La France et l`Allemagne responsables devant l`Europe, aujourd`hui

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La France et l`Allemagne responsables devant l`Europe, aujourd`hui
dossier
France Allemagne
France et l’Allemagne
responsables devant l’Europe,
aujourd’hui comme hier
La
L
Par François Vandeville
Sous-directeur de l’Allemagne et de l’Europe
alpine et adriatique
Ministère des Affaires étrangères
À l’heure où la centralité
de la relation francoallemande se trouve
régulièrement interrogée,
la force du « couple »
mise en doute, il paraît
nécessaire de prendre
du recul pour en rappeler
la solidité des fondements
mais également le
volontarisme des femmes
et des hommes dont elle
n’est pas détachable ;
ce volontarisme,
qu’imposent des
différences culturelles
très marquées entre les
deux nations, se trouve
ancré dans la conscience
de l’interdépendance
profonde entre l’entente
franco-allemande et
le projet européen.
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e 50e anniversaire de la signature du
traité de l’Élysée a donné lieu, en France
comme en Allemagne, à de nombreuses
manifestations publiques, associatives et
privées, qui ont constitué un ensemble
à la fois complet et diversifié d’activités
commémoratives appelé « Année francoallemande : cinquantenaire du Traité
de l’Élysée ». Tout au long de l’année
académique 2012/2013, à travers en
particulier quatre temps politiques forts
qui, de Reims à Ludwigsburg et de Berlin à
Paris auront engagé les deux États au plus
haut niveau, cette « année » fut destinée
de manière prioritaire aux nouvelles
générations, afin de les inviter à s’impliquer
davantage dans une relation essentielle
à la construction d’une Europe unie et
démocratique dont les deux États partagent
la vision depuis l’après-guerre.
La puissance de la volonté,
au fondement du projet européen
L’idée européenne, projet civilisationnel et
politique lié à l’aspiration à une paix dura­ble
sur le continent, a nourri l’histoire des idées
et les littératures française et allemande
depuis les Lumières, et particulièrement
après le Printemps des peuples. L’on
pense naturellement à la « fédération
d’États libres » et au cosmopolitisme
européen du projet de paix perpétuel de
Kant ; on retrouve cette idée chez certains
représentants de la littérature, souvent
décrite comme « patriotique », du Vormärz
allemand. Elle est aussi un sujet récurrent,
au confluent de la création littéraire et
de la pensée politique, dans l’œuvre de
Victor Hugo (qui affirme, dès la préface des
Burgraves en 1843, qu’« il y a, aujourd’hui,
une nationalité européenne »).
Dès après la guerre de 1871, la paix entre
la France et l’Allemagne est conçue comme
la condition et le commencement de tout
projet politique européen. L’on se souvient
du discours du 1er mars 1871 de Victor
Hugo devant l’Assemblée nationale : « Et
on entendra la France crier : C’est mon
tour ! Allemagne, me voilà ! Suis-je ton
ennemie ? Non ! Je suis ta sœur. Je t’ai tout
repris, et je te rends tout, à une condition :
c’est que nous ne ferons plus qu’un seul
peuple, qu’une seule famille, qu’une seule
république. Plus de frontières ! Le Rhin à
tous. Soyons la même République, soyons
les États-Unis d’Europe, soyons la fédération
continentale, soyons la liberté européenne,
soyons la paix universelle ! ».
Cette idée prendra naturellement une
nouvelle ampleur après la Première Guerre
mondiale, et particulièrement après l’échec
des tentatives politiques d’Aristide Briand
et l’avènement du national-socialisme : elle
sera notamment un thème puissant de la
« littérature de l’exil ». L’on se souviendra
notamment des très « franco-allemands »
ouvrages de Heinrich Mann, La Jeunesse
d’Henri IV et La Maturité d’Henri IV,
qui anticipèrent, dans une perspective
historique, la fin nécessaire de la rivalité
« franco-allemande ».
