, droit au bonheur) en buts à atteindre.
Inversement, ce qui est logiquement inutile doit et va «s’évanouir» et telle est, selon Sorel,
la dynamique naïve des tableaux détaillés du socialisme réalisé qui fleurissaient de son
temps chez les intellectuels de la SFIO : «La classe bourgeoise est devenue inutile, elle
disparaît; la distinction des classes est un anachronisme, on la supprime; l’autorité
politique de l’État n’a plus sa raison d’être, elle s’évanouit; l’organisation sociale de la
production suivant un plan déterminé devient possible et désirable, on la réalise etc. Ainsi,
ironise-t-il, parlent les disciples d’Engels.»257
Le contre-révolutionnaire et sceptique Rivarol avait dit ceci autrefois très brièvement: «On
peut toujours avoir abstraitement raison et être fou.» Et quant à l’irrationalité inhérente
à la logique inflexible dépourvue de sagacité pratique, il ajoutait cette subtile maxime qui
s’applique à la rhétorique de l’argumentation : «De certitude en certitude et de clarté en
clarté, l’esprit peut n’aboutir qu’à l’erreur.»
Il découle une conclusion pratique de tout ceci qui revient tout au long des deux siècles
modernes chez les esprits sobres: méfiez-vous des hommes à principe qui prétendent faire
le bonheur de l’humanité armés de cohérence, ils sont capables de tout! Témoins :
Robespierre, Lénine.
La cohérence axiologique déduite d’un seul principe a un rapport direct, facile à
comprendre, avec l’extrémisme dogmatique qui comme le suggère Sorel transforme toute
valeur en but à atteindre. Si l’Égalité est un bien, il faudra qu’elle soit, un jour prochain,
256. In L’Ancien régime et la Révolution, éd. 1860, pp. 238-39.
257. In Le Devenir social, octobre 1897, p. 885.
114
devenue absolue, totale et immuable. Il faut tout faire pour que ce jour arrive tôt. Cette
posture héritée de l’esprit jacobin se raisonne et se martèle sous Louis-Philippe du côté des
babouvistes: «Qu’est-ce qu’une égalité qui n’est pas absolue? C’est une égalité inégale. Il
n’y a ni plus ni moins d’égalité; elle est ou elle n’est pas.»258 Babeuf avait tiré la conclusion
pratique (si j’ose dire) de cet axiome: «Un seul homme plus riche, plus puissant que les
autres – l’équilibre est rompu, le crime et le malheur sont sur la terre», énonce le Manifeste
des égaux. Même droits, même devoirs. Pas de devoirs sans droit. Abolition des privilèges.
De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins.
Le Robespierre de Laurent Dingli, 2004 me fait revenir sur cette question qui mériterait une
longue réflexion – et tant qu’à faire un autre livre que je n’écrirai pas – celle de la cohérence
biographique, existentielle, de ce qui donne un «sens» censé cohérent à une vie. Il est bien
fait, bien documenté, ce livre, cette grosse biographie de l’Incorruptible, l’auteur n’abuse
pas de la psychologie, de la caractérologie ni du portrait sinon par l’entremise des libelles,
des témoins d’époque dont beaucoup «à chaud» colorés par la haine et l’horreur et qui
cherchent à lire la monstruosité de l’âme sur le visage du ci-devant avocat d’Arras. — Mais
au bout du compte, on voudrait intimement comprendre les rigides et inflexibles
convictions et les actes de plus en plus atroces de l’homme de la Terreur et finalement on
ne comprend pas plus l’Incorruptible que n’ont fait les contemporains horrifiés.259
L’historiographie repose sur une discordance un peu dissimulée, mais naïve et radicale:
l’historien n’est pas emporté, comme les humains dont il décrit les actes (et dont il recopie
les discours qui justifient censément ces actes), par les Furies,260 par le déchaînement,
terrorisant pour les acteurs mêmes, de dangers venant de toutes parts, de menaces, de
difficultés qui s’accumulent, il ou elle est «bien tranquille» dans son bureau. Pourtant, il
doit «se mettre à la place» de Robespierre et des hommes du Comité de salut public s’il
veut comprendre et faire comprendre leurs raisonnements et leurs aveuglements, leur fuite
en avant, leur paranoïa, leur inhumanité en quelque sorte cumulative, leurs décisions, de
moins en moins intelligibles à l’aune de la psychologie conventionnelle (sans jeu de mot).
L’historien ne peut ignorer que son effort de projection psychologique sur les crises du
passé et les «mentalités» des hommes du passé est impossible, qu’il ne relève que du
fantasme — même si la mise en récit de ce fantasme relève de son devoir d’état.
On se heurte à une autre de ces questions insolubles en toute rigueur comme tout ce qui
touche à la «conscience» des agents: avec quelles idées, passées par quels avatars, inspirant
258. Richard Lahautière, Les déjeuners de Pierre. Dialogues. Paris, Prévot, 1841, p. 40.
259. Cf. Ruth Scurr, Fatal Purity. Robespierre and the French Revolution. London: Chatto & Windus, 2006.
260. Je me suis rapporté à un des rares grands livres qui cherchent à expliquer la terreur. Celui d’Arno J. Mayer, The Furies. Violence
and Terror in the French and Russian Revolutions. Princeton: Princeton UP, 2000.
115
quelles croyances et de quelle intensité, la société et l’histoire engendrent-elles à un moment
précis et nul autre des Robespierre, des Marat, des Saint-Just, des Lénine, des Hitler et des
Mussolini? En quoi, ces «types humains» hors-norme qui apparaissent au service d’une Idée
et auxquels, pour le pire le plus souvent, l’historien prête une «mentalité» spéciale acquise
au contact exclusif et obsidional de cette Idée, en quoi sont-ils, eux et les actes, le produit
de ces idées – autant ou plus que des «circonstances»? Qu’est-ce que ces idées par eux
entretenues et mises en pratique avaient de singulier – et, la question se pose presque à
tout coup, qu’avaient-elles d’intrinsèquement dangereux ? Avec quoi, avec quelles
convictions fait-on des hommes qui ne reculent devant rien et que la mort des autres et
la leur ne fait pas ciller?
L’historien comme le biographe bénéficie en outre d’un privilège élémentaire et radical:
il possède un avantage immense sur ses «personnages», avantage dont il ne devrait pas
abuser, – mais il tend à le faire: il connaît, lui, la suite et la fin de l’histoire et il construit
ses catégories et établit la cohérence rétroactive des pensées et des actions «lorsque tout est
fini».