En effet la concrétisation du « rêve » eu­
ropéen, resté lettre morte en raison de
l’échec du règlement de la paix après la
Première Guerre mondiale, impliquait en
premier lieu une réconciliation francoallemande durable. Son mérite initial en
revient évidemment à des personnalités
comme Robert Schuman et Konrad
Adenauer, qui ont réussi à surmonter les
querelles du passé pour lancer un processus
d’intégration économique, autour du
charbon et de l’acier (indispensables alors
aux affrontements militaires). Annoncée dès
la déclaration Schuman (9 mai 1950), la
Communauté européenne du charbon et de
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l’acier (Ceca), communauté supranationale
cette coopération bilatérale a des aspects
et ouverte aux pays européens qui
spécifiques, avec des liens qu’aucun des
souhaiteraient la rejoindre, jette les bases
deux partenaires n’entretient avec un autre
de l’unification économique européenne
pays, et qui restent d’ailleurs sans doute
en mettant en commun les productions
unique au monde. Selon les domaines,
nationales de charbon et d’acier. Elle initie
elle peut demeurer strictement bilatérale,
une relation franco-allemande coopérative,
ou servir de « modèle » ou « d’avantau service de la construction européenne,
garde » pour l’Union européenne dans son
qui n’aura de cesse de se poursuivre dans
intégralité.
les années suivantes et aboutit, dès 1957,
C’est ce qui fait que le « couple francoà la conclusion des traités de Rome. Le pari
allemand » (incarné par des « tandems »
est fait que le temps des nationalismes
suc­cessifs de chefs d’État et de gouverne­ment
est révolu, et que les sociétés peuvent et
souvent idéologiquement asymétriques)
doivent engager un rapprochement qui
est fréquemment qualifié, à juste titre,
empêchera dorénavant tout conflit futur.
de « moteur » pour le fonctionnement de
Entre les deux « ennemis héréditaires », il
l’Europe sur la voie de son unité. Car il faut
s’agit alors d’une entente « forcée » par la
faire progresser l’Europe : à l’exemple d’une
situation internationale et les nécessités de
bicyclette, toute hésitation ou pause peut
la reconstruction : ces décisions donnent
lui faire perdre son équilibre, et l’arrêt du
souvent lieu à des polémiques partisanes
mouvement pourrait lui être fatal…
qui imposent aux gouvernements de passer
outre au scepticisme, voire à l’hostilité des
De la volonté à la réalité :
opinions nationales encore marquées par
le « rêve européen » porté
la mémoire du sang versé au cours de la
par Paris, Bonn puis Berlin
première moitié du XXe siècle.
Un certain nombre de réalisations méritent
Cependant, la dynamique de réconciliation
d’être mises en exergue, du fait de leur
est engagée et le 22 janvier 1963, après
valeur illustrative comme « l’avant-garde »
de nombreuses visites croisées (dont
franco-allemande qui a souvent inspiré des
la rencontre dans la ville symbole de
politiques européennes intégrées (même
Reims le 8 juillet précédent), le président
si les « outils » bilatéraux subsistent et
Charles de Gaulle et le
se développent parfois de
chancelier fédéral Konrad Depuis cette date, s’est manière autonome).
Adenauer signent le Traité développé, quels qu’en Premier exemple : l’Offi­ce
de l’Élysée, qui reste le
soient les difficultés et franco-allemand pour la
socle juridique du dialo­
aléas réguliers, un vé­ jeunesse (Ofaj), fondé dès
gue entre les deux États.
le mois de juillet 1963,
ritable « partenariat
Depuis cette date, s’est
qui a permis plus de
de confiance » que
développé, quels qu’en
8 millions de rencontres
soient les difficultés et
(200 000 par an en­viron
l’on peut à bon droit
aléas réguliers, un vé­
actuellement) en­tre jeu­
qualifier « d’amitié
ritable « partenariat de
nes Français et Allemands.
franco-allemande »
confiance » que l’on peut
L’Ofaj a servi de référence
à bon droit qualifier « d’amitié francopour la création de l’Office germanoallemande ». Les milliers de jumelages
polonais pour la jeunesse (1991). Certes,
entre collectivités territoriales en sont un
il n’existe pas d’Office européen pour les
témoignage concret pour des millions de
échanges de jeunes (organisation qui
citoyens : au-delà des discours et des
serait peu compatible avec le principe de
déclarations officielles, ils constituent
subsidiarité), mais cette « expérience »
la preuve (avec des flux commerciaux
a bien évidemment nourri la création de
intenses et des investissements industriels
l’espace Schengen et la naissance d’un
nombreux) que le souvenir douloureux des
« esprit civique » européen.
conflits a été surmonté, sans pour autant
Deuxième exemple : l’Université francoeffacer leurs différences, qui ne sont plus
allemande (Ufa), qui accorde des bourses à
des motifs de division, mais – au contraire –
5 000 jeunes gens qui souhaitent poursuivre
un enrichissement mutuel.
leur formation supérieure dans l’autre
Tout en s’inscrivant dans le cadre européen,
pays. L’Ufa délivre, grâce à des filières de
for­mation bilingues mises en place entre les
170 établissements d’enseignement qu’elle
fédère, des diplômes binationaux (reconnus
sur le marché de l’emploi comme dans
les milieux universitaires et scientifiques),
qui vont au-delà des séjours d’un ou de
deux semestres que permet le programme
Erasmus. L’Ufa offre ainsi une intégration
plus poussée que ce dernier programme,
bien qu’elle ne bénéficie pas de sa notoriété
cinématographique.