C’est alors la fin, le dénouement qui donne apparemment sens aux événements antérieurs
– comme pour l’URSS de 1989-91. Pour Martin Malia, l’URSS s’est effondrée à la fin du 20e
siècle «comme un château de cartes»... parce qu’elle n’avait jamais été qu’un château de
cartes : 1991 explique 1917 et toute l’absurdité inhumaine de ce qui s’ensuivit jusqu’à la
ruine inclusivement:
Of all the reasons for the collapse of communism, the most basic was that it was an
intrinsically nonviable, indeed impossible project from the beginning.261
Or, l’historien pas plus que quiconque d’entre nous ne sait de quoi demain sera fait ; il lui
serait bon de garder à l’esprit le fait que les «acteurs» historiques, ses personnages, en des
temps généralement troublés, ne pouvaient aucunement prévoir le dénouement de
l’intrigue. Même si l’histoire est énigmatique et le devenir non clos, ses «objets d’étude»
ne voyaient pas venir des tas de choses irréversibles que nous savons, pour cause,
vingt-cinq, cinquante ou cent ans après leur «passage» ici-bas et qui annulent
rétroactivement les aveugles paris obsolètes qu’ils firent sur le cours des choses.
On peut tirer de ces remarques des règles de méthode: l’historien doit se garder
261. The Soviet Tragedy. A History of Socialism in Russia. New York: Free Press, Toronto: Maxwell Macmillan, 1994. Système qui a
cherché, par la terreur et dans la pénurie perpétuelle, dans le «flicage» généralisé et la misère matérielle et morale de trois
générations, à faire fonctionner une impossibilité pratique jusqu’à la ruine inclusivement. — Mais aussi pour Eric Hobsbawm, le
vieux communiste oxonien. Il écrit: «The USSR and most of the states and societies built on its model, children of the October
Revolution of 1917..... have collapsed so completely, leaving a landscape of material and moral ruins, that it must now be obvious
that failure was built into the enterprise from the start.» Age of extremes, 127.
116
d’interpoler de quelque façon que ce soit dans sa description du passé et dans sa
reconstitution de la conscience et des volontés des humains de jadis ce qu’il sait, lui, d’un
avenir qui était alors inconnaissable. Il lui est interdit en outre de supposer que la
reconstruction la plus adéquate du passé et des idées qui animaient les acteurs est celle
qui paraîtra la plus cohérente et la mieux intelligible pour nous. Ce que Carlos Spœrhase
et Colin King nomment la «Fallacy of patronization», je dirais : sophisme de la
condescendance. J’en ai parlé dans un chapitre d’Histoire des idées.
Ceci posé conduit toutefois à une aporie. Je pense à la mystérieuse maxime de
Wittgenstein: «Si un lion pouvait parler nous ne le comprendrions pas.» (Philosophische
Untersuchungen, p. 223). Si nous avions accès, sous le «voile de l’ignorance», comme exige
Davidson, aux contenus mentaux des humains du lointain et même du proche passé, nous
ne les comprendrions pas et nous ne pourrions narrer leurs buts et leurs actes et en rendre
raison dans la mesure où, de fait, nous ne partageons pas du tout le même «monde» de
référence.
Supposons cependant qu’on ait écarté tout anachronisme mentalitaire de cette sorte. Bien
peu de travaux d’historien passent le test, s’il en est même jamais un seul. Mais
supposons-le ... Les bonnes raisons que l’historien extrapole, conjecture et attribue aux
acteurs, qui ont pu étayer une pensée de jadis et inspirer des actions tiendront de toute
façon à l’invocation de leur cohérence, cohérence avec les autres convictions et croyances
censées entretenues par le même homme et cohérence alléguée de ces idées avec l’univers
discursif ambiant. Avec des «attitudes mentales» comme disait Lucien Febvre. Avec un
«outillage mental» d’un autre temps qui, dans son Rabelais, tient notamment à un manque
de vocabulaire: les mots manquaient pour exprimer un doute religieux radical, un athéisme
conséquent.
Dans sa conception élémentaire, ce qu’on appelle rationalité et qu’on suppose aux autres,
présents ou défunts, a en effet à voir avec la cohérence, avec un jugement de congruence
entre les actes et les croyances, entre les conclusions d’une pensée et les arguments qui
les «appuient», entre les arguments et les données qui sont ou étaient tenues pour acquises
et les valeurs admises par la société dans laquelle le sujet est censé vivre.
C’est ici, derechef que le bât blesse. Les postulats de la cohérence interne, de la cohérence
de for intérieur, et de la créativité individuelle en situation qui servaient traditionnellement
à identifier les Sujets pensants et discourants ont été montrés par Michel Foucault comme
problématiques et fallacieux. Tel est selon moi son fondamental apport.
Tous les ensembles apparents qui s’offrent au regard de l’analyste, l’auteur, le penseur,
l’œuvre, la discipline, l’«école» de pensée ou d’art, la «famille» idéologique – eux-mêmes
produits contingents des discours qui les assemblent et rassemblent – doivent être mis en
117
question comme étant des catégorisations superficielles au moins partiellement illusoires.
Or, ces ensembles apparents sont précisément établis sur l’hypothèse de la cohérence, – dans
le cas de l’auteur, sur l’intuition ou hypothèse d’une cohérence à soi-même, de «for
intérieur», d’un sujet entretenant des idées qui étaient inséparables d’un «vécu» et
expliquant de façon nécessaire et suffisante ses décisions et ses actes, – cette hypothèse,
éminemment problématique, est ce qu’il convient de tester.
C’est sur une évidence transcendante que se fonde, verbalement, la Déclaration
d’indépendance américaine: «We hold these Truths to be self-evident: that all Men are
created equal...» — Mais c’est Jefferson, dites-moi, c’est Washington, ce sont des
propriétaires d’esclaves amis des Lumières qui énoncent ceci. Cohérence?
C’est en quoi l’histoire des idées est, doit être une histoire essentiellement anonyme. Les
monographies, bonnes ou mauvaises, qui portent le nom propre d’un «penseur» – qui
annoncent vouloir étudier la pensée religieuse de Chateaubriand, la pensée politique de
Tocqueville ou celle de Benjamin Constant, les idées politiques et sociales de Georges
Sorel, etc. – procurent un matériau utile mais, en se limitant à une pensée inévitablement
enclose dans sa cohérence alléguée et son identité singulière, rattachées, avec plus ou
moins de vraisemblance et de justesse à des faits biographiques et/ou à des intérêts
d’époque et de milieu, elle interpose une scène fallacieuse occupée par des acteurs qui
offusque l’anonyme machinerie des formations discursives.
!!!!!