Troisième exemple : la Brigade francoallemande (BFA), créée en 1989, qui reste
la seule force militaire binationale existant
au sein de l’Union européenne, soumise
au commandement de l’Eurocorps en cas
de déploiement à l’étranger. La BFA se
caractérise notamment par un état-major
franco-allemand intégré (basé à Mühlheim),
un chef de corps alternant entre les deux
pays, et des troupes stationnées de part
et d’autre de la frontière. À son niveau, la
BFA a permis des avancées notables dans
notre coopération militaire et inspiré la
mise en place des Groupements tactiques
multinationaux (GT1500).
Quatrième exemple : la coopération
diplomatique, qui est, d’une certaine
façon, à l’origine de la création du Ser­
vice européen d’action extérieure
(SEAE), composé de fonctionnaires de la
Commission et de diplomates nationaux
détachés à son service. Figurant déjà dans
le traité de l’Élysée, cette coopération
s’est considérablement intensifiée dans
les années 1980, avec des échanges
d’agents, une concertation quotidienne
entre les administrations centrales sur tous
les dossiers bilatéraux, internationaux et
« globaux » et des relations privilégiées en­
tre les postes diplomatiques et consulaires,
mais aussi les instituts culturels et les
agences de développement. C’est parce
que la France et l’Allemagne ont prouvé
qu’il était possible, dans un domaine où la
notion de souveraineté est « exacerbée »,
de coopérer structurellement, que le
SEAE a été imaginé comme « vecteur de
rapprochement » des politiques étrangères
des États membres.
Cinquième exemple et non le moindre : le
Conseil économique et financier francoallemand (Ceffa), inscrit dans un protocole
additionnel au Traité de l’Élysée conclu en
1988. Alors que l’Allemagne n’était pas
encore réunifiée et que le projet de monnaie
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France Allemagne
européenne semblait encore éloigné, voire
devenir, à terme, une monnaie de réser­ve.
irréaliste, Bonn et Paris décidaient de se
La volonté politique du président français
doter d’un cadre de dialogue entre ministères
et du chancelier allemand fut fondamentale
des Finances et Banques centrales qui
pour entraîner leurs partenaires européens.
faciliterait la convergence de leurs politiques
L’accord politique préalable entre la France
macro-économiques, tout en respectant
et l’Allemagne permit plusieurs autres
les traditions nationales
avancées européennes
de gestion des comptes
majeures : libre circula­tion
publics. Pour l’anecdote,
des personnes, inscrite
Le « moteur francola France et l’Allemagne
dans le traité de Schengen
allemand » est,
ont mis en circulation, le
en 1985 ; création d’un
struc­turellement,
22 janvier, la première
espace économique sans
pièce de monnaie (d’une
frontières avec l’Acte
un « moteur à
valeur de 2 euros) de
unique européen de
explosion », mais il
la zone euro, à l’effigie
1986 ; mise en place
fait avancer l’Europe d’une monnaie unique
d’Adenauer et de Gaulle.
Il ne s’agit ici que de
euro­péenne, sur le principe
quelques illustrations de
de laquelle le chancelier
l’ap­port déterminant de la coopéra­tion
Kohl et le président Mitterrand s’entendi­
franco-allemande au projet européen, sans
rent en 1989.