TROISIÈME
NOTE :
— LE VISAGE DE STALINE INCARNANT L’AVENIR
J’avais pensé adjoindre une partie d’égale ampleur sur le visage
de Staline et ce qu’on prétend y lire, en France notamment,
entre 1930 et 1956. J’y renonce. Quelques pages toutefois qui
prolongent ma réflexion.
Le culte stalinien a été servi successivement avant 1940 par
deux hommes de lettres français dont le zèle crypto-religieux
et l’esprit de surenchère ont été plus extrême que ceux de
quiconque, notamment parmi les «politiques».
Il s’agit de Henri Barbusse dont le Staline, jobardement
hagiographique, marque en France le coup d’envoi de ce culte,
et d’Aragon qui prend le relais après la mort de Barbusse en
118
1935. Aragon l’avait proclamé en rendant, le tout premier, compte enthousiaste du livre
de Barbusse, avec ce penchant qui toujours le caractérisera pour l’hyperbole forcée:
«Comme il y a eu la génération du Feu, on dira un jour qu’il y a eu la génération de
Staline»262. La sortie du livre de Barbusse avait été préparée par des extraits choisis: extraits
de ces éloges litaniques dont le thuriféraire du secrétaire général avait empli les pages de
Monde. En publiant les bonnes pages de cette biographie qui prétendait être, par
synecdoque, la présentation d’«Un monde nouveau vu à travers un homme» (selon le slogan
de lancement de l’ouvrage, slogan omniprésent dans la presse communiste en 1935) ou,
en une variante plus clairement religieuse, de ce portrait de l’homme qui «incarnait»
l’U.R.S.S. et l’humanité progressiste, Barbusse, inspiré par des modèles soviétiques, alignait
les formules figées d’adulation qui allaient jouer un rôle obsédant dans la langue de bois
du stalinisme: «le plus parfait théoricien et le plus sage homme d’action...» et autres
antonomases périphrastiques qui qualifiaient rituellement le «plus proche disciple» de
Lénine son «compagnon le plus proche» etc. 263
De cet ouvrage catéchétique, la presse communiste a surtout monté en épingle une
citation barbussienne dont Aragon fera ses choux gras : c’est le dernier paragraphe du
livre. L’auteur conclut en faisant le portrait – inconsciemment – d’un monstre composite:
Qui que vous soyez, la meilleure partie de votre destinée, elle est dans les mains de
cet homme qui veille sur tous et qui travaille, l’homme à la tête de savant, à la
figure d’ouvrier et à l’habit de simple soldat.264
Aragon prend la suite du thuriféraire défunt et y va de sa confession de foi en la révolution
incarnée: «En Staline, qu’on le veuille ou non, se concrétise toute la foi dans l’avenir
révolutionnaire de l’humanité. En Staline se personnifie tout l’héritage de la classe
ouvrière.»265 «C’est pourquoi nous appellerons époque stalinienne l’époque où nous vivons
et, ajoutait Aragon avec feu, assassins, félons et canailles» les condamnés des procès de
Moscou.266
Sur le culte en France qui redémarre avec force après 1944, orchestré jour après jour par
le PCF et sa presse, et sur l’expression servile de l’«affection sans borne» des Français
envers Staline on lira avec accablement et incrédulité l’essai anthologique de Jean-Marie
262. Aragon, «Barbusse», Monde, 13. 6. 1935.
263. Barbusse, Monde, 2. 1. 1934, 5.
264. Staline, 320.
265. Aragon, Monde, 13. 6. 1935, 8.
266. Aragon, Commune, 1937, IV, 809.
119
Goulemot, Le clairon de Staline.267
On connaît peut-être, – tache sur la mémoire de grand poète qu’il était – le poème Joseph
Staline de Paul Eluard:
Et Staline pour nous est présent pour demain / Et Staline dissipe aujourd’hui le
malheur
La confiance est le fruit de son cerveau d’amour / La grappe raisonnable tant elle est
parfaite
Grâce à lui nous vivons sans connaître d’automne / L’horizon de Staline est toujours
renaissant
Nous vivons sans douter et même au fond de l’ombre / Nous produisons la vie et
réglons l’avenir
Il n’y a pas pour nous de jour sans lendemain / D’aurore sans midi de fraîcheur sans
chaleur.268
La mort de Staline le 5 mars 1953 provoque en France un ultime élan de chagrin, de
désespoir religieux. Dans l’éditorial de La Nouvelle Critique, Jean Kanapa se lamente sur la
perte de «l’homme que nous aimions le plus [...]. Notre douleur est à la mesure de cet
amour. Il ne peut y en avoir de plus grande. Nous perdons celui dont le résistant, dans sa
chambre de torture, écrivait le nom sur les murs comme un gage de victoire [...], celui qui
a ouvert à son peuple le chemin de l’accomplissement du rêve millénaire et donné à tous
les peuples la triomphante certitude d’entrer à leur tour sur ce chemin [...]. Nous perdons
l’homme pour qui l’homme était le capital le plus précieux [...]. Géant de la pensée et de
la science, il nous ouvrait la voie d’une culture nouvelle, d’avant-garde, au service de la
classe ouvrière, et qui fécondait sans limites le travail du savant, l’art du créateur».269
! L’intellectuel français au service du Parti
Je reviens dans le contexte des années staliniennes à l’idée de casting de l’histoire et de
rôle existentiel que j’ai abordée avec Robespierre. C’est en terme de «rôle» auto-attribué
et remplissant une vie que s’inscrit pour le meilleur et souvent le pire la figure moderne
de l’intellectuel de gauche. Sauf qu’il a vécu pour tenir son rôle dans un monde d’illusions
267. Le clairon de Staline. De quelques aventures du Parti communiste français. Paris: Le Sycomore, 1981 – complété par : Legendre,
Bernard. Le stalinisme français, 1944-1956. Qui a dit quoi? Paris: Le Seuil, 1980. Et: Dioujeva, Natacha et François George, dir. Staline
à Paris. Journées d’étude. Paris: Ramsay, 1982.
268. Cahiers du communisme, janvier 1952, p. 4. – Reproduit dans : Paul Eluard, Poèmes pour tous, Paris, Éditeurs français réunis, 1952,
175-176.
269. Nouv. Crit., # 44, mars 1953, 1-2. Cité et commenté par J. J. Marie, 223. Roger Garaudy pleure celui qu’il avait appelé dans
L’Humanité du 16 octobre 1952 «Pépé Staline».
120
et de dénégations.