insister sur d’autres réalisations comme le
Rappelons enfin que le compromis francobaccalauréat binational Abibac ou la chaîne
allemand a été au fondement de tous les
de télévision Arte, les co-localisations
mécanismes et de toutes les décisions
d’ambassades ou les représentations
prises pour juguler la crise de la zone
réciproques pour la délivrance de visas
euro. C’est un compromis franco-allemand
Schengen, ou encore le manuel d’histoire
qui a ouvert la voie à la ratification du
franco-allemand… On n’a pas voulu non
Traité sur la stabilité, la coordination et la
plus décrire les succès de l’intégration
gouvernance (TSCG) en mars 2012. La
transfrontalière, l’interconnexion des
France et l’Allemagne ont, avec neuf autres
réseaux ferroviaires à grande vitesse (qui
États membres, proposé à la Commission
permet à l’Ice [Intercity Express] d’entrer
européenne l’élaboration d’une coopération
en gare de Paris quand le TGV arrive à
renforcée dans le domaine de la réforme
Francfort) ou, bien sûr, EADS/Airbus (avec
des marchés financiers et de l’instauration
l’Espagne et le Royaume-Uni).
d’une taxe sur les transactions financières.
Cependant, le couple franco-allemand ne
se contente pas d’œuvrer à la construction
La volonté plus nécessaire
européenne par le seul biais de sa
que jamais !
coopération bilatérale. Est-il besoin de
À bien des égards, cette coopération reste…
rappeler que l’entente franco-allemande
un « chantier » ! La Déclaration du 15e
a été, et continue d’être, à la source de
conseil des ministres franco-allemand
nombre de réalisations européennes et de
a exprimé l’espoir de la poursuite de la
la construction européenne elle-même ?
« convergence » entre nos peuples, ce qui
L’accord franco-allemand fut ainsi essentiel
exige de multiplier les rencontres directes
à la mise en place du système monétaire
entre les citoyens, mais aussi entre les
européen en 1979. Le projet en avait
or­ganisations professionnelles, syndicales
été soumis par Valéry Giscard d’Estaing
et sociales.
et Helmut Schmidt à leurs homologues
Pour répondre ensemble aux défis de la
européens en marge du conseil européen
modernité et continuer à remplir la mission
de Copenhague d’avril 1978. Il porte
que leur à confiée l’Histoire pour l’unité de
les prémisses de l’Union économique et
l’Europe, nous avons besoin d’un débat
monétaire : création d’un fonds monétaire
franco-allemand permanent, car l’horizon
s’éloigne au fur et à mesure que nous
européen, renforcement du serpent
monétaire européen, qui assurait la sta­
avançons : « der Weg ist das Ziel ». C’est
bilité et la convertibilité des devises
une grande chance de pouvoir prendre part
eu­ropéennes entre elles, et l’utilisation
à cet effort.
d’une unité de compte européenne devant
L’effort, pourquoi le nier, reste au cœur
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de la relation franco-allemande comme
cela fut rappelé à Berlin le 22 janvier, en
présence nos deux Parlements réunis sous
la coupole du Reichstag. De fait, nos dif­
férences, parfois significatives, alimentent
malentendus et incompréhensions,
discussions et négociations difficiles sur
presque tous les sujets : sur la lutte contre
le chômage et le renforcement de l’union
économique et monétaire (nos philosophies
et stratégies divergent), sur l’avenir
et le contrôle démocratique de l’Union
européenne (en raison du déphasage
des débats et approches), sur la défense
européenne (aux différences doctrinales
relatives à l’emploi de la force s’ajoutent
des approches capacitaires difficiles à
concilier), etc.
Mais la conciliation de ces différences
se trouve au fondement même du
processus dialectique franco-allemand :
c’est précisément parce qu’elles existent
que les compromis franco-allemands
représentent le centre de gravité européen,
que le couple franco-allemand garde une
force d’entraînement de nos partenaires
de l’Union. On peut regretter bien sûr ces
rares moments de grâce dans lesquels
la confluence du grand fleuve francoallemand emporte avec lui les eaux des
autres affluents européens !
Le « moteur franco-allemand » est, struc­
turellement, un « moteur à explosion »,
mais il fait avancer l’Europe. À force de
vo­lontarisme, d’une attention et d’un
engagement qui ne doivent jamais être
relâchés. Pour cela des attelles ont été
mises en place depuis la signature du Traité
de l’Elysée : de sommets « Blaesheim » en
conseils des ministres franco-allemands,
de commissions interministérielles en
secrétaires généraux pour la coopération
franco-allemande (fonction qu’assument
aujourd’hui les ministres des affaires
européennes des deux pays), etc. Elles
ne peuvent suppléer la détermination
d’hommes et de femmes qui, de part et
d’autre du Rhin, doit continuer à se nourrir
d’un sentiment élevé de responsabilité, au
service de la paix et du succès de l’Europe
dans le monde.
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