Les intellectuels, définissait Karl Mannheim, forment «un groupe social dont la tâche est
de procurer à la société une interprétation du monde». Mannheim se montre en ce
moment de sa réflexion bien candide: cette tâche, ce mandat, l’intellectuel se l’est attribué,
cela va de soi! Au 20e siècle, l’intellectuel «révolutionnaire» s’est donné mandat de
«comprendre l’histoire en cours» et, l’ayant comprise à travers le déchiffrement ardu qu’il
avait accompli de Marx et de Lénine, il lui revenait de la donner à comprendre aux masses
et de se faire le pédagogue de la Nécessité historique. Voici sur ce point ce qu’écrit
typiquement Herni Barbusse,270 le premier en date des intellectuels français au service du
stalinisme, dans son «Testament littéraire»: «L’écrivain est un homme public. Il a un rôle
social et un devoir social. ... Les écrivains doivent regarder autour d’eux et comprendre –
et se mêler à ce qu’ils comprennent .... Ils sont les citoyens d’une époque. Ils n’ont pas le
droit de se désintéresser de la tragédie sociale dont ils sont bon gré, mal gré, les
acteurs.»271 «Notre destin nous a fait naître au cœur d’un grand combat. Il ne nous est pas
possible de nous isoler du combat», ajoutait Barbusse. Dans le rôle de guide des masses
assigné par l’Histoire, il n’y a plus de zones grises, tout apparaît en blanc et noir. Il faut
prendre parti, il faut se «ranger» dans le bon camp, démontrent aux petits bourgeois
pusillanimes les intellectuels communistes des années 1920-30 car l’apolitisme est
«objectivement» au service du mal régnant. Le scepticisme aussi. L’hésitation, non moins.
Le manichéisme s’apprend, il suffisait de se laisser dûment rééduquer. L’intellectuel
stalinien de la grande époque faisait la preuve du dur travail accompli sur lui-même en
écrivant certaines choses sans plus redouter l’ironie de ceux de «sa classe». Il lui fallait le
confesser bien haut puisque cela était : «La vérité est dans Marx, tout ce qui est antimarxiste est faux» ; – «La calomnie est à droite, la vérité est à gauche»... Il y avait ici-bas
d’un côté le pouvoir bourgeois et son anti-humanisme foncier, de l’autre «l’humanisme
prolétarien de Marx, de Lénine, de Staline, vraiment humain, fondé sur l’histoire de la
science» etc. Au bout du compte, le discours bolchevik retrouvait la conclusion pratique
des antiques fanatismes religieux et lui empruntait ses mots auxquels il croit donner un
sens moderne: «Hors de l’Internationale point de salut. [....] Tout ce qui n’est pas avec nous
est contre nous !»272
J’ai traité ailleurs (dans Interventions critiques VI) des «Récits de la conversion» à l’histoire en
marche, récits édifiants qui abondent dans la littérature de parti, récit du moment où le
jeune bourgeois est touché par la grâce révolutionnaire, où il s’engage irrévocablement aux
270. Auteur du Feu et fondateur de la revue Monde.
271. Publié dans Monde, 12 sept. 1935, pp. 8-9.
272. Bulletin Fédération jurassienne, 3.7.1875, 1.
121
côtés du prolétariat, où il «rompt avec sa classe», comme on disait, et se fait à lui-même
un serment solennel que toute une vie militante viendra accomplir. Quelque chose vous
est arrivé comme si l’histoire vous avait fait personnellement signe. Comme l’affiche
justement fameuse de l’Oncle Sam en 1917: I Want You !
Ce récit de conversion est le topos transhistorique de l’autobiographie des hommes de
gauche du siècle passé: le premier contact, l’engagement, le chemin de Damas, la
rencontre décisive avec l’histoire avec un grand H — ou une grande Hache. Paradigme
chrétien, sécularisé une fois de plus : Saül rencontre Quelqu’un qui lui apparaît sur la route
de Damas: « — Je suis Jésus de Nazareth, celui que tu persécutes».
La fin du 20e siècle a vu la dévaluation totale de ce «rôle» jadis prestigieux de l’intellectuel
engagé, avec son terrorisme, ses dénégations et ses illusions, de l’intellectuel de parti
[communiste], l’intellectuel au service de la révolution, l’intellectuel-idéologue, celui qui
avait pour tâche de mettre les paroles sur la cacophonie des affrontements sociaux.273
Dévaluation concomitante de l’effondrement au cours des années 1970-1980 de l’«image»
de l’URSS et de celui de l’idée communiste dans la culture française. Et revient chez les
historiens et les mémorialistes la question centrale et toujours lancinante de «l’intellectuel
stalinien». Voir par exemple les mémoires de René Étiemble, Le meurtre du Petit Père.274 Des
générations stérilisées, asservies, auto-mutilées, abdiquant tout rôle critique. À l’instar de
la révolution, l’engagement communiste a dévoré ses enfants.
L’«image» du dernier intellectuel français par excellence, Jean-Paul Sartre, compagnon de
route malcommode du PCF mais qui, au nom d’une position anti-impérialiste dogmatique,
a fait abstraction de millions d’enfermés, affamés, torturés, cette image a pris un coup non
moins fatal et probablement irréversible. Pour lui aussi, on exhume aujourd’hui des textes
sévères qui lui refusent la vertu première dont il pouvait se targuer, le courage intellectuel,
– textes que jadis l’opinion de gauche ne souhaitait pas lire et qui aujourd’hui concluent
le réquisitoire. Cornelius Castoriadis écrivait de Sartre en 1973: «Sartre maoïsant reste
fidèle à Sartre stalinisant: l’adoration du fait accompli,.... la justification anticipée de tous
les crimes possibles d’une dictature bureaucratique.»275
273. Le «classique» en la matière: Tony Judt, Past Imperfect: French Intellectuals, 1944-1956. Berkeley: University of California Press,
1992. Voir aussi: Lefort, Claude. «Grandeur et misère de l’intellectuel prophète», Argument, I, 2: 1999. Et les deux grands livres de
J. Verdès-Leroux, Au service du Parti. Le parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956) & Le réveil des somnambules. Le parti
communiste, les intellectuels et la culture (1956-1985). Et très récemment je signale une approche bourdieusante des intellos
communistes: Matonti, Frédérique. Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. Paris: La Découverte, 2005.
274. Étiemble, René. Le meurtre du Petit Père : naissance à la politique. (Lignes d’une vie II). Paris: Arléa, 1989, prière d’insérer. Voir aussi
: Goulemot, Jean-Marie. Le clairon de Staline. De quelques aventures du Parti communiste français. Paris: Le Sycomore, 1981. + actes
d’un colloque retentissant: Dioujeva, Natacha et François George, dir. Staline à Paris. Journées d’étude. Paris: Ramsay, 1982.
275. Cité par Tony Judt, Marxism, 210.
122
! Le culte stalinien
En URSS, le culte posthume de Lénine, mort en 1924, a servi de modèle au culte émergeant
du Secrétaire général. Le culte stalinien est analysé dans de très nombreux ouvrages, je me
dispense d’y revenir – et il est reflété dans de grandes œuvres littéraires comme Le vertige
d’Evgeniia Ginzburg. Ce culte de Staline qui prélude dans les années vingt en même temps
que s’installe la Dictature du Secrétariat, prend les proportions d’une religion d’État dès
1932. C’est dès 1925 que Tsaritsyne devient Stalingrad – alors que Petrograd était devenu
Leningrad en janvier 1924. Le régime rebaptise en effet systématiquement les villes, les
villages et baptise du nom de ses dirigeants des usines, des kolkhozes. D’autres villes
prennent le nom du Secrétaire général : après Stalingrad, on trouve Stalino (Donetsk en
Ukraine), Staliniri (Tskhinvali en Géorgie), Stalinabad (Douchanbé au Tadjikistan), Stalinsk
(Novokuznetsk en Sibérie). «Le nom de cet homme était décliné par tous les journaux du
globe, murmuré par des milliers de speakers en des centaines de langues, clamé par des
rapporteurs à longueur de comptes rendus, chanté par les voix frêles des pionniers, cité
par des évêques au Mémento des vivants. [Le nom de cet homme] empâtait la bouche
engourdie des prisonniers de guerre et les gencives gonflées des prisonniers politiques.
Ce nom avait servi à baptiser une multitude de villes, de places, de rues, d’avenues, de
palais, d’universités, d’écoles, de maisons de repos, de chaînes de montagnes, de canaux
de mer à mer, d’usines, de mines, de sovkhozes, de kolkhozes, de cuirassés, de brise-glace,
de chalutiers, d’ateliers de cordonniers, de crèches, et un groupe de journalistes
moscovites avait proposé qu’on rebaptisât de ce nom la Volga et la Lune.»276
Tout en ayant le culot de blâmer fréquemment sur un ton bourru les excès d’adulation
envers sa personne, c’est bien l’Égocrate même, vaniteux et mégalomane, qui a travaillé
à sa propre déification et imposé dans le détail son culte «d’en haut».277 Toutes les
réalisations du régime, les barrages, les complexes industriels, le métro, le Canal Staline
sont crédités au génie du Vojd’, visionnaire, démiurge et thaumaturge. Le Bielomorstroï ou
chantier du Canal Staline, canal de la Baltique à la Mer Blanche — l’un des premiers grands
chantiers esclavagistes soviétiques — a servi en Occident entre 1933 et 1936 de preuve
par excellence de la supériorité de l’humanisme socialiste.
Staline fait installer sur le sommet de l’Elbrouz (5 642 mètres), au nord du Caucase, un
276. Telle est la présentation de Staline, avant même que son nom soit prononcé, au début du chapitre 19 du Premier cercle
d’Alexandre Soljenitsyne. Voir Thirouin, loc.cit.
277. Staline niait faire l’objet d’un culte organisé – et il niait plus encore l’avoir voulu, ou le désirer. Simplement, il trouvait sans
doute utile une certaine adulation populaire envers lui, le Vojd à laquelle il se prêtait avec réticence et répugnance. «Le fait qu’on
puisse nier le culte y compris dans les films où le Staline de l’écran ne joue son rôle de leader qu’à contrecœur distingue le cas
communiste des autres, en particulier nazi et fasciste, qui utilisent, eux, la terminologie “culte du chef”, héritée de la Grande Guerre
et de son exigence d’autorité. Le culte rendu à une personne est paradoxalement impersonnel car standardisé.» Al. Sumpf, De
Lénine à Gagarine,798.
123
buste de lui devant un panneau annonçant : « Sur le plus haut sommet de l’Europe, nous
avons érigé le buste du plus grand homme de tous les temps. » «Toutes les capitales des
«démocraties populaires », sauf Varsovie, lui élèvent d’énormes statues.»
En 1951, il fait affecter 33 tonnes de cuivre (métal dont l’URSS n’est alors guère
riche) à l’érection d’une statue colossale le long du canal Volga-Don, en un endroit
presque désert de la région de Stalingrad. Les oiseaux de passage se perchent
souvent sur sa tête. Le responsable de ce lieu de culte, effrayé à l’idée du sort qui
l’attend si des traces de fiente venaient la souiller, la fait surmonter d’un grillage
électrique branché sur une ligne de courant à haute tension. Les oiseaux continuent
de s’y poser, meurent électrocutés, et leurs cadavres tapissent le sol au pied de la
statue géante. Tout un symbole...278
Ces statues monumentales allaient perpétuer le noble visage du «plus grand homme de
tous les temps». Il n’en a rien été pourtant. Les étudiants du 21e siècle qui reconnaissent
encore le hideux visage de Hitler, ne reconnaissent plus guère le Vojd’.
«Le culte de la personnalité est un peu comme une religion»:279 cette équation indécise est
le fait de Nikita Khrouchtchev même dans ses Mémoires. Il illustre le rapprochement par un
argument «vécu»: «Quand Staline proposait quelque chose, il n’y avait ni question ni
observation. Une proposition de Staline était un commandement de Dieu et l’on ne discute
pas un ordre divin.»280
Durant la Grande guerre patriotique, Staline est encore métamorphosé en génie militaire.
Il est bien sûr le «grand théoricien» du marxisme (ce que seront à leur tour dans leurs pays
respectifs Mao Zedong, Enver Hodja etc.) En même temps que le «compagnon le plus
proche» de Lénine et son seul exégète autorisé.
C’est avec le cri de guerre Pour Staline ! et avec le cri de mort Vive Staline ! que beaucoup
de Soviétiques vont combattre et mourir. «Des millions et des millions de Français et de
Françaises, écrit avec un lyrisme conventionnel, typique de l’époque, Maurice Thorez,
prononcent avec amour le nom qui était sur les lèvres de nos héros, de nos martyrs
lorsqu’ils marchaient à la mort d’un pas assuré et en ayant au cœur la certitude de la
278. Marie, Staline, 209.
279. Souvenirs de N. Khrouchtchev, Laffont, 1971, 447.
280. Ibid., 265.
124
victoire».281
Le culte du Chef soviétique n’était pas «monothéiste»: il était intégré au sommet aux cultes
mineurs d’autres entités allégoriques qui émanaient de l’Idéologie de parti. A l’ombre du
culte de Staline ont prospéré les sous-cultes serviles de ses séides, ceux notamment de
Kaganovitch, Iéjov, Vorochilov etc. Le culte suprême du Vojd’ dominait encore de sa taille
surhumaine les multiples cultes de héros soviétiques de moindre envergure: tels le héros
(imposteur) du travail, Alekseï Stakhanov282 et tel Pavlik Morozov, héroïque komsomol,
dénonciateur de son contre-révolutionnaire de père et censément assassiné par les siens.
Balàzs Apor a dirigé un collectif qui fait la synthèse des formes prises par les cultes des
chefs communistes des États «satellites»: The Leader Cult in Communist Dictatorship: Stalin and
the Eastern Bloc.283 Certains cultes anthumes et posthumes de ces Secrétaires généraux
périphériques avec l’érection de mausolées gigantesques pour abriter leurs momies seront
encore plus fétichistes, hyperboliques et excessifs que le modèle stalinien.
Dans les pays «bourgeois», le culte est non pas venu de l’État et pour cause, mais on
observe à tout le moins un dévotieux culte «interne» du secrétaire général des partis
staliniens lesquels y consacrent une immense énergie. Ainsi du culte extravagant et
toujours croissant en absurdité en France, de 1930 à sa mort en 1964, de Maurice Thorez,
bureaucrate de cœur et de tempérament, homme terne et prosaïque, corrompu par
l’exercice du pouvoir absolu, mais qui se trouvera pendant quelques années littéralement
divinisé. Son culte culmine avec la commémoration du cinquantième anniversaire en 1950
et la pluie de cadeaux faits par les «cellules» et les militants au secrétaire général. On ne
disait plus le «Parti communiste» du reste, il fallait dire «le Parti de Maurice Thorez».
Le 25 février 1956, Nikita S. Khrouchtchev, premier secrétaire du Parti communiste de
l’Union soviétique, lit, au cours d’une séance nocturne secrète du 20e Congrès du PCUS,
devant un auditoire sidéré et tétanisé, composé de tous les représentants des «partis
frères», le rapport qui authentifie les (ou certains des) crimes de la période stalinienne, la
terreur, les exécutions, les massacres et les camps, et dénonce – curieuse notion, qui en
dit trop autant qu’elle dissimule – le «Culte de la personnalité». La délégation polonaise va
exfiltrer ce rapport qui parviendra au département d’État américain et de là à la presse
281. Lilli Marcou, «Staline entre le mythe et la légende». Politix, V, 18 : 1992. 103, citant une brochure de Thorez, Vive Staline ! Pour
une paix durable, pour une démocratie populaire, 21 décembre 1949.
282. Lors d’un concours organisé par le Komsomol, Alekseï Stakhanov, mineur du Donbass aurait accompli quatorze fois la norme
d’extraction du charbon, le 31 août 1935, il aurait extrait 102 tonnes de charbon en 6 heures de travail. (Il avait été aidé!) En 1978,
la ville de Kadievka, où il avait censément accompli ses exploits, fut rebaptisée Stakhanov.
283. Houndmills, Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2004.
125
mondiale. Le Monde le publie le 6 juin sans en garantir l’authenticité. L’Humanité, organe
officiel du Parti communiste français fait une allusion hostile au «rapport attribué au camarade
Khrouchtchev», le 20. Ce sera pour de nombreuses années la formule officielle dont le Parti
ne démordra pas. Jeannette Vermesch, femme de Maurice Thorez, secrétaire général du
PCF, s’indigne en privé de ce traître de Khrouchtchev qui prétend, – on se demande bien
pourquoi, – «remuer toute cette boue» et qui «fait le jeu» de la réaction et de
l’impérialisme.
Aucun effort fondé «en marxisme» n’est fait par Nikita Khrouchtchev (lui même largement
compromis dans les crimes en Ukraine) pour expliquer le quart de siècle écoulé: Staline
était un fou criminel, mais l’URSS est demeurée à travers tout ces massacres et cette
répression, le pays le plus démocratique et le plus progressiste du monde, le Parti a été
irréprochable et ne porte aucune responsabilité pour les atrocités commises par le tyran
et dont ses membres ont les premiers souffert. Allez comprendre ! Pour Nikita
Krouchtchev, la terreur déchaînée par le Vojd’ a surtout passé les bornes en s’en prenant
aux communistes.
Aux portraits et aux photos innombrables de Staline – tous truqués et massivement
retouchés, – on ne peut qu’opposer la description hideuse que donne de son véritable
visage Soljénitsyne dans Le premier cercle : ce visage qui se dissimule derrière l’icône,
«n’était qu’un petit vieillard aux yeux jaunes, aux cheveux roussâtres et clairsemés – mais
fournis et d’un noir de jais sur les portraits –, dont le visage gris avait été criblé de menues
dépressions par la petite vérole et dont le cou s’ornait d’une poche de peau ratatinée –
détails que négligeaient ses images. Ses dents, inégales et noircies, étaient en partie
inclinées vers l’intérieur de la bouche dont l’haleine sentait le meilleur tabac. Ses doigts,
gras et humides, laissaient leur empreinte sur les papiers et les livres», ajoute pour finir le
narrateur en écho au poème qui valut à Ossip Mandelstam la déportation en Sibérie.284
Ce portrait est confirmé en tout point par le témoignage du célèbre – et renommé pour
son courage – physicien Piotr Kapitsa, Prix Nobel de physique:285 «Usé par des journées de
travail (beuveries, diplomatiques ou non, comprises) de quinze à seize heures pendant la
guerre, la tension permanente, la chasse aux traîtres potentiels et le tabagisme, Staline est
frappé par une congestion cérébrale. ... L’écrivain léningradois Piotr Kapitsa, le rencontrant
en 1946, voit dans ce vieillard rabougri au visage grêlé, ridé et blême, aux dents jaunies,
284. Je me rapporte à l’étude de Marie-Odile Thirouin,«L’image discursive de Staline dans Le premier cercle d’Alexandre Soljenitsyne»,
Grandes figures historiques dans les Lettres et les Arts,L’auteure cite Alexandre Soljenitsyne, Le premier cercle (septième et dernière
version révisée : 1978 ; le premier jet date des années 1955-1958), [Paris], Robert Laffont [coll. «Pavillons poche»], 2007, p. 142.
285. Dans les pires périodes de répression, il est parvenu au péril de sa vie à défendre ses collègues Lev D. Landau et V. A. Fock,
leur épargnant une mort certaine dans les prisons staliniennes.
126
la caricature des portraits officiels qui le rajeunissent d’année en année.»286
! Staline aujourd’hui
Dans mon étude Totalitarisme, je me suis arrêté à un phénomène qui marque notre époque,
à la grande entreprise iconoclaste de nettoyage, d’effacement systématique des traces du
régime soviétique dans les ci-devant républiques de l’Union, entreprise qui a occupé toutes
les années 1990. Il y aura un jour un travail de synthèse qui confrontera cette opération
de nettoyage symbolique (freinée çà et là par des réticences nostalgiques) avec
l’oblitération vigoureuse (mais partielle si on songe à l’Italie) en 1945 des traces des
fascisme italien et nazisme.287
Les régimes totalitaires avaient pratiqué à grande échelle l’iconoclasie et l’effacement
mémoriel. On songe justement à l’URSS, à la Chine, rasant les églises et les temples,
abattant les statues, truquant les photos, supprimant les documents gênants, changeant
les noms des villes et des rues, réécrivant les manuels scolaires. Leurs successeurs qui
avaient appris à bonne source ont tout naturellement emboîté le pas aux dépens du
système déchu.
Jusqu’en 1991, la question des nombreux massacres de masse dans le cours de l’histoire
de l’URSS avait été mise sous le boisseau. Aujourd’hui, des universitaires russes sont
résolus à l’aborder, mais l’opinion publique ne veut pas faire face aux épisodes les plus
criminels de son passé et, encouragée par le pouvoir, par Vladimir Poutine qui déploie des
efforts de censure au nom d’un patriotisme bien compris, elle tend à montrer de
l’indulgence envers les «erreurs» de Staline — Staline qui par la manière forte avait fait du
moins de l’URSS une grande puissance que la Russie n’est plus. La majorité des ex-citoyens
soviétiques avaient jadis le sentiment roboratif, à travers le souvenir refoulé des crimes de
ces années terribles, à travers les avanies et la grisaille de la vie quotidienne, d’appartenir
à une grande puissance, et beaucoup regrettent cette époque de grandeur : que peut-on
gagner à fouiller le passé et étaler la criminalité, non pas occasionnelle mais continue, du
régime aboli? Vladimir Poutine ne cesse de le répéter avec son cynisme de politique madré:
oui l’URSS, oui, le régime soviétique a commis des crimes — mais à quoi bon s’appesantir,
à quoi bon nous culpabiliser? Tournons la page ou ne retenons que le positif du passé
soviétique. Nous ne sommes pas les seuls, nous les Russes, et nous ne sommes pas «pires
286. Rapporté par Marie, Staline, 191. Piotr Leonidovitch Kapitsa (1894 -1984) est un physicien soviétique. Il est co-lauréat du prix
Nobel de physique. En 1946, son refus de travailler sur l’arme atomique soviétique lui vaut d’être démis de ses fonctions, qu’il ne
reprend qu’en 1955, deux ans après la mort de Staline.
287. En ce qui concerne l’effacement de la RDA un Colloque «Berlin: l’effacement des traces, 1989-2009» a été organisé par Régine
Robin les 5-6 et 7 novembre 2009 à l’ Hôtel national des Invalides par le Musée d’histoire contemporaine en partenariat avec
l’Institut des Sciences sociales du Politique et le Centre allemand d’histoire de l’art/ Deutsches Forum für Kunstgeschichte, de Paris.
127
que les autres». Poutine évoque alors l’Allemagne nazie mais aussi les USA déversant
bombes et napalm dans le cours de la sale guerre du Vietnam. Laissons tomber les crimes
de Staline et entretenons le seul souvenir d’un «passé glorieux». Politiquement, l’ancien
colonel du KGB devenu chef d’État a raison. On ne fait pas de politique sans de nécessaires
mensonges patriotiques et un peuple ne peut traîner un passé atroce et le ressasser pour
se trouver un avenir.288
Depuis une bonne dizaine d’années, on assiste dès lors en Russie à une réhabilitation
partielle et sournoise du Vojd’. Les dirigeants du Kremlin ont lancé une vaste entreprise
de révision des manuels scolaires «afin de ne pas “culpabiliser” les Russes désenchantés par
les réformes des années 1990 et qui ont plutôt besoin de “fierté”, de rêve de grande
puissance, campagne visant à réhabiliter Staline, «l’un des dirigeants les plus efficaces de
l’URSS», à le présenter non comme un monstre totalitaire, mais «comme un grand homme
ayant gagné la Seconde Guerre mondiale contre les nazis et bâti la moderne Union
soviétique.»289 La station de métro Kourskaïa (l’une des plus fréquentées) qui a été restaurée
en août 2009 à Moscou montre désormais sur le plafond du hall d’entrée l’inscription:
«Staline nous a éduqués à la fidélité du peuple, nous a inspiré la foi dans le peuple, le
travail, les exploits», phrase qui figurait jadis dans l’hymne soviétique.290 Dans les médias
sous contrôle et sous influence, une certaine réhabilition de Staline, vainqueur à poigne
du nazisme, sert la propagande ultra-nationaliste du pouvoir. Poutine loue volontiers le
rôle de Staline dans la victoire de l’URSS contre l’Allemagne nazie et justifie par la bande
la brutalité dont il a fait preuve: «Il est difficile de dire si nous aurions pu gagner la guerre
si le pouvoir n’avait pas été aussi implacable», a lancé le chef d’Etat russe au cours d’une
rencontre avec des universitaires et des professeurs d’histoire dans un musée d’histoire
à Moscou.291
Homme d’État à la retraite et qui a repris son franc-parler, Mikhail Gorbatchev associe la
formation politique Russie unie de Vladimir Poutine aux pires aspects du Parti communiste,
ce parti qu’il a dirigé – et qu’il a contribué à faire chuter: «C’est un parti de bureaucrates
et une version en pire du PC de l’Union soviétique (PCUS) », qui n’hésite pas à utiliser des
portraits de Staline comme matériel de campagne.
Mais Vladimir Poutine incarne l’ambivalence russe à l’égard du passé stalinien. Car c’est lui
288. Je paraphrase un discours de V. P. de 2008. Cité par Orlando Figes, Revolutionary Russia 1891-1991. 2014. 295. «In a manual
for history teachers commissioned by the President and heavily promoted in Russian schools, Stalin was portrayed as an “effective
manager” who “acted rationally in conducting a campaign of terror to ensure the country’s modernization”».
289. Delestre et Lévy, dans Penser les totalitarismes, 277.
290. Ibid.
291. AFP, 5 novembre 2014.
128
qui, tout en sous-estimant volontairement la criminalité du régime de Staline et en mettant
de l’avant son génie d’homme de guerre avec les souvenirs patriotiques qui accompagnent
cette image, a fait de l’Archipel du Goulag une lecture obligatoire dans les écoles et lui qui
a invité les dirigeants polonais à commémorer avec lui le Massacre de Katyn, un des grands
exemples et le symbole par excellence de ces crimes.292
! Le phénomène des momies révolutionnaires
Une réflexion sur les visages des leaders du Socialisme réel devrait passer par
l’immortalisation de la dépouille même de ceux-ci – non seulement de Staline mais de
nombreux secrétaires généraux staliniens de l’Est qui furent momifiés. Le peuple allait
défiler non pas devant des simulacres peints ou statufiés mais pouvoir contempler le visage
du mort devenu immortel qui veille sur l’avenir.
Ce phénomène pour bizarre qu’il semble à posteriori n’est pas anecdotique et contingent
puisqu’il s’est répété partout et se perpétue encore là où l’esprit du totalitarisme subsiste:
en Chine, au Viêt-Nam, en Corée du Nord.
Le seul cas hors des totalitarismes est la momification par l’Argentine justicialiste (régime
classé toutefois «fasciste» par quelques historiens) d’Eva Duarte de Peròn.293
Lénine a été la première momie communiste. En 1924, le Parti crée une «commission
d’immortalisation». La découverte de la sépulture de Toutânkhamon par l’archéologue
britannique Howard Carter en 1922 va servir de modèle à la momification du doctrinaire
bolchevik. Sur le culte posthume de Lénine dont la momie, embaumée sur proposition de
Staline, est mise dans un mausolée de la Place rouge en 1924, on lira la classique étude,
Lenin Lives ! The Lenin Cult in Soviet Russia de Nina Tumarkin,294 complétée par Olga
Velikanova, Making of an Idol : On Uses of Lenin295
292. Gellately, Stalin’s Curse. Battling for Communism in War and Cold War. New York: Vintage Books, 2013. 391.
293. En 1949, Eva Duarte, populairement surnommée «Evita», est une des figures les plus influentes d’Argentine. Elle est l’objet
de son vivant d’un culte bien orchestré, son nom et son image apparaissent partout. Eva Perón est emportée par un cancer de
l’utérus à l’âge de 33 ans. Son corps est alors embaumé et exposé à Buenos Aires jusqu’à ce qu’un coup d’État militaire chasse son
mari du pouvoir en 1955. En 1973, la momie d’Evita est en Espagne. Les péronistes exigent son retour et enlèvent le cadavre du
général Aramburù pour l’échanger contre celui d’Evita. Après bien d’autres aventures posthumes de la momie d’Evita, – sur
lesquelles il y a toute une littérature – en 1976, la dictature militaire remet le corps à la famille Duarte, laquelle décide qu’il serait
enterré dans le caveau de la famille au cimetière de la Recoleta à Buenos Aires, où il se trouve aujourd’hui.
294. Cambridge: Harvard UP, 1983.
295. Göttingen: Muster-Schmidt, 1996. Voir aussi : Ennker, Benno. Die Anfänge des Leninkults in der Sowjetunion. Köln, Weimar, Wien:
Böhlau, 1997.
129
Les techniciens soviétiques, devenus spécialistes de cette délicate opération, embaumeront
successivement Dimitrov en 1949, Horloogiyn Choybalsan
en 1952, Klement Gottwald, Ho-Chi-Minh, Kim Il-Sung. Et
bien entendu Staline. De 1954 à 1962, la momie de Klement
Gottwald s’installe au Mémorial national de Vítkov. La ville
de Zlín est re-dénommée Gottwaldov en son honneur. Pour
Ho Chí Minh, son corps embaumé repose toujours dans son
mausolée à Hanoï sur la place Ba Dinh.
On constate que la momie de Lénine de même que la
plupart de ses statues ont été protégées du déchaînement
iconoclaste qui suivit la dissolution de l’URSS.296 Quelque chose, un reste de respect pieux
mâtiné sans doute de patriotisme, subsiste du Culte léniniste alors que tout le reste s’est
évanoui.
Momie de Kl. Gottwald
!!!
296. Alain Brossat. «Les statues meurent aussi (Le culte de Lénine et son avenir en URSS et en Europe de l’Est)», Matériaux pour
l’histoire de notre temps, n° 19, 1990
130
! BIBLIOGRAPHIE DES TRAVAUX CONSULTÉS ET CITÉS297
Actes du colloque Robespierre, Vienne, 1965. Avant propos par Albert Soboul. Paris, Soc.
Etudes robespierristes, 1967.
Alexandre, Ysabeau. Lavater et Gall : physiognomonie et phrénologie, rendues intelligibles pour
tout le monde… Paris: Garnier frères, 1909.
Anicet-Bourgeois [Auguste] et Francis. Robespierre, ou le 9 thermidor, drame en 3 actes. Paris:
Bezou, 1851. Première en 1830.
Annales historiques de la Révolution française. Disponible sur Persée de 1966 à 2008.
Arasse, Daniel. La Guillotine et l’imaginaire de la Terreur. Paris, 1987 ; rééd. Flammarion,
«Champs», 1993.
Artarit, Jean Robespierre ou l’impossible filiation, Paris, La Table ronde, 2003, + Paris, CNRS
Éditions, 2009 [2003].
Atrocités dévoilées de Fouquier-Thinville, accusateur public, des juges de l’ancien tribunal et de
Robespierre. [Signé R.... section de la Fontaine de Grenelle]. Paris, an III.
Aulard François Alphonse. Les Grands Orateurs de la Révolution. Mirabeau, Vergniaud, Danton,
Robespierre. Paris, 1914. – Reprint Genève : Mégariotis Reprints, 1980
— , compil. Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire : recueil de documents
pour l’histoire de l’esprit public à Paris. Tome I, Du 10 thermidor an II au 21 prairial an III. Paris:
Cerf, Noblet, Quantin, 1898. En 4 volumes.
Baczko, Bronislaw. Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la révolution, Paris, Gallimard,
1989.
Baecque, Antoine de, Les Duels politiques. De Danton-Robespiere à Royal-Sarkozy, Paris, Pluriel,
2007.
Baecque, Antoine de, dir. Pour ou contre la Révolution française. Paris, Bayard, 2002.
Barbusse, Henri. Staline. Un monde nouveau vu à travers un homme. Paris: Flammarion, 1935.
297. J’ai cité aussi dans les notes plusieurs de mes livres et articles pertinents.
131
Barras, Paul (1755-1829). Mémoires de Barras, membre du Directoire. Consulat – Empire –
Restauration publiés avec une introduction générale, des préfaces et des appendices par
George Duruy. Paris: Hachette,1895-1896. 4 vol.298
Bertrand de Molleville , Antoine-François. Histoire de la Révolution de France. Paris : chez
Giguet, 1801-1803.
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141
Achevé d’imprimer sur les Presses de
l’Université McGill le 21 décembre 2015

